Principes d’économie politique/III-I-I-II

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II

POURQUOI CE MODE DE RÉPARTITION NE PARAIT PAS CONFORME À L’IDÉE DE JUSTICE.


Telle est la façon dont les économistes expliquent et justifient le mode actuel de répartition des richesses. L’explication est bonne : la justification ne l’est pas : elle n’est même pas exempte d’une certaine ironie.

Voici un ouvrier mineur qui est payé 4 francs par jour, soit 50 centimes par heure, pour extraire du charbon, et voici un pianiste qui est payé 12.500 francs pour jouer deux ou trois morceaux dans un concert[1]. Si l’on demande pourquoi le premier est payé dix mille fois moins que le second, l’école de Bastiat nous répondra hardiment : « Parce que celui-ci rend à la société un service dix mille fois plus grand que celui-là… et la preuve, c’est que la société consent à le payer dix mille fois davantage. Elle peut avoir tort, mais nous ne pouvons apprécier la valeur des services rendus que par le prix que la société leur attribue[2] ».

Soit ! mais ne dites pas alors que le mode de répartition est fondé sur une idée de justice. Dites que les produits, les services, les travaux les plus utiles aux hommes, à commencer par le travail manuel, peuvent n’avoir presqu’aucune valeur d’échange et par conséquent laisser dans la misère ceux qui n’ont que cela à offrir sur le marché, tandis au contraire que tels produits des plus futiles, tels travaux ou plutôt, car ils ne méritent même pas ce nom, tels actes qui ne procurent que la plus fugitive ou parfois la plus immorale jouissance peuvent être recherchés à prix d’or et assurer la fortune de ceux qui savent les offrir. Dites encore que tout cela est inévitable et naturel parce que c’est la conséquence de la loi de la valeur telle que nous l’avons exposée et qui est une loi naturelle, nous le voulons bien, mais il faut se hâter d’ajouter que précisément parce qu’elle est une loi naturelle elle est absolument amorale : elle est aussi étrangère à toute préoccupation de moralité ou de justice que n’importe quelle autre loi naturelle, celle de la gravitation qui nous entraîne ou celle qui fait « lever le soleil sur les bons comme sur les méchants »[3].

Quand un lord anglais, propriétaire de vastes terrains situés dans Londres, permet à des entrepreneurs d’y bâtir des maisons moyennant un prix de location qu’il élève d’ailleurs à chaque renouvellement de bail, en raison de la hausse des terrains et des loyers, il est facile d’admettre que sa rémunération, qui s’élève peut-être à plusieurs millions de livres sterling, est déterminée très naturellement par la loi de l’offre et de la demande, mais il n’est pas aussi facile de voir en quoi cette rémunération est proportionnelle « au service rendue » ou si l’on insiste pour qualifier de service le fait d’avoir permis aux gens de loger sur son terrain, on ne voit pas très clairement en vertu de quel principe de justice ou d’utilité sociale le noble lord a pu être investi de l’agréable privilège de pouvoir rendre à ses semblables des services si chèrement payés.

Enfin quant à l’hypothèse admise par l’école libérale d’un régime de liberté absolue dans lequel la concurrence agirait comme un correctif, ramenant sans cesse la valeur de tous les produits aux frais de production — cette hypothèse n’est jamais réalisée.

Il suffit de remarquer en effet :

1° Que la loi de la concurrence ne fonctionne jamais que très incomplètement, et qu’à vrai dire c’est plutôt le monopole qui est la règle. L’exemple que nous avons donné peut s’appliquer, mutatis mutandis, dans un nombre innombrable de cas. Tout homme riche l’est parce qu’il jouit de quelque monopole de fait dû à sa situation sociale, ou à ses qualités physiques ou intellectuelles, ou à l’emplacement qu’il occupe à titre de propriétaire, ou au simple fait de priorité et de position acquise.

2° Que même là où la loi de la concurrence fonctionne, elle n’empêche pas des rémunérations très inégales par suite du phénomène de la rente que nous avons étudié à propos des valeurs. Nous savons que de deux agriculteurs qui ont pris exactement la même peine et qui apportent sur le marché des sacs de blé exactement de même qualité, l’un touche une rente beaucoup plus élevée que l’autre (Voy. p. 75). Chaque automne dans le sud-est de la France, nous voyons des viticulteurs faire d’énormes fortunes en vendant, au prix courant de 13 à 20 francs l’hectolitre, des vins qui, grâce à la fertilité prodigieuse de leurs terres, représentent 5 à 6 fr. de frais de production. Et les cas de rente se rencontrent partout.


Mais si les injustices du mode de répartition existant sautent aux yeux, au point de vue de l’utilité sociale il se défend beaucoup mieux et reste à savoir si on peut en réaliser un meilleur. Or ceci est une tout autre question !

Il ne faut pas oublier d’abord que l’organisme économique forme un tout, que le mode de répartition est indissolublement lié au mode de production, que l’on ne saurait toucher à l’un sans toucher à l’autre et que tel mode de répartition même très supérieur au mode existant au point de vue d’une justice idéale, devrait être rejeté sans hésitation s’il devait avoir pour résultat de tarir les sources de la production — car à quoi servirait aux hommes que les richesses fussent plus également réparties si tous devaient être plus pauvres qu’aujourd’hui ?

Il ne faut pas oublier non plus que si la justice est un bien très précieux pour les hommes, inestimable même — fiat justitia ! ruat cœlum ! — cependant il est aussi pour l’homme d’autres biens très précieux et très nobles, par exemple la liberté, et que ce serait payer trop cher un mode de répartition plus équitable que de le payer au prix de ce bien-là — car à quoi servirait aux hommes que les richesses fussent plus également réparties si tous devaient être plus dépendants qu’aujourd’hui ?

