Principes d’économie politique/II-2-IV-I

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CHAPITRE IV

LA MONNAIE MÉTALLIQUE

I

HISTORIQUE DE LA MONNAIE.

Ce n’est pas en vertu d’une convention expresse que certains objets ont pu devenir le medium des échanges, mais par suite de certains avantages qui les imposaient au choix des hommes et les prédestinaient à cette haute fonction.

Les difficultés du troc (voy. ci-dessus p. 222) ont forcé les hommes à choisir une marchandise tierce destinée à figurer dans chaque échange. Ils ont choisi naturellement celle qui leur était la plus familière et de l’usage le plus général, probablement pour les hommes primitifs des silex taillés.

Dans les sociétés patriarcales, c’est naturellement le bétail, bœuf ou mouton, qui parait avoir joué ce rôle de marchandise tierce, et la plupart des langues indo-européennes, même la langue basque, nous ont transmis le souvenir de cette forme primitive de la monnaie dans le nom même qu’elles lui donnent[1].

Nombre d’autres marchandises ont aussi, suivant les cas et suivant les pays, joué le rôle de marchandise tierce riz au Japon, briques de thé dans l’Asie centrale, fourrures sur le territoire de la baie d’Hudson, cotonnades dites guinées ou barres de sel dans l’Afrique centrale ; — mais il est entre tous une certaine catégorie d’objets qui ont eu le privilège d’attirer de bonne heure l’attention des hommes et qui n’ont pas tardé dans toutes les sociétés tant soit peu civilisées, à détrôner toute autre marchandise, je veux parier des métaux dits précieux, l’or, l’argent et le cuivre.

Grâce à leurs propriétés chimiques qui les rendent relativement inaltérables, ce sont les seuls qu’on trouve dans la nature à l’état natif — l’or mieux que l’argent et l’argent mieux que le cuivre ; — et par conséquent les hommes ont pu les connaître et les exploiter avant que leurs connaissances métallurgiques leur permissent de connaître et d’exploiter d’autres métaux, tels que le fer. Il est à remarquer que la vieille légende des quatre âges, âge d’or, d’argent, de cuivre et de fer range les quatre métaux précisément dans l’ordre où ils ont dû être connus des hommes. Leurs propriétés physiques éclat, couleur, malléabilité, rares aussi et qui les ont fait rechercher de bonne heure, soit pour l’ornementation, soit pour certains travaux industriels, justifieraient assez le rôle considérable qu’ils ont joué de tout temps et chez tous les peuples.

Ces propriétés naturelles entraînent certaines conséquences économiques de la plus grande importance et qui confèrent aux métaux précieux une supériorité très marquée sur toute autre marchandise[2] :

Facilité de transport. Aucun autre objet n’a une si grande valeur sous un si petit poids. Le poids qu’un homme peut transporter sur son dos est environ 30 kilogrammes. Or 30 kil. en charbon, représenteraient à peine une valeur de 1 fr. ; en blé, de 6 fr. ; en laine, de 30 à 40 fr. ; en cuivre 60 à 800 fr., en soie grège, 1.500 fr. ; en argent, 3.000 fr. ; et en or pur, 100.000 fr.

Identité de qualité. Les métaux précieux étant, comme on dit en chimie, des corps simples, sont partout identiques à eux-mêmes. Un négociant expérimenté saura distinguer le blé d’Odessa du blé de Californie, ou une touffe de laine d’un mouton d’Australie de celle prise sur le dos d’un mérinos d’Espagne, mais l’orfèvre le plus habile ou le chimiste armé des plus puissants réactifs ne trouvera aucune différence entre l’or d’Australie et celui de l’Oural. Il n’est pas besoin ici d’ « échantillons ».

Difficulté de falsification. Les métaux précieux sont reconnaissables à la fois à l’œil, à l’oreille, au toucher, par leur couleur, leur poids et leur sonorité, et se distinguent assez aisément de tout autre corps.

Divisibilité parfaite. Cette divisibilité doit s’entendre non seulement au sens mécanique de ce mot (l’or et l’argent étant en effet extraordinairement divisibles, soit à la tilière, soit au laminoir) mais encore au sens économique. Divisez un lingot en cent parties, vous n’en changez en rien la valeur chaque fragment a une valeur précisément proportionnelle à son poids et tous les fragments réunis ont une valeur précisément égale à celle du lingot primitif[3].

Durée indéfinie. À raison de leurs propriétés chimiques qui les rendent réfractaires presque à toute combinaison avec l’air, l’eau, ou tout autre corps, l’or et l’argent peuvent se conserver indéfiniment sans altération. Il n’est aucune autre richesse dans la nature dont on puisse en dire autant les produits d’origine animale et végétale se gâtent, et même les métaux, tels que le fer, s’oxydent et finissent par tomber en poussière[4].

