Principes de la science sociale/39

La bibliothèque libre.
Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. 33-60).


CHAPITRE XXXIX.

DE L’ACCUMULATION

§ 1. — Le pouvoir d’accumulation dans le monde naturel et dans le monde social est en raison de la circulation.

La consommation et la production sont toujours égales. Comment, va-t-on se demander, pourra-t-il y avoir accumulation ? Puisque c’est la demande qui stimule l’offre, plus il y aura application du stimulant et plus s’accroîtra le développement des facultés humaines, — plus s’accroîtra le pouvoir de consacrer le temps et l’intelligence à la construction de machines nécessaires pour soumettre à l’usage de l’homme les forces inépuisables de la nature qui partout l’entourent, attendant qu’il y ait demande de leurs services. L’arc et le canot soumettent à Crusoé certaines de ces forces et dans ce pouvoir il trouve la richesse. Les instruments qui loi ont servi à l’acquérir constituent autant de parties de son capital.

Au commencement de son séjour dans l’île, la nourriture était rare, et même une fois acquise il trouvait de la difficulté à la préparer pour la consommation. Il n’avait conséquemment que peu de loisir pour fabriquer des arcs, des flèches, des canots, ou tout autre appareil pour appeler la nature à son aide. Ce premier pas fut, comme c’est l’ordinaire, d’une difficulté extrême. Une fois accompli cependant, chacun de ceux qui suivirent furent de plus en plus faciles. La nourriture lui coûtant maintenant moins d’efforts, sa valeur diminue comparée à celle du travail, laquelle, de son côté, augmente dans la comparaison, et en même temps plus s’accroît la valeur de ce dernier, plus s’accroît la proportion disponible pour la construction d’appareils qui assureront encore plus de pouvoir sur les services de la nature. Mieux vêtu, mieux logé, la dépense de forces physiques est moindre en même temps que la nourriture abonde au point de le mettre en état maintenant de réparer cette dépense et même de fournir à une dépense qui serait plus considérable.

Les besoins de l’homme et ses forces sont ainsi deux termes qui sont toujours en raison inverse l’un de l’autre, et marchent toujours dans des directions opposées. Les deux combinés donnent une quantité constante, — l’un représentant le pouvoir de la nature sur l’homme, et l’autre le pouvoir de l’homme pour soumettre et diriger les forces de la nature. Plus s’élèvera le moment (comme on dit en statique) acquis par l’un et moindre sera la résistance de l’autre ; d’où il suit que le mouvement de la société est toujours un mouvement à vitesse constamment croissante, — soit qu’elle progresse dans le sens de la civilisation comme c’est le cas pour le nord de l’Europe en général ; ou qu’elle marche dans la direction contraire comme c’est le cas pour la Grande-Bretagne et les États-Unis.

Mieux logé, Crusoé travaille avec plus de continuité, son pouvoir d’accumuler s’en accroît. La pluie, l’extrême chaleur le forçaient naguère à se réfugier dans une grotte privée de jour ; désormais il peut, au logis, travailler sans interruption à l’heure du grand soleil et quand il pleut. Il continue dans cette voie et il se trouve que chaque addition à son capital n’a été qu’un instrument pour acquérir un capital nouveau et plus considérable ; en même temps que s’est abaissée la valeur de toutes les accumulations précédentes, et que s’est élevée la proportion de temps et d’intelligence à donner à la construction d’instruments qui permettront un nouveau développement de pouvoirs.

Dans le monde physique que voyons-nous ? Le pouvoir d’accumulation y est en raison directe de la vitesse de la circulation. Pour qu’il y ait mouvement, il faut la chaleur, et comme la chaleur la plus forte se trouve entre les tropiques, c’est aussi là que se rencontre la vie la plus luxuriante, végétale et animale, — à côté de la succession la plus rapide de composition et de décomposition, de production et de consommation, connue dans le monde matériel.

Passons aux zones glaciales ; chaleur, force, mouvement tout en décroissance jusqu’à ce qu’enfin on ne rencontre plus que le lichen dans le règne végétal et l’ours dans le règne animal. En concordance avec l’accroissement de population et de richesse la société montre un accroissement rapide de mouvement et de force, en même temps que s’accroît la promptitude avec laquelle la consommation suit la production et que s’accroît le pouvoir d’accumulation à quoi correspond une baisse dans la valeur de tout le capital qui a été accumulé. À chaque pas dans une direction contraire, nous voyons décliner le mouvement et la force, un affaiblissement du pouvoir d’accumulation, une hausse dans la valeur de toutes les accumulations précédentes ; c’est le spectacle que nous présentent la Turquie, la Perse et l’Inde, et toutes les sociétés du monde qui sont en décadence.

§ 2. — Le capital est l’instrument à l’aide duquel l’homme est en état d’approprier à son service les forces naturelles. Le pouvoir d’association s’accroît d’autant que l’homme acquiert plus d’empire sur l’instrument. Il décroît d’autant que l’instrument prend d’empire sur l’homme.

Qu’est-ce cependant que le capital ? Pour réponse nous renvoyons le lecteur au précédent chapitre, au cercle de production et de consommation : L’aliment consommé pour produire l’homme, l’homme produisant l’arc et le canot, ceux-ci produisant l’aliment, et l’aliment entretenant et développant les pouvons physique et intellectuel de l’homme. Pour qu’il ait mens sana, il faut en premier lieu corpus sanum. Les misérables Esquimaux tous absorbés à la recherche de l’aliment, ne donnent que peu de temps au développement des facultés qui distinguent l’homme de la brute dont il doit commander les services ; — aussi restent-ils très-peu au-dessus d’elle.

L’aliment consommé par Crusoé était un capital, le résultat d’un effort physique et intellectuel. A-t-il cessé d’être un capital ? Certainement non. Au contraire, il a assumé une donne plus élevée, celle de force physique et intellectuelle. Il reparaît sous la forme d’un arc, à la construction de laquelle cette force a été appliquée. Il reparaît de nouveau sous la forme d’un plus grand approvisionnement d’aliments de meilleure qualité — et, en permettant à l’homme de donner plus de temps et d’intelligence à l’étude de la nature et de ses forces, il favorise l’accumulation ultérieure de capital sous la forme de cette intelligence plus haute qui sert à l’homme à forcer l’eau et le vent de faire son travail, et à acquérir cette domination sur la nature qui constitue la richesse. Le capital est l’instrument qui sert à acquérir cette domination. Il existe à un moment sous la forme d’aliment, à un autre sons celle de forme musculaire et intellectuelle, à un troisième moment sous celle d’arcs, de flèches, de canots, de navires, de champs, de maisons, de hauts-fourneaux et d’usines. Chaque augmentation de pouvoir sur l’instrument est suivi d’un accroissement correspondant du pouvoir de l’homme pour l’association, du développement de ses facultés individuelles, et de son pouvoir pour un progrès ultérieur. Chaque augmentation du pouvoir de l’instrument sur lui est suivie d’effets contraires, — le pouvoir d’association décline et il y a diminution constante de la vitesse de mouvement, du développement d’individualité, et du pouvoir d’accumulation ultérieure.

§ 3. — La proportion du capital mobile, relativement au capital fixe, va décroissant — et cette décroissance est un signe de civilisation en progrès. Le commerce se développe avec ce changement relatif.

Le sauvage vit errant sur d’immenses surfaces qui suffisent à peine à le nourrir, même à l’aide de l’arc et du canot. Un autre progrès de la société consiste à apprivoiser le bœuf ; on emploie la vache à convertir l’herbe en un aliment pour la consommation de l’homme. Comme le sauvage cependant, le pasteur vit errant, changeant de lieu avec son troupeau dès que l’herbe commence à manquer. Son capital consiste en tentes, bétail grand et petit, et autres utilités mobiles parmi lesquelles les plus importantes sont les armes qui servent à sa défense. Enfin, cependant il acquiert le pouvoir de contraindre la nature à faire le travail qu’il lui impose ; il devient laboureur et dès lors il trouve plus que par le passé une demande continue pour ses facultés. Forcé pourtant de cultiver les sols les plus pauvres, et de se tenir toujours en garde contre les attaques de ses semblables, nous le voyons presque partout occuper les pays montagneux et se donner beaucoup de peine qui n’est que peu récompensée. Avec le temps néanmoins — et ses instruments se perfectionnant — il se trouve en état d’aborder la culture de sols plus riches — dont le rendement paye mieux son travail. La dépense de ses forces que demande son entretien présant va diminuant constamment, tandis que d’un autre côté vont s’accroissant la proportion de travail qu’il peut appliquer à préparer la terre pour l’usage futur, et la vitesse avec laquelle son capital augmente.

