Principes d’économie politique/II-2-VI-IV

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IV

COMMENT LE COMMERCE INTERNATIONAL PORTE NÉCESSAIREMENT PRÉJUDICE À CERTAINS INTÉRÊTS.


Il ne faudrait pas conclure de ce que nous venons de dire que le commerce international ne peut avoir que des avantages pour tout le monde. Ce serait mal comprendre ses effets. Il résulte de l’explication même que nous avons donnée que l’importation a pour but et pour résultat l’économie d’une certaine quantité de travail. Or, étant données nos sociétés fondées sur la division du travail, on ne saurait économiser une certaine quantité de travail sans rendre inutile une certaine catégorie de travailleurs. Le commerce avec la Chine est un avantage pour les consommateurs et pour la France en général, puisqu’il lui permet de se procurer des soies avec moins de dépenses et moins de travail : mais les agriculteurs et travailleurs des Cévennes qui vivaient de cette industrie, se trouvent en quelque sorte expropriés.

Il est bien vrai, comme nous l’avons expliqué déjà (pp. 290-291), que toute importation nouvelle tend à déterminer une contre-exportation correspondante et que les soies de Chine seront payées, par exemple, avec des articles de Paris qu’il faudra produire à cet effet. Mais il ne faut pas oublier que les soies importées de Chine représentent évidemment une valeur moindre que les soies françaises qu’elles ont remplacées dans la consommation sans cela, elles n’auraient pu se substituer à elles sur le marché. Elles représentent par exemple une valeur de 100 millions seulement, tandis, que la production séricicole française représentait une valeur de 120 millions. Donc pour faire face à cette importation par une contre-exportation équivalente, il suffira que l’industrie parisienne envoie à la Chine (ou ailleurs) pour 100 millions d’articles de Paris. Le résultat final sera donc bien une diminution de 20 millions pour la production indigène, représentant une diminution de travail correspondante.

N’y aurait-il d’ailleurs d’autre effet produit qu’un déplacement de travail — celui-ci saute aux yeux, — il n’en constituerait pas moins un préjudice grave pour certaines classes de la population. Il est clair que les fabricants de soie des Cévennes, ne pouvant pas convertir leurs Statures en fabriques d’articles de Paris, devront perdre les capitaux engagés dans leurs usines sous la forme de capitaux fixes ; et comme les fileuses qu’ils employaient ne peuvent pas non plus aller faire de la bimbeloterie pour les Chinois, il n’est pas sûr qu’elles trouvent un autre métier. C’est donc la ruine pour les premiers, le chômage et la misère pour tes seconds.

On peut faire valoir toutefois certaines circonstances atténuantes. On peut dire, de même que pour les machines (Voy. pp. 143-144), que le commerce international, par ses conséquences indirectes, pourra augmenter la quantité de travail qu’il avait commencé par diminuer, et cela de deux façons différentes :

1° Parce que l’abaissement des prix, résultant du libre-échange lui-même, entraînera un accroissement de consommation et par conséquent un accroissement de production. Par exemple la baisse des soies fera que nous en consommerons davantage[1]. En admettant même que cette demande accrue ne porte que sur les soies de Chine et non sur les soies françaises, il faudra néanmoins, pour payer cette importation grossissante, une exportation grossissante aussi d’articles de Paris, représentant non plus seulement 100 millions comme tout à l’heure, mais peut-être 120 millions comme auparavant ;

2° Parce que l’abaissement des prix, en diminuant les dépenses des consommateurs sur un article déterminé, peut leur permettre de reporter l’économie ainsi réalisée sur d’autres dépenses ou de la placer. Par conséquent, tout ce qui est enlevé au travail d’un côté peut aller par une autre voie, sous forme d’épargnes ou de dépenses nouvelles, alimenter d’autres industries et il est possible qu’en définitive le travail national n’y perde rien.

Ce n’est pas seulement l’importation, mais l’exportation elle-même qui peut avoir certains effets fâcheux. Par exemple, les pays qui exportent régulièrement leur blé et leur fourrage, comme la Russie, finissent par appauvrir leurs terres de tous les éléments fertilisants que ces récoltes enlèvent au sol ; c’est comme s’ils exportaient petit à petit la terre elle-même. Le Pérou, qui a déjà exporté tout son guano et qui est en train d’exporter tous ses nitrates, dévore les réserves fertilisantes de l’avenir.

  1. Et pourtant l’expérience a démontré qu’une baisse dans le prix des soies peut entraîner, au contraire, une diminution de la consommation, parce qu’alors les femmes élégantes la dédaignent et n’en portent plus.