Toute la question c’est donc de savoir si le mode existant présente, mieux que tout autre mode, les deux conditions que nous avons posées comme conditions sine qua non de toute répartition des richesses.

En ce qui concerne la première, stimuler l’activité productrice, il paraît difficile de nier que le régime actuel ne la remplisse assez bien. Il suffit de voir les résultats, c’est-à-dire le prodigieux accroissement de richesse qui caractérise notre temps. Théoriquement d’ailleurs, que peut-on imaginer de mieux pour pousser au maximum l’activité individuelle sinon de dire à chaque homme : « Fais ce que tu pourras ou ce que tu voudras : ce que tu auras produit t’appartiendra, tâche d’en tirer le meilleur parti possible. Tant mieux pour toi si ta part est belle, tant pis si elle est exiguë » ?

Du reste les socialistes eux-mêmes ne contestent pas que le régime capitaliste n’ait énormément accru les forces productrices. Ils se bornent à dire que ce régime a fait son temps et qu’il est en train de périr précisément d’un excès de production (Voy. ci-dessus, p. 180). D’ailleurs ils nous garantissent la plus merveilleuse multiplication de richesses si l’on adopte leurs systèmes, mais nous verrons que rien ne justifie ces affirmations optimistes et qu’au contraire il y a toute probabilité pour que la suppression ou la mutilation de la propriété individuelle — par exemple, la suppression du droit de disposer : vendre, louer ou prêter — n’entraînât un relâchement correspondant de l’activité individuelle.

Quant au second point, sauvegarder la liberté individuelle, ici les socialistes ont plus beau jeu. Ils n’ont pas de peine à montrer que dans nos sociétés la liberté est un bien plus souvent réservé, comme tous les autres, aux riches qu’aux pauvres et que la misère est, par elle-même et par ses conséquences, une servitude. Mais enfin le système de répartition actuel a ceci de bon, au point de vue de la liberté, qu’il n’exige pas l’intervention d’une autorité distributive : le législateur n’a pas à faire les parts, puisque chacun se fait lui-même la sienne en la créant. S’il intervient, c’est seulement pour réprimer les écarts du mécanisme mais non pour le mettre en mouvement : celui-ci fonctionne, comme nous l’avons vu, d’une façon automatique, spontanée. Or, c’est là une grande supériorité et que ne saurait présenter aucune des solutions même les plus parfaites en théorie. Car en admettant que l’on découvre une formule de justice distributive idéale, pourra-t-on faire qu’elle opère d’elle-même, par sa vertu propre, et ne faudra-t-il pas une autorité chargée de l’appliquer en faisant à chacun sa part, comme la mère de famille coupe à chaque enfant sa part de gâteau ? Et la réglementation dans la répartition n’entraînera-t-elle pas forcément la réglementation dans ta production et dans le travail ? L’autorité quelconque chargée de la répartition pourra-t-elle, au jour de la moisson, mesurer à chacun sa gerbe si elle a d’abord laissé à chacun la liberté de semer et de labourer à son gré ? Cela est peu vraisemblable[4].

Le problème se pose donc ainsi : tâcher de faire régner plus de justice dans la répartition des richesses, sans entraver et au contraire en augmentant le développement de la production, — sans sacrifier et au contraire en accroissant la liberté d’initiative des individus. Et posé en ces termes, le problème n’est pas facile à résoudre. Il ne le sera pas par une formule quelconque, mais par une application persévérante dans les petites choses. Il faut accepter ce monde tel qu’il est, bon et mauvais à la fois, et travailler de notre mieux à éliminer les causes d’injustice qu’il recèle et à développer les germes de justice qu’il contient. Or cela est certainement possible. Quel que soit ce monde et quelques défauts qu’on lui trouve, il n’a pas du moins celui d’être pétrifié : il se transforme sans cesse et on ne saurait démontrer, à moins d’y mettre beaucoup de parti pris, qu’il se transforme seulement de mal en pis.


  1. « L’illustre pianiste Paderewsky vient de signer un engagement aux États-Unis : il donnera cent concerts et touchera 1.250.000 francs (soit 12.500 francs par concert). Il vient de recevoir un cachet de 35.000 francs pour une seule audition à Chicago (Extrait de journaux américains de 1895).
  2. Et on ne manquera pas de rappeler à ce propos le mot de je ne sais quelle cantatrice, répondant à l’impératrice Catherine qui se plaignait qu’elle osât demander un traitement plus considérable que celui de ses maréchaux : « Hé bien ! faites chanter vos maréchaux »
  3. Et encore notre exemple est-il plutôt favorable, car il ne s’agit que de personnes offrant sur le marché le produit de leur travail ou leurs services personnels, mais que de fois dans nos sociétés l’on voit des gens qui s’enrichissent en offrant des produits ou des services qui ne sont point du tout leurs produits ni leurs services !
  4. Les anarchistes nous assurent pourtant que toute autorité distributive sera inutile et nous promettent une liberté auprès de laquelle celle d’aujourd’hui n’est qu’une effroyable servitude ; mais, de leur propre aveu, leur thèse suppose deux postulats miraculeux ;
    1° Surabondance de tous les produits en telle quantité que personne n’ait plus intérêt à se les disputer ;
    2° Bonne volonté entre tous les hommes réalisée simplement par un changement du milieu social.