Le rapport qui existait entre le capital mobile et le capital fixe tend désormais à diminuer de jour en jour. Le pouvoir de combinaison s’accroissant, la personne et la propriété étant mieux gail a moins à se servir de la lance et de l’épée. Les sols plus riches produisant largement, il est moins dépendant de ses troupeaux. Les échanges sur place devenant plus nombreux, puisqu’il a appelé près de lui le tailleur et le cordonnier, il a moins besoin de chevaux. Le fileur, le tisserand, le mineur et le fondeur de minerais s’étant rapprochés de lui, il est moins dépendant des navires et du roulage. En devenant capables de commander les services de la nature, il est moins dépendant des chances et des variations du temps, et moins dans l’obligation de conserver de grandes masses de grains comme approvisionnement contre les mauvaises récoltes. Chacun de ces changements étant l’occasion d’une nouvelle demande adressée à ses facultés intellectuelles, celles-ci y répondent par une offre toujours croissante ; d’où résulte un accroissement de la force et de la promptitude dans l’application de cette force. La circulation devenant plus continue, la chaux et le granit sont tirés des carrières, on exploite les mines de houille et de métaux. La maison de pierre remplace la primitive cabane, le chemin de fer remplace la route à barrière qui avait remplacé le sentier du sauvage.

Tout progrès ayant désormais le caractère de la durée, la proportion de travail de la société requise pour ne pas la laisser périr va diminuant constamment, tandis que s’accroît la proportion de ce travail applicable à découvrir de plus en plus les trésors cachés de la terre. On extrait la houille, le fer, la chaux, la marne, le plomb, l’étain, le cuivre, de localités où leur existence n’avait point été jusqu’alors soupçonnée. On emploie le moellon et le granit à construire des bâtiments pour recevoir des machines qui font en une semaine ce qui dans les premiers âges eût demandé des siècles, — et ce sont elles qui extraient la houille et le minerai, et qui fabriquent le fer. Pour construire des fourneaux on utilise l’argile réfractaire, d’où il suit que le fer va diminuant de valeur et que s’accroît la valeur de l’homme. La terre aussi acquiert constamment de la valeur[1], — le rapport du capital fixe de la société à celui du capital mobile va croissant constamment avec accroissement de la tendance de l’activité à se localiser et de la tendance de la société à atteindre ces proportions qui combinent la puissance avec la rapidité de mouvement.

Dans la population plus nombreuse nous trouvons accroissement de pouvoir de combinaison, et accroissement de commerce. Les rouets cèdent la place au métier à filer, qui est la combinaison de centaines de rouets pour la confection de l’étoffe ; tandis que les machines à blanchir et à imprimer font autant de besogne qu’en faisaient dix mille hommes alors que l’étoffe se blanchissait aux rayons du soleil, et que la couleur ne s’appliquait qu’à la main. Là, comme partout, l’association tend au développement de l’individualité, — lequel, à son tour, facilite l’association, avec accroissement constant dans l’appréciation des bénéfices résultant de la combinaison.

Dans les premiers âges de la société la force des membres constitue le seul droit à la distinction. Les êtres faibles de bras, les faibles de sexe tombent dans l’esclavage, comme on le voit encore de nos jours chez les tribus sauvages et chez les peuples qui ne sont que purement agriculteurs. Le capital, cependant, s’accumulant, et l’homme acquérant le pouvoir de commander les services de la nature, les doigts de la femme et les facultés par lesquelles elle se distingue de l’homme sont utilisées, et la placent de plus en plus sur le pied d’égalité avec le sexe fort. Plus se perfectionne la diversité des professions, plus il y aura tendance à l’égalité entre les sexes, entre la force physique et la faiblesse physique de la race humaine. Plus est rapide l’accroissement du pouvoir sur la nature, — plus s’accroîtra la tendance à cette diversité, — plus se perfectionnera le pouvoir d’association, — et plus on arrivera à l’égalité de position. Le capital est donc le grand niveleur.

Plus s’accroît la tendance vers l’égalité, plus le mouvement social acquerra en continuité et en vitesse, et plus s’accroîtra le pouvoir d’accumuler. Le capital grossi produit plus de mouvement, et c’est ainsi que l’on voit l’homme se mouvoir avec une force constamment accélérée. Dans les premiers âges de la société, l’imprimerie n’existait pas ; les livres étaient rares et chers, — les étudiants devaient venir de loin, s’ils voulaient se familiariser avec les enseignements d’un Platon, d’un Aristote, d’un moine Bacon, ou d’un Abeilard. La science, communiquée par eux, flottait à l’entour du monde ; des siècles s’écoulaient avant qu’elle pût être fixée de manière à servir aux progrès de l’humanité. Aujourd’hui au contraire, l’imprimerie a amené partout une égalité qu’on aurait eu peine à imaginer. Aujourd’hui que tout le monde lit, les découvertes d’Aragon, de Faraday ou d’Ehrenberg ne sont pas plutôt annoncées dans leur patrie que déjà les ailes du vent les transportent sur toute la surface du globe, jusque dans les contrées les plus lointaines où elles viennent servir comme de base à de nouvelles recherches ; tendant ainsi à mettre en tous lieux l’homme à même d’acquérir un degré de plus de pouvoir sur les diverses forces de la nature — et développant en même temps la tendance vers une plus complète égalité.

La tendance au progrès est en raison de la proportion croissante du capital fixe comparé au capital mobile. À chaque nouveau développement des forces de la nature, — à chaque nouveau marais drainé, à chaque nouveau et plus puissant sol soumis à la culture, — à chaque nouvelle mine et chaque nouveau lit de marne ou de chaux exploité, — à chaque nouvelle application de la force de l’eau au service du travailleur — l’attraction locale s’accroît et l’attraction centrale diminue ; et à chaque pas dans cette voie, le lieu qu’on habite a plus en plus de charmes, — la famille est apte à graviter autour de son propre centre, — l’individualité se développe de plus en plus dans la ville ou dans la commune, — la continuité de mouvement s’établit entre tous les différents groupes, avec accroissement de force en eux, et dans la communauté supérieure dont ils ne sont que des parties.

§ 4. — La centralisation élève la proportion du capital mobile — et ce changement est un signe de civilisation en progrès. Exemples que fournit l’histoire. Augmentation du capital mobile dans tous les pays actuels de libre-échange.

La centralisation tend à accroître la proportion du capital mobile et à diminuer la proportion du capital fixe. Le grand propriétaire foncier, s’il dispose d’une force musculaire, contraint le faible à travailler pour lui ; et le droit d’agir ainsi il le regarde comme une propriété susceptible d’être achetée et vendue. Dès hommes, des femmes, des enfants sont réduits à l’état de meubles ; et c’est alors que la valeur de la terre tombe presque à rien, comme c’est le cas dans l’Inde, la Jamaïque, la Virginie, la Caroline. Dans tous ces pays les produits du travailleur ont à passer par les mains du marchand de services humains ou du marchand d’utilités avant d’être distribués, — tandis que de son côté le travailleur est obligé de les envoyer à un marché lointain avant de pouvoir les échanger. Dans un tel état de choses, presque toute la propriété est mobile.

Le chef guerrier impose à ses sujets de lourdes taxes qui sont appliquées à l’entretien de ses armées, de sa famille et au sien propre. La totalité passe des provinces lointaines dans son trésor central, où elle reste sous la forme de capital non fixé ; tandis que si son peuple n’avait point à acquitter de telles taxes, la presque totalité de ce capital se serait fixée sous la forme d’améliorations dans les petites fermes.

