Principes d’économie politique/II-2-VI-I

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CHAPITRE VI

L’ÉCHANGE INTERNATIONAL


I

CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR BALANCE DU COMMERCE.


On appelle balance du commerce le rapport qui existe entre la valeur des importations et celle des exportations. Si nous consultons les statistiques des exportations et des importations, nous voyons que cette égalité n’existe presque jamais : la balance du commerce penche tantôt du côté des importations, tantôt du côté des exportations : le premier cas toutefois est le plus fréquent.

Prenons par exemple la France. Voici les chiffres du commerce de la France (commerce spécial)[1] dans ces cinq dernières années :

1892
Importations
4.188 millions.
caExportations
3.461 millions.
1893
cachcaché
3.853
cachécacach
3.236
1894
cachcaché
3.850
cachécacach
3.078
1895
cachcaché
3.720
cachécacach
3.374
1896
cachcaché
3.799
cachécacach
3.401


19.410 16.550

Il résulte donc de ces chiffres que dans une période de cinq ans seulement, la France a acheté à l’étranger pour 2.860 millions fr. de marchandises de plus qu’elle ne lui en a vendu, ce qui représente un excédent annuel des importations sur les exportations de près de 600 millions.

Faut-il conclure de ces chiffres que la France est obligée de payer tous les ans à l’étranger plus d’un demi milliard en monnaie par an ? Ce n’est pas probable, car il est facile de constater par l’observation la plus superficielle que la quantité de monnaie en circulation ne paraît pas avoir sensiblement diminué. Mieux que cela ! elle a augmenté ! en effet, les mêmes douanes qui enregistrent les exportations et les importations de marchandises, enregistrent aussi les entrées et les sorties de métaux précieux. Or, voici les chiffres relatifs à la même période.

1892
Entrées
507 millions.
caSorties
213 millions.
1893
cacac
464
cachica
243
1894
cacac
550
cachica
217
1895
cacac
393
cachica
323
1896
cacac
479
cachica
512


2.393 1.508


Le stock numéraire de la France s’est donc accru durant cette même période de près de 900 millions (dont la presque totalité, 816 millions, en or), soit 175 millions par an[2].

Si nous prenions l’Angleterre, les chiffres seraient plus surprenants encore. L’excédent annuel des importations sur les exportations y atteint en moyenne près de 5 milliards, c’est-à-dire qu’une seule année devrait suffire pour enlever environ deux fois tout le numéraire de l’Angleterre, car il ne dépasse pas 3 milliards fr. ! Il n’en est rien pourtant et nous voyons au contraire, là comme en France, les entrées de numéraire dépasser ordinairement les sorties.

Quel est donc le mot de l’énigme ? ― Celui-ci tout simplement : pour savoir si le commerce extérieur d’un pays est en équilibre, ce n’est point uniquement la balance de ses exportations et de ses importations qu’il faut considérer, comme on le fait généralement dans le public, mais bien la balance de ses créances et de ses dettes. Or, la balance des comptes n’est pas la même que la balance du commerce : à vrai dire, les exportations constituent bien une créance sur l’étranger et même la principale, mais il peut en exister d’autres : les importations constituent bien aussi la principale dette vis-à-vis de l’étranger, mais elle n’est pas la seule.

Et quelles sont donc ces créances ou ces dettes internationales, distinctes des exportations et des importations, et que l’on a appelées très bien des exportations ou importations invisibles ?

Elles sont nombreuses, mais on peut en signaler trois principales :

1° Les frais de transport des marchandises exportées, c’est-à-dire le fret et l’assurance. — Si le pays qui exporte fait lui-même le transport de ses marchandises, ce qui n’est pas toujours le cas, il acquiert une créance sur l’étranger qui assurément ne figurera pas dans les exportations, puisqu’elle ne prend naissance qu’après que la marchandise est sortie du port et en route pour sa destination. Un pays comme l’Angleterre a de ce chef une créance énorme sur l’étranger : on l’évalue à plus de 1.200 millions par an ; non seulement en effet elle transporte la totalité de ses propres marchandises, mais encore elle transporte la plus grande partie des marchandises des autres pays et naturellement elle ne le fait pas gratis[3]. La France au contraire a, de ce chef, une dette. Elle ne transporte guère en effet sur ses propres navires que la moitié de ses exportations et le tiers de ses importations.

2° Les intérêts des capitaux placés à l’étranger. — Les pays riches placent à l’étranger une grande partie de leurs épargnes, et de ce chef ont à toucher au dehors tous les ans des sommes très considérables en coupons de rentes, d’actions ou d’obligations, ou même sous forme de fermages ou de profits d’entreprises industrielles ou commerciales. On évalue à 2 milliards le tribut que l’Angleterre prélève de ce chef sur l’étranger ou sur ses propres colonies. Non seulement c’est sur la place de Londres que les Indes et les colonies Australasiennes ont négocié la presque totalité de leurs emprunts, mais encore que d’entreprises que les Anglais dirigent ou commanditent dans le monde entier ? Ils se sont rendus acquéreurs aux États-Unis de terrains dont la superficie est évaluée à 8 millions d’hectares, la superficie de l’Irlande ! La France aussi a des créances considérables sur l’étranger, en Europe surtout : elles sont évaluées à 20 milliards et elles ne doivent guère représenter moins de 1 milliard d’intérêt par an. Au contraire l’Espagne, la Turquie, l’Égypte, les Indes, les républiques de l’Amérique du Sud, figurent à ce chapitre comme débitrices. (Toutefois il est à remarquer que lorsque ces pays émettent un emprunt — et aussi longtemps que cet emprunt n’est pas entièrement souscrit — ce sont eux qui deviennent momentanément créanciers des pays qui ont à leur envoyer des fonds).

