Principes de la science sociale/40

La bibliothèque libre.
Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. 61-95).


CHAPITRE XL.

DE LA CIRCULATION.

§ 1. — La division de la terre est une conséquence de l’accroissement du pouvoir de combinaison parmi les hommes.

Tout en possédant beaucoup de terre, notre colon des premiers âges ne possédait pas la richesse — n’ayant aucunement de ce capital matériel et fort peu de ce capital intellectuel indispensables pour appliquer à son service les forces de la nature. Elle était puissante pour résister à ses efforts et il était faible. Ce qui le tenait, pour pourvoir à sa subsistance, dans la dépendance complète de sa libéralité envers lui. Monarque de tout ce qu’il avait sous les yeux, il demeurait esclave d’elle, dénué qu’il était du pouvoir qui résulte de la combinaison avec d’autres de ses semblables. Plus son territoire était grand, moindre était nécessairement le pouvoir d’association, et plus grands étaient les obstacles à ce qu’il pût acquérir la richesse et le pouvoir.

Un jour enfin il découvre qu’il a un voisin, il reconnaît que sa femme et lui ne sont pas les seuls occupants, qu’il n’est pas l’unique propriétaire — il ne possède que la moitié. Voilà ses possessions diminuées. Est-il, lui ou son voisin, plus pauvre qu’auparavant ? Au contraire, ils sont plus riches tous les deux — ils ont gagné l’accroissement du pouvoir résultant de l’aptitude à combiner leurs efforts pour vaincre la résistance qui jusqu’ici s’était montrée supérieure à leurs efforts isolés. Chacun d’eux tire profit des qualités distinctives de l’autre. L’un excelle à prendre le poisson, l’autre à prendre les oiseaux ou les lapins, les voici tous deux à même de se procurer une nourriture plus abondante.

Leurs fils grandissent, la terre est de nouveau divisée et de beaucoup s’accroît la force. Le nombre allant croissant il faut diviser encore—la terre décroit dans son rapport avec la population, tandis que la richesse et le pouvoir vont constamment s’accroissant. La consommation dès lors suit d% plus près la production, l’individualité va se développant de plus en plus — et le pouvoir d’accumuler grandit.

§ 2. — Faible circulation tant de la terre que de l’homme dans le premier âge d’une société. Le capital mobile est en forte proportion relativement au capital fixé.

Aux premiers âges de la société, la terre est complètement sans valeur. Les hommes chassent ou pêchent — leur unique propriété consiste en arcs, flèches, fourrures et quelques aliments qu’ils auront épargnés pendant l’été comme provision contre les besoins de l’hiver. Plus tard nous les trouvons à l’état de pasteurs — leurs troupeaux sont nombreux et constituent leur seule richesse. La terre est encore sans valeur ; on n’hésite pas à l’abandonner dès que la pâture y est épuisée. La société n’est encore que l’esclave de la nature ; de circulation volontaire il n’en existe pas — chaque membre se trouve forcé de se mouvoir quand les autres se meuvent ; de là ces émigrations prodigieuses dont l’histoire grecque et romaine fit mention.

C’est dans cette condition de la société que la centralisation existe au plus haut degré — les quelques hommes doués de la force musculaire ou intellectuelle exerçant une influence sans bornes sur la masse flottante dont se compose la société. Pauvre et souvent dénuée de subsistances, elle est toujours prête à suivre des chefs tels que Brennus ou Vercingetorix, Tamerlan ou Bajazet, Gengiskan ou Nadir-Shah — se prêtant avec joie à arrêter la circulation sociale chez d’autres plus avancés qu’eux-mêmes en richesse et en puissance.

Plus tard ils cherchent à obtenir par la culture des masses plus fortes d’aliments. On commence à estimer quelque peu la terre, et la proportion de la propriété mobile à celle fixée tend à diminuer quelque peu. On voit de petites communautés s’approprier la terre et se la partager pour une occupation temporaire : cela se pratiquait dans la Gaule à l’époque de César ; la même chose a existé dans l’Inde. Elle existe encore aujourd’hui, nous l’avons déjà mentionné, sous le système communiste, qui prévaut en Russie. Communisme et demi-barbarie cheminent donc ensemble — produisant précisément le système tout récemment prêté au peuple de France par des philosophes qui regardent l’association et l’individualité comme des principes qui s’excluent l’un l’autre[1].

En principe cependant les hommes doués de la force musculaire s’étaient constitués propriétaires de grands espaces de terre, contraignant les faibles de corps ou d’intelligence à y dépenser leur travail et leur abandonnant en retour une portion du produit, tout juste ce qu’il fallait pour maintenir l’esclave en état de travailler. Dans cette condition barbare de la société la richesse est mobilière — elle se compte par têtes de bêtes de somme appelées hommes, femmes et enfants, comme c’est aujourd’hui le cas à la Caroline, au Brésil, à Cuba. La terre, tenue par vastes domaines, ne trouve pas à circuler et a peu de valeur. L’homme lui-même, étant une propriété, n’a pas le droit de circuler parmi ses semblables. D’abord la loi l’attache à la terre, il est adscriptus glebœ — cependant, plus tard, il lui est permis d’acheter et de vendre, excepté de la terre — pour ce faire il circule, seulement en vertu d’un permis spécial délivré par son maître ; par exemple, dans l’Angleterre sous les Normands, et de nos jours en Russie et à la Caroline.

La population et la richesse augmentant, la diversité de profession s’établissant, le pouvoir d’association s’accroît, et les diverses facultés de l’homme se développent davantage ; le serrurier, le charpentier, le cordonnier, le fabricant et le négociant viennent ensemble former le noyau de la ville future — et c’est alors que la terre se divise, soit pour être tenue en propriété absolue, soit sous la condition d’une rente annuelle servie au propriétaire, comme compensation pour son usage.

À mesure que s’accroît la ville, la terre se divise de plus en plus — à chaque maison qui se bâtit s’attache un droit à l’occupation exclusive du sol sur lequel elle repose. Avec la richesse et la puissance qui grandissent, la propriété et la personne acquièrent plus de sécurité, et il y a accroissement continue de la valeur de la terre et de la liberté de l’homme, tandis que décroît d’une manière continue la valeur de la propriété matérielle qui naguère était estimée comme la seule richesse. L’esprit acquérant par degrés le pouvoir sur la matière, la force intellectuelle prend le pas sur celle qui n’est que musculaire — et l’homme est moins l’esclave de la nature et de ses semblables. Les villes deviennent dès lors des places de refuge — pour les hommes qui avaient été tenus en esclavage, et qui cherchent dans l’association avec leurs semblables le libre exercice des facultés qui les distinguent de la brute.

À chaque degré du progrès, l’individualité se développe davantage — les hommes qui n’avaient eu jusqu’alors d’autre occupation que le labourage deviennent charpentiers, maçons, meuniers, et circulent l’un chez l’autre, affranchis de l’obligation de demander la permission de leurs maîtres. Les divers produits de la terre sont de plus en plus utilisés, la valeur des utilités décroît, tandis que s’élève celle de la terre et de l’homme — l’esclave devenant libre et son ancien maître le propriétaire devenant riche — et la belle harmonie des lois naturelles s’établissant de la sorte :

§ 3. — La vitesse de circulation croît en raison directe de la tendance du capital à passer à l’état fixe et immobilier. Exemples fournis par l’histoire.

La circulation devient plus rapide à mesure que l’homme acquiert plus de liberté. L’homme acquiert plus de liberté à mesure que la terre se divise davantage. La terre se divise à mesure que la richesse s’accumule et que la terre elle-même acquiert de la valeur. La rapidité de circulation est par conséquent en raison directe de la tendance du capital à se fixer et s’immobiliser.

Pour nous en convaincre, considérons l’Angleterre à l’époque de Cœur de Lion, alors que les serfs étaient à peu près la seule propriété. Gurth jouit du privilège de circuler parmi ses semblables, en considération de ce qu’il porte un collier attestant qu’il est le serf-né de Cédric de Rotherwood. Cédric lui-même mange sur une table formée d’ais à peine ébauchés, dans une chambre à demi pleine de fumée, protégée contre la pluie par un toit assez semblable à ceux des plus pauvres porcheries modernes — de quelques planches grossières que recouvre un chaume[2].

Les clauses des anciens baux nous montrent combien peu la terre avait de valeur ; nous y voyons qu’on en obtenait l’usage moyennant une rente annuelle qui aujourd’hui nous semble tout à fait insignifiante. À mesure que s’accroît la population, les villes se multiplient et s’agrandissent ; elles acquièrent la puissance de protéger ceux qui viennent y chercher un asile. La terre prend constamment de la valeur — la richesse allant de la sorte en croissant, à mesure que diminue le rapport de proportion entre la terre et l’homme. La division suit constamment pas à pas la richesse. — Le chiffre des propriétaires modernes était calculé, à l’époque de Smith, être d’au moins 200.000, et la propriété moyenne n’était que de 150 acres. En ajoutant ceux qui ont obtenu des droits permanents sur les terrains des villes et des cités, nous aurions un chiffre double, — ce qui donnerait un propriétaire pour chaque lot de 75 acres, et, plus d’un propriétaire sur cinq mâles adultes ; tandis qu’à l’époque des Plantagenets les descendants des chevaliers normands tenaient des manoirs qu’ils comptaient par centaines et le clergé était le plus grand propriétaire.

Il s’en est suivi un développement considérable de la circulation de la propriété foncière. Tant que celle-ci demeura dans les mains du clergé ou des grands barons, la circulation ne pouvait exister. Dès qu’elle sortit de leurs mains, soit par des partages durables entre des héritiers ou des acquéreurs, ou par la garantie de baux à long terme, elle devint un objet susceptible d’être vendu et acheté promptement.

La circulation des services devint également plus rapide. Tant que la terre continua à être ainsi close, il ne se pouvait faire que de rares échanges sans l’intervention de ses propriétaires comme receveurs de la rente ou comme possesseurs de la terre et du serf qui l’occupait. La terre se divisant, la classe des propriétaires libres grandit en nombre et en importance, — les tenanciers s’affranchissant par degrés de la nécessité de payer la rente pour l’usage de la terre employée à produire le grain, aussi bien que de l’obligation de ne s’adresser qu’au moulin et au four du maître pour changer le grain enfariné et la farine en pain. L’ouvrier des villes échangea directement ses services avec les ouvriers ses frères, désormais libres comme lui. Les obstacles à la circulation de la terre, du travail et de ses produits, diminuant constamment, le mouvement social gagna de jour en jour en rapidité, — tandis que s’accrut la tendance au développement des trésors cachés de la terre, et à la création de foyers locaux d’activité, qui devaient plus tard neutraliser les effets centralisateurs des grandes propriétés foncières et des grandes cités négociantes.