Le marchand crée des obstacles à tous les échanges qui ne passent pas par lui. — Plus il sépare le consommateur et le producteur, plus il s’écoule de temps entre la production des utilités et de leur consommation, et plus s’accroît la proportion du capital flottant comparée au capital fixé. Plus il y aura de coton, de grains, de sucre emmagasinés et attendant la demande, plus s’accroîtra sa part dans le prix de leur vente, et plus il pourra acheter de vaisseaux et de canons qui lui permettront d’imposer ses prétentions ; mais plus tombera la valeur de la terre en proportion de ces exigences.

L’homme qui émigre pour l’ouest achète de la terre bon marché, mais ses chevaux, son bétail, son chariot, son mobilier lui ont coûté cinq fois davantage. Le marché étant loin où envoyer ses produits, il paye le service d’autres chevaux, de charrettes, baquets, navires ; — la dépense de tout ce capital circulant se monte si haut que sa terre continue à ne valoir que peu. Le serrurier, le charpentier, le meunier, le fileur, le tisserand, viennent s’établir à côté de lui, et dès lors il a un marché plus immédiat pour ses produits, — ce qui donne à sa ferre une valeur qui représente trois fois le capital mobile[2].

L’Orient, dans les premiers âges, nous présente de pesantes caravanes traversant des contrées où abondent toutes les richesses métalliques de la terre, qui restent sans valeur. L’Afrique, à tous les âges, nous présente des files d’esclaves et des convois de chameaux chargés de poudre et d’ivoire, venant de contrées plus montagneuses et plus pauvres tandis que les sols les plus riches restent inoccupés et en friche. À Cuba, au Brésil, à la Caroline, la fortune du planteur a presque tout entière le caractère mobile ; — elle consiste en esclaves, en objets mobiliers et en produits bruts à différents degrés de préparation pour un marché lointain.

La première et la plus belle époque de l’Attique est marquée par une tendance chaque jour croissante à développer les richesses métalliques de la terre, d’où résulte la proportion décroissante du capital mobilier comparé au capital fixe. Plus tard, toutes les activités de la communauté s’adonnent à augmenter le nombre de vaisseaux, la quantité d’armes et autres objets de propriété mobilière — d’où résulte que l’homme retourne à l’esclavage et la valeur de la terre retombe à ce qu’elle était à l’époque la plus ancienne de la Grèce.

Aux premiers temps de l’Italie, la propriété principale de la Campagna (la campagne de Rome) consistait dans ses terres, son peuple était alors heureux et libre. De siècle en siècle l’aristocratie de la cité centrale s’engage dans la voie d’accroître la proportion du capital mobilier, jusqu’à ce qu’enfin les esclaves constituent à peu près tout le capital de la société — et la terre a perdu sa valeur.

Tyr et Carthage, Venise et Gênes consacrent leur activité à acquérir de la propriété mobilière ; et à mesure qu’elle s’accroît, le peuple est de plus en plus enchaîné et l’État va s’affaiblissant. L’Espagne a fait de même : chassant la population qui cultivait ses meilleures terres, elle a appliqué ses forces à créer des flottes, des armées, à avoir des armes, des canons, et pendant ce temps la terre a décliné au point de n’avoir presque plus de valeur.

De tous les pays de l’Europe, la France est certainement celui dont la politique durant une longue suite de siècles s’est montrée, la plus hostile à l’accroissement de la valeur de la terre, ou à la fixation du capital sous une forme quelconque. La preuve en est dans ce fait qu’au commencement du XVIIIe siècle le chiffre du revenu territorial n’était que de 850.000.000 de francs. Supposons le capital représenter 20 fois le revenu, il sera de 17.000.000.000[3] ; ajoutons les maisons dans les villes et les bourgs et tout le reste de la propriété fixée, la somme totale n’atteint pas 4 milliards de livres sterling. — En 1821, elle s’élève à 39.514.000.000 de francs, elle a un peu plus que doublé en cent vingt ans. Depuis le progrès acquiert une rapidité étonnante ; une évaluation faite en l’état n’a pas donné moins que 83.744.000.000 de francs, c’est-à-dire le double du chiffre de l’année 1821, le quadruple du chiffre des premières années du XVIIIe siècle. Mettons pour la propriété mobilière le chiffre de 2 milliards de livres sterling, — nous ne pouvons nous tromper de beaucoup, — la propriété mobilière, est dans le rapport de 1 à 8 avec la propriété fixe, tandis que jadis ce rapport était de 1 à 2 ou même 2 1/2[4].

Le capital de l’Angleterre, à l’époque des Plantagenets, ne consistait guère qu’en troupeaux de grand et petit bétail. Faute de débouchés à portée, les produits s’accumulaient dans une partie du royaume, tandis que dans l’autre on mourait de faim. La terre et l’homme valaient peu, mais le drap était cher. — Aujourd’hui la valeur de la propriété foncière est probablement trois fois plus grande que celle du capital flottant, résultat obtenu en dépit de la politique basée sur l’idée que des vaisseaux, des charrois et tout l’outillage du négoce donnent de plus beaux bénéfices que la terre et l’outillage de la production[5].

La politique des États-Unis, en général a été hostile à la création de capital fixe, et cela par la raison que partout elle a tendu à l’épuisement du sol à l’abandon de la terre, et à la dispersion de la population.

De temps à autre on a construit des usines et des fourneaux, foreuse des puits de mines ; mais en général ils n’ont fait que ruiner ceux à qui la société était redevable de ces travaux. Aucun pays n’a appliqué un capital si considérable au développement scolastique de la faculté humaine ; mais dans aucune société civilisée on n’a montré plus de détermination obstinée de prévenir l’application des facultés ainsi développées à tout autre objet que le barreau, la médecine, les théories, le trafic.

Les conséquences se manifestent dans ce fait que la propriété non fixée est à celle fixée dans le rapport de 3 à 5, — c’est-à-dire dans une proportion plus forte que chez toute autre nation qui peut se prétendre civilisée[6].

Un autre résultat c’est l’existence dans toute la nation d’une grande masse d’intelligence à demi-développée, n’attendant que la pratique pour exceller dans toutes les directions ; mais qui, en raison de la politique du pays, est tenue à l’état flottant toujours prête pour n’importe quel emploi, au dehors ou sur place, qui donne à ceux en qui elle réside, la nourriture et le vêtement : ce qui explique comment Mexico, la Californie, les Indes Occidentales et l’Amérique Centrale, ont été et sont le théâtre de tant d’entreprises dignes de pirates[7].

Le premier désir et le plus grand besoin de l’homme est de s’associer avec ses semblables. Plus se perfectionne la facilité de coopération, plus se développent les facultés individuelles et plus s’accroît le pouvoir de soumettre au service de l’homme les grandes forces dont il est partout entouré ; plus s’accroît la tendance à passer des sols pauvres à ceux de qualité supérieure, et de la simple appropriation des matériaux qui se trouvent à la surface de la terre à l’exploitation de la bouille, du fer, cuivre et autres métaux, de la chaux, de la marne et des autres trésors que recèle le sein de la terre, plus le travail obtiendra de rémunération ; moins il s’écoulera de temps entre la production et la consommation, et plus seront rapides les accumulations de la société, en même temps que s’accroîtra constamment dans ces accumulations la proportion du capital fixé au capital flottant. À chaque pas dans cette direction, le pouvoir du soldat et du trafiquant tend à diminuer, tandis que chez ceux qui vivent par le travail du corps ou de l’intelligence, s’accroît le pouvoir de décider pour qui ils travailleront et quelle sera leur rémunération ; — liberté et commerce grandissant de concert. Tel est le cours des choses, dans les pays qui prennent exemple sur la France ; c’est exactement le contraire dans ceux qui prennent exemple sur l’Angleterre.

§ 5. — La proportion du capital fixe s’élève à mesure qu’il s’opère rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées. — Elle s’abaisse avec l’écart entre ces prix.

La civilisation croît en raison de la proportion accrue du capital fixe comparé au capital flottant.

Cette proportion tend à croître en raison de la rapidité de circulation, — production et consommation se suivant de plus près l’une l’autre.

La circulation croit en rapidité à mesure que les prix des utilités tendent de plus en plus à se rapprocher, — la valeur |du travail, celle de la terre et des produits bruts se mettant en hausse et celle des produits achevés baissant d’autant.

