Principes d’économie politique/II-1-III-III

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III

DE LA DISTINCTION ENTRE LES RICHESSES QUI SONT CAPITAL ET CELLES QUI NE LE SONT PAS.

Pour chacun de nous l’idée de capital paraît assez claire. Dans notre patrimoine, nous distinguons à première vue deux catégories de biens. Les uns sont destinés à nous procurer directement quelque jouissance ou quelque satisfaction : aliments, vêtements, maisons d’habitation, objets de parure, chevaux de selle, jardins d’agrément, argent de poche. Les autres sont destinés à nous procurer un revenu : fermes, maisons de rapport, valeurs en portefeuille, usines, machines, instruments, fonds de commerce. Nous nous servons des premiers pour notre usage personnel ou pour celui de notre famille ; nous nous servons des seconds les faire valoir. À ceux-là seulement qui rentrent dans la deuxième catégorie nous réservons le nom de capital.

Cette distinction entre les richesses qui sont capital et celles qui ne le sont pas, paraît fort simple. Elle est cependant, quand on y regarde de près, hérissée de difficultés.

Il faut remarquer d’abord qu’un grand nombre d’objets ayant des propriétés différentes peuvent figurer dans l’une ou dans l’autre des deux catégories, suivant celle de ces propriétés qu’on veut utiliser. Un diamant est capital s’il est employé par un vitrier pour couper des carreaux de vitre : il ne l’est pas, s’il est monté en bague ou en pendant d’oreilles dans le premier cas, en effet, il est employé à raison de sa dureté, dans le second cas à raison de son brillant. Un œuf est un capital quand il est mis à couver pour reproduire des poulets : il ne l’est pas, quand il est mis dans la poële pour faire une omelette : dans le premier cas, en effet, on utilise la puissance de vie qu’il contient en germe, dans le second cas on n’utilise que les matières alimentaires qu’il renferme. Le charbon est un capital quand on le jette dans le fourneau d’une machine à vapeur, parce qu’on veut utiliser alors la force motrice qu’il recèle à l’état latent : il ne l’est pas, quand on le tisonne sur la grille d’une cheminée parce qu’on ne lui demande rien de plus que de nous réchauffer. Inutile de poursuivre ces oppositions qui pourraient être multipliées à l’infini. Toutefois, là n’est pas la difficulté.

Mais voici qui est déjà plus embarrassant. Considérons des vivres, des vêtements, etc., ce que l’on désigne généralement sous le nom d’approvisionnements, par exemple, ceux qui sont embarqués sur un navire pour nourrir l’équipage, ou ceux qui tous les jours sont consommés par les hommes qui travaillent. Faut-il ranger parmi ces biens les objets de consommation ou les instruments de production ? — En faveur de cette dernière opinion, on fera valoir que ces vivres servent à entretenir les forces productives du travailleur, l’azote et le carbone qu’il consomme sous forme de viande ou de pain jouant un rôle identique au charbon qui brûle dans une machine à vapeur et se transformant en force musculaire[1].

Il est vrai, mais il faut répliquer que l’homme, même au point de vue économique, ne saurait être assimile à une machine ou à une bête de somme celles-ci ne sont que des instruments de production et, par conséquent, l’alimentation qui leur est donnée, en charbon ou en fourrage, n’est aussi qu’un moyen de production. Mais l’homme n’est pas un moyen pour lui-même et ne doit pas l’être non plus pour ses semblables. Il est pour lui-même et doit être pour les autres une fin : il ne mange pas pour travailler, au contraire, il travaille pour manger.

Ce n’est pas tout. Considérons même les objets qui, à raison de leur nature, ne sauraient en aucun cas et sous aucune forme être employés à la production, tels que les objets de luxe bijoux, dentelles, tableaux, costumes de théâtre ou de carnaval, équipages et chevaux de luxe, tabac ou absinthe, photographies ou romans, ceux-là aussi, si on se place au point de vue subjectif, individuel, peuvent être employés comme capitaux et, par le fait, ils le sont tous les jours. N’y a-t-il pas des marchands de tous les produits que je viens d’énumérer, orfèvres, modistes, costumiers, brocanteurs, maquignons, photographes, libraires, débitants de tabac ou de boissons, et tous ne considèrent-ils pas les marchandises qui remplissent leurs magasins comme des capitaux et ne sont-ils pas en droit de les considérer comme tels, puisqu’en fait, ils en font l’instrument de leur industrie et en tirent un revenu ?

Nous sommes donc amenés à distinguer deux espèces de capitaux : 1o ceux qui servent réellement à produire des richesses nouvelles, à accroître ou à renouveler le stock existant dans un pays, et que nous appellerons des capitaux productifs ; 2o ceux qui servent simplement à procurer un revenu à leurs propriétaires, revenu sorti de la poche d’autrui, et que nous appellerons, pour les distinguer des premiers, des capitaux lucratifs[2]. Toute richesse quelconque, fût-ce même un costume d’arlequin, peut jouer le rôle de capital lucratif par le moyen de la location ou du commerce : il n’y a, contraire, que certaines richesses qui, à raison de leur nature, puissent jouer le rôle de capitaux productifs, et ce sont, dans le sens le plus large de ces mots, les instruments et matières premières. Ce sont même, à vrai dire, les seules dont il y ait lieu de s’occuper dans le chapitre de la production ; les autres n’ont leur vraie place qu’au chapitre de la répartition[3].

    le secours d’une richesse préexistante, la puissance de travail est condamnée à rester stérile. Il faut donc bien que tout travailleur, qui n’a a pas la chance de posséder cette richesse acquise, se la procure d’une façon quelconque et il paraît difficile qu’il se la procure gratis (Voy. plus loin, Le Profit).