D’une époque à l’autre, nous voyons se développer une tendance à la division croissante et ainsi à la circulation plus active, de la propriété fixée. Les actionnaires de la compagnie des Indes sont, de fait, propriétaires de tout le territoire de l’Hindostan, le droit à une part de ce territoire se transfère par une simple entrée dans les livres de la compagnie et par la délivrance d’un nouveau certificat. Les routes à taxe et les chemins de fer d’Angleterre sont aussi bien propriété fixée que la terre sur laquelle ils sont construits, et cependant ils sont divisibles en actions minimes, dont la propriété se transfère comme s’il s’agissait d’un sac de farine. Les mines s’exploitent avec des frais énormes, c’est de même une propriété en actions transférables. Jusqu’ici la circulation anglaise a été partout retardée par le maintien d’un système de responsabilités qui sentit la barbarie et qui datent des vieux temps ; mais l’opinion générale a récemment trouvé à s’exprimer, dans la clause d’un acte du parlement, en vertu de laquelle on peut construire usines, comptoirs, hauts-fourneaux, ou créer toute sorte quelconque de propriété fixée, et diviser cette propriété entre des milliers d’actionnaires, — ce qui la rend circulable dans la société aussi facilement que la balte de coton et le billet au porteur. Chaque pas de plus dans cette voie de progrès élève nécessairement la proportion de la propriété fixée, et ajoute aux facilités de commerce.

§ 4. — Plus la circulation s’accélère, plus s’accroît la tendance à la création de centres locaux, au développement d’individualité et à ce que la société prenne sa forme naturelle.

Nos conclusions peuvent se résumer dans les propositions suivantes :

Que dès la première époque de la société toute la propriété est mobile, la terre étant entièrement dénuée de valeur.

Que, de ce qui est regardé comme propriété, la plus grande partie consiste en hommes, femmes et enfants à qui est refusé le pouvoir de décider eux-mêmes pour qui ils travailleront ou quelle sera leur rémunération.

Que, à mesure que la richesse et la population augmentent, les professions se diversifient, — et s’accroît le pouvoir de soumettre à la culture les sols plus riches.

Que la terre acquérant alors de la valeur, elle se|divise, — son pouvoir de circulation croissant en raison géométrique, tandis que le pouvoir de division procède en raison arithmétique.

Que l’homme acquiert de la valeur à mesure que les denrées premières delà terre en perdent[3]. — La proportion de la propriété s’élève, comparée à la propriété mobile, marchant d’un pas continu avec la liberté progressive de l’homme, et avec l’accroissement de rapidité dans la circulation sociétaire.

Qu’ainsi plus il y a de capital fixé, plus rapide est la circulation de la propriété de toute sorte, soit en terre ou en ses produits ; plus est grand le pouvoir d’association, plus rapide est le développement d’individualité, et plus grand est le pouvoir de progresser ultérieurement.

Qu’à chaque accroissement de la rapidité de circulation, l’attraction locale devient de plus en plus complète, et s’accroît l’individualité des familles, des bourgs, des villes, des cités, tandis que vont en déclinant les forces centralisatrices qui avaient auparavant contrarié l’action sociétaire.

Et que, à chaque tel accroissement, la communauté tend de plus en plus à prendre elle-même cette forme naturelle dans laquelle la force et la beauté s’harmonisent au plus haut degré, en même temps que s’accroît sa propre individualité et son pouvoir de s’associer avec d’autres communautés dans les termes de stricte égalité.

§ 5. — La circulation se ralentit quand la terre se consolide et quand s’élève la proportion du capital mobile. Phénomènes que présentent à l’observateur la Grèce, l’Italie et l’Espagne.

La marche des choses par nous décrite étant la marche naturelle, la vérité de nos propositions se prouve par l’histoire de chacune des sociétés du monde chez lesquelles la richesse et la population ont été en progrès soutenu, et par la raison que dans toutes le pouvoir d’association a eu son développement soutenu. Les effets contraires se manifestent dans celles où la population a diminué comme nous l’allions voir.

Solon pourvoit au partage de la terre entre les héritiers mâles ; il assure ainsi la rapidité de circulation, et, par suite, l’élévation de la proportion de la propriété immobilière, comparée à la propriété mobile, se manifeste dans de larges affranchissements d’esclaves, tandis que la valeur de la terre s’élève. La circulation de la terre et de ses produits, — celle des hommes et de leurs services, — gagne en rapidité d’année en année jusqu’à l’époque des guerres persiques, — et l’accroissement de l’action locale est continu. — À partir de cette époque, cependant, le rapport change, la proportion delà propriété mobile s’élève, jusqu’à ce qu’enfin nous trouvons la terre consolidée avec Hérode Atticus, à peu près seul propriétaire et seul améliorateur d’une contrée labourée par des esclaves. — La circulation a cessé d’exister.

Lycurgue se propose d’assurer à chaque Spartiate une portion égale de terre. La guerre et le négoce produisent l’effet contraire. Le nombre des esclaves augmente, mais la terre perd sa valeur foncière, et elle finit par se consolider dans les mains de quelques grandes familles. — La circulation cessant, tout pouvoir a disparu.

Rome, à l’époque de Servius, offre le_spectacle d’un corps nombreux de petits propriétaires — cultivant la terre qu’ils possèdent.

Plus tard — nous trouvons des palais possédés par les Scipions et les Pompées — la terre s’étant consolidée et les petits propriétaires ayant disparu. La propriété fixée est en baisse continue, tandis que le nombre des esclaves grossit, et que les banquiers progressent en richesse et en pouvoir. La circulation, cependant, a presque cessé — la guerre et le négoce ayant accompli leur œuvre.

Dans l’Italie du moyen âge, nous voyons accroissement soutenu dans la diversité des professions, — dans la valeur de la terre et dans la rapidité de circulation. Cependant la guerre et le négoce deviennent les occupations principales, et par suite les populations entières sont de nouveau réduites à demander au travail rural le seul emploi de leurs facultés, tandis que s’élève la proportion du capital flottant au capital fixé, La terre, perdant de jour en jour de sa valeur, finit par se consolider de nouveau. — la Campana, qui jadis a pu s’enorgueillir de ses trente cités florissantes, est aujourd’hui aux mains de deux cent cinquante propriétaires ; et la Sicile, dont les cités rivalisèrent en civilisation avec les plus brillantes cités de la Grèce, est la propriété de quelques grande familles, et est occupée par une population qui sait à peine ce que c’est que commerce.

L’Espagne nous présente un pays qui, pendant des siècles, a marché dans la voie d’accroître la proportion du capital mobile aux dépens du capital fixé. À.partir de l’expulsion des Mores, population éclairée, honnête et industrieuse, — chez laquelle les professions étaient plus diversifiées que chez aucune autre population d’Europe, — la terre a constamment perdu de sa valeur et s’est consolidée. — Les deux tiers sont devenus la propriété de quelques grandes familles ou du clergé. La circulation de la terre, du travail ou de leurs produits, a cessé presque entièrement ; le paysan d’Andalousie périt faute de subsistances, tandis que les silos de Castille regorgent de grains qui manquent d’un marché. La Biscaye seule nous offre un spectacle différent ; — il y a diversité de professions, la terre est aux mains de petits propriétaires, — et la circulation est rapide. C’est aussi la tendance qui se manifeste par tout le royaume, — depuis la sécularisation et la vente des biens du clergé, — le nombre des petits propriétaires s’est beaucoup accru, la terre a gagné en valeur, la culture obtient plus de produits et la circulation est plus rapide[4]. La proportion du capital fixé au capital mobile s’élève constamment en même temps que se développe l’individualité et que se prépare un progrès ultérieur.

§ 6. — La circulation s’accélère d’autant que les emplois se diversifient et que la terre se divise.

Nulle part dans le nord de l’Europe les professions ne se sont diversifiées d’aussi bonne heure que dans les contrées du nord de la France et de la Belgique. Nulle part la culture n’a passé d’aussi bonne heure des sols pauvres aux sols riches ; nulle part il n’a existé une si grande tendance à la division de la terre, et par conséquent nulle part la circulation ne fut si rapide ou la force si grande.

Parmi les nations de l’Europe le Danemark, avec les duchés ses annexes, est celle dont l’histoire nous montre le mieux la division de la terre comme une conséquence de l’accroissement de richesse et de population. Le fermier et l’artisan y ont trouvé place à côté l’un de l’autre, et la terre affranchie de la taxe oppressive de transport y gagne promptement en valeur. La proportion du capital fixé s’y accroît constamment ainsi que la rapidité de la circulation sociétaire.

L’effet admirable de la division de la propriété se manifeste pleinement en Prusse par le résultat de l’abolition des baux à perpétuité et leur conversion en franches tenures moyennant indemnité au propriétaire, calculée sur le pied de vingt-cinq années d’intérêt pour le rachat. Les grands propriétaires étaient écrasés de dettes, leurs biens criblés d’hypothèques, ce qui formait obstacle à toute amélioration. Dans la seule Poméranie les charges s’élevaient à 24.000.000 de dollars. Les paysans tenanciers une fois libres, sur payement de la somme stipulée, les petits propriétaires jouirent d’un crédit qui avait été refusé aux grands. Tous les autres obstacles à la libre disposition de la terre par vente, donation ou testament ayant aussi disparu, le résultat a été qu’en Prusse la richesse et la population progressât d’une manière inconnue à presque toute l’Europe continentale[5].

Entrant dans la même voie, l’Autriche émancipe les paysans de la Bohème, de la Moravie, de la Hongrie, de la Servie. — La population de serf qui occupe le sol est transformée en propriétaires libres à des conditions analogues à celles qui ont réglé le changement en Prusse. Qu’en résultera-t-il ? La terre et le travail circulant désormais librement, la proportion du capital filé an capital flottant doit rapidement s’élever.

§ 7. — Plus la propriété obtient sécurité, plus s’accroît la tendance à ce qu’elle se fixe et que la terre se divise. Phénomène social que présente la France.

