Principes d’économie politique/II-2-V-V

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V

COMMENT LES PERFECTIONNEMENTS DE L’ÉCHANGE TENDENT À NOUS RAMENER AU TROC.

L’évolution que nous venons de retracer appelle notre attention sur un fait des plus curieux. Il est évident qu’elle tend, comme l’avait remarqué Stanley Jevons, en supprimant complètement l’instrument des échanges, à nous ramener à l’échange direct de marchandises contre marchandises, c’est-à-dire en somme au troc. Il y a en effet dans les procédés savants et compliqués, qui constituent le dernier mot du progrès économique, une curieuse ressemblance avec les procédés primitifs des sociétés encore barbares. Ce n’est pas la première fois que l’on signale dans le développement historique des peuples cette marche singulière de l’esprit humain qui, parvenu au terme de sa carrière, semble revenir tout près de son point de départ, ayant décrit ainsi sinon un de ces grands cercles qui avaient si fort frappé l’imagination de Vico, du moins une courbe en forme de spirale ascensionnelle[1].

C’est bien au troc que l’on arrive dans le commerce international, puisque en somme chaque pays paie plus ou moins ses importations avec ses exportations, c’est-à-dire échange ses produits contre les produits étrangers[2].

C’est bien à une sorte de troc que l’on arriverait dans l’hypothèse que nous avons supposée, celle où tous les habitants d’un pays seraient clients d’une même banque : cet état où nul n’aurait plus besoin de monnaie ne pourrait s’expliquer que parce que chacun paierait les produits ou les services qu’il consommerait avec ses propres produits ou ses propres services.

C’est bien une sorte de troc qui est réalisé dans cette merveilleuse institution du Clearing-House, car ces liasses monstrueuses de chèques, lettres de change, effets de commerce qui sont échangés et compensés chaque jour, ne sont que les signes représentatifs de monceaux de caisses, de ballots, de barriques, qui ont été échangés en nature, et pour qui sait regarder derrière les coulisses, le Clearing-House apparaît comme un grandiose marché analogue à ceux des peuplades africaines ou des cités disparues, avec cette seule différence qu’au lieu d’échanger les marchandises en nature, on échange les titres qui les représentent.

Il est vrai que si les métaux précieux perdent leur fonction d’instrument d’échange, ils conservent toutefois leur autre fonction de mesure des valeurs, car il est clair que tous ces papiers, billets de banque, etc., reposent en fin de compte sur la valeur de la monnaie métallique. Seulement cette base devient chaque jour de plus en plus étroite relativement à l’énorme édifice que le crédit bâtit sur elle. C’est, comme on l’a fait remarquer, une pyramide grandissante qui repose sur la pointe ou, mieux encore, une toupie tournant rapidement sur une pointe de métal immobile et dont l’équilibre ne laisse pas que d’inspirer certaines craintes.

Et il n’est pas dit que même comme mesure des valeurs, les métaux précieux ne perdent un jour leur antique privilège. On peut très bien concevoir un état social dans lequel l’unité de valeur servant à régler les comptes serait purement nominale et ne correspondrait a aucune pièce existante dans la circulation. On peut même trouver dans l’histoire bien des monnaies de compte de ce genre, à commencer par le mark banco des banques du moyen-âge, la livre tournoi de l’ancien régime en France, ou même la guinée des Anglais encore aujourd’hui.

Et c’est seulement quand la monnaie sera devenue une pure abstraction que l’état social que nous avons indiqué dans le chapitre précédent — celui où tous les rapports économiques entre les hommes seront réglés par de simples écritures — pourra être pleinement réalisé[3].

  1. C’est un phénomène analogue à celui qui nous avait déjà frappé à propos des marchands (voy. ci-dessus, p. 218). Nous avons vu l’évolution sociale constituer d’abord une classe de marchands ayant pour fonction de faciliter les relations entre producteurs et consommateurs, puis nous avons vu cette même évolution tendre aujourd’hui à éliminer peu à peu cette classe de marchands, et revenir, par des procédés plus simples et moins coûteux, à la mise en relations directe du producteur et du consommateur. L’association coopérative a été aussi une des premières formes de la production : et pourtant, nous voyons en elle celle de l’avenir.
    On pourrait en trouver dans les autres sciences sociales bien d’autres exemples non moins curieux : — le formalisme littéral des législations primitives tend à revivre dans les législations avancées, sous forme de mentions inscrites sur des registres, le gouvernement direct par le peuple des cités antiques reparaît dans le referendum des constitutions modernes — le service militaire obligatoire pour tous les citoyens nous ramène à l’état qui a précédé l’institution des armées permanentes, etc.
    Voy. cependant l’opinion contraire dans l’Évolution régressive de MM. Massart, de Moor et Vandervelde.
  2. Voy. dans le chapitre suivant, p. 291.
  3. Cet état social éventuel a fait l’objet, sous le nom de Comptabilisme social, d’études intéressantes publiées par MM. Solvay, Hector Denis et de Greef, dans les Annales de Bruxelles de 1897 citées plus haut.
    Voy. aussi en faveur d’une monnaie de compte purement abstraite, Mongin, La monnaie et la mesure de la valeur, dans la « Revue d’économie politique » de février 1897, et en sens contraire, Bourguin, De la mesure de la valeur dans la même Revue, mai 1895.
    Il est à remarquer toutefois qu’avec une monnaie de compte dont la valeur serait supposée invariable, il faudrait renoncer aux effets bienfaisants de la dépréciation graduelle de la monnaie que nous avons signalés p. 103.