Principes d’économie politique/I-I-II

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II

POURQUOI LES BESOINS SONT ILLIMITÉS EN NOMBRE.

Les besoins dont nous venons de parler présentent un double caractère : ils sont illimités en nombre et limités en capacité.

Ils sont illimités en nombre, en ce sens qu’à chaque étape de la civilisation leur nombre grandit. Chaque idée nouvelle crée un besoin nouveau.

Il est vrai qu’il en est dans le nombre qui ne persistent pas et qui, après avoir duré quelques générations ou peut-être quelques jours seulement, tombent comme les feuilles caduques qui se détachent de l’arbre, soit que le même caprice qui les a fait naître tes abandonne, telles les éphémères créations de la mode, soit qu’un besoin nouveau et inconciliable avec le précédent vienne détrôner celui-ci. Mais, somme toute, le nombre de besoins qui disparaissent est loin de balancer le nombre de ceux qui naissent et, de même que dans les générations humaines, c’est une foule qui va se multipliant d’âge en âge.

Il en est des besoins de l’humanité comme de ceux de l’enfant. À sa naissance, il n’en a point d’autres qu’un peu de lait et une chaude enveloppe, mais peu à peu des aliments plus variés, des vêtements plus compliqués, des jouets, lui deviennent nécessaires ; chaque année fait surgir quelque besoin, quelque désir nouveau. Plus nous voyons, plus nous apprenons, plus notre curiosité s’éveille, et plus aussi nos désirs grandissent et se multiplient. De même aussi, nous éprouvons aujourd’hui mille besoins de confort, d’hygiène, de propreté, d’instruction, de voyage, de correspondance, inconnus à nos aïeux, et il est certain que nos petits-fils en ressentiront davantage encore. Si nous pouvions connaître dans quelque planète un être supérieur à l’homme, nous découvririons certainement en lui une infinité de besoins dont nous ne pouvons nous faire en ce monde aucune idée. Civiliser un peuple, ce n’est rien de plus que faire naître chez lui des besoins nouveaux. Malheur aux races satisfaites à trop bon marché, qui n’étendent pas leur désir au delà du cercle étroit d’un horizon prochain et qui ne demandent qu’une poignée de fruits mûrs pour vivre et un pan de mur pour y dormir à l’abri du soleil ! Elles ne tarderont pas à disparaître d’une terre dont elles n’ont pas su tirer parti.

Il est facile de comprendre en vertu de quelle loi les besoins de l’homme tendent ainsi à se développer. C’est chez un seul homme d’abord ou dans un petit groupe d’hommes que le besoin s’éveille, timide et incertain encore, chez ceux-là seulement qui, par leur position privilégiée, peuvent déjà satisfaire amplement aux premières nécessités de la vie et tournent alors leurs désirs vers un horizon nouveau. Tout besoin est le résultat d’une idée nouvelle, disons d’une invention[1].

Mais l’homme est par excellence un être imitatif : l’imitation propage aussitôt le besoin. Comme une épidémie, il rayonne de proche en proche. Chacun le ressent ou croit le ressentir, et s’ingénie pour trouver les moyens d’y satisfaire. Au fur et à mesure que les progrès de l’industrie permettent d’obtenir cette satisfaction plus aisément et à moins de frais, le nombre des imitateurs va sans cesse grandissant, et ce qui n’était d’abord qu’un caprice de luxe, réservé aux privilégiés de la fortune, gagne bientôt les dernières couches de la société[2].

D’autre part, si le besoin s’étend en surface, il gagne aussi en profondeur. L’homme n’est pas seulement, en effet, un être imitatif, c’est aussi un être à habitudes : le désir, une fois ressenti et satisfait régulièrement, se fixe peu à peu, prend racine, et ne peut plus être arraché sans un ébranlement douloureux. Il devient, comme le dit si justement le langage courant, « une seconde nature ». Il fut un temps où les ouvriers ne portaient ni linge, ni chaussure, où ils n’avaient ni café, ni tabac, où ils ne mangeaient ni viande, ni pain de froment, mais aujourd’hui ces besoins sont si bien invétérés que l’ouvrier qui ne pourrait plus les satisfaire et qui se trouverait ramené brusquement à la condition de ses pareils au temps de saint Louis ou de Henri IV, périrait sans doute.