Plus s’accroît la sécurité offerte à la propriété et plus celle-ci tend à se fixer d’une manière durable ; moindre est la sécurité, plus le capital tend à rester mobile et flottant. De tous les pays de l’Europe, la France a le plus travaillé à prévenir l’existence de ce sentiment de sécurité extérieure ou intérieure qui est indispensable pour assurer la conversion du capital mobile en capital fixe et développer la rapidité de circulation. À partir de l’époque de Pépin et de Charlemagne, ses armées ont envahi tour à tour l’Espagne, les Pays-Bas, la Hollande, l’Italie et l’Allemagne ; et sa dépense folle de richesse en Asie dans le cours du moyen âge s’est renouvelée de nos jours presque sur la même échelle dans les campagnes de Russie, d’Égypte et en Algérie.

C’est surtout à elle que l’Europe fut redevable de cette perfection de l’anarchie qu’on a nommé le système féodal, dont toutes les tendances étaient pour la consolidation de la terre, le développement de l’esclavage et la suppression de la circulation sociétaire. La terre n’ayant que très-peu de valeur, les changeurs de monnaie, tant royal que plébéien, régnaient souverainement. La propriété du royaume presque entière avait le caractère mobilier. À la fin du dix-septième siècle, la terre était consolidée au point d’être en presque totalité dans les mains de l’Église et de quelques grands seigneurs, — ne payant aucune taxe et se partageant entre eux toutes les fonctions qui donnaient l’argent et le pouvoir, — et absorbant ainsi tous les impôts payés par la petite part de population qui cultivait ses propres terres ou exerçait quelque autre travail. La consolidation était la conséquence infaillible d’un système tel que celui de Louis XIV, qui chassait par centaines de mille la population la plus active et la plus industrieuse en même temps qu’il entretenait continuellement la guerre au dehors, — levant d’incessantes contributions d’hommes et des impôts si exorbitants que plus de la moitié de la production du sol passait à les acquitter. Dans de telles conditions la circulation n’existait qu’à peine, la terre demeurait en friche tandis que la population mourait de faim faute de trouver à vendre son travail.

Vint la Régence. Elle enfanta le projet du Mississippi, projet qui fut peut-être la première suggestion des grands avantages résultant de l’accroissement de facilité du transfert de la propriété foncière. Le système fit banqueroute, — tout en ruinant bien des gens il en enrichit d’autres — et opéra de nombreux transferts de la propriété immobilière. « Le mutations innombrables qui s’effectuèrent sons l’influence du système commencèrent le morcellement de la propriété dont la France a tiré de si grands avantages. L’esprit d’entreprise s’empara de toutes les classes de la société et la puissance de l’association, inconnue jusqu’alors, se révéla par des combinaisons neuves et hardies dont nos opérations actuelles de crédit ne sont que des imitations[6]. »

D’autres circonstances cependant, que M. Blanqui passe sous silence, eurent encore bien plus de part à ces changements. Le système de Colbert, mis énergiquement en pratique, développa de plus en plus la diversité des professions, et ce fut elle par conséquent elle qui amena la division de la terre et l’amélioration de l’agriculture[7]. La production s’accrut et la population des campagnes, dit M. de Jonnès, « qui, sous le grand roi, ne mangeait de pain que trois jours par semaine, et seulement deux jours sur ces trois jours sous le règne dé Louis XV, recueillit l’heureux effet du progrès sous Louis XVI ; elle put manger du pain pendant les trois-quarts de l’année. » — Et cela malgré un système d’impôts écrasants dont l’histoire n’offre point d’autre exemple chez une société aspirant à être libre. Sur douze parts des produits de la terre, près de sept et demi allaient au roi et trois et demi au propriétaire du sol. — Il ne restait qu’un douzième pour les services de l’homme par qui la production s’était opérée. Environ un tiers du sol était dans les mains de petits propriétaires, et ils portaient le fardeau de ces charges exorbitantes qui ont tant contribué à amener la révolution. Tout pesant qu’il était, il ne représente qu’une partie des maux résultant d’un système qui tendait à anéantir toute circulation[8].

La Révolution balaya le clergé et la noblesse, et leur propriété, qui formait les deux tiers du royaume, fut divisée. Les monopoles des corporations eurent bientôt le même sort, et les obstacles à la circulation disparurent en grande partie. Les heureux résultats de ce changement se manifestent par ces faits : que, nonobstant un énorme écoulement d’argent et d’hommes, la population des campagnes a augmenté dans l’espace des vingt-deux années suivantes de trente-trois et un tiers pour cent, — en même temps que la rémunération du travail s’élevait ; — le salaire moyen annuel de la famille agricole en 1788 était calculé à 161 francs, il s’élève aujourd’hui à 400 francs, et le prix du blé n’a augmenté que de trente pour cent ; Ses membres mangent du pain chaque jour de l’année, et ce qui leur reste pour les autres dépenses représente les deux tiers du salaire annuel de 1788[9]. Voilà les avantages résultant de la facilité accrue de circulation.

Les usines pendant ce même espace de temps se sont multipliées, — les professions ont été se diversifiant de plus en plus. — La guerre — faisant obstacle à toute relation avec l’Angleterre — a opéré comme système de protection pour l’ouvrier français et a amené le consommateur à côté du producteur ; — par là celui-ci s’est trouvé affranchi de la taxe oppressive de transport qui constitue l’obstacle principal à la circulation. Depuis lors, la loi de l’État a continué le système si bien commencé par Colbert, — et il en résulte que le prix de la terre et du travail va aujourd’hui s’accroissant plus rapidement que dans aucun autre pays du monde.

La libre circulation de l’un et de l’autre cependant rencontre encore de nombreux obstacles — qui tous résultent d’une centralisation politique portée à l’excès, laquelle exige l’entretien d’armées et de flottes qui absorbent une grande portion des impôts. On ne peut vendre ni hypothéquer la terre sans admettre le gouvernement comme partner dans l’opération, — et sans lui payer une part des revenus. — L’octroi entrave la circulation entre les villes et la campagne, tandis qu’à l’intérieur les anciens négociants et les capitalistes jouissent de monopoles qui leur permettent d’emplir leur bourse, aux dépens à la fois du producteur et du consommateur. De là la difficulté, que déplorent si vivement les économistes français, de trouver des consommateurs pour les choses produites ; comme si chaque individu n’était pas apte, sous un système qui donne rapidité à la consommation, à être pour les autres un consommateur en raison de sa propre production tout entière. Aussi la nécessité d’émigrations fréquentes et lointaines continue-t-elle, — et c’est spécialement pour les obtenir qu’on presse le gouvernement d’adopter de nouveau la politique du traité d’Éden de 1786, qui arrêta la circulation et par suite amena la Révolution.

Lorsque la loi vint établir le partage de succession entre les enfants on s’empressa de dire que le pays allait devenir une immense garenne, — que la population allait pulluler avec une rapidité qui réprimerait tout pouvoir d’accumulation. Au rebours de la prédiction, le chiffre s’est élevé mais lentement, — la division n’a pas marché beaucoup plus vite. Il y a quarante ans le chiffre des parcelles, en y comprenant les terrains dans les bourgs et villes était de 10.083.751. Vingt ans après, il s’élevait à 10.893.583, — ce qui donne un accroissement d’environ huit pour cent qu’il faut rapporter en grande partie à l’agrandissement des bourgs et villes, c’est-à-dire aux terrains des maisons bâties. Quatre ans après, en 1842, le chiffre est 11.511.841, ce qui donne un accroissement considérable, lequel est suivi précisément de toutes les circonstances qu’amène partout ailleurs la division, — une grande hausse dans le prix de la terre et du travail.

La circulation gagne constamment en rapidité, et il y a un accroissement extraordinaire dans la production agricole. Depuis trente ans surtout, dit un économiste distingué, la France a réalisé des progrès d’une admirable rapidité. Sur tous les points de son territoire la population s’est accrue, les villes ont grandi[10] et partout se sont répandus l’activité et le bien-être. Qu’en est-il résulté ? C’est que de nouveaux besoins, en sollicitant les efforts du travail agricole, sont venus en modifier la direction et les formes. Ce ne sont pas seulement les racines et les plantes légumineuses et potagères qu’il a fallu multiplier afin de satisfaire aux exigences croissantes de la consommation ; les produits destinés aux usages industriels ont rencontré des demandes plus nombreuses et plus soutenables. C’est là ce qui a tant accru la sphère de la petite culture. Plus les plantes sarclées, plus les végétaux dont la délicatesse et le prix élevé imposent beaucoup de soins et de main-d’œuvre ont pris place à côté des anciennes productions, plus la petite culture a reçu d’encouragements, plus elle a enrichi ceux qui subsistaient, et il est vrai de dire qu’elle a marché du même pas que l’aisance et la création des arts manufacturiers.»

La première et la plus oppressive de toutes les taxes étant celle du transport, la tendance de l’agriculture à progresser est toujours en raison directe de l’affranchissement de la terre à ce sujet, — lequel affranchissement ne s’opère que par la création d’un marché tout voisin.

§ 8. — Tendance de la politique anglaise à favoriser le développement des proportions du capital mobile aux dépens de celui qui est fixé. Ralentissement de circulation dans tous les pays soumis à cette politique.

À l’époque d’Alfred, la succession du propriétaire foncier, en Angleterre, se partageait par portions égales entre les enfants. La conquête normande amena le droit exclusif de primogéniture — et au bout d’un demi-siècle la circulation de la propriété foncière avait à peu près cessé. Cependant, dès que la richesse et la population commencent à se développer, nous la voyons se rétablir par degrés ; — parfois nous suivons sa trace sous la forme d’actes du Parlement ; d’autres fois dans l’adoption de certaines règles de tribunaux pour faciliter l’abolition des substitutions — dont nous pouvons peut-être saisir le résultat dans le nombre de petits propriétaires que l’on comptait à l’époque d’Adam Smith.

Jusqu’alors cependant presque toutes les tendances anglaises avaient été pour faire disparaître les obstacles qui s’opposaient à la circulation domestique — en laissant intact le droit des citoyens de quitter le royaume jusqu’à peu d’années avant la publication de la Richesse des nations. À partir de cette époque, cependant, toutes les tendances prennent une direction opposée. — La prohibition de l’émigration est suivie de différentes lois qui interdisent aux mécaniciens de fournir aux nations étrangères un outillage qui pût servir à mettre leurs produits en état de circuler chez elles-mêmes, affranchis de l’obligation d’être apportés aux usines anglaises ou de passer par les mains de marchands anglais ou d’ouvriers anglais. On se proposait d’arrêter la circulation au dehors en arrêtant la circulation intérieure ; et, autant que cela se puisse faire à l’aide des lois humaines, la fin du siècle vit l’opération accomplie.