À l’appui de ceci, nous reproduisons le diagramme déjà donné deux fois, dans l’intention de faire remarquer l’universalité de l’application du principe simple qu’il met en relief.

À gauche il n’y a que du capital flottant. Sur la droite le capital fixe est au capital flottant comme 5 ou 6 est à 1. À gauche, c’est à peine s’il existe une circulation, tandis qu’à droite la circulation est rapide, formant la demande pour la plus grande partie de la force physique et intellectuelle qui est produite. À gauche vous trouvez la barbarie, à droite la civilisation. Il en sera de même si l’on compare les Highlands avec le Yorkshire, — Auvergne avec Normandie, — Caroline avec Massachusets, — Irlande avec France, — ou Turquie avec le nord de l’Allemagne.

§ 6. — Erreurs des économistes modernes qui voient dans l’épargne la cause de l’accroissement du capital.

On nous dit cependant, et la doctrine vient de haut lieu, que c’est par l’épargne seule que les fortunes se fondent et s’accroissent. « Un éminent économiste anglais nous affirme avec pleine assurance : que tout capital est le produit de l’épargne, c’est-à-dire de l’abstention de consommer présentement, dans le but d’un bien dans l’avenir » et que par conséquent « l’accroissement du capital dépend de deux choses : la quotité du fonds sur lequel on peut épargner et l’intensité des dispositions qu’on se sent pour le faire[8]. »

S’il en était ainsi, les pays où l’épargne est le plus pratiquée devraient nous présenter le plus rapide accroissement de capital ; et pourtant c’est précisément là qu’il met le plus de temps à croître. Le journalier irlandais est connu pour ses habitudes d’épargne, ainsi que les naturels de l’Inde et les Lapons ; et pourtant ce n’est pas chez eux que nous rencontrerons nu rapide accroissement de capital. Reportons-nous à l’histoire de l’Angleterre et de l’Écosse, nous voyons partout chaque famille épargnant une provision d’aliments à cause de la grande incertitude s’il en viendra d’autres. Dans l’Inde les princes épargnent des sommes énormes en espèces qu’ils entassent dans leur trésor, afin de pourvoir aux débits qui peuvent survenir dans leurs revenus. Remontons à l’histoire sainte, nous voyons l’épargne pratiquée sur une si large échelle qu’une nation est nourrie pendant sept années de disette avec l’épargne réalisée pendant sept précédentes années d’abondance. Dans tous ces exemples, cependant, le fait lui-même de recourir à l’épargne nous révèle l’absence de cette régularité dans la production qui est indispensable pour assurer le constant et régulier mouvement de la machine sociale. Le paysan de Castille épargne sa subsistance et l’enfouit dans un silo ; le sauvage de l’Ouest dépose le surplus de son gibier dans une cache afin de pourvoir au cas où la chasse serait malheureuse lorsqu’il reviendra dans ces parages. La maîtresse de maison épargne de l’eau dans une citerne lorsqu’elle craint que l’eau vienne à manquer, elle n’y songe pas lorsqu’on a forcé la rivière qui se rend dans l’Océan à passer à travers sa propriété et les propriétés voisines.

C’est là où la circulation fait le plus défaut qu’on a le plus recours à l’épargne, et là aussi se rencontre la déperdition la plus grande.

Chaque acte d’association est un acte de commerce, impliquant production et consommation de deux services, dont aucun n’eût été produit si la demande n’eût surgi. À chaque accroissement du pouvoir de s’associer et d’entretenir commerce, la demande tend de plus en plus à suivre de près le pouvoir d’accomplir le service, — le pouvoir étant ainsi économisé.

Les différentes facultés des individus sont de la sorte stimulées à l’action, en même temps que s’accroît le pouvoir sur les forces toujours gratuites de la nature ; et c’est dans l’accroissement de ce que nous trouvons la richesse de la société dont ils sont les membres. Là où l’épargne est te plus pratiquée, la société est stagnante, — les facultés restant à l’état latent faute de demande pour leur emploi, comme on le voit lorsque le manque de sécurité amène un temps d’arrêt dans la circulation. Chacun se montre soucieux d’épargner d’où suit dans de telles circonstances une déperdition universelle de la force-travail. Que la circulation se rétablisse, le capital grossit rapidement, — la demande de service physique ou intellectuel suivant instantanément le pouvoir de l’accomplir. Les facultés qui étaient restées latentes sont de nouveau stimulées à l’action, chaque accroissement dans la demande qui s’adresse à elles étant suivi d’un accroissement de l’offre, et d’un accroissement qui y correspond, de la valeur de l’homme, de son effort pour acquérir plus d’empire sur la nature, et de l’accroissement du capital.

L’établissement d’un chemin de fer enfante un accroissement de capital, parce qu’en diminuant la déperdition qui résulte des transports d’un lieu à l’autre, il donne de la valeur à la terre. Le moulin à farine a le même effet, il enrichit le fermier puisqu’il diminue la déperdition qui résulte des changements de lieu et de formes. L’usine à laine contribue beaucoup à l’accroissement du capital, puisqu’elle permet aux fermiers voisins d’envoyer leur laine au marché sous forme de drap. Un puits de mine que l’on ouvre, un haut-fourneau que l’on construit, donnent à la ronde de la valeur à la terre et au travail, puisqu’ils contribuent à accroître la rapidité de circulation, et amènent une économie de l’effort humain. Le capital croit en raison de la circulation — qui elle-même existe en raison de la diversité des emplois. Du manque de cette diversité provient la déperdition du capital en Irlande, en Turquie, en Portugal, et c’est à son existence et non à l’épargne qu’est dû l’accroissement de capital dans l’Angleterre du passé et dans le nord de l’Allemagne du présent.

§ 7. — Cet accroissement est dû à l’économie de l’effort humain. Cette économie résulte de la diversité d’emplois, qui est une conséquence de la combinaison d’action. Déperdition de pouvoir humain dans tous les pays qui se guident sur l’Angleterre. Résistance au système anglais et ses effets.

On nous dit néanmoins que l’Inde, l’Irlande, le Brésil, les États-Unis et d’autres pays manquent de capital, et que sans capital il est absurde d’essayer de convertir leur blé et leur laine en drap, ou leur charbon et leur minerai en fer. Ce sont cependant les manufactures qui amènent l’accroissement de capital, en facilitant, comme elles font, le développement des pouvoirs de l’homme, en développant chez lui l’aptitude à former combinaison avec ses semblables pour économiser la force qui résulte de la consommation du capital sous forme d’aliments.

Chaque acte de l’action combinée a pour objet et pour effet une épargne de l’effort de l’homme, qui est lui-même un capital. Ici quelques individus s’entendent pour drainer un champ ; là pour creuser un puits, construire un moulin, ouvrir une mine ; toutes opérations qui exigent un capital, c’est-à-dire l’application d’une certaine quantité de travail, exactement d’après le même principe que le fermier laboure et ensemence son champ, calculant que ce travail lui fera retour avec un intérêt pour l’emploi. Crusoé se construisant une échelle de corde calculait qu’il lui serait plus avantageux de dépenser quelques heures, en d’autres termes un petit capital, que de dépenser pendant toute l’année une heure par jour à gravir le rocher qui lui servait d’habitation.

