Principes d’économie politique/II-1-I-I

La bibliothèque libre.

CHAPITRE I

LE TRAVAIL

I

DU RÔLE QUE JOUE LE TRAVAIL DANS LA PRODUCTION.

Pour réaliser ses fins, et principalement pour satisfaire aux nécessités de son existence, tout être qui vit est obligé d’accomplir un certain travail. La graine elle-même fait effort pour soulever la croûte de terre durcie qui la recouvre et venir respirer l’air et la lumière. L’huître attachée à son banc ouvre et referme ses écailles pour puiser dans le liquide qui la baigne les éléments nourriciers. L’araignée tisse sa toile. Le renard et le loup vont en chasse… L’homme n’échappe pas à la loi commune ; lui aussi doit faire des efforts persévérants pour suffire à ses besoins[1]. Cet effort, inconscient dans la plante, instinctif dans l’animal, devient chez l’homme un acte volontaire et conscient et prend le nom de travail.

N’y a-t-il pas pourtant certaines richesses que l’homme peut se procurer sans travail, celles que la nature lui octroie libéralement ? C’est une question délicate.

Il faut remarquer d’abord que pour cette catégorie de richesses qui s’appellent des produits, il n’en est pas une seule qui ne suppose dans une mesure quelconque l’intervention du travail. Cela résulte de l’étymologie même du mot produit, productum, tiré de quelque part. Or, qui l’aurait ainsi retiré, sinon la main de l’homme ? Pour que des fruits puissent servir à la satisfaction de nos besoins, même ceux que la nature nous donne d’elle-même, fruit de l’arbre à pain, bananes, dattes, ou tous les crustacés et coquillages que l’on appelle en Italie frutti di mare, encore faut-il que l’homme ait pris la peine de les ramasser ! or, la cueillette représente certainement un travail, et qui peut même, suivant les circonstances, devenir fort pénible.

Il faut remarquer d’ailleurs que l’on ne se fait pas d’ordinaire une idée juste du rôle considérable que joue le travail, même dans la création de ces produits qualifiés très inexactement souvent de « naturels » On est disposé à croire, par exemple, que tout ce qui pousse sur la terre, céréales, légumes, fruits, est une libéralité de cette terre, alma parens rerum. En réalité, la plupart des plantes qui servent à l’alimentation des hommes ont été, sinon créées, du moins tellement modifiées par la culture et les travaux de centaines de générations qu’à cette heure encore les botanistes n’ont pu retrouver leurs types originaires. Le froment, le maïs, la lentille, la fève, n’ont pu être découverts nulle part à l’état spontané. Même les espèces que l’on retrouve à l’état de nature sont singulièrement différentes de leurs congénères cultivées. Entre les grains acides de la vigne sauvage et nos grappes de raisin, entre les légumes ou les fruits succulents de nos vergers et les racines coriaces ou les baies âpres, vénéneuses quelquefois, des variétés sauvages, la différence est telle que l’on peut bien considérer ces fruits ou ces légumes comme des produits artificiels, c’est-à-dire de véritables créations de l’industrie humaine. Et la preuve, c’est que si le travail incessant de culture vient à se relâcher pendant quelques années, ces produits ne tardent pas, comme l’on dit, à dégénérer, ce qui signifie simplement qu’ils retournent à l’état de nature en perdant toutes les vertus dont l’industrie humaine les avait dotés.

Enfin même pour ces richesses qui ne sont pas « des produits » parce qu’elles préexistent à tout acte de production, telles que la terre d’abord et tous les matériaux à l’état brut ou organisé qu’elle nous fournit, la source jaillissante d’eau ou de pétrole, la forêt sur pied, la prairie naturelle, la carrière de pierre, la mine de métal ou de charbon, la chute d’eau qui fait tourner la roue du moulin, le gisement de guano déposé par les oiseaux de mer, la pêcherie abondante en poissons, en coquillages ou en corail, — encore faut-il remarquer :

1° Que ces richesses naturelles n’existent en tant que richesses, c’est-à-dire en tant que choses utiles et valables, qu’autant que l’intelligence humaine a su d’une part découvrir leur existence et d’autre part reconnaître en elles les propriétés qui les rendent aptes à satisfaire quelqu’un de nos besoins. Prenez une terre quelconque, une terre à blé en Amérique, par exemple. Si elle est une richesse, c’est parce qu’un explorateur ou un pionnier quelconque, marchant dans la voie que Christophe Colomb avait ouverte le premier, a révélé l’existence de cet emplacement particulier. Or, le fait de la découverte, qu’il s’applique à un Nouveau Monde ou à des champignons dans les bois, suppose toujours un certain travail.

2° Que ces richesses naturelles ne pourront être utilisées, c’est-à-dire servir ultérieurement à la satisfaction des besoins de l’homme, qu’autant qu’elles auront subi plus ou moins l’action du travail s’il s’agit d’une terre vierge, qu’autant qu’elle aura été défrichée, s’il s’agit d’une source d’eau minérale, qu’elle aura été captée et mise en bouteille, s’il s’agit de champignons ou de coquillages, qu’ils auront été cueillis et probablement mis à cuire dans la casserole.

  1. « Les dieux, dit Xénophon, nous vendent tous les biens au prix de notre travail ».