Soixante-dix ans auparavant, la guerre de 1756 s’était terminée par le traité de Paris ; — elle avait dans son cours établi le pouvoir de l’Angleterre dans l’Inde, doublé l’hypothèque sur la terre et sur le travail du royaume, — et porté le chiffre de la dette nationale de 72 à 146 millions livres sterling. La classe des porteurs d’annuités s’était accrue dans le rapport naturel avec le nombre accru de généraux, d’amiraux et de négociants, — tous gens qui désirent que le travail soit à vil prix et que l’homme, ait peu de valeur. Tous aussi tirèrent profit pour le moment de l’arrêt de la circulation ; — plus le mouvement sociétaire est lent et plus s’accroît la proportion de leurs revenus comparés à celui de la société en masse. La nouvelle dette augmenta de beaucoup le montant déclaré saisissable dans le trajet du producteur au consommateur—et par là s’accrut la proportion du capital flottant au capital fixé, au désavantage à la fois de la terre et du travail.

Survint la guerre de 1793, la fin du siècle vit doubler de nouveau le montant de ce qui est déclaré saisissable, — l’intérêt de la dette ayant grossi et passé du chiffre de 10.000.000 de livres à celui de 20.000.000 de livres. Ce fut alors que l’effet du manque de circulation du travail et de ses produits se manifesta par un accroissement du paupérisme, le manque de subsistances, la consolidation de la terre et l’invention de la monstrueuse, antichrétienne et non philosophique doctrine de l’excès de population. La production de grains, de pommes de terre, de turneps ne croissant qu’en proportion arithmétique, tandis que l’homme se multiplie, selon M. Malthus, en proportion géométrique, il lui sembla que les guerres, les pestes et les famines doivent être un effet de la prévision du Créateur pour corriger ce premier besoin de la nature de l’homme qui le porte à s’associer à l’autre sexe et à contracter ce devoir qui, par-dessus tous les autres, tend à développer les meilleurs sentiments du cœur car il implique la nécessité de pourvoir au soutien d’une femme et d’enfants.

MM. Malthus et Ricardo ont mis en commun leur effort pour établir ce fait que la masse d’aliments serait toujours en raison inverse de la population — abondante quand le chiffre de population est faible, et rare quand le chiffre est élevé. Une population disséminée pourrait, à ce qu’ils enseignent, cultiver les plus riches sols, les marais et les relais de fleuve ; mais une population nombreuse doit recourir aux sols pauvres, — par conséquent ceux des régions montagneuses. Le pouvoir de faire des épargnes et par là d’accumuler un capital doit constamment diminuer, et des milliers d’individus se trouver nécessairement réduits « à mourir de faim. La stérilité constamment croissante de la terre étant l’obstacle contre lequel l’homme trouve partout à lutter, il s’ensuit fatalement que d’année en année il est de plus en plus esclave de la nature et de ses semblables. » En suivant cette vue on en viendrait presque à affirmer que le capital et le travail employés au transport des marchandises « et à les diviser en minimes portions pour les adapter aux besoins du consommateur sont réellement aussi productifs que s’ils étaient employés dans l’agriculture et les manufactures[11], » et — peut-être en effet davantage, les terres de meilleure qualité étant bientôt épuisées, — « tandis que des machines et des vaisseaux à vapeur, le dernier sera tout aussi efficace pour produire de l’utilité et épargner du travail. »

Nous avons ici la glorification du négoce, l’obstacle qui entrave la voie du commerce, et, du moment que cette doctrine est reçue dans l’école anglaise, comment nous étonner de voir que chacun des pas qui suivent tend dans la même direction : accroître la puissance du négoce et bientôt arrêter la circulation ?

Depuis lors jusqu’à aujourd’hui, l’histoire d’Angleterre n’est qu’une suite non interrompue d’efforts pour accroître la proportion du capital flottant au capital fixé, ce qui est précisément le symptôme d’une civilisation en déclin. Plus on aura besoin de navires, — plus le roulage transportera de marchandises, — plus il s’écoulera de temps entre la production et la consommation — et plus sera lente, par conséquent, la circulation entre le producteur de l’aliment et celui qui demande à le manger, — plus il en adviendra, nous assure-t-on, de prospérité pour tous. Comme résultat infaillible la terre se consolidera de plus en plus, — le petit propriétaire disparaîtra et sera remplacé par le mercenaire, — le négociant et le rentier deviendront de plus en plus les maîtres de la population, — l’état de guerre deviendra la condition plus habitude de la société. La nécessité d’arrêter, dans son trajet vers le consommateur, la propriété produite et, par conséquent, de pourvoir à l’entretien de flottes et d’armées, deviendra d’année en année plus urgente[12].

Que le rapport du capital fixé s’élève, et le pouvoir d’association s’accroît, ainsi que le développement de l’individualité, et la rapidité du mouvement de la machine sociétaire, — dont la base s élargit en même temps que le sommet gagne en élévation. Que s’élève, au contraire, le rapport du capital flottant, l’effet inverse est produit : le pouvoir d’association décline, la base de la société se rétrécit, le mouvement perd en vitesse et le pouvoir d’accumuler diminue. De fréquentes révolutions monétaires amènent l’incertitude dans la demande de travail et des produits du travail, ce qui enrichit encore plus les riches, tandis que ceux qui ont de la force musculaire ou intellectuelle à vendre manquent de pain. À aucune époque il n’y a eu de si grandes fortunes individuelles que de nos jours ; jamais les ouvriers anglais n’ont plus complètement échoué que dans leurs dernières tentatives pour obtenir un accroissement de salaire, qui corresponde au prix plus élevé qu’ils payent pour les différentes nécessités de la vie. L’inégalité croît de jour en la séparation entre les classes supérieures et celles inférieures de la société devient plus complète à mesure que la terre se consolide davantage et qu’elle est de plus en plus grevée d’hypothèques, de substitutions, de constitutions de rente. La politique du pays étant basée sur l’avilissement du prix des matières premières, et ces matières étant toujours à vil prix dans les pays à l’état de barbarie, le lecteur voit tout d’abord que chaque pas dans cette voie conduit à la barbarie. Il était donc tout naturel que le pays qui suit une telle politique fût appelé à donner naissance aux doctrines antichrétiennes et extravagantes de l’école Ricardo-Malthusienne.

§ 9. — La circulation s’accélère en raison de la tendance au rapprochement entre les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées. Cette tendance s’accroît dans tous les pays qui se guident d’après Colbert et la France ; elle décline dans tous ceux qui suivent les doctrines de l’école Ricardo-Malthusienne.

La voie de la civilisation est celle où l’on a pour but le rapprochement mutuel des prix respectifs des matières premières et des utilités achevées, — qui est toujours accompagné d’une élévation dans le prix du travail et de la terre, — une élévation dans le rapport du capital fixé au capital flottant — et un accroissement dans la rapidité de la circulation. D’après quoi une politique basée sur l’avilissement du prix des matières premières à fournir aux manufactures, — l’alimentation, la laine et le travail[13], doit tendre à la barbarie et à l’esclavage, comme le lecteur peut s’en assurer par le diagramme suivant :

En allant de haut en bas, nous trouvons élévation continue dans les prix de la terre et du travail, - diminution dans la nécessité des services du négociant, — diminution dans la part des produits du travail qui lui est assignée comme rémunération de ses services, — extension de la culture sur les sols plus riches, — activité incessante de circulation, — accroissement du pouvoir de l’homme — le propriétaire libre prenant la place qui fut occupée d’abord par l’être, misérable esclave de la nature et de ses semblables. C’est le mouvement en avant de l’être fait à l’image de son Créateur et doué des facultés qui distinguent l’homme.

Rebroussons de bas en haut, nous trouvons l’inverse : la terre dont la valeur décroît, — le négociant qui prélève une part plus forte, la terre qui se consolide, — la circulation en déclin, — l’homme de plus en plus esclave, — la population libre disparaissant par degrés, à mesure que s’abaisse le rapport du capital fixé au capital flottant qui sert d’instrument au négociant. C’est le mouvement à reculons de l’animal humain dont il est question dans l’école Ricardo-Malthusienne ; celui qu’il faut nourrir, — qui procrée — et qui a besoin que le fouet du collecteur d’impôts le stimule au strict exercice des facultés dont il a été doué[14].

Le premier représente la marche de toutes les sociétés anciennes et modernes, à mesure que la circulation gagne en rapidité et qu’elles ont grandi en civilisation, en richesse et en puissance réelles. Le dernier représente la marche de toutes celles qui ont décliné, — chez lesquelles la terre s’est consolidée, — la circulation s’est ralentie et l’homme a marché vers l’esclavage.

Si nous regardons à l’entour de nous, à l’époque actuelle, nous trouvons dans les pays dont la politique est en harmonie avec celle de Colbert, et qui, par conséquent, prennent exemple sur la France, tous les phénomènes ci-dessus mentionnés : — division de la terre, — rapport croissant de la propriété fixée, — circulation qui gagne en vitesse — et l’homme qui gagne en liberté. Prenons maintenant l’Irlande, l’Inde, la Jamaïque, le Portugal et la Turquie, — les pays qui suivent la direction indiquée par les économistes de l’Angleterre, — nous trouvons les phénomènes contraires : — la terre qui perd en valeur, — la propriété fixée dont la proportion décroît, — la circulation qui se ralentit — et l’homme qui perd de sa liberté chaque jour. Dans les premiers l’homme croit en individualité, et la société croit en force et en puissance. Dans les derniers l’esprit humain tourne au rachitisme, et les sociétés s’affaiblissent, et la paralysie s’étend sur elles d’année en année.