« Quel est, dit l’auteur d’un livre petit mais excellent que nous avons déjà cité, quel est le but, quel est le résultat de toute dépense primitive, de toute avance de capital quelle qu’elle soit ? C’est partout et toujours de supprimer, au moyen d’une quantité finie de travail une fois fait, une certaine portion du travail courant et des frais annuels qui se représentait périodiquement et indéfiniment[9] ; c’est d’exonérer, au moyen d’un sacrifice momentané, tout l’avenir de la production. Chaque intervention du capital a nécessairement pour effet de diminuer l’effort habituel, le travail périodique et la difficulté répétée d’un service. Ainsi voilà un village situé à un kilomètre de la rivière. Chaque fois qu’un habitant veut boire, il faut qu’il fasse un kilomètre pour cela. Point de dépense capitale, mais aussi effort et travail périodiques portés au maximum. On imagine de fait quelques vases en terre et en bois et l’on va chercher chaque jour sa provision d’eau. Voilà le capital qui apparaît dans le travail une fois fait du vase. Voilà aussi l’effort et le travail habituels diminués dans la proportion d’un seul voyage à la rivière, au lieu de trois, de cinq, dix, etc., suivant la capacité du vase. Quelqu’un construit un tonneau, une voiture, y attelle un âne ou un bœuf et porte de l’eau dans le village. Nouveau sacrifice de capital, mais en revanche (et y compris l’entretien et le renouvellement du véhicule et du moteur) économie sur la peine et la difficulté habituelle, économie prouvée puisqu’on achète l’eau au porteur plutôt que de l’aller chercher. Enfin on fait un aqueduc ; c’est une énorme mise de fonds, et la peine à prendre pour avoir de l’eau est de cette fois annulée, pour ainsi dire ; le capital a presque supprimé tout travail. Et la preuve que toutes ces interventions successives du capital ont été économie de force, de temps et d’argent, c’est que toutes ces dépenses capitales ont été soldées par la valeur de l’eau, et qu’en définitive, vases, voitures et constructions payés et entretenus, le prix de l’eau a constamment baissé. »

L’auteur aurait pu ajouter que : « la consommation s’est tellement accrue, qu’une seule famille consomme aujourd’hui plus que le village n’eût produit jadis. »

Dans ce passage, M. de Fontenay n’a nullement eu en vue la question de protection des droits du commerce d’un côté et de ceux du trafic de l’autre ; mais c’est le caractère des propositions qui sont vraies, qu’elles se montrent vraies dans tous les temps et dans tous les lieux. Le grand objet de l’homme étant d’acquérir le pouvoir sur la nature, plus il en acquiert, moindre est la valeur des utilités qui servent à ses besoins, plus grande est la sienne propre, et plus s’accroît sa consommation.

Pour acquérir le pouvoir il faut l’association et la combinaison d’effort. Nous avons vu que l’obstacle à l’association se trouve dans la nécessité des changements de lieu ; plus nous atténuerons l’obstacle, et plus s’accroîtra, non-seulement le pouvoir actuel de l’homme, mais aussi sa capacité pour de nouveaux et plus importants efforts. La source est éloignée, il appelle à son aide, et, dans une succession régulière, diverses forces de la nature — passant du creux de sa main à la cruche, au tonneau, au chariot ; et le coût et la valeur de l’eau vont constamment en baissant. Vient le jour où il construit un aqueduc dès lors la force de gravitation est à son service, la valeur disparaît et l’eau est à aussi bon marché que l’air.

Le sentier dû sauvage est mauvais, l’homme prend la résolution, une fois pour toutes, de faire une route ; celle-ci le met en état, une fois pour toutes, de faire une route à barrières (une voie macadamisée] laquelle contribue si bien à l’accroissement de ses forces que nous le trouvons dès lors, une fois pour toutes, employant du travail présent par millions à construire un canal. Cette fois encore nous trouvons qu’il n’y a que le premier pas qui coûte — le canal réalise une telle économie de travail qu’il a très-largement les moyens de construire un chemin de fer qui le transporte lui et sa marchandise à si bon marché, que sa terre et son travail en acquièrent une valeur triple.

L’école est loin, ses enfants sont exposés à manquer d’instruction ou doivent dépenser beaucoup de temps pour y aller. Il voit qu’autour de lui abondent les matériaux dont on bâtit les maisons ; il propose à ses voisins de donner, une fois pour toute, leur temps pour en construire une. Ils économisent par là le travail qui était nécessaire pour amener leurs enfants au lieu où l’instruction se donnait et dès lors le prix de l’instruction s’abaisse et dix fois plus d’enfants en pourront profiter.

Le marché est loin, il est condamné à subir des frais de transport pour sa laine et son blé qu’il veut échanger contre du drap. Il regarde autour de lui et voit que la nature lui fournit les mêmes forces précisément que celles dont se servent les fabricants qui sont loin. Le bois ou la houille donneront autant de chaleur, le minerai donnera du fer d’égale force. Il propose à ses voisins de s’unir et de construire, une fois pour toutes, un haut-fourneau par lequel passeront ce minerai et cette houille ; les ouvriers du haut-fourneau consommeront le blé qui maintenant se porte au marché qui est si loin — on aura mis un terme, une fois pour toutes, à la nécessité de ces transports.

Le fer obtenu, notre homme suggère à ses voisins que la vapeur filerait et tisserait le coton auprès d’eux tout aussi bien qu’elle le fait ailleurs ; que la pierre, le bois, la chaux abondent, enfin tout ce qu’il faut pour économiser le travail quotidien du transport ; ils n’ont, une fois pour toutes, qu’à s’unir pour construire un bâtiment et tirer de l’étranger quelques machines et la science de s’en servir. Bientôt il leur dit : « L’occupation nous manque à nous-mêmes la moitié du temps, nos enfants n’en ont aucune. Trop faibles pour le travail des champs, ils trouveraient dans les opérations d’une usine quelques tâches moins rudes. U y a plus : les intelligences de notre population ne sont pas développées ; faisons qu’on les forme et bientôt, avec des mécaniciens éclos parmi nous, peut-être serons-nous en état d’en remontrer à ceux chez qui nous devons aujourd’hui aller chercher la science. Nous laissons se perdre chaque jour les forces de la terre et de l’air faute de quelques machines qui nous mettraient à même de les employer, nous perdons les facultés de notre population parce qu’il n’existe pas de demande pour elles ; nous perdons notre temps et notre propre avoir, faute de combinaison ; nous perdons la plus grande partie des produits de notre terre à nourrir des chevaux et des hommes pour porter le reste au marché et le sol s’épuise par suite de la grande distance de ce marché. Unissons-nous donc une fois pour toutes pour mettre un terme à toute cette déperdition. Chaque pas que nous ferons dans cette direction sera une raison de plus pour induire les charpentiers les maçons, les imprimeurs, les maîtres d’école à venir parmi nous. — Ils consommeront les subsistances qu’aujourd’hui nous devons porter au marché lointain — à chaque pas les facultés de notre population se développeront davantage — et nous serons de plus en plus en mesure d’améliorer les divers procédés par lesquels on commande à la vapeur et aux autres forces de la nature — chaque pas sera suivi d’un accroissement de commerce entre nous-mêmes, tandis que déclinera notre dépendance du trafiquant, et que s’accroîtra notre pouvoir de commander ses services en cas de besoin. Plus il y aura diversité d’emploi parmi nous, plus le mouvement de la machine sociétaire gagnera en vitesse, plus il y aura économie de travail, plus s’abaissera la valeur des utilités et plus la valeur de l’homme s’élèvera.

C’est là le but auquel tendait Colbert, à qui la France est redevable du système suivi depuis avec persévérance. À ce système, elle a dû « de s’être couverte elle-même de machines et d’usines — elle a dû que ses houillères, ses hauts-fourneaux, ses ateliers de toute espèce ont pris un développement énorme et sans rapport avec ce qui existait il y a quatre-vingt ans, » — que la valeur foncière s’est considérablement élevée — que le pouvoir du travailleur de commander l’offre de l’aliment a doublé, s’il n’a pas triplé — et que la nation elle-même est devenue si puissante.