  1. Stanley Jevons va même plus loin et déclare que les approvisionnements constituent le seul capital, que c’est là du moins sa forme essentielle et primordiale dont toutes les autres formes ne sont que des dérivées. Il part en effet de ce point de départ que la véritable fonction du capital c’est de faire vivre le travailleur en attendant le moment où le travail pourra donner des résultats, et il est clair que cette définition du rôle du capital implique nécessairement qu’il se présente sous la forme de subsistances, d’avances. Les instruments, machines, chemins de fer, etc., ne seraient que des formes dérivées de celle-ci, car eux-mêmes ont eu besoin d’un certain temps, et souvent même d’un long temps, pour être produits, et en conséquence ont exigé à leur tour certaines avances sous forme d’approvisionnements. C’est donc toujours à cette forme originaire qu’il faudrait en revenir.
    Cette théorie est séduisante par sa simplicité et son élégance : néanmoins, en dehors même de la raison générale que nous donnons dans le texte, nous pensons qu’elle est inexacte. Le temps, assurément, constitue une des conditions essentielles de toute production (nous avons insisté plus haut sur ce point), mais il ne nous paraît pas exact d’en conclure que tout travail productif exige nécessairement une certaine avance sous forme de provisions. L’homme n’a pas attendu pour devenir agriculteur d’avoir amassé des provisions pour un an : il a semé et labouré dans l’intervalle de ses chasses. Avant d’entreprendre le percement de l’isthme de Panama, on ne s’est pas amusé à entasser de quoi nourrir une armée de travailleurs pendant dix ou vingt ans : ils vivaient sur les provisions qui avaient été produites, au fur et à mesure, par le travail des autres hommes. Il n’y a rien dans les sociétés primitives ou civilisées qui ressemble à ces vastes approvisionnements dans lesquels Stanley Jevons voit le capital ; la totalité des subsistances d’un pays est au contraire produite au jour le jour.
  2. M. de Bœhm-Bawerk, dans son livre déjà cité, approuve cette classification et cette terminologie : toutefois il appelle aussi les capitaux productifs capital social, et les capitaux lucratifs capital individuel. L’expression ne nous paraît pas heureuse, car, au contraire, les capitaux lucratifs ne peuvent se concevoir que dans la vie de société, tandis que les capitaux productifs existent même pour Robinson.
  3. Voici quelques catégories de richesses qui ont donné lieu à de nombreuses controverses.
    Dans le langage courant on désigne sous le nom de « capitaux » par opposition à la propriété immobilière, toutes les valeurs immobilières, représentées par des titres de rente, actions ou obligations de compagnies industrielles, créances hypothécaires ou chirographaires, etc. Il est à remarquer que de semblables biens ne sont que des capitaux « lucratifs » puisqu’ils ne sont que des titres de créance. Sans doute, ils produisent des revenus à leurs possesseurs, mais le revenu que touche le créancier est pris dans la poche du débiteur, en sorte que le pays n’en est pas plus riche à moins qu’il ne s’agisse de titres sur l’étranger, auquel cas évidemment, le pays se place, pour apprécier ces biens, au même point de vue qu’un simple particulier.
    À l’inverse, dans le langage courant, jamais on ne donne à la propriété immobilière, terres ou maisons, le nom de capital. Cependant, il y a des cas dans lesquels ce qualificatif leur convient parfaitement. Pour la terre, par exemple, il ne faut certainement pas lui donner le nom de capital en tant qu’il s’agit de la terre vierge, du fonds primitif fourni par la nature, car ce serait alors confondre la nature et le capital, mais du jour où ce sol a été modifié par le travail de l’homme et nous apparaît sous la forme de terre cultivée, défrichée, clôturée, complantée, arrosée, etc., elle rentre parfaitement dans la définition du capital productif, puisqu’elle constitue un produit de la nature et du travail et sert incontestablement à la production de richesses nouvelles. Quant aux maisons, elles ne sont en principe que des objets de consommation, puisque, comme les vivres ou les vêtements, elles sont des produits définitifs, n’ayant d’autre fin que de satisfaire aux besoins des hommes. Mais elles peuvent devenir des capitaux lucratifs pour leur propriétaire, s’il les loue au lieu de les habiter, et elles sont même des capitaux productifs, si elles ne servent pas à l’habitation mais à la production, comme bâtiments d’exploitation (usines, fermes, magasins).
    Quant aux capacités acquises, aux connaissances professionnelles, à l’instruction en général, on dit souvent dans le langage courant que ce sont des capitaux. Il faut prendre garde pourtant de ne pas ranger sous le nom de capital les facultés personnelles qui ne sont autre chose qu’une des