Devant tous ces faits, nous sommes amenés d’une manière irrésistible à conclure que le progrès des sociétés vers la richesse, la force et la puissance, et le progrès de leurs membres en moralité, intelligence et bonheur, est en raison inverse de la proportion de la terre occupée à la population occupante, —— la tendance à la civilisation étant en raison directe du pouvoir d’association et de combinaison. Et c’est la conclusion à laquelle les penseurs avaient été généralement amenés il y a déjà un siècle. Jusque-là on avait regardé l’accroissement de richesse et de force comme inséparablement lié à l’accroissement de population. — Toute l’Europe s’accordait à croire avec Adam Smith que le signe le plus certain de la prospérité d’un pays était l’accroissement du nombre d’habitants[15]. Le docteur Smith, en conséquence, regardait, comme avantageux à un pays, « que le travail y fût libéralement rémunéré ». — En même temps, dans le cours de son ouvrage, il dénonce le système basé sur l’idée d’avilir le prix des produits bruts de la terre, et par là de conduire à l’esclavage l’homme par le travail de qui ces produits s’obtiennent.

Tenant l’agriculture en haute estime, et la regardant comme la plus noble des professions, ce qu’elle est en effet, il ne sympathisait nullement avec ceux de ses contemporains qui cherchaient à fonder le négoce par des mesures qui conduisent à sacrifier les intérêts à la fois de l’artisan et du laboureur. Cherchons-nous une énergique dénonciation de toutes les doctrines anglaises modernes concernant la terre et le travail, lisons la Richesse des nations, un ouvrage capital, dont l’école Malthusienne a pris soin d’adopter tout ce qu’il peut contenir d’erreurs, en rejetant toutes les vérités.

§ 10. — Tendance du système colonial anglais à produire arrêt de circulation. Ses effets manifestés dans le passé et dans le présent des Etats-Unis.

En allant de haut en bas du diagramme ci-dessus, la circulation gagne en vitesse, — la terre se divise, — l’homme gagne en liberté à mesure que les prix se rapprochent de plus en plus. Prenons dans l’autre sens : la terre se consolide, — l’homme perd de sa liberté à mesure que les prix présentent plus d’écart entre eux, — à mesure que le négociant gagne en pouvoir aux dépens des deux. Les phénomènes que nous présentent les États-Unis appartiennent à la dernière classe, — tendance vers la consolidation de la terre, vers l’extension de l’esclavage, l’avilissement du prix de toutes les matières premières, comparé à celui des produits métalliques de la terre. Quelle est la cause ? nous allons la chercher.

Le système colonial avait pour objet d’arrêter la circulation parmi les colons, dans le but de les forcer à exporter les matières premières, et à les recevoir de l’importation sous la forme de drap et de fer. Franklin comprit fort bien qu’un tel système aboutissait à anéantir la valeur de la terre et de l’homme ; aussi disait-il, en 1771 : « Il est bien connu et l’on comprend que partout où s’établit une manufacture qui emploie un nombre de bras, elle élève la valeur des terres dans tout son voisinage, tant par une demande plus forte et sous la main des produits de la terre, que par l’argent qu’elle attire dans la localité. » Et il ajoute : « Il semble donc que ce soit l’intérêt de tous nos fermiers et propriétaires d’encourager notre industrie naissante de préférence à l’industrie étrangère, importée chez nous des pays lointains. » Et c’était alors l’opinion la plus généralement dominante dans le pays ; ce fut elle qui décida le mouvement révolutionnaire, bien plus que la taxe sur le thé, ou l’impôt du timbre.

L’indépendance conquise, la nécessité de se soumettre au système disparut. Et cependant l’habitude de la soumission, en se continuant, eut pour résultat qu’à de légères exceptions près, la politique du pays prit pour but d’assurer les marchés accoutumés pour les matières premières, — manière d’agir qui aboutit fatalement à l’épuisement de la terre, la dispersion de la population, et l’arrêt de la circulation sociétaire. En dépit de cette politique, certaines fabrications prirent lentement racine dans le Nord ; mais, dans les États du Sud, tout essai de ce genre a échoué. Les lois prohibitives ayant réussi à prévenir l’introduction de tout art mécanique, ces États présentèrent partout une faible population, disséminée sur de vastes surfaces, hors d’état de combiner leurs travaux, et épuisant toute leur énergie dans l’effort pour atteindre un marché. La Virginie, le plus considérable de ces États, comprenait 40.000.000 d’acres, et sa population n’était que de 600.000 âmes. Le pouvoir de combiner n’existant pas, on ne pouvait extraire la houille, filer la laine, tisser le drap. Considérant que moins le produit demandé à la terre aurait de volume, moins il coûterait à transporter, le planteur se trouva limité à la plus épuisante de toutes les récoltes, — le tabac. En fait, il vécut sur la vente du sol lui-même, et non sur le produit de son travail. Ils s’appauvrirent, lui et sa terre, et il lui fallut se transporter, lui et les siens, sur des sols plus éloignés, ce qui augmenta d’autant la taxe du transport, et diminua d’autant la rapidité de circulation.

La culture, commençant toujours par s’attaquer aux sols plus pauvres, et les plus riches sols attendant l’accroissement de richesse et de population, ceux-ci sont demeurés intacts. C’est ce qui permet à un Virginien distingué d’affirmer que ses compatriotes trouveraient de grands avantages à imaginer quelque autre système qui s’appliquât aux sols riches, tout en réparant ceux qui sont épuisés. Il en propose un dont les résultats pécuniaires pourraient s’élever, rien que pour la Virginie, à 500.000.000 dollars, — sans compter ce qu’il y aurait de puissance physique, intellectuelle et morale, et le surcroît de revenu qu’il créerait à la République. Il ajoute : « Celle-ci profitera grandement de l’amélioration de l’une, et la dernière en étendue, de ses grandes divisions territoriales, qui était la plus pauvre par sa constitution naturelle, et surtout par une longue culture épuisante, — sa meilleure population étant partie, ou sur le point de partir, le reste tombant dans l’apathie et la dégradation, n’ayant plus d’autre espoir que celui dont chacun parle, d’émigrer d’un pays ruiné, et de renouveler l’œuvre de destruction sur les terres fertiles les plus à l’ouest[16].

La Caroline du Nord est riche en terres non drainées et en friche, où abondent la houille et le fer. Sa superficie dépasse celle de l’Irlande, et pourtant sa population n’est que de 868.000 âmes ; — elle ne s’est accrue que de 130.000 âmes en vingt ans. Dans la Caroline du Sud, les choses ont eu exactement le même cours que dans la Virginie ; cependant cet État, au rapport du gouverneur Seabrook, a des millions d’acres de terre en friche d’une puissance peu commune, qui semblent inviter la population des États planteurs à venir y exercer leurs forces, « Il n’est peut-être pas ajoute-t-il, une seule plante utile à l’homme que ce territoire ne puisse produire. » La marne et la chaux y abondent, des millions d’acres de riches pâturages restent à l’état de nature ; les paroisses du littoral ont d’inépuisables trésors en marais salants, prairies salées, et chaux de coquillages. » Et cependant la tendance à abandonner la terre a été telle, que, dans la période de 1820 à 1840, la population blanche n’a augmenté que de 1.000 âmes, et la population noire de 12.000 ; tandis que l’augmentation naturelle aurait dû être d’au moins 150.000 âmes.

En admettant que la Virginie, à la fin de la révolution, comptât 600.000 âmes, elle devrait avoir aujourd’hui, — sans tenir aucun compte de l’immigration, — 4.000.000 âmes, soit une âme pour dix acres ; et pour quiconque peut apprécier les grands avantages de cet État, il est capable d’en entretenir le triple[17]. Néanmoins, la population totale, en 1856, ne dépassait pas 1.424.000 âmes, — l’augmentation, en vingt ans, n’ayant été que de 200.000, tandis qu’elle eût dû monter à 1.200.000. Qu’est devenue toute cette population ? Vous la retrouvez parmi les milliers d’habitants actuels d’Alabama, de Mississippi, de la Louisiane, du Texas et d’Arkansas. Si vous demandez pourquoi ils sont là, la réponse est simple, a Ils empruntaient à la terre sans jamais lui rien rendre ; elle les a chassés. »

Les hommes, en s’associant et en combinant leurs efforts, sont aptes à mettre en activité tous les immenses et divers pouvoirs de la terre:— plus l’association sera nombreuse, plus la terre acquerra de valeur, et plus le travail sera demandé, — plus leurs prix s’élèveront, — et plus l’homme gagnera en liberté. Qu’ils viennent, au contraire, à s’isoler, la valeur de la terre tend à décroître, le travail perd en valeur, et l’homme perd en liberté. Veut-on remonter à la cause finale de l’existence domestique de la traite d’esclaves, on n’a, ce nous semble, qu’à remonter aux causes qui ont épuisé la terre. En les cherchant, nous trouvons dans les livres des écrivains anglais « que le système d’agriculture qui coïncide d’ordinaire avec l’emploi du travail-esclave, est essentiellement épuisant; — et pour conclusion : que l’esclavage était la cause du déclin de l’agriculture. Comme d’habitude, cependant, il y a en interversion de la cause et l’effet. — C’est l’agriculture en déclin qui fait que s’étend l’esclavage. Pour en avoir la preuve, il suffit de considérer l’Irlande, la Turquie, le Portugal, ou tout autre pays dans lequel la diversité de professions n’a pu éclore ou a cessé d’exister, par suite d’un système tendant à séparer le consommateur du producteur. Dans tout pays de ce genre, — la circulation étant nécessairement lente, il est tout à fait impossible qu’il y ait santé physique, comme il arriverait pour le corps humain dans une condition semblable. Plus la circulation est rapide, et plus il se trouvera toujours de santé dans tous deux.

Ce n’est pas l’esclavage qui produit l’épuisement du sol ; mais l’épuisement du sol qui fait que l’esclavage continue. Le peuple anglais s’est élevé de l’esclavage à la liberté à mesure que la terre a été rendue plus productive, — une plus grande population trouvant dès lors à subsister sur la même surface de territoire ; et c’est à mesure que la terre a gagné en valeur qu’ils ont gagné en liberté. Il en a été de même chez tout peuple capable d’acquitter ses dettes envers la terre nourricière, pour avoir eu le marché sous sa main. Il n’est pas, au contraire, de pays dans le monde où les hommes aient été dénués du pouvoir d’améliorer leur terre sans que l’esclavage n’y soit maintenu, — devenant de plus en plus intense à mesure que la terre s’est épuisée de plus en plus. C’est à l’état d’isolement qui s’y est perpétué qu’il faut attribuer la pauvreté et la faiblesse de la partie sud de l’Union.

