Principes d’économie politique/II-2-IV-II

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II

DES CONDITIONS QUE DOIT REMPLIR TOUTE BONNE MONNAIE.

Toute monnaie légale doit avoir une valeur métallique rigoureusement égale à sa valeur nominale. Tel est le principe dominant en cette matière.

Nous savons que la monnaie a une double fonction : celle d’être le seul instrument d’acquisition et le seul instrument de libération (Voy. ci-dessus p. 98). L’une et l’autre sont nées de l’usage, mais l’une et l’autre doivent être sanctionnées par la loi. La loi seule en effet peut imposer au créancier ou au vendeur l’obligation de recevoir telle monnaie en paiement. C’est ce privilège qui constitue ce qu’on appelle le cours légal. Mais ce privilège suppose une condition, celle-là même que nous venons d’indiquer. Voici une pièce d’or de 20 francs. En faisant graver sur cette pièce ce chiffre de 20 francs en même temps que les armes de l’État, le gouvernement entend certifier que la pièce a bien réellement une valeur de 20 francs et que chacun peut la recevoir en toute confiance. Si la pièce n’a pas la valeur qu’il lui attribue, l’État commet un véritable faux. Pendant de longs siècles malheureusement les souverains ont eu peu de scrupules à cet égard mais aujourd’hui c’est une question de dignité et de loyauté dans laquelle un gouvernement n’oserait se laisser prendre en faute.

Toute pièce de monnaie doit donc être considérée sous un double aspect : — En tant que pièce de monnaie frappée, elle a une valeur déterminée, qui est inscrite sur l’une des faces ; — En tant que lingot, elle a une valeur identique au prix du métal sur le marché ; car il y a des marchés et des prix cotés pour l’or et pour l’argent, tout aussi bien que pour le blé ou le coton.

Toutes les fois que ces deux valeurs coïncident — toutes les fois par exemple, que le petit lingot de 6 grammes 451 milligr. au titre de 9/10, qui constitue notre pièce de 20 francs, a sur le marché une valeur de 20 francs (ce qui correspond au prix de 3.100 fr. le kil.[1]) on dira que la monnaie est bonne, ou, pour employer l’expression technique, qu’elle est droite[2]. Reste à savoir comment on assurera et on maintiendra cette coïncidence parfaite.

Premier cas. Si la valeur du lingot est supérieure à celle de la pièce, si, par exemple, alors que la pièce ne vaut légalement que 20 francs, le poids de métal fin qu’elle contient vaut 21 ou 22 francs, on dit que la monnaie est forte.

C’est un beau défaut, pourtant c’est un défaut et qui même, comme nous le verrons bientôt, peut avoir d’assez graves inconvénients. Toutefois il n’y a pas lieu de s’inquiéter beaucoup de cette éventualité : 1° parce qu’il n’arrivera pas souvent qu’un gouvernement s’avise de frapper de la monnaie trop forte : s’il le fait, ce ne peut être que par ignorance, car cette opération le constitue évidemment en perte frapper des pièces d’or qui ne valent que 20 francs, avec des lingots qui en valent 21 ou 22, serait une opération aussi ruineuse que celle d’un industriel qui fabriquerait des rails à 100 francs la tonne avec du fer qui en vaudrait 110 ; — 2°. parce que même en admettant que le fait se produise par suite de certaines circonstances que nous verrons plus tard (par exemple une hausse dans le prix du métal survenue après coup), il ne peut être de longue durée. En effet, du jour où le public saurait que la pièce de 20 francs vaut comme lingot 21 ou 22 francs, chacun, pour réaliser ce bénéfice, s’empresserait d’employer sa monnaie comme une marchandise en la vendant au poids, et cette opération continuerait jusqu’à ce que les pièces d’or eussent complètement disparu. Nous verrons que dans les systèmes bi-metallistes cette situation se présente assez fréquemment.

Deuxième cas. Si la valeur du lingot est inférieure à celle de la pièce, si, par exemple, alors que la pièce vaut légalement 20 francs, le poids du métal qu’elle contient ne vaut que 18 ou 19 francs, on dit que la monnaie est faible.

Cette éventualité est beaucoup plus à redouter que l’autre pour deux raisons : 1o  parce que, à l’inverse de la précédente, elle est de nature à induire en tentation un gouvernement. Faire des pièces de 20 francs avec des lingots qui n’en valent que 18 ou 19 est une opération assez séduisante pour un gouvernement besogneux et peu scrupuleux et, par le fait, nombreux sont ceux qui s’y sont laissés entraîner : il suffit de se souvenir du surnom de « faux-monnayeur » que le ressentiment public a attaché à la mémoire de certains rois de France, Philippe le Bel entr’autres (assez injustement d’ailleurs, paraît-il)[3] ; 2o  parce que, une fois qu’une semblable monnaie est entrée dans la circulation, elle ne s’élimine pas par la force même des choses comme la monnaie forte ; elle demeure au contraire, et on a même, comme nous le verrons tout à l’heure (Voy. Loi de Gresham), toutes les peines du monde à s’en débarrasser.