En opposition complète avec ce système, comme le lecteur peut le voir, se trouve la doctrine qui sert de base au système qui ferait de la Grande-Bretagne l’aide du monde entier — le système, pour le maintien duquel on enseigne que partout l’homme commence par cultiver les meilleures terres, d’où suit que toutes les vieilles sociétés sont forcées de recourir aux plus pauvres, et de la demande de travail va diminuant chaque jour. Aux fermiers, aux planteurs du Brésil et des États-Unis, il dit : « Cultivez vos riches sols et laissez-nous sur nos sols pauvres. Le travail est chez nous à bas prix, nous pouvons fabriquer à meilleur marché que vous. Donc, ne construisez pas, une fois pour toutes, des usines et des hauts-fourneaux ; continuez d’année en année à dépenser votre travail à produire à l’aveugle ; continuez à épuiser votre terre ; continuez à n’avoir parmi vous aucune combinaison d’effort et vous deviendrez riches. Le jour arrivera cependant où vous serez forcés de cultiver les sols pauvres et alors vous serez troublés par l’excès de population. Les salaires s’abaissant, « vous serez alors à même accumuler le capital nécessaire pour entrer en concurrence avec nous, » c’est-à-dire que « plus vous deviendrez pauvres et plus votre force ira en augmentant. »

Telle est la doctrine de l’école qui prend pour base l’idée que le trafic doit être la principale poursuite de l’homme, l’idée de laquelle le système est parti pour aller si loin. Partout les faits sont là pour constater que l’homme commence toujours par les terres les plus pauvres — que c’est seulement après accroissement du pouvoir d’association et de combinaison que les sols les plus riches sont exploités ; que pour qu’il y ait combinaison il faut la diversité d’emplois qui tend à développer les qualités individuelles, et que là où n’existe pas cette diversité, l’homme a beau faire, il n’arrive qu’à épuiser la terre cultivée la première — à la voir diminuer de valeur, tandis que s’élève la valeur de toutes les utilités dont il a besoin — et à devenir lui-même esclave de la nature et de ses semblables. C’est sous ce système que l’Irlande perd, par semaine, plus de travail qu’il n’en faudrait, appliqué une fois pour toutes, pour lui créer l’outillage qui la mettrait à même d’avoir un marché domestique pour toute sa production alimentaire et tout son travail — que le Portugal et la Turquie perdent par jour plus de force musculaire et intellectuelle qu’il n’en faudrait, appliquée une fois pour toutes, pour leur créer l’outillage qui fabriquerait tout le drap de leur consommation — que la Jamaïque a été épuisée — et que l’Inde a vu sa population condamnée à l’oisiveté, bien qu’elle ait le désir de trouver emploi ; à abandonner ses riches sols et à se retirer sur les sols pauvres ; à abandonner des cités où vivaient par centaines de mille des hommes pauvres, mais industrieux et heureux ; à renoncer aux avantages du commerce pour subir tout ensemble la dépendance des chances du négoce.

En prenant exemple sur la France, la population du nord de l’Europe s’est généralement protégée elle-même contre ce système. Il en est résulté : que les prix des matières premières et celui des utilités achevées ont été constamment se rapprochant — que l’or s’y porte rapidement — que la circulation sociétaire s’y accélère — que la proportion du capital fixé au capital flottant s’accroît constamment, — tous phénomènes qui sont les preuves d’une civilisation en progrès, conséquence de la résolution, une fois pour toutes, de faire toutes les avances nécessaires pour amener le consommateur à côté du producteur, et délivrer le fermier de la taxe ruinante du transport.

Guidés ou gouvernés par l’Angleterre, l’Irlande, la Turquie, le Portugal et les États-Unis ont refusé de faire l’effort, une fois pour toutes, qui les affranchirait de cette taxe oppressive et qui revient chaque jour. Le résultat se manifeste par ces faits : que les prix des matières premières et des utilités achevées vont constamment s’écartant l’un de l’autre — que l’or s’écoule au dehors — que la circulation s’alanguit — et que la proportion du capital flottant comparé au capital fixé s’accroît constamment — tous phénomènes qui sont les symptômes d’une civilisation qui décline.

§ 8. — Erreurs d’Adam Smith, au sujet de l’origine du capital.

L’industrie générale de la société, dit Adam Smith, « ne peut jamais aller au delà de ce que peut en employer le capital de la société. De même que le nombre d’ouvriers que peut occuper un particulier doit être dans une proportion quelconque avec son capital, de même le nombre de ceux qui peuvent aussi constamment tenir occupés tous les membres qui composent une grande société, doit être dans une proportion quelconque avec la masse totale des capitaux de cette société, et ne peut jamais excéder cette proportion. Il n’y a pas de règlement de commerce qui soit capable d’augmenter l’industrie d’un pays au delà de ce que le capital de ce pays en peut entretenir : tout ce qu’il peut faire, c’est de faire prendre à une portion de cette industrie une direction autre que celle qu’elle aurait prise sans cela, et il n’est pas certain que cette direction artificielle promette d’être plus avantageuse à la société que celle que l’industrie aurait suivie de son plein gré.[10] »

On trouverait difficilement dans la Richesse des nations un passage plus propre à conduire à de faux raisonnements, et c’est probablement pourquoi il est si souvent cité. Il roule tout entier comme ou voit, sur le mot capital ; mais à quel genre de capital se rapporte-t-il ? Certainement ce n’est ni à la terre ni à ses améliorations, ce qui constitue une si large part de la richesse accumulée d’une nation. Ce n’est pas non plus à la force-travail produite journellement et qui résulte d’une consommation quotidienne d’aliments ; et cependant des millions de machines humaines capables de l’effort physique et intellectuel, sont tout aussi bien un capital que les centaines de machines qui digèrent la houille et produisent la vapeur. Ce n’est pas non plus l’argent, puisqu’il forme toujours, d’après Adam Smith, la partie qui donne le moins de profit, most improfitable, du capital d’une nation, et qu’il n’importe nullement qu’il soit en quantité grande ou petite, ce qui ne serait pas le cas si l’industrie générale de la société dépendait aucunement de lui. Ce ne seront ni les maisons, ni les usines, ni les navires ; lesquels objets n’emploient pas l’industrie, mais ne font que mettre l’homme à même de profiter des forces diverses de la nature. Il ne reste donc, pour être rangé sous ce terme copiai, que l’insignifiante quantité d’utilités qui ne sont encore qu’à l’état transitoire, produites et cependant non consommées : le coton, la laine, le lin, les chiffons, la houille et autres — dont la valeur totale, dans toute société bien organisée et en voie de progrès, ne dépasse pas trois pour cent de la valeur de la terre, du travail et des autres agents employés à les produire ; tandis que dans les sociétés rétrogrades, elle est toujours en une proportion très-forte. Plus le consommateur est près du producteur, moins cela aura lieu, et plus rapide sera la tendance à une production nouvelle et accrue — plus sera faible la proportion de ce capital comparée à la masse totale — plus il y aura tendance à ce que s’élève la valeur du travail et de la terre, comme on le voit dans tous les pays en progrès. Plus le consommateur sera loin du producteur, plus on verra de produits du travail attendre la consommation — moindre sera la tendance à l’accroissement de la production — et plus sera forte la proportion de ce genre de capital comparée à la masse totale, comme il arrive dans la Virginie, la Jamaïque, l’Irlande, l’Inde, la Turquie et les autres pays qui déclinent. Partout où l’association existe, la consommation est rapide, et à mesure que s’accroît la première, la seconde suit de plus près la production, et s’accroît chaque jour, chaque heure le pouvoir d’accumuler. Pour devenir aptes à s’associer cependant, les hommes doivent posséder le pouvoir d’accroître leur approvisionnement de cette machine de composition, décomposition et recomposition qu’on appelle monnaie ; et ils ne peuvent l’avoir que si la balance du commerce avec les autres pays les met à même de l’acheter.

Selon À. Smith[11], « L’épargne et non l’industrie est la cause immédiate de l’accroissement du capital, » —erreur essentielle qu’ont reproduite la plupart des économistes depuis lors jusqu’à nos jours. L’idée qui prévaut généralement parmi eux est contenue dans cette courte sentence : « Les fortunes ne se forment et ne s’augmentent que par l’épargne[12]. » Ces mots résument les idées qui ont cours parmi les portions dégradées de la race humaine.

L’homme cherche le pouvoir de dominer et de diriger les forces de la nature ; et c’est précisément lorsqu’il acquiert ce pouvoir que les fortunes grossissent rapidement, et que le sentiment mesquin dont il est question vient à cesser. Arkwright, Watt ont acquis un pouvoir qui leur a valu d’amasser des fortunes — et qui, en même temps, a doublé la valeur des terres de la Grande-Bretagne. Est-ce là un résultat de l’épargne ? Chaptal, Fourcroy et Berthollet réussissent à dominer les grandes forces de la nature ; par là ils mettent leurs compatriotes à même d’améliorer leurs procédés de transformation ; par là ils contribuent largement au grand accroissement du capital foncier en France, dont nous avons parlé ailleurs. Est-ce là un résultat de la disposition à l’épargne ? More s’empare du pouvoir de diriger l’électricité, il acquiert une fortune ; mais y a-t-il là odeur de parcimonie ? Fulton enseigne aux hommes une application de la vapeur, qui peut les soulager de la taxe oppressive du transport — par là il ajoute d’incalculables millions à la valeur de la terre ; mais trouvons-nous là une manifestation de l’esprit de parcimonie ? Scott et Goethe ont possédé le pouvoir d’instruire et d’amuser leurs compatriotes. Ce fut là on capital qui leur servit à acquérir la fortune. La richesse consistant dans le pouvoir de diriger les forces de la nature, plus ce pouvoir augmente, plus la parcimonie — ce sentiment de l’esclave — tend à disparaître du nombre des qualités de cet être fait à l’image de sou Créateur, qui s’appelle l’homme.