À la fin de la révolution, les nouveaux États à esclaves comptaient une population de 1.600.000 âmes, répandue sur 120.000.000 acres de territoire, soit quatre-vingt acres par tète. En 1850, les chiffres étaient : 8.500.000 âmes, sur un territoire de plus de 1.000.000.000 acres, — soit de plus décent acres par tète. Comme la circulation y languit à un degré à peine concevable, la production totale est insignifiante, ainsi qu’on le voit par l’estimation, pour 1850, qu’a donnée un journal du Sud tout à fait honorable.
Coton 105.600.000 dollars  
Tabac 15.000.000
Riz 3.000.000
Pour avitailler la marine 2.009.000
Sucre 12.396.150
Chanvre 695.840 138.691.990 [18]
--------------
Ajoutons pour nourriture une égale somme de 138.691.990
Et pour tous autres produits 22.616.020
-----------------
Nous avons pour total 300.000.000

Pour l’ensemble de toute la production d’une population de huit millions et demi d’âmes, soit 35 dollars par tête. Prenons maintenant pour la production totale de l’Union le chiffre de 3.600.000.000, nous avons pour la population du Nord dont le chiffre est 14.500.000 âmes, une production de 3.000.000.000 dollars, soit près de sept fois autant par tète. Dans Tune de ces populations, — qui n’a d’autre travail que celui d’épuiser le sol et qui vit sur la vente du sol lui-même, la circulation est lente et il y a déperdition de travail. Dans l’autre la circulation est quelque peu plus rapide, — le travail est à un certain point économisé.

Plus la circulation est lente et plus il y a tendance à l’esclavage ; ce qui explique le développement que prend l’esclavage. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que le planteur fût poussé à payer ses dettes à la terre, ce qu’il ne peut tant qu’il devra recourir à un marché lointain. Toute évidente que soit cette vérité, les Anglais distingués félicitent leurs concitoyens de mettre en œuvre le système du libre échange, de détruire les manufactures indigènes de la Caroline et des autres États du sud, en les forçant ainsi à exporter le coton à l’état de denrée brute. Il n’y a que peu d’années, la Géorgie promettait de devenir un des principaux foyers du monde pour les manufactures du colon. En ce moment elle arrive si rapidement à exporter sa population ; qu’à côté de tous les avantages naturels, cette population ne s’est accrue, dans les cinq dernières années, que de 3 %. De là l’existence d’un commerce domestique d’esclaves qui blesse les sentiments de tout chrétien ; et de là, la discorde entre les parties nord et sud de l’Union.

Que l’esclavage, avec ses conséquences : la violation des droits des parents et des enfants, sa tendance naturelle à tout oubli de la sainteté du lien du mariage, provienne de l’épuisement de la terre, il n’y a pas à en douter. Que celui-ci à son tour provienne de la nécessité de dépendre des marchés lointains, cela est tout aussi certain. L’homme qui doit aller au loin avec ses produits, ne peut cultiver les pommes de terre, le foin et les turneps. Il doit récolter des denrées moins encombrantes, le blé, le coton, — il enlève à son sol tous les éléments dont elles sont composées, et puis l’abandonne[19]. Forcé ainsi de jouer son existence sur le succès d’un seul genre de récolte, il se trouve dans la privation complète du pouvoir de s’associer avec ses semblables pour des opérations de drainage, ou pour tout autre qui l’assurerait contre les risques qui naissent de la variation du temps. Tant qu’il n’est lui-même que l’esclave de la nature, la conséquence fatale pour le travailleur est d’être partout l’esclave de son semblable.

Plus le planteur est dans la dépendance des marchés étrangers, et plus sa production tend à décroître en quantité, — et le prix tend à s’avilir, — et plus il y a tendance à l’épuisement du sol, à l’expulsion de la population, et au décroissement de rapidité de circulation.

Ce que nous venons de constater pour les États du Sud est généralement vrai pour toute l’Union. Au commencement du siècle, sa population totale était de 5.300.000 âmes, — ce qui donne le chiffre moyen de 6.47 par mille carré. Un demi-siècle après, le chiffre a quadruplé, — il monte à 23.190.000 âmes. Le territoire cependant s’étant accru dans la même proportion, la densité de population n’a que peu changé, — elle est de 7.90 par mille. Dans la première période, le territoire occupé s’étendait peu au-delà de la chaîne des Alliganys, — le territoire non occupé se trouvant dans la même proportion à peu près qu’aujourd’hui. Si l’on tient compte de la faible différence qui peut exister, la densité de population n’est certainement pas moitié plus forte qu’il y a un siècle. La poli tique du gouvernement ayant adopté le système d’exporter ses denrées premières, — d’épuiser le sol, — disséminer la population, — amoindrir le pouvoir d’association, — dépendre de plus en plus de la navigation, du roulage » des wagons et des machines des chemins de fer, on en voit les résultats dans ces faits : que la population rurale d’un état comme New-York, avec tous ses immenses avantages est en déclin ; que la terre s’y consolide de plus en plus ; que le pouvoir d’y entretenir des écoles et des églises s’affaiblit, — par suite de la centralisation qui s’accroît constamment, tandis que diminue constamment la rapidité de la circulation sociétaire, et que s’accroissent constamment aussi le paupérisme et la criminalité. Telles sont les conséquences nécessaires d’un système qui s’oppose au développement des arts mécaniques, et entrave ainsi le développement des forces de la terre et de l’homme qui la cultive. L’Ohio, un État qui, il y a un demi-siècle était un désert, suit rapidement la même direction, par la raison qu’avec des richesses considérables en houille et en charbon au sein de son territoire, la population est forcée de s’adresser au dehors pour le drap et le fer, — et qu’elle les paye par la vente de tous les éléments du sol qui entrent dans la composition de ses denrées premières.

§ 11. — Élévation dans les États-Unis de la proportion du capital mobile, et ralentissement de circulation qui en est résulté. Ils tombent de jour en jour davantage sous la dépendance de l’impulsion du trafiquant.

À chaque nouveau pas vers la dispersion, la population tombe de plus en plus dans la dépendance de l’homme du négoce, et nécessairement s’accroît la proportion du capital mobile au capital fixé. Toutes les tendances du système des États-unis étant dans cette direction, la population devient d’année en année plus nomade, d’où il suit que le capital mobile comparé à la masse entière, y est, nous l’avons déjà vu, dans une proportion plus grande que chez aucun autre peuple qui prétend passer pour civilisé. Cette voie aboutit à la circulation lente, la démoralisation, l’esclavage et la barbarie. Pour que la circulation soit rapide, il faut que les hommes se rapprochent de plus en plus, — que la terre soit amendée, — que les sols fertiles soient soumis à la culture ; or, pour tout cela il faut la diversité des professions qui tend au développement des pouvoirs de l’HOMME.

Comme la tendance générale de la politique des gouvernants de l’Union a été tout juste au rebours, nous voyons le monde scandalisé d’entendre répéter chaque jour que a la société libre a fait faillite, qu’elle est une chimère, » — et que la forme la plus parfaite de société est celle où le travailleur est l’esclave de celui qui vit par le trafic exercé sur les produits de la sueur et du travail d’autres êtres créés comme lui à l’image de leur Créateur, et ayant un droit égal au sien de réclamer la libre application de leurs forces de la manière qui peut sembler la plus convenable pour les mettre en état de s’entretenir eux, leurs femmes et leurs enfants. La croyance que l’esclavage est d’origine divine doit naître et se fortifier dans toute société ou le trafic acquiert du pouvoir aux dépens du commerce.

§ 12. — Plus la circulation s’accélère, plus il y a de force produite. Accroissement de force dans tous les pays qui suivent l’enseignement de Colbert ; déclin dans tous ceux qui adoptent les doctrines de l’école anglaise.

Plusieurs écrivains, tant Anglais que Français, ont nié les avantages qui découlent de la division de la terre. — Les progrès de l’agriculture, nous disent-ils, montrent le bénéfice à tirer de sa consolidation. La question roule sur une coquille de noix. Le meilleur système est celui qui développe le mieux la rapidité de circulation, — car il est celui qui donne la plus grande somme de force. Sur la terre divisée, chaque petite ferme devient un fond d’épargne pour le travail, applicable à l’instant avec profit. Sur la terre consolidée, le journalier remplace le petit propriétaire avec une perte continue de force. — En effet, nous avons dès lors le travailleur donnant au cabaret un temps qu’il aurait donné à sa petite ferme ; — le grand fermier épargnant sur le produit de ses récoltes de quoi acquitter son fermage ; — et le maître dépensant son revenu à acheter des chevaux et des chiens, tandis que sa terre reste improductive faute d’amendements. Dans ces circonstances la circulation perd de jour en jour en vitesse, et la force décline. La terre se consolide dans l’Inde, en Irlande, à la Jamaïque, au Portugal, en Turquie, les plus faibles sociétés du monde. Elle se divise de plus en plus, et la circulation gagne en vitesse en France, en Belgique, au Danemark, en Suède, en Allemagne, en Russie, les sociétés de l’Europe qui sont en progrès. Jusqu’à ce que l’on ait démontré qu’il existe une loi pour l’Angleterre et une autre loi pour tout le reste du monde, il faut admettre que plus est rapide la circulation de la propriété fixée, et plus la force sera grande.

§ 13. — Désaccord entre Adam Smith et les économistes anglais modernes. L’un regarde le commerce comme le serviteur de l’agriculture, les autres visent à faire du trafic le maître du mouvement sociétaire.