Pour maintenir l’équivalence entre la valeur du lingot et celle de la pièce, il est de règle dans tout bon régime monétaire — et c’est ici un principe capital — de laisser à quiconque voudra transformer un lingot en monnaie la faculté de le faire (non pas chez lui, bien entendu), mais par l’intermédiaire de l’Hôtel des Monnaies c’est ce qu’on appelle la liberté du monnayage. Aussi longtemps qu’elle existe, elle garantit l’équivalence, car s’il arrivait que la valeur de la pièce d’or fût supérieure à celle du lingot, chacun s’empresserait de profiter du bénéfice qui résulterait de la fabrication de cette monnaie. chacun achèterait des lingots d’or et les porterait à l’Hôtel des Monnaies pour les faire transformer en monnaie, jusqu’à ce que la raréfaction du métal or et l’augmentation de l’or monnayé eussent rétabli l’égalité entre les deux valeurs. La bonne monnaie doit pouvoir être fondue sans rien perdre de sa valeur[4]. C’est ici l’application d’un axiome économique, à savoir que toutes les fois que deux objets peuvent se transformer à volonté l’un dans l’autre, ils ont nécessairement une valeur égale.

Il existe cependant, par tout pays, certaines catégories de pièces qui ne satisfont pas à la condition précédente, c’est-à-dire qui n’ont qu’une valeur intrinsèque plus ou moins inférieure à leur valeur légale on les appelle monnaies de billon. Ce sont en général des pièces de peu de valeur, le plus souvent de cuivre, quelquefois aussi d’argent, dont on n’a pas l’habitude de se servir pour des paiements importants mais seulement comme appoint. Dans ces conditions, le législateur peut sans inconvénient se départir de la rigueur des principes. Mais en abandonnant le principe de-l’équivalence des deux valeurs, il doit sacrifier du même coup les caractères de la bonne monnaie, c’est-à-dire : 1° Il refuse à la monnaie de billon le caractère de monnaie légale : personne ne sera tenu de la recevoir dans les paiements[5] ; 2° il suspend pour la monnaie de billon la liberté de monnayage, sans quoi tout le monde ferait frapper du métal en monnaie de billon pour gagner la différence entre sa valeur métallique et sa valeur légale. C’est le gouvernement seul qui se réserve le droit d’en émettre telle quantité qu’il jugera utile aux besoins et il doit se faire une règle de ne jamais en émettre en proportion exagérée.

  1. Le kil. or, au titre de 9/10, qui est le titre de notre monnaie, car il va sans dire que le kil. or pur vaut 1/9 de plus, soit 3.445 fr. environ.
  2. Il semble cependant que le lingot d’or une fois monnayé devrait valoir toujours un peu plus que le lingot brut, par la même raison que tout objet vaut plus quand il a été manufacture que quand il est à l’état brut, et la différence devrait être égale aux frais de fabrication ? — Certainement, et tel est le cas pour la monnaie, mais les frais de fabrication sont ici si peu de chose qu’ils n’entraînent pas de différence sensible. L’hôtel des Monnaies de Paris fait payer 6 fr. 20 pour transformer un kil, or en monnaie, soit 2 p. 1000. Cela représente pour chaque pièce de 20 francs une différence de 4 centimes environ entre la valeur de la pièce et celle du lingot — L’État pourrait même, s’il le voulait bien, éviter cette légère différence en transformant gratuitement le lingot en monnaie, c’est-à-dire en prenant les frais de monnayage à sa charge. C’est précisément ce que fait l’Angleterre. Aussi « le souverain » anglais est-il le type d’une monnaie parfaite : sa valeur légale est absolument identique à sa valeur marchande.
  3. On sait que l’unité monétaire sous l’ancien régime s’appelait la livre. Mais on ne sait pas d’ordinaire que ce nom lui vient de ce qu’à l’origine, du temps de Charlemagne, elle représentait réellement un poids d’une livre d’argent (la livre carolingienne était de 408 grammes seulement) c’est-à-dire qu’elle représentait un poids égal à celui de 82 francs d’aujourd’hui ! Comment est-elle tombée de chute en chute à ce poids de 5 grammes qui était à peu près celui de la livre à la fin de l’ancien régime et qui est devenu celui de notre franc ? — Uniquement par une série continuelle d’émissions de monnaies de plus en plus faibles chaque roi rognait un peu sur le poids de l’ancienne livre, tout en essayant de lui maintenir son ancienne valeur légale. — L’histoire de la livre anglaise est à peu près la même, un peu plus honorable cependant pour le gouvernement anglais, puisque étant partie du même point de départ, elle s’est arrêtée dans sa chute à la valeur de 25 francs qui est sa valeur actuelle.
  4. C’est pour cela que les Anglais disent dans une formule pittoresque que la bonne monnaie se reconnaît « à l’épreuve du feu. » — en souvenir de l’épreuve du feu qui au moyen âge était employée pour reconnaître le bon droit.
  5. Ainsi en France personne n’est forcé de recevoir les pièces de cuivre pour une somme supérieure à 5 fr. (ni même, comme nous le verrons, les petites pièces d’argent pour une somme supérieure à 50 francs).