Parmi les hommes, les uns cherchent le pouvoir en question dans des vues purement égoïstes. D’autres, à l’exemple du marquis de Worcester, de Franklin, Washington, Humboldt, Davy, Berzelius, le cherchent avec un vif désir de rendre service à leurs semblables. Les premiers sont parcimonieux de leurs instructions envers le monde ; les autres sont ouverts et libres comme l’air qu’ils respirent. La différence qui existe entre eux est très-bien établie dans le passage suivant de saint Bernard, que nous recommandons à l’attention du lecteur.

« Il y a ceux qui veulent savoir dans le seul but de savoir, c’est une basse curiosité. Il y a ceux qui veulent savoir, afin d’être connus ; c’est une basse curiosité. Il y a aussi ceux qui veulent savoir dans le but de faire trafic de leur savoir pour de l’argent, pour des honneurs, c’est une basse vénalité. Mais il y a celui qui veut savoir dans le but d’édifier, et c’est de la charité. Il y a même celui qui veut savoir dans le but d’être vérifié, et c’est là de la sagesse. De tous il n’y a que les deux derniers qui ne pervertissent pas le but réel du savoir, qui est d’être bon et de faire le bien[13]. »

Et ceci peut s’appliquer aussi bien à ceux qui cherchent la richesse matérielle qu’à ceux qui sont engagés dans la poursuite de la richesse intellectuelle. La première classe grandit rapidement sous le système qui vise à l’extension de l’empire du Négoce. Voulons-nous que s’augmente la seconde : cherchons-en les moyens dans le développement du domaine du commerce.

§ 9. — Inconséquences des économistes anglais.

La doctrine que c’est à l’épargne qu’il faut rapporter tout l’accroissement de capital, conduit parfois à des résultats si étranges que, pour convaincre d’erreur ceux qui l’enseignent, il suffit de les renvoyer à leurs propres écrits. M. Mill affirme à ses lecteurs « que la plus grande partie de la richesse qui existe aujourd’hui en Angleterre a été produite par les mains de l’homme dans l’espace des douze derniers mois, » et il ajoute : « Il n’existait, dix ans auparavant, qu’une très-faible proportion du capital productif actuel du pays ; à peine une partie, excepté les bâtiments de ferme, les comptoirs, et quelques navires et machines ; et même dans beaucoup de cas, cela n’eût pas survécu autant si l’on n’avait consacré un nouveau travail pendant ce temps à les réparer. »

La première remarque à faire est l’emploi des mots que nous avons mis en italique, richesse et capital — comme étant synonymes — et cependant, tandis qu’il n’est personne, à commencer par l’auteur lui-même qui ne regarde le grand propriétaire foncier comme on homme riche, il semblerait parfaitement clair que M. Mill ne regarde pas la terre ou les améliorations qui y sont incorporées, et qui résultent de milliers d’années d’exploitation — comme constituant une partie de la richesse nationale.

Laissant de côté la terre ses fossés, son drainage et les routes, il nous suffira du reste pour traiter la question. Les bâtiments, avons-nous vu, viennent en tète de la richesse. Leur valeur, à part l’outillage qu’ils renferment, a été calculée en 1842 à 625.000 livres sterling. La propriété aujourd’hui assurée contre l’incendie représente 870.000.000 livres sterling — l’assurance est rarement effectuée sur plus de la moitié de la valeur — nous pouvons donc porter au double ce chiffre élevé pour obtenir le chiffre réel. La somme totale de la valeur produite par le travail de la population anglaise ne peut représenter plus de 25 livres sterling par tête, soit pour 2l.000.000 de têtes, 525.000.000 livres sterling, comme le fonds total sur lequel l’épargne peut s’exercer ; et cependant on nous affirme que la plus grande partie de la richesse qui existe aujourd’hui en Angleterre a été produite pendant les douze derniers mois. N’est-il pas évident qu’il y a là quelque grosse méprise ? Sur ces 525.000.000 livres sterling, toute la population de la Grande-Bretagne a dû se nourrir et se vêtir ; et pourtant le capital représenté par l’épargne d’une seule année se compterait par presque des milliers de millions.

Les différentes parties du système qui conduit à des résultats si extraordinaires sont donc incompatibles entre elles. La terre ne doit point être considérée comme une richesse, bien que le travail qu’on y a incorporé pendant une longue suite d’années l’ait rachetée de la condition d’une lande stérile, et l’art élevée au premier rang parmi les sols productifs du royaume. Cependant, lorsqu’une partie de cette terre devient des turneps, ceux-ci sont de la richesse ; s’ils nourrissent des porcs ou des bœufs, ils continuent à être de la richesse. Une autre part est convertie en moissons on en machines à vapeur, c’est aussi de la richesse. Que les turneps soient transformés en de la chair humaine, en hommes, ils cessent d’être de la richesse — et les économistes, l’un et tous, s’unissent pour presser leurs compatriotes d’accroître leur richesse en la transformant en bœufs, plutôt que de s’appauvrir en la transformant en un surcroît d’hommes, de femmes et d’enfants. L’homme qui a fait venir un boisseau de pommes de terre ajoute à la richesse du pays ; mais il n’en est pas de même de celui qui enseigne à ses semblables à doubler la production de leur travail par un accroissement du pouvoir de la machine à vapeur — ses travaux ne prenant pas la forme matérielle exigée pour qu’ils soient rangés sous ce titre : « Abstention de consommer sur l’heure dans le but d’un bien à venir. L’enfant qui convertit le coton en laine est un producteur de richesse ; mais l’inventeur du chemin de fer n’aurait pas plus droit à ce titre que Fulton, qui enseigna au monde l’application de la vapeur à la navigation ; ou Morse, qui le premier employa l’électricité à faire la tâche de dix mille hommes ou chevaux. Aux services de tels hommes la Grande-Bretagne doit que ses terres ont accru en valeur pendant le dernier siècle — ce qui a rendu la généralité des propriétaires beaucoup plus riche que par le passé ; et pourtant ni ce surcroît de valeur, ni le travail des hommes à qui il est dû, n’entre dans la catégorie de la richesse.

En quoi donc consiste la richesse ? « Tout ce qui n’est pas fourni gratuitement par la nature est richesse, » dit M. Mill. L’air, quoique la plus absolue de nos utilités, n’est pas richesse, parce qu’on l’obtient sans effort[14] la richesse devrait donc se mesurer en croissant à mesure qu’on s’éloigne du point de gratuité parfaite, qui a toujours été le cas de l’air. Elle devrait diminuer à mesure qu’on s’en rapproche — et les hommes devenir moins riches à mesure qu’ils deviennent aptes à économiser le travail exigé pour commander les services de la vapeur, de l’électricité, de la pesanteur ; d’après quoi, pouvoir et richesse seraient deux termes toujours mobiles aux deux extrémités de l’échelle de proportion. La preuve que cela n’est pas résulte de ce fait que les hommes et les nations croissent en richesse, selon qu’ils croissent en pouvoir de disposer des services de la chaleur et de la vapeur aussi facilement qu’ils ont l’usage de l’air, c’est-à-dire gratuitement. Conduits par leurs instincts naturels dans le droit chemin, ils sont arrivés à la croyance, si généralement exprimée que « la richesse est le pouvoir. » C’est le contraire, cependant, qui serait la vérité, si les enseignements ricardo-malthusiens avaient le moindre fondement sur lequel reposer, et si l’on voyait l’accroissement de la richesse marcher de compagnie avec la nécessité constamment croissante de recourir aux terres de moins en moins productives.