On nous dit : sans capital point de progrès possible. Mais, est-ce que ce capital qui est si fort exigé ? Le petit propriétaire se nourrit lui et sa famille, — il consomme du capital. L’acte de produire devient, chez lui, un acte de consommation — c’est un fond pour reconstruire le capital musculaire et intellectuel, résultat de la consommation précédente. « Cet ordre de choses qui est en général établi par la nécessité, quoique certains pays puissent faire exception, se trouve en tout pays fortifié par le penchant naturel de l’homme. Si ce penchant naturel n’eût jamais été contrarié par les institutions humaines, nulle part les villes ne se seraient accrues au-delà de la population que pouvait soutenir l’état de culture et d’amélioration du territoire dans lequel elles étaient situées[20]. On aurait vu partout l’artisan et le laboureur se placer auprès l’un de l’autre là où la nourriture était à bon marché, il y eût eu économie de force et capital créé, « tandis que la beauté de la campagne, les plaisirs de la vie champêtre, la tranquillité d’esprit dont on espère y jouir, et l’état d’indépendance qu’elle procure réellement, partout où l’injustice des hommes ne vient pas s’y opposer, auraient présenté ces charmes plus ou moins séduisants pour tout le monde. » De la sorte chaque lieu sur la terre eût été un marché pour les produits de la terre. « Le marché domestique le plus important de tous, celui qui donne le plus de profits à égalité du capital employé, — celui qui a créé la plus grande demande de travail, car il crée la plus grande offre de choses à échanger et accroît ainsi la circulation, — n’en serait pas arrivé à être considéré ainsi qu’il l’est aujourd’hui comme subsidiaire au commerce étranger[21]. » Voilà ce qu’enseigne Adam Smith ; aussi est-il impossible de lire son livre sans un sentiment d’admiration pour l’homme qui a vu si nettement et de si bonne heure, la politique la plus propre à développer la prospérité, la moralité, la force et l’indépendance tant chez l’homme que chez les nations. Convaincu de l’avantage qui résulte de la division de la terre, il indique nettement la marche pour atteindre le but. « Sympathisant avec le petit propriétaire, qui est familier avec chaque partie de son petit domaine, qui le voit avec l’affection qu’inspire naturellement la propriété, surtout la petite, et qui fait sa joie de la cultiver et même de l’orner, il ne pouvait manquer de sentir, que le petit propriétaire est, de tous les améliorateurs, le plus industrieux, le plus intelligent et celui qui réussit le mieux[22]. » Il aurait dû ajouter, celui à qui le monde est le plus redevable quant à la création de capital.

Supposer que la terre demande le capital est une erreur. La terre est la grande donatrice, — tout ce qu’elle demande en retour c’est que l’homme, quand il en a fini avec ses dons, les lui restitue, et par là, la mette en état de se montrer encore plus libérale à la première occasion. Le tenancier anglais ne peut améliorer sa terre comme il le ferait, si elle lui appartenait. Il lui faut mettre de côté la rente à servir au propriétaire. C’est ce temps d’arrêt de la circulation qui induit le dernier à s’imaginer qu’il donne à la terre lorsqu’il y fait des amendements, tandis que c’est constamment la terre qui est libérale envers lui. Si le tenancier avait été le propriétaire de la machine maltraitée, il lui aurait donné le double, sans la débiter, — au contraire, en la créditant — de la part qu’il retient pour sa consommation personnelle. Lorsqu’un propriétaire anglais parle de dépenser cinq ou dix livres par acre, cela sonne bien, cela semble énorme ; mais, comme d’ordinaire, la grandeur réelle est en raison inverse de l’apparence. L’homme qui cultive sa propre terre y applique le double — en agissant d’année en année insensiblement ; et la terre devient deux fois plus productive dans on cas que dans l’autre. La nature accomplit toutes ses opérations lentement, sans bruit, mais d’une manière continue ; plus l’homme imite son exemple et plus il a raison. L’homme qui amende sa propre terre agit avec un long levier, qui exige peu de force ; le maître du tenancier travaille avec un court levier — qui exige beaucoup plus de force pour produire le même effet…

Le système entier du docteur Smith vise à accroître le pouvoir d’entretenir commerce en développant chez l’homme le pouvoir de satisfaire l’instinct naturel qui le pousse à s’associer à ses semblables. Le système de ceux qui sont venus après lui vise, ainsi qu’on le voit, à accroître la nécessité du négoce et à diminuer le pouvoir de combinaison entre les hommes. Dans l’école de l’un le commerce est regardé comme le serviteur de l’agriculture. Dans l’autre école le trafic est le maître. Dans les sociétés qui suivent la première voie, la distribution de ce qui provient du travail devient de jour en jour plus équitable et l’homme gagne en liberté ; dans celles qui suivent l’autre voie, elle devient moins équitable et l’homme marche à l’esclavage.

§ 14. — Plus la circulation s’accélère, plus l’équité règle la distribution. Identité des lois physique et sociale.

Dans le monde physique, il faut le mouvement pour engendrer la force. Le mouvement lui-même est une conséquence de la chaleur. Il en doit être ainsi dans le monde sociétaire, — car la loi physique et la loi sociale ne font qu’une seule et même loi. D’où Tient cependant la chaleur à laquelle ce monde sociétaire doit son mouvement et sa force ? La réponse se trouve dans l’importante vérité, qu’on vient de constater tout récemment, que le mouvement engendre la chaleur, comme à son tour la chaleur engendre le mouvement[23].

Plus il y a mouvement, plus il y a chaleur ; et plus il y a chaleur, plus il y a vitesse et force. Voulons-nous voir l’application de ce principe si simple à la science sociale ? Revenons au diagramme donné ci-dessus. Nous trouvons à la gauche absence totale de mouvement, de chaleur et de force. À mesure que nous avançons vers la droite, nous voyons accroissement de tout cela jusqu’à ce qu’enfin, arrivant aux États de la New-England, nous trouvons plus de mouvement et de chaleur que dans toute autre partie du continent occidental, et une plus grande somme de force. Traversons l’Atlantique, nous trouvons la combinaison du tout dans la France et dans l’Allemagne, tandis qu’au Portugal et en Turquie il n’existe ni mouvement, ni chaleur, ni force. Comparons l’Auvergne avec la Normandie, — les hautes terres de l’Écosse avec les basses terres, — ou Castille et Aragon avec la Biscaye, nous obtenons précisément le même résultat : circulation lente, chaleur et force à peine appréciables dans les premiers ; tandis que le tout abonde dans les autres. La raison nous sera facile à comprendre après la lecture des quelques lignes que nous allons citer au sujet des propriétés latentes de la matière.

« Toute molécule de matière, ou tout groupe de corps, liés ensemble n’importe comment, qui est en mouvement, ou peut entrer en mouvement sans assistance extérieure, possède ce qu’on appelle l’énergie mécanique. L’énergie de mouvement peut s’appeler « énergie dynamique » ou énergie actuelle. « L’énergie de la matière an repos, en vertu de laquelle elle peut être mise en mouvement, est appelée énergie potentielle ; ou généralement le pouvoir moteur existant parmi les différentes molécules de matière, en terme de leurs positions relatives, est appelé énergie potentielle. Voici quelques exemples propres à montrer l’usage de ces expressions et à faire comprendre les idées de quantité d’énergie, et de conversions et transformations. Une pierre suspendue, un réservoir élevé d’eau a une énergie potentielle. Que la pierre vienne à tomber, son énergie potentielle est convertie en énergie actuelle pendant sa descente ; elle existe entièrement comme énergie actuelle de son propre mouvement au moment où elle va frapper le sol, et elle est transformée en chaleur au moment où elle vient se poser sur le sol. Lorsque l’eau coule dans un canal en pente, son énergie potentielle se convertit graduellement en chaleur par le frottement de ses molécules l’une sur l’autre, et le fluide s’échauffe d’on degré Fahrenheit par chaque fois 722 pieds de chute. Deux parcelles de matière à distance l’une de l’autre ont une énergie potentielle de gravitation ; mais il y a aussi une énergie potentielle dans les molécules contiguës d’un ressort que l’on bande ou dans la corde élastique que l’on tend. Il y a énergie potentielle de la force électrique dans toute distribution d’électricité, ou parmi tout poupe de corps électrisés. Il y a énergie potentielle de la force magnétique, entre les différentes molécules de l’acier magnétique ; ou entre les différents aciers magnétiques, ou entre un aimant et un corps de toute substance conductrice ou non conductrice du fluide magnétique. Il y a énergie potentielle de la force chimique entre deux substances qui ont ce qu’on appelle de l’affinité l’une pour l’autre ; par exemple entre le combustible et l’oxygène, entre nos aliments et l’oxygène, entre le zinc dans une batterie galvanique et l’oxygène. Il y a énergie potentielle de la force chimique entre les différents ingrédients de la poudre à canon et du coton-poudre. Il y a énergie potentielle de ce qu’on peut appeler la force chimique parmi les molécules du phosphore doux qui subit la transformation amorphe en phosphore rouge ; et parmi les molécules du soufre lorsqu’il passe de la cristallisation en prismes à celle en octaèdres[24] »

L’énergie potentielle existe partout dans la nature et attend le commandement de l’homme. Pour la développer il commence par résoudre les composés en leurs différentes parties, — individualisant leurs éléments divers et par là produisant mouvement, chaleur et force. Plus que partout ailleurs du monde matériel, l’énergie potentielle se trouve dans l’homme, — l’être placé à la tête de la nature et doué de pouvoirs qui lui permettent de la diriger dans ses opérations de manière à développer les forces latentes qui abondent tellement partout. Cependant son énergie comme celle de la matière organique existe à l’état latent, il lui faut pour qu’elle se développe chaleur et mouvement. Pour qu’il puisse y avoir mouvement, il faut que s’effectue dans la société la même décomposition que l’homme cherche à opérer dans l’eau lorsqu’il veut obtenir de la vapeur. Cette décomposition résulte de la combinaison de l’homme avec ses semblables, — l’individualité croissant toujours en raison directe de l’aptitude de chaque homme, pris un à un, à appliquer sa personne dans la direction la mieux calculée pour mettre en action l’énergie potentielle dont il est doué. Pour que naisse la combinaison et que l’individualité se développe, il faut la différence de profession, — l’artisan venant prendre place à côté du laboureur.

Partout dans le monde, le développement de l’énergie humaine est en raison de l’existence de ces diversités nécessaires pour constituer une société parfaite qui fasse un corps et exerce au loin dans le monde cette individualité complète, qui caractérise l’HOMME proprement constitué, — la rapidité de circulation étant en un rapport qui correspond au développement de la puissance humaine. « Plus un être est parfait, dit Goethe, et plus il offre de diversité dans ses parties[25]. » En Irlande, dans l’Inde, en Turquie, au Portugal, à la Jamaïque, et à la Caroline, toutes les parties se ressemblent ; d’où il suit que l’énergie potentielle reste latente, — que la circulation est lente, que la population reste dans l’esclavage. En France, en Espagne, dans l’État de Massachusetts, il y a diversité grande, d’où suit : un développement croissant de jour en jour des forées de la population, — une circulation qui gagne en rapidité, — une population qui gagne en liberté.