3° Les dépenses faites par les étrangers résidant dans le pays. — Comme l’argent qu’ils dépensent n’est pas le produit de leur travail, mais qu’ils le tirent de leurs terres ou des capitaux placés dans leur pays d’origine, il y a là, pour tout pays fréquenté par de riches étrangers, un courant de créances continu. La France, l’Italie, la Suisse, l’Algérie, se trouvent de ce chef créancières de l’Angleterre, de la Russie, des États-Unis, pour des sommes très considérables. D’après le dernier recensement, on compte en France 66.000 étrangers vivant de leurs rentes, sans compter les voyageurs de passage probablement aussi nombreux. Ne comptons pour chacun de ces résidents qu’une dépense de 10.000 fr. par an, ce qui est peu pour des gens qui veulent s’amuser, cela représente une créance de 660 millions de francs sur leurs pays respectifs. C’est comme un prix de pension qu’ils auraient à payer.

Telles sont les créances principales[4]. Elles suffisent pour rétablir l’équilibre et expliquer l’énigme de tout à l’heure. Pour la France, par exemple, si l’on porte à son crédit, d’une part, un peu plus de 3 milliards d’exportations, 1 milliard d’intérêts de capitaux placés et 6 ou 700 millions de dépenses faites chez elle par les étrangers, — et si l’on porte à son débit, d’autre part, un peu plus de 4 milliards d’importations, plus quelques centaines de millions pour le transport de celles de ses marchandises qui voyagent sous pavillon étranger, on voit que l’équilibre cherché est à peu près retrouvé et qu’il doit même rester un solde au crédit de la France. On peut faire les mêmes calculs pour l’Angleterre.

Comme conclusion il faut dire que le commerce extérieur d’un pays est en équilibre non quand il y a égalité entre ses exportations et ses importations, ce qui n’arrive jamais, mais quand il y a égalité entre ses créances et ses dettes.

  1. On entend par commerce général le mouvement de toutes les marchandises qui entrent en France ou en sortent, et par commerce spécial seulement le mouvement des marchandises qui ont été produites à l’intérieur ou qui sont destinées à la consommation intérieure : il ne comprend donc ni les marchandises en transit, ni les admissions temporaires. Le commerce spécial est nécessairement inférieur au commerce général : cette différence, pour la France, est de plus de 2 milliards. La proportion est plus considérable dans d’autres pays à raison de leur situation géographique : en Suisse, par exemple.
  2. Sans doute ces relevés de la douane ne sont pas très exacts, l’argent que les voyageurs portent sur eux, par exemple, n’y figurant pas. Mais les erreurs ou omissions devant être à peu près les mêmes pour les entrées et les sorties, le rapport entre les deux termes n’en doit pas être sensiblement modifié.
    D’ailleurs la même preuve est fournie aussi par l’encaisse de la Banque de France qui est montée de 2.500 millions en 1891 à 3.300 en 1897.
  3. Cette majoration, dont les frais de transport surchargent la valeur des marchandises, explique le fait suivant qui, au premier abord, paraît inexplicable. Si l’on fait le total des exportations et des importations de tous les pays du monde, on constate une supériorité considérable des importations sur les exportations : c’est ainsi que dans ces dernières années la valeur totale des importations du monde est évaluée à 43 ou 45 milliards, tandis que la valeur totale des exportations ne dépasserait pas 36 ou 39 milliards. Or, si au lieu de comparer les valeurs des marchandises entrées et sorties, on comparait leurs quantités, il est bien évident que les deux totaux seraient égaux, car il est clair qu’il ne peut pas y avoir de par le monde plus de marchandises entrées que sorties, à moins de supposer qu’elles se multiplient en route ! Tout au contraire comme une partie se perd en route par le fait des naufrages et déchets, il est certain que les marchandises arrivées doivent être un peu inférieures en quantité aux marchandises expédiées. Mais puisque, au lieu de considérer les quantités, on considère les valeurs, et puisque ces valeurs grossissent en route précisément à cause des frais de route, il n’est pas étonnant que les marchandises importées, c’est-à-dire rendues à destination, représentent une valeur plus considérable que les marchandises exportées, c’est-à-dire prises au point de départ.
  4. On pourrait citer encore quelques autres catégories de créances et de dettes, par exemple :
    1° Les commissions des banquiers quand ils étendent leurs opérations à l’étranger. Des places comme celles de Londres, de Paris ou Berlin reçoivent des ordres et font des opérations pour le monde entier, et comme elles ne le font pas gratis, elles sont créancières de ce chef de sommes considérables.
    2° La vente des navires. Les navires achetés ne figurent pas sur les registres des douanes, pas plus à l’entrée qu’à la sortie. Or l’Angleterre qui construit des navires pour tous les pays, est créancière de ce chef d’une somme assez considérable, tandis que la France à cet égard est plutôt débitrice.
    Mais il ne faut pas y faire figurer, en général, comme le font nombre de traités d’économie politique, les profits des exportateurs. Ces profits sont déjà comptés dans la valeur des exportations et cela ferait double emploi, Cette valeur est fixée par une commission dite Commission des Valeurs en douane d’après les cours des marchandises or, ce cours correspond au prix de vente et comprend naturellement les profits des fabricants.