§ 10. — L’augmentation de capital suit le développement des centres locaux, avec accroissement constant du pouvoir de production, et de la vitesse de circulation. Sommaire des définitions données dans cet ouvrage.

La difficulté principale que la science a rencontrée à combattre a été le manque de définitions nettes et distinctes des termes en usage. M. Mill, avons-nous vu, emploie richesse et capital comme synonymes, en même temps qu’il exclut les plus importants articles de la richesse d’une nation ; cependant il dit ailleurs que, si l’on avançait le capital nécessaire pour toutes les améliorations connues et consacrées sur la terre des États-Unis on en retirerait un grand bénéfice. Ceci soulève une question : Le capital ainsi employé ne cesserait-il pas, à son point de vue, d’être soit richesse, soit capital ? Exclure de ces deux catégories tout le travail qui a été incorporé à la terre pendant les derniers mille ans semblerait impliquer l’exclusion également de toute dépense du même genre pour tous les temps à venir.

Les définitions que nous allons donner ici, étant, nous en avons la conviction, universellement vraies, embrasseraient tout l’ensemble des principes, et feraient disparaître les difficultés qui jusqu’ici ont été an obstacle presque insurmontable à ce que le vrai sens des termes soit bien clair pour tout écrivain qui les emploie. Nous dirons :

L’utilité est la mesure du pouvoir de l’homme sur la nature.

La valeur est la mesure du pouvoir de la nature sur l’homme — de la résistance qu’elle présente à l’accomplissement de ses désirs.

La richesse consiste dans le pouvoir de disposer des services toujours gratuits de la nature.

La production consiste dans l’application de ces forces au service de l’homme.

Le capital est l’instrument qui sert à accomplir cette tâche, n’importe sous quelle forme il existe : terre et ses amendements, navires, wagons, routes, maisons, églises, machines à vapeur, charrues, développement intellectuel, livres ou grains.

Le négoce consiste à effectuer des échanges pour autrui — à lui servir d’instrument.

Le commerce consiste dans l’échange des services, des produits on des idées par les hommes et avec leurs semblables.

À mesure que grandit le pouvoir d’association, l’utilité s’accroît et la valeur décroît en proportion.

À mesure que la valeur des utilités décroit, il y a accroissement de la valeur de l’homme, avec un développement continu d’individualité et un accroissement continu de sécurité pour la jouissance des droits attachés à la personne et à la propriété.

À mesure que s’accroît la sécurité, les hommes et le capital tendent à se fixer de plus en plus ; et il y a diminution continue dans la proportion d’hommes et de capital restant à l’état flottant.

À mesure que les hommes et le capital tendent à se fixer, et à mesure que les forces latentes de la nature tendent à être de plus en plus développées, s’accroît la tendance à la création de localités centrales, et à l’établissement du même système magnifique qui maintient l’ordre de l’univers dont la terre forme une partie.

À mesure que s’accroît le nombre des localités centrales et leur pouvoir d’attraction, le pouvoir d’association tend à un accroissement continu. À chaque pas dans cette voie la nécessité des services du négociant diminue ; il y a accroissement dans le pouvoir de production, le capital grossit et circule plus rapidement, l’accroissement du commerce y correspond.

  1. La valeur étant la mesure du pouvoir de la nature sur l’homme, on peut demander comment la terre peut en acquérir. Dans sa condition originelle, elle est, ainsi que la houille et le minerai, sans valeur. Celle qu’elle obtient par degrés n’est qu’une conséquence de l’incorporation en elle du travail nécessaire pour vaincre la résistance que la nature oppose à l’occupation du champ et à sa culture. — À mesure que la richesse s’accroît, la terre diminue de valeur comparée avec le travail. Tous les deux cependant, l’homme et la terre, gagnent en valeur comparée avec les produits de la terre et du travail. Voy. vol. XI, p. 268.
  2. Les chasseurs de la rivière Rouge sont au nombre d’environ 2.000, avec 3.000 femmes et enfants. Ils ont environ 1.800 chariots qui circulent de la vallée de la rivière Moose à la rivière Rouge du nord. Chaque année, en juin et juillet et puis en octobre et novembre, ils transportent à l’établissement de Pembina et sur le territoire anglais au moins 2.500.000 livres de viande de buffle séchée ou sous forme de pemmican. Il n’y a là aucun capital fixe, et c’est la condition ordinaire de la vie à demi-sauvage.
  3. Voy. vol. XII, p. 60, Journal des économistes, nov. 1856.
  4. Le lecteur doit considérer que le prix de toutes les utilités achevées tend constamment à baisser à mesure que celui de la terre tend à hausser. La quantité de propriété mobilière qui représenterait 2 milliards de livres sterling serait aujourd’hui le triple de celle qui aurait représenté à la première époque 1.700.000 livres sterling.
  5. En 1843 on évaluait la propriété réelle de la Grande-Bretagne à 85 millions de livres sterling, ce qui, à vingt fois la rente, représenterait un capital de 2 milliards 125 millions de livres sterling. En 1845, on évaluait la propriété personnelle à 2 milliards 200 millions livres sterling (Porter, Progress of the nation). On y comprend, il est vrai, 800 millions d’inscriptions de la dette, ce qui ne constitue pas une propriété pour la nation, et aussi toute la masse des hypothèques et les constitutions de rente, qui représentent des portions de la propriété foncière. En les mettant à 500 millions et en ajoutant les actions de chemins de fer et autres item de la propriété immobilière, nous avons un total d’au moins 1,500 millions de livres sterling. Si nous le déduisons de la somme ci-dessus, nous aurons 700 millions de livres sterling pour le capital flottant, et probablement il est moindre.
  6. Le dernier recensement donnait les chiffres suivants :
    Propriété foncière. Biens.   3.899.226.347 liv. st.
    Propriété personnelle
    (les esclaves compris).
    2.125.440.562
    _______ Total 6.024.666.909

    L’évaluation véritable, donnée dans le De Bow’s Compendium, p. 190, était. 7.066.562.966. Il n’est point dit comment se décompose ce million de surplus, mais voici les chiffres très-présumables :

    Propriété foncière ______ 4.466.000.000 liv. st.
    Propriété personnelle 2.600.000.000
    _______ Total 7.066.000.000

    La dernière étant, comme nous l’avons dit, dans le rapport de 3 à 5 avec la première.

  7. Le passage suivant d’un rapport du commissaire anglais à l’exposition de New-York donne une idée beaucoup plus exacte des aptitudes du peuple américain que ces aptitudes sont ou peuvent être appliquées sous un système qui disperse toutes les mains habiles du pays, à peu près à chaque demi-douzaine d’années, annihilant ainsi un capital qui représenterait, en moins d’un an, plus que toute l’étoffe qu’on importe en un demi-siècle. « Nous avons beaucoup d’ingénieurs et de mécaniciens, et une foule d’ouvriers habiles ; mais les Américains semblent appelés à devenir une nation tout entière de telles gens. Déjà leurs fleuves sont couverts de bateaux à vapeur, leurs vallées couvertes d’usines ; leurs villes surpassent en grandeur celles des États d’Europe, excepté de la Belgique, de la Hollande et de l’Angleterre, et ont toute l’industrie qui distingue une population urbaine ; c’est à peine s’il existe un genre d’industrie en Europe qui ne soit cultivé en Amérique avec autant et même plus d’habileté qu’en Europe, où il a été cultivé et perfectionné depuis longues années. Une nation entière de Franklins, de Stephensons et de Watts en perspective, est un spectacle étonnant pour les autres nations. En contraste avec l’inertie relative et l’ignorance de la masse de la population européenne, quelle que puisse être la supériorité d’un petit nombre d’hommes éclairés et bien doués, la grande intelligence répartie chez toute la population américaine est une circonstance qui doit éveiller toute l’attention publique. »
  8. J.-S. Mill, Principles of Political Economy, liv. I, ch. 2, § 1.
  9. De Fontenay, Du Revenu foncier, p. 63.
  10. Adam Smith, Richesse des nations, liv. IV, ch. 2,
  11. Richesse des nations, liv. IV, ch. 2.
  12. Journal des économistes. Oct. 1854.
  13. J.-S. Mill, Principles of political economy, liv. I, ch. 5, § 9.
  14. Principles of political economy, preliminary remarks.