Dans le monde physique, la vitesse accélérée de mouvement donne lieu à une distribution plus parfaite de la force parmi les différentes parties, — produit plus de santé, plus de manifestation de force. Il en est de même, dans le corps social, comme nous aurons occasion de le voir. — La distribution des produits du travail s’y rencontre plus équitable, et l’action sociétaire plus saine, en raison directe de l’accroissement de vitesse de la circulation. Regardez partout où il vous plaira, et vous trouverez dans tout l’univers la manifestation de ces grandes lois établies pour régir la matière sous toutes ses formes, — chaleur, mouvement et force se rencontrant partout en raison directe du développement d’individualité et du pouvoir d’association et de combinaison.

Si cependant nous revenons à MM. Malthus et Ricardo, nous trouvons le contraire. — Chez eux l’homme devient de plus en plus esclave de la nature, à mesure qu’il grandit en pouvoir de combinaison avec ses semblables, — et la distribution s’empreint de plus d’inégalité et d’injustice à mesure que les sociétés grandissent en richesse.

  1. M. de Tocqueville (l’Ancien régime, ch. 15) a montré que les erreurs du socialisme moderne ne sont qu’une reproduction de celles des écrivains français du dernier siècle. — Les doctrines de la propriété en commun, du droit au travail, de l’égalité absolue, de l’uniformité universelle, de la régularisation mécanique des actes individuels, des règlements despotiques sur toute chose, et l’absorption complète de l’individu dans le corps politique se trouvent exposés dans le Code de la nature de Morelli tout aussi bien qu’ils l’ont été depuis dans les écrits de Proudhon ou de Louis Blanc.
  2. Ivanhoé, vol. I, ch. 4. Comme reproduction au XIXe siècle des mœurs de la vieille Angleterre, voici la description d’une cabane d’une plantation de la rivière Rouge, où se récolte par année 60 balles de coton, c’est-à-dire une valeur d’environ 3.000 dollars:
      « L’habitation était une petite cabane carrée construite en troncs d’arbres avec un large hangar sur le devant, et à l’un des bouts une cheminée faite de branchages et de terre. Une cabine plus petite et détachée, à vingt pieds en arrière, servait de cuisine, une citerne abritée sous un toit recevait l’eau des trois toits. L’eau du puits, ni celle de la rivière Rouge, ni celle d’aucune source des environs n’est bonne à boire ; on n’a de ressource que dans les citernes. La population blanche en use peu ; elle boit du lait, du claret, et le plus généralement du whisky. Auprès de l’habitation était une large cour avec deux ou trois arbres de la Chine et deux magnifiques rosiers de Cherokee toujours verts. Là erraient une demi-douzaine de chiens, quelques petits nègres, des dindons, des poulets, et une jolie truie enseignant à une belle portée de petits cochons à fouiller et à se vautrer. À trois cents pas de l’habitation étaient un gin-house (boutique à gin) et une étable que séparaient deux lignes de bonnes cabanes pour les nègres. Entre l’habitation et les cabanes des nègres un poteau avec la cloche pour appeler les nègres, et auprès un râtelier pour donner à manger aux chevaux. Sur le poteau de la cloche et sur les deux du râtelier on avait cloué des andouillers de daim et aussi sur un grand chêne tout à côté. Sur les troncs de la cuisine séchait une peau de daim toute fraîche. La barrière du hangar portait une selle mexicaine avec d’énormes étriers de bois. L’habitation n’avait qu’une porte et point de fenêtre ; il n’y avait pas un carreau de vitre dans tout rétablissement. L’habitation à l’intérieur nous offrit une chambre d’environ vingt pieds sur seize : le quart était occupé par un lit, un grand lit à quatre colonnes avec des rideaux ouverts qui tenaient de la mode française, et une courte-pointe d’un fort calicot ; à côté un plus petit lit de camp. Ces deux meubles remplissaient presque la pièce sur un côté de la porte. À l’autre bout une cheminée en troncs d’arbres avec un bon feu. Le contrevent de la porte restait constamment ouvert pour laisser entrer la lumière, à l’un des côtés de la cheminée une table ; de l’autre côté une sorte de dressoir avec de la poterie et un bureau. Il y avait deux chaises couvertes d’une peau de daim et un rocking-chair (une chaise berceuse).
  3. La valeur s’établit par comparaison avec le travail ; le prix, par la comparaison avec la monnaie. La valeur des denrées premières décline à mesure que le prix s’élève ; l’homme croissant en valeur en comparaison de l’argent, de l’or et du grain.
  4. À la dernière vente des biens du clergé on a constaté que les prix s’étaient élevés au triple de ce qu’on avait prévu, bien qu’ils eussent déjà beaucoup gagné en valeur précédemment. La preuve la plus concluante qu’une civilisation progresse est l’accroissement de valeur de la terre et la division de la propriété.
  5. Le professeur Reichensperger dit que l’élévation du prix des petits domaines aurait ruiné leurs récents acquéreurs si l’accroissement de production n’avait suivi dans une proportion égale. Et comme tous les propriétaires ont graduellement prospéré de plus en plus, malgré le surcroît de prix qu’ils avaient payé pour l’achat, il en conclut judicieusement que cela semblerait montrer que ce n’est pas seulement le produit brut des petits domaines, mais aussi le produit net qui s’est accru, et que le produit net par acre de terre affermé par les petits propriétaires est plus considérable que le produit net de l’acre affermé par les grands propriétaires. (Kay, Social condition of England and of Europe, vol. I, p. 116).
  6. Blanqui, Histoire de l’économie politique, vol. II, p. 86.
  7. Voyez à ce sujet ce que nous avons dit précédemment, vol. II, ch. xxi, § 5.
  8. M. de Tocqueville a fourni d’abondantes preuves pour redresser le sentiment erroné et si accrédité qui attribue à la Révolution le morcellement de la terre. Il montre que la tendance dans cette direction n’avait pas échappé à Turgot, Necker et Arthur Young. Leurs observations s’accordent pour confirmer les remarques de l’écrivain de nos jours qui a dit : « Que la terre se vend au delà de sa valeur grâce à la manie qu’ont les paysans de nos jours de devenir propriétaires fonciers. » Et il ajoute : « Toutes les épargnes des classes inférieures qui, dans d’autres pays, se placent dans des mains particulières ou dans les fonds publics sont employées en France à acheter de la terre. » {Ancien régime, p. 41.)
      Comme preuve du rapide accroissement de commerce à cette époque, voyez le passage de Tocqueville, précédemment cité, vol. II, ch. xxxi, § 3.
  9. Annuaire de l’économie politique. 1851, p. 380.
  10. Passy, Des systèmes de culture, Paris, 1852, p. 66.
  11. Mac Culloch, Principles.
  12. Voici quelques lignes d’un article d’un journal anglais qui montrent comment la circulation du sol est arrêtée et la terre elle-même monopolisée :
      « La complication d’intérêts attachés au sol qui s’est produite sous le système actuel de constitutions et de substitutions, les hypothèques dont le sol est grevé, l’incapacité absolue de la plupart des propriétaires pour administrer un domaine ont fait que la propriété foncière en Angleterre est à peu près nominale. L’Irlande était dans un cas semblable et même pire ; ou a dû recourir au remède décisif d’une Commission des biens hypothéqués, et c’est à peine s’il s’est montré efficace. Nul doute qu’avant peu, il faudra recourir, en Angleterre, à quelque chose de semblable pour le fond, sinon pour la forme, afin de débarrasser la terre de tous les embarras et liens qui resserrent sa puissance productive dans des limites si étroites. » The Economist 1852, p. 645.
  13. Voyez précédemment, ch. IX, § 2.
  14. Au désir de parvenir, inné dans le cœur de tout individu, un surcroît de taxation ajoute la crainte de tomber dans une situation inférieure, d’être privé des choses de convenance ou d’agrément que l’habitude a rendues tout à fait indispensables, et de l’influence combinée des deux principes produit des résultats qu’on n’obtiendrait pas autrement. Mac-Culloch.
  15. Wealth of Nations, liv. I, ch. viii.
  16. Ruffin, Essay on Manures.
  17. La superficie de l’État est de 64.000 milles carrés plus grande que celle de l’Angleterre et double de l’Irlande.
  18. De Bow’s Review.
  19. Le nord de l’État de New-York a probablement les meilleures terres du monde, et cependant on y discute cette question : qu’on sera peut-être forcé d& renoncer à la culture du blé. On a à lutter contre les ravages incessants du charançon et de la mouche hessoise. La cause en est dans la faiblesse de la plante qui manque de l’élément qu’elle doit s’assimiler et qui est l’ammoniaque. — Comme celui-ci se trouve abondamment dans le trèfle, les pois, les fèves, les betteraves, les artichauts, les lupins et d’autres végétaux, on recommande cette culture comme pouvant remédier promptement au mal. Mais par malheur le marché est loin et les produits que la terre donnerait largement ne supporteraient pas les frais de transport. Créez un marché sur le lieu même, et le fléau des insectes disparaîtra, — le pouvoir de l’homme sur la nature croissant toujours en raison de l’accroissement du pouvoir de combinaison.
  20. Adam Smith, Richesse des nations, liv. III, chap. I ; traduction de Garnier. Paris, Guillaumin.
  21. Smith.
  22. Sismondi.
  23. Le professeur William Thompson a présenté à l’institution royale de Londres un appareil, au moyen duquel une certaine quantité d’eau contenue dans un vase cylindrique, où sont disposées des palettes en haut et au fond, est agitée vivement en rond par un disque également pourvu de palettes et acquiert ainsi une température supérieure de quelques degrés par la force d’un homme. Si l’on emploie la manivelle d’une machine à vapeur, on peut élever la température de 30 degrés Fahrenheit en une demi-heure. Les supports de la tige à l’extrémité de laquelle le disque est attaché, sont tout à fait extérieurs ; de sorte qu’il n’y a aucun frottement de corps solides au-dessus de l’eau, et qu’il ne peut se produire de chaleur que par le frottement dans le fluide lui-même. Il est à remarquer que la chaleur ainsi obtenue n’est point produite d’une source, mais qu’elle est engendrée. — Annual of Scientific Discovery, 1853, p. 183.
  24. Mémoire du professeur Thompson, lu à l’Institution royale de Londres, Annual of Scientific Discovery, 1857, p. 185.
  25. Voyez précédemment, vol. 1, p. 54.