Si l’on ajoute enfin qu’une habitude transmise pendant une longue suite de générations, ne tarde pas à se fixer par l’hérédité, que les sens deviennent plus subtils et plus exigeants, on comprendra quelle puissance despotique peut acquérir à la longue le besoin qui paraissait le plus futile ou le plus insignifiant à l’origine[3].

Cependant une école considérable de moralistes qui se recrutent dans des camps très différents — les cyniques comme Diogène avec son tonneau, les stoïciens, les chrétiens plus ou moins ascétiques, les mystiques comme Tolstoï — jugent cette évolution funeste aussi bien au point de vue de la paix sociale que du bonheur individuel. Leur thèse, c’est qu’il faut s’appliquer « non à augmenter les richesses, mais à diminuer les besoins ». Heureux celui qui peut dire avec le sage : Mecum omnia porto ! Si au contraire, au fur et à mesure qu’un besoin est satisfait, quelque autre surgit, l’homme poursuit un but qui fuit sans cesse devant lui il ne trouve jamais le bonheur et le repos d’esprit. Et on peut citer comme exemple frappant l’état d’âme de nos classes ouvrières où l’envie et l’exaspération vont grandissant à mesure que leur bien-être augmente.

Cette thèse est noble, mais repose, croyons-nous, sur une confusion d’idées. Elle suppose que moins un peuple aura de besoins et plus il aura de temps et de forces à consacrer aux spéculations désintéressées de l’esprit ou à la vie intérieure. Mais l’expérience nous montre que les choses se passent d’une façon inverse et que moins les peuples ont de besoins, plus, au contraire, ils sont dominés par les instincts grossiers. Ce qui importe, ce n’est pas de supprimer les besoins, c’est de remplacer ceux qui sont inférieurs et brutaux par d’autres d’un ordre supérieur. Ici surtout, il est vrai de dire qu’on ne détruit que ce qu’on remplace[4].

De plus, il faut remarquer que même au point de vue moral, chaque besoin nouveau constitue un lien de plus entre les hommes et par là augmente le sentiment de la solidarité, ce qui est pour nous le critérium du progrès. L’homme qui n’a pas de besoins, l’anachorète se suffit à lui-même : c’est justement ce qu’il ne faut pas. Et en ce qui concerne les classes ouvrières, il faut se réjouir, non s’attrister, que des besoins et des désirs nouveaux sans cesse les tourmentent ; sans cela, elles seraient restées dans une éternelle servitude.

  1. D’ordinaire c’est précisément la proposition inverse qui est formulée. On dit que « la nécessité est la mère des inventions », ce qui veut dire que ce sont les besoins qui provoquent les inventions. Il est bien évident cependant que ce n’est pas le besoin de fumer qui a fait découvrir le tabac, ni l’alcoolisme qui a fait inventer l’alambic, ni le besoin de pédaler qui a créé la bicyclette ! Sans doute la faim, le froid, la peur, peuvent bien pousser l’homme à chercher certains moyens de se défendre, mais ce n’est qu’autant qu’il a trouvé quelque chose que le désir peut se fixer sur cet objet défini. En ce sens nous adhérons pleinement à la théorie de M. Tarde « La première cause de tout désir économique, c’est l’invention. Même quand j’ai soif d’eau pure, mon désir de la boire dans un verre, et non dans le creux de la main, est le résultat de bien des inventions » (Logique sociale, ch. VIII).
  2. Voyez quelle richesse de développements sur ce sujet dans l’autre livre de M. Tarde, Les lois de l’imitation.
  3. Pour M. Tarde, l’habitude n’est que l’imitation de soi-même et l’hérédité n’est que l’imitation biologique, en sorte que toute similitude des phénomènes se ramène à l’imitation qui resterait ainsi, en fin de compte, la seule loi naturelle dans le monde sociologique.
  4. Pour combattre l’alcoolisme, par exemple, les sociétés d’abstinence n’ont rien trouvé de mieux que d’ouvrir des « cafés de tempérance » dans lesquels on s’efforce d’habituer les consommateurs à boire du thé ou du café. Remarquez qu’un besoin matériel peut être remplacé par un besoin intellectuel, par exemple, le cabaret par le cabinet de lecture, ou par un besoin moral, par exemple, un ouvrier se prive d’une « consommation » au café pour verser sa cotisation à une caisse de prévoyance, de résistance ou de propagande. C’est ce qu’on appelle la loi de substitution : elle tend à prendre une importance considérable en économie politique (Voy. le grand traité de M. P. Leroy-Beaulieu).