Principes d’économie politique/II-2-VI-III

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III

EN QUOI CONSISTENT LES AVANTAGES DE L’ÉCHANGE INTERNATIONAL.

Les avantages du commerce international ont été appréciés, chose bizarre, à deux points de vue précisément inverses !

L’école classique ne regarde que du côté de l’importation. C’est l’importation qui est le but et la seule raison d’être de l’échange international : quant à l’exportation, elle n’est qu’un moyen, le seul moyen pour un pays d’acquérir les marchandises qu’il importe, le prix en nature dont il les paye. Et la supériorité de valeur des marchandises importées sur les marchandises exportées, mesure précisément l’avantage que l’échange international lui procure. Acquérir par exemple une somme de marchandises importées valant 4 milliards par le moyen de marchandises exportées valant seulement 3 milliards, voilà une opération qui représente 1 milliard de bénéfices pour le pays. Moins on aura à donner en échange de ce qu’on veut acquérir et plus évidemment l’échange sera lucratif !

L’école protectionniste et même l’opinion publique, pour apprécier les avantages du commerce international, regardent au contraire uniquement du côté des exportations ; c’est en cela, pour elles, que consiste le véritable profit du commerce international. Les importations ne leur apparaissent que comme une fâcheuse nécessité à laquelle il faut bien qu’un pays se résigne dans le cas où il ne peut produire lui-même ce qui lui est indispensable, mais qu’il doit s’efforcer de réduire le plus possible. L’exportation représente un enrichissement, une recette l’importation, au contraire, représente un déficit, une dépense. Donc l’avantage du commerce international se mesure par la supériorité des exportations sur les importations, des recettes sur les dépenses. Si la France exportait pour 4 milliards de marchandises et n’en importait que pour 3 milliards, on en conclurait qu’il y a un milliard de bénéfices pour le pays.

Ces deux points de vue sont également faux. Ils reposent l’un et l’autre sur l’assimilation par trop simpliste entre la situation d’un pays et celle d’un individu. Non : un grand pays ne peut pas être assimilé, comme on le fait dans le premier système, à un Robinson, à un sauvage qui cherche dans l’échange (do ut des) uniquement un moyen de se procurer ce qui lui manque. Il n’exporte pas à seule fin d’importer mais parce que l’exportation lui offre par elle-même des avantages qui lui sont propres ; elle est pour lui un but et non pas un simple moyen. Il est vrai qu’en vertu de la règle posée dans le chapitre précédent, l’exportation déterminera indirectement une importation correspondante, mais c’est là un résultat qui tient à des causes économiques indépendantes de la volonté des exportateurs.

En sens inverse, le second système qui assimile un grand pays à un marchand n’achetant que pour revendre et trouvant son bénéfice dans la supériorité du prix de vente sur le prix d’achat, n’est pas plus exact. Quelle idée singulière de prétendre mesurer les bienfaits de l’échange et du commerce, soit entre pays, soit entre particuliers, par les profits des commerçants ! On ne remarque pas que les profits que ceux-ci en retirent constituent, au contraire, une charge pour les producteurs et les consommateurs, charge légitime puisqu’elle correspond à un service rendu, mais qui n’en est pas moins à déduire des avantages de l’échange. Apprécier les avantages du commerce d’après les profits perçus par les commerçants, c’est, dit très bien Cairnes, comme si l’on voulait apprécier les bienfaits de l’instruction par les traitements ou honoraires payés aux instituteurs.

En réalité les avantages du commerce international ne sont pas susceptibles d’être calculés par des opérations d’arithmétique : ils ne sont pas mesurables en argent. Ils sont complexes et il faut les chercher à la fois, et suivant les cas, soit du côté des importations, soit du côté des exportations.

Voici d’abord ceux des importations :

Accroissement de bien-être, dans le cas où il s’agit de richesses que le pays ne saurait produire à raison de son sol ou de son climat, par exemple les denrées coloniales pour les pays d’Europe, le vin pour l’Angleterre, le sel pour la Norwège, le cuivre pour la France, la houille pour la Suisse, etc.[1]

Économie de travail dans le cas où il s’agit de richesses qui, bien qu’elles pussent être produites par le pays importateur, ne pourraient l’être qu’avec plus de frais que dans le pays d’origine, parce que celui-ci se trouve dans des conditions de supériorité naturelle ou acquise. La France, par exemple, pourrait bien faire elle-même ses machines et elle en fait de très belles, mais elle a souvent plus d’avantage à les faire venir d’Angleterre ou des États-Unis, ces pays non seulement étant mieux approvisionnés par la nature de fer et de houille, mais ayant un outillage mécanique plus développé[2].