Autre chose est employer les métaux précieux comme instrument d’échange, autre chose est employer la monnaie proprement dite[5]. C’est une évolution qui a passé par différentes étapes très distinctes :

1° On a commencé par se servir des métaux précieux sous la forme de lingots bruts. Il fallait donc dans tout échange les peser d’abord, les essayer ensuite. Les actes juridiques du vieux droit romain, la mancipatio par exemple avec son librispens, conservaient le symbole de ce temps où l’instrument des échanges, argent ou bronze, était pesé. Aujourd’hui encore en Chine, où la monnaie frappée n’est pas en usage, on voit les marchands porter à leur ceinture la balance et la pierre de touche.

2° Las d’être obligés de se livrer à chaque échange à cette double opération, les hommes ont eu l’idée de se servir de lingots taillés, dont le poids et le titre étaient déterminés à l’avance[6] et au besoin garantis par quelque sceau, quelque poinçon officiel. Le législateur qui a eu cette idée ingénieuse, peut revendiquer la gloire d’avoir véritablement inventé la monnaie, car désormais on ne pèsera plus les lingots, on les comptera et telle est la caractéristique de la monnaie. Il parait probable que c’est un roi de Lydie, un successeur de Gygès, vers l’an 650 à 700 avant Jésus-Christ, qui a fait frapper la première monnaie, dont on peut voir encore les spécimens au Musée Britannique. Elle n’est ni en or ni en argent, mais en un alliage des deux métaux que les Grecs nommaient « électrum », et elle n’a pas encore la forme d’un disque, mais celle d’un lingot ovoïde, d’un haricot, portant seulement la marque de quelques raies et de trois poinçons[7]. Tel est à peu près de nos jours le cas pour la Chine où les lingots sont souvent revêtus de la marque de certaines maisons de commerce, destinée à certifier leur poids et leur titre.

3° Il restait encore un pas à faire. Non seulement la forme du lingot cubique ou irrégulière est peu commode, mais, malgré l’empreinte du poinçon, rien n’est plus aisé que de le rogner sans que cette falsification laisse de trace. Il est donc toujours prudent de le peser pour s’assurer qu’il est intact. C’est pour remédier à ces difficultés pratiques qu’on a été conduit à adopter cette forme de la monnaie frappée qui est familière à tous les peuples civilisés, à savoir celle de petits disques revêtus d’empreintes en relief sur la totalité de leur surface, la face, le revers et le cordon, de façon qu’on ne puisse altérer la pièce sans détruire en même temps le dessin qui la recouvre de toutes parts.

Désormais on est arrivé au type de la pièce de monnaie proprement dite, qui depuis des siècles ne s’est pas sensiblement modifié et pour lequel on peut adopter la définition donnée par Stanley Jevons « lingots dont le poids et le titre sont garantis par l’État et vérifiés par l’intégrité des empreintes qui en recouvrent la surface ».

  1. C’est ainsi, pour ne citer que la plus connue, que le mot latin pecunia désignait, à l’origine, le bétail, le troupeau. Et même dans Homère on voit que les valeurs, celles des armures de Diogène et de Glaucus, par exemple sont évaluées en « bœufs ». De là l’expression, qui a paru si risible, de Leconte de Lisle dans sa traduction d’Eschyle, pour acheter le silence de quelqu’un : « mettre un bœuf sur sa langue » !
  2. Il ne faut pas confondre les raisons de la supériorité des métaux précieux comme instrument d’échange avec celles qui les ont fait choisir comme mesure des valeurs. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes : la première et la dernière seulement coïncident. Voy. p. 83.
  3. Les pierres précieuses présentent une supériorité sur tes métaux précieux au premier point de vue, grande valeur sous un petit volume, mais à tous les autres, elles sont dans des conditions défavorables. Elles sont très variables en qualité, susceptibles d’être imitées avec succès, et surtout ne pouvant être divisées sans que leur valeur soit pour ainsi dire anéantie.
  4. Le cuivre se conserve assez bien aussi, grâce à la belle patine (carbonate) qui le recouvre et le protège.
  5. « De grands et puissants empires comme ceux de l’Égypte, de la Chaldée et de l’Assyrie, ont traversé des milliers d’années d’existence dans la richesse et la prospérité, avec des relations commerciales aussi étendues qu’ont jamais pu l’être celles d’aucun peuple de l’antiquité, en se servant constamment de métaux précieux dans les affaires de négoce, mais en ignorant absolument l’usage de la monnaie ». Lenormand, Monnaies et Médailles, ch. I. — Les Égyptiens les employaient surtout sous la forme d’anneaux.
  6. Bien entendu que ceci suppose au préalable l’invention d’un système de poids et mesures.
  7. Voy. Théodore Reinach, L’invention de la monnaie frappée, Revue de sociologie, février 1894.