Principes d’économie politique/II-1-I-V

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V

DU TEMPS CONSIDÉRÉ COMME ÉLÉMENT CONSTITUTIF DU TRAVAIL.

Si tout travail suppose une certaine peine, tout travail aussi implique une certaine durée.

Entre le moment où le travail commence et celui où il donnera les résultats qu’on en attend, il s’écoule toujours un temps plus ou moins long. C’est là une des conditions essentielles de toute production, condition absolument générale, car la nature elle-même y est également soumise : il faut attendre de longs mois avant que le grain qui dort dans le sillon soit devenu épi, et de longues années avant que le gland soit devenu chêne.

En règle générale cette durée est d’autant plus longue que l’opération doit être plus productive. Quand il s’agit de travaux qui font vivre l’homme au jour le jour, from hand to mouth (de la main à la bouche), comme disent les Anglais, tels que la chasse, la pêche, ou la cueillette des fruits sauvages, quelques heures suffisent mais quand il s’agit de travaux agricoles, de grandes entreprises industrielles ou de ces travaux d’art qui sont l’honneur de notre temps, tels que mines, puits artésiens, chemins de fer, tunnels ou canaux, le temps nécessaire devient énorme et se proportionne à la grandeur des résultats. Combien d’années s’écouleront entre le jour où a été donné le premier coup de pioche dans l’isthme de Panama et le jour où le premier navire y passera ?

Cette condition de toute opération productive est précisément, comme nous le verrons bientôt, une des principales causes de l’importance des capitaux et de la situation privilégiée faite à ceux qui les possèdent. En effet, comme il faut vivre en attendant le résultat, le travailleur ne peut rien entreprendre sans certaines avances ; or ces avances, ce sont les capitalistes qui les lui fournissent.

Il ne suffit pas de constater que le temps est un élément indispensable de toute production il faut remarquer que le temps dont l’homme dispose est très limité, non seulement parce que sa vie est courte, mais parce qu’il y a de nombreuses déductions à faire. En effet, il ne peut :

1° Ni travailler toutes les heures du jour. Il faut bien déduire le temps du sommeil et le temps des repas, et l’expérience a prouvé que l’on ne gagnait rien, au point de vue de la productivité, à vouloir forcer la durée de la journée de travail. La coutume ou même la loi fixent cette durée à 10 ou 12 heures, et la fameuse formule des Trois Huit tend à l’abaisser à 8 heures, ce qui ferait le tiers seulement de la journée.

2° Ni travailler tous les jours de l’année. Il n’y a aucun pays où il n’y ait un certain nombre de jour fériés. L’Angleterre et l’Amérique appliquent avec rigueur le repos dominical : les Anglais s’accordent en plus l’après-midi du samedi, ce qui représente, avec quelques autres jours fériés, un peu plus de 80 jours par an. Les pays qui, comme la France, se piquent de n’avoir pas la superstition du dimanche, fêtent le lundi. Il y a d’ailleurs à faire la part des jours de maladie. Il est rare qu’un ouvrier, parmi les plus laborieux, atteigne une moyenne de 300 jours de travail dans l’année.

3° Ni travailler enfin toutes les années de la vie, car il faut déduire les années de l’enfance, dans tous les cas, et aussi celles de la vitesse, quand l’ouvrier a la chance d’y arriver. En supposant que sa vie se prolonge jusqu’à 70 ans, en supposant que la période productive ait commencé à 18 ans et se soit clôturée à 60 ans — toutes suppositions plutôt exagérées quand il s’agit du travail manuel, — c’est 28 années à retrancher sur 70, soit 40 %[1].

  1. Il est évident que la puissance productive d’un individu dépend du rapport entre les deux périodes de sa vie, la double période improductive d’une part (jeunesse et vieillesse), et la période productive (âge adulte) d’autre part. Jeune ou vieux, non seulement il ne produit pas, mais il consomme. Le cas le plus avantageux pour la société, au point de vue purement économique, serait évidemment celui où l’homme mourrait tout juste à la fin de la période productive et avant d’entrer dans la seconde période improductive. Plus tôt, c’est autant d’enlevé à ta période productive plus tard, c’est autant d’ajouté à la période improductive. C’est du reste, en vertu de ce raisonnement instinctif que certaines peuplades misérables égorgent leurs vieillards.
    Le pays le plus favorisé au point de vue de la puissance productive sera évidemment celui qui comptera le plus grand nombre d’hommes entre l’âge de 8 et de 60 ans, dans la période de la vie utile, comme on dit. La France est assez bien partagée à cet égard, par suite de sa faible natalité : elle compte 610 adultes de 15 à 60 ans par 1.000 habitants, et l’Allemagne 565 seulement.