Cet avantage de l’échange international suppose ordinairement une infériorité productive chez le pays qui importe : ce n’est point pourtant une condition nécessaire. Un pays peut avoir avantage à se procurer par l’importation certaines richesses, alors même qu’il serait en mesure de les produire dans des conditions plus favorables que le pays qui les lui vend. Supposons que les Antilles puissent produire du blé dans des conditions plus favorables que la France, par exemple avec 3 journées de travail par quintal au lieu de 6, ne semble-t-il pas qu’il serait plus avantageux pour elles, en ce cas, de produire directement leur blé plutôt que de le faire venir de France ? — Et cependant il est très possible que les Antilles trouvent leur compte à importer leur blé de France. Il suffit de supposer qu’elles trouvent le moyen de payer ce blé français avec une denrée qu’elles pourront produire dans des conditions encore plus favorables que le blé, par exemple, avec du sucre qui ne leur coûtera qu’une journée de travail. Il est clair que cette opération leur sera très avantageuse, puisqu’elle leur procurera la même quantité de blé avec un travail trois fois moindre.

Un pays pourrait donc être supérieur de tous points à ses voisins et avoir néanmoins intérêt à importer leurs produits. Même en ce cas, il trouverait avantage à se consacrer à la production des articles pour lesquels sa supériorité est la plus grande et à les offrir à ses voisins moins privilégiés pour se procurer en échange les produits pour lesquels sa supériorité, quoique réelle encore, est pourtant moins marquée. En ce cas, il est vrai, l’exportation ne sera plus qu’un moyen, do ut des.

Quant à l’exportation, ses avantages sont les suivants :

1° Tirer partie de certaines richesses naturelles ou forces productives qui seraient inutiles ou du moins surabondantes si elles ne trouvaient un débouché au dehors. Sans l’exportation, le Pérou ne saurait que faire de son guano ou de ses nitrates, l’Australie de ses laines, la Californie de son or, l’Espagne de ses vins.

2o Développer son industrie nationale, car nous savons que la division du travail et les progrès de la grande production sont en raison de l’étendue des débouches (Voy. ci-dessus, p. 201). L’Angleterre, si elle n’avait exporté dans le monde entier, n’aurait pu pousser aussi loin qu’elle l’a fait les perfectionnements de son outillage industrie).

3o Étendre sa suprématie commerciale, économique, politique et même intellectuelle. Car vendre aux pays étrangers, c’est se faire d’eux, au sens moral comme au sens commercial de ce mot, des clients. C’est prendre d’ailleurs vis-à-vis d’eux la situation de créancier qui est toujours plus avantageuse que celle de débiteur.

Ce dernier avantage est celui que les nations d’Europe et d’Amérique se disputent avec le plus d’avidité. C’est pourtant justement celui qui, au point de vue de l’économie universelle, a le moins de valeur, car c’est le seul parmi tous ceux que nous venons d’énumérer qui ne puisse pas être réciproque. Il implique nécessairement que l’un des pays coéchangiste gagnera aux dépens de l’autre et par conséquent il suppose un état de lutte, un mode de conquête, tandis que les autres avantages peuvent parfaitement être communs à tous les peuples et fortifier leur union. On voit avec quelles restrictions il faut accepter la maxime de Montesquieu : « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix[3] » !

  1. Beaucoup de pays d’Europe ont un territoire trop limité pour nourrir leur population. Déjà l’Angleterre, pour nourrir sur son île étroite sa population chaque jour grandissante, est obligée de demander à l’importation plus de la moitié de ce qu’elle consomme en céréales, viandes, boissons, etc. C’est là, du reste, un fait général et qui ne fait que s’accentuer avec le temps au fur et à mesure que la population des pays d’Europe s’accroîtra, il faudra bien que ceux-ci fassent venir de l’étranger une quantité de plus en plus considérable d’aliments.
  2. Cet avantage-là est le seul que l’on reconnaisse à l’échange international dans la théorie classique. Bastiat le formulait en ces termes « obtenir une satisfaction égale avec moins d’efforts », et Stuart Mill dans une formule un peu différente, mais la même au fond « obtenir un emploi plus utile des forces productives du monde ». Et en effet tel est bien l’avantage de l’échange entre individus, tel que nous l’avons expliqué (Voy. p. 211) c’est comme un élargissement de la division du travail. Mais ce point de vue est insuffisant et même inexact pour l’échange international, car, comme nous le verrons, chaque peuple, loin de tendre à une division du travail de plus en plus marquée, cherche et doit chercher à réaliser son autonomie économique.
    Les frais de production ne peuvent pas non plus servir de norme dans l’échange entre nations comme ils le font d’ordinaire dans l’échange entre individus. En effet si la concurrence ramène généralement la valeur aux frais de production, c’est seulement en admettant que le travail et le capital se transporteront instantanément là où ils sont le plus demandés. Or cette hypothèse, qui n’est déjà qu’imparfaitement réalisée dans l’intérieur d’un même pays, devient absurde dans les rapports internationaux. Il s’agit donc de rechercher comment se réglera le rapport des valeurs échangées entre deux pays, et ce difficile problème, dit des « valeurs internationales », est longuement traité par Ricardo, Stuart Mill (Principes, tome II, liv. III. ch. 18), Cairnes (Some leading Principles liv. III, ch. 3) et Cournot (Principes mathématiques de la théorie des richesses, ch. 12).
  3. Esprit des lois, liv. XX, ch. 11.