Principes d’économie politique/II-1-II-I

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CHAPITRE II

LA NATURE

Il faut entendre par le mot de nature non un facteur déterminé de la production, car ce mot n’aurait point de sens intelligible, mais l’ensemble des éléments préexistants qui nous sont fournis par le milieu dans lequel nous vivons[1].

Pour que l’homme puisse produire, il faut que la nature lui fournisse un milieu propice, une étendue de terrain suffisante[2] et une matière première utilisable. Elle lui fournit aussi les forces motrices qui font marcher ses machines.


I

LE MILIEU.

On a pu reprocher à quelques historiens ou philosophes d’exagérer l’influence du milieu géographique sur le développement politique, littéraire et artistique des peuples, mais il serait différent d’exagérer cette influence en ce qui touche leur développement économique et leur puissance productrice[3].

1o La situation climatérique d’abord. Les contrées tropicales ont pu voir s’épanouir des civilisations brillantes : elles n’ont pas vu de races laborieuses et industriellement fécondes. La nature y semble décourager la production aussi bien par ses libéralités que par ses violences. Dans ces heureux climats « où le pain pousse comme un fruit », où la température dispense de songer au vêtement et presque au logement, l’homme s’habitue à compter sur la nature et s’épargne l’effort. Et, d’autre part, les forces physiques ont dans ces régions une telle violence, elles sont si irrésistibles dans leurs manifestations diverses, pluies diluviennes, débordements, tremblements de terre, cyclones, que l’homme intimidé ne conçoit même pas l’idée téméraire de les dompter et de les faire servir à ses fins ; c’est à peine s’il songe à se défendre. Dans nos contrées tempérées, au contraire, la nature est assez avare pour obliger l’homme à compter beaucoup sur ses propres efforts, mais elle n’est pas assez redoutable pour ne pas se laisser domestiquer par l’industrie humaine. Ici elle favorise l’activité productrice à la fois par ce qu’elle nous refuse et par ce qu’elle nous accorde.

2o La configuration géographique. Qui pourrait penser que l’Angleterre fût devenue la première puissance maritime et commerciale du monde sans sa position insulaire[4] ? Si l’on recherche pourquoi le continent Africain, connu de toute antiquité — et qui même a été le siège de la plus vieille des civilisations connues, celle de l’Égypte — est restée jusqu’à ces derniers jours en dehors de tout mouvement économique, tandis que les deux Amériques, découvertes depuis quatre siècles peine, sont sillonnées en tous sens par les courants commerciaux, la principale cause doit en être cherchée dans la différence de leur réseau fluvial. Tandis que les fleuves du Nouveau Monde débouchent dans l’Océan par d’immenses estuaires et entrelacent si bien leurs réseaux que l’on peut passer des affluents de la Plata dans ceux de l’Amazone et de là dans ceux de l’Orénoque, ou bien encore du bassin du Mississipi dans celui des Grands-Lacs, presque sans quitter la route d’eau — les fleuves Africains, non moins vastes pourtant, opposent tous aux explorateurs, dans la partie inférieure de leur cours, une barrière de cataractes infranchissables ou de marais pestilentiels.

3o La constitution géologique du sol et sous-sol n’exerce pas une moindre influence. C’est elle, en effet, qui fait la richesse agricole et métallurgique. La terreur avec laquelle l’Angleterre calcule la date à laquelle ses mines de houille pourront lui faire défaut, indique assez tout ce qu’elle leur doit au point de vue de son développement industriel. La Chine a sa « terre jaune », et la Russie n’est pas moins redevable à ses riches « terres noires » : riches est bien le mot car au dire des géologues, elles ne renferment pas moins de 16 milliards de francs d’azote !

Il semble à première vue que l’homme ne puisse modifier le milieu où la nature l’a placé et qu’il n’ait d’autre ressource que de s’y adapter de son mieux. Toutefois il ne laisse pas que d’exercer une action modificatrice sur ce milieu lui-même, quoique assurément elle ne puisse être que très limitée. — Il ne peut pas, au point de vue géologique, créer des mines ta où il n’y en a point, mais il peut, par des amendements, fabriquer de toutes pièces le sol cultivable, remplacer des marais, des étangs ou même des golfes, par des terres arables. — Il ne peut pas, au point de vue géographique, changer les grandes lignes que la nature a dessinées, mais pour peu que celle-ci y ait mis quelque complaisance, il peut les modifier, compléter par exemple un réseau de navigation intérieure, supprimer les barrières des montagnes et des bras de mer en établissant des routes soit pardessus, soit mieux encore par-dessous ; ou bien encore détacher l’Afrique de l’ancien continent, l’Amérique du Sud du nouveau, et faire de ces deux presqu’îles, deux îles. — Il ne peut certainement pas changer la situation climatérique, mais par des reboisements sur grande échelle, par certaines cultures appropriées, peut-être par d’autres moyens dont nous n’avons pas encore le secret[5], l’industrie humaine pourra peut-être modifier d’une façon appréciable le régime des pluies et des vents.

  1. On disait autrefois la terre. L’expression est équivalente, en effet, si l’on entend par là non pas seulement le sol cultivable, mais le globe terrestre avec son atmosphère. Il est bien évident que notre planète, et seulement dans son écorce superficielle, est la seule portion de l’univers qui puisse servir de théâtre à notre activité économique. Toutefois, comme on a vu des peuplades utiliser le fer natif qu’elles trouvaient dans les aérolithes tombés du ciel, et comme toute force motrice (vents, cours d’eau, et le calorique emmagasiné dans le charbon) dérive de la chaleur solaire, scientifiquement, le mot de nature est plus exact.
  2. On pourrait dire que le terrain est déjà compris dans le « milieu » ? Logiquement, oui mais économiquement, non, parce que le terrain étant l’objet de la propriété, tandis que le milieu ne l’est pas, doit constituer un élément distinct.
  3. Montesquieu, comme on le sait, avait attaché une influence décisive à la question du climat.
    La branche de l’école de Le Play qui a fait schisme à la suite de M. Demolins, voit dans cette question du milieu le point de départ de toute la science sociale. Elle distingue trois catégories du sol qui donnent naissance aux trois types de sociétés primitives : la steppe aux peuples pasteurs ; le rivage maritime aux peuples pêcheurs ; la forêt aux peuples chasseurs. Ce sont là les types fondamentaux des sociétés simples, c’est-à-dire qui vivent uniquement des produits spontanés du sol. Mais l’école en fait dériver, par des rapports de filiation nécessaire, toutes les sociétés complexes, autrement dit civilisées. Et elle retrouve ingénieusement dans l’état primitif du sol, l’origine et la cause unique de toutes les formes actuelles de la propriété, de la famille, du gouvernement, etc. Voyez ce système développé d’une façon intéressante dans la Revue La Science sociale de 1886.
  4. S’il fallait une preuve du rôle prépondérant que « la ceinture d’argent » a joué dans les destinées de l’Angleterre, on la trouverait dans le curieux sentiment de terreur qui s’est emparé de cette nation, pourtant commerciale et libre-échangiste ! à la seule perspective d’être rattachée au continent par un tunnel sous la Manche, et le refus catégorique que depuis quinze ans le gouvernement oppose à ce projet parfaitement réalisable.
  5. Quelques savants ont proposé de détourner par de grands écueils artificiels les courants maritimes, tels que le Gulf-stream, pour distribuer la chaleur ou la fraîcheur aux continents, comme on distribue l’eau et le gaz dans les villes !