Principes d’économie politique/III-I-I-I

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LIVRE III

LA RÉPARTITION




PREMIÈRE PARTIE

LES DIVERS MODES DE RÉPARTITION

CHAPITRE PREMIER

LE MODE EXISTANT

I

DE QUELLE FAÇON S’OPÈRE LA RÉPARTITION DES RICHESSES.


Si toute richesse restait à titre définitif entre les mains de celui qui l’a produite, la question de la répartition ne se poserait pas. La règle à chacun le sien : cuique suum, s’appliquerait par la force des choses, chacun gardant pour soi la chose même qu’il a faite.

Mais un semblable régime, qui exclurait par hypothèse tout échange et toute division du travail, serait incompatible avec toute vie sociale. Même chez les sauvages qui vivent de chasse ou de pêche, il n'est jamais absolument réalisé. Et dans nos sociétés quelle singulière répartition, si l’on disait au boulanger ou au cordonnier : vous avez produit tant de pains ou de paires de chaussures, c’est bien : gardez-les : ce sera votre part !

Stanley Jevons compare l’opération productive, dans laquelle viennent se combiner tous les éléments de la production, à la cuisine des trois sorcières de Macbeth qui jettent et agitent dans leur chaudron les substances les plus hétérogènes pour composer leur infernale mixture. Par quelle analyse subtile arriverions-nous à reconnaître dans cette combinaison la part que chacun y a versée ? Dans toute société civilisée nous voyons chaque individu jeter sans cesse dans le torrent de la circulation, par la vente de ses marchandises ou le louage de ses services, toutes les valeurs qu’il a pu produire et sans cesse aussi en retirer, sous forme de revenus divers, d’autres valeurs. Toute la question de la répartition, c’est de savoir si chacun retire de la masse une somme de valeurs équivalente à celle qu’il y a mise ?

Les économistes répondent affirmativement. Ils affirment que dans une société où la liberté du travail et la liberté des conventions seraient absolument réalisées — ce qui n’est pas d’ailleurs le cas dans nos sociétés modernes, par suite du protectionnisme, des monopoles légaux, des règlements de toute espèce — et toute part faite aux accidents et aux imprévus inséparables des choses humaines, chacun retirerait le juste équivalent des valeurs qu’il aurait créées.

Voici en fait comment les choses se passent. Chacun de nous offre sur le marché ce qu’il possède : — le propriétaire, les récoltes de sa terre, — le fabricant, les produits de son usine[1], — et celui qui ne possède ni terre ni capital, offre ses bras ou son intelligence. Ces produits ou ces services se vendent au prix fixé sur le marché par la loi de l’offre et de la demande ce qui revient à dire, si nous nous reportons aux explications données sur la valeur (p. 77), qu’ils se vendent plus ou moins suivant qu’ils répondent à des désirs plus ou moins intenses du public. Par conséquent c’est le public qui, par le prix qu’il attribue à nos produits ou à nos services, fixe lui-même la part qui nous revient, et c’est ce prix qu’il consent à nous payer qui — sous les noms divers de salaire, ou d’honoraire, ou de loyer, ou de prix de vente quelconque — constitue notre revenu.

Or n’est-il pas conforme à l’utilité sociale et même à la justice que les biens les plus désirés et les plus rares — c’est-à-dire qui répondent aux plus pressants besoins de la société et qui sont encore en quantité insuffisante pour y satisfaire — aient aussi le plus de valeur ? La loi de l’offre et de la demande qui règle cette valeur n’a-t-elle pas pour résultat d’attribuer à chacun l’équivalent du produit qu’il a créé ou des services qu’il a rendus, et cette équivalence n’est-elle pas mesurée de la façon la plus impartiale et la moins arbitraire par l’échange sur le marché, c’est-à-dire par de libres contrats ? Le public, en attribuant à mes produits un prix élevé ou aux vôtres au contraire un prix vil, ne mesure-t-il pas exactement par là le degré d’importance, le degré d’utilité sociale qu’il attribue à nos produits ou à nos travaux respectifs ? — Il n’est pas bon juge, dira-t-on peut-être. Et qui donc le sera mieux que le consommateur ?

Les économistes font remarquer de plus que la concurrence tend toujours à corriger les inégalités et les injustices qu’un pareil régime pourrait entraîner, car s’il arrive que mes produits ou mes services se trouvent cotés à un prix exagéré, immédiatement une foule de rivaux, désireux de profiter de cette bonne aubaine, se précipitera dans la même industrie ou la même carrière que moi et ne tardera pas, par la multiplication de l’offre de ces mêmes produits ou de ces mêmes services, à en ramener la valeur au niveau des frais de production, c’est-à-dire de la peine prise et des dépenses effectuées. Et cela n’est-il pas juste ?

  1. Inutile de faire remarquer que ces mots : sa terre, son usine, impliquent déjà l’existence de la propriété individuelle qui a pourtant besoin d’être elle-même justifiée, comme nous le verrons plus loin.