Principes de la science sociale/50

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Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. 367-386).


CHAPITRE L.

DU COMMERCE.


Des relations des sexes.

§ 1. — Relations des sexes. La femme est esclave de l’homme dans l’âge primitif de société. Sa condition s’améliore à mesure qu’augmentent la population et la richesse et que l’homme véritable se développe davantage. Plus s’accélère la circulation sociétaire et plus il y a tendance à la création d’une agriculture éclairée, plus le sexe tend à occuper sa véritable position.

L’Indien de l’Amérique consume dans une oisiveté complète tout le temps qui n’est pas employé à la guerre ou à la chasse, laissant à sa femme tous les travaux qui regardent la conservation des enfants et les déplacements perpétuels d’une résidence à une autre. Il tue le daim ; à sa malheureuse compagne la tâche de rapporter la chair à leur misérable hutte. Il prend d’abord et lorsqu’il y en a assez pour deux elle mange ; autrement elle risque de mourir de faim. Les sauvages de la terre de Van-Diemen marquent leur compagne femelle en lui brisant quelque phalange des doigts on en lui arrachant une dent de devant, — après quoi ils la traitent comme une bête de somme, et ils payent par des coups ses services patients. L’Africain achète sa femme et vend ses filles. — Le Turc remplit son harem d’esclaves, les créatures de son caprice, — qui tiennent leur vie à la merci de leur maître. La femme est ainsi l’esclave de l’homme tant que l’homme est lui-même esclave de la nature.

Plus tard nous le voyons devenir par degrés maître de la nature. — Il a substitué le pouvoir d’intelligence à l’effort purement musculaire qui fut sa première ressource : les qualités qui font le caractère distinctif de l’homme se sont de plus en plus développées.

À chaque pas du progrès il est plus en mesure de se fixer en un lieu d’adoption, — le travail de culture succède lentement, mais d’une manière certaine à celui de simple appropriation ; — les habitudes domestiques remplacent par degrés les habitudes vagabondes, et il arrive de lui-même à trouver de plus en plus, dans le confort et le bonheur d’un foyer, la grammaire de la vie. À chaque pas, la femme gagne en importance ; elle est maîtresse de la maison, la compagne de ses joies et de ses chagrins et la mère de ses enfants. À chaque pas s’accroît la demande des pouvoirs divers du sexe le plus faible, — ses diverses individualités se développent & mesure que l’homme lui-même devient plus apte à prendre la position à lui assignée. Le cerveau se substitue à ce qui n’est que muscle, la faible femme se trouve elle-même devenant de plus en plus l’égale de l’homme » dont le bras est si fort ; — elle passe lentement par degrés de la condition d’esclave de l’homme à celle de sa compagne et son amie.

La valeur de l’homme s’élève avec l’accroissement de richesse, — celle-ci consistant dans le pouvoir de commander les pouvoirs de la nature. — La valeur de la femme s’élève à mesure qu’augmente la demande de ses pouvoirs spéciaux, — lesquels aussi se développent avec l’augmentation de richesse. Le capital est ainsi le grand égalisateur, — la demande pour les facultés féminines augmentant en raison directe du développement des pouvoirs latents de l’homme.

Ce développement, nous l’avons vu, vient avec l’accroissement du pouvoir d’association, qui résulte de l’accroissement de diversité dans les demandes de pouvoirs de l’homme, — le consommateur s’établissant alors à côté du producteur, — les forces latentes de la terre étant alors mises en activité et la terre elle-même se divisant, avec tendance croissante à donner à chaque homme une place qui soit à lui en propre, qui lui soit une petite caisse d’épargne pour tout son excédant de pouvoirs et pour ces tendres sentiments d’affection qui attendent les demandes d’une femme et d’une famille. L’amélioration dans la condition de la femme vient ainsi à mesure que l’homme s’individualise davantage et compte plus sur lui-même. Comme preuve à l’appui, nous ramenons encore une fois le lecteur au diagramme dont nous avons déjà fait tant de fois usage.

Il y pourra suivre le changement gradué de la condition de la femme, à mesure qu’il va de la région des terres non divisées et des hommes à l’état errant, sur la gauche, — vers celle des terres divisées et des demeures cultivées, sur la droite.

Regardez dans quel sens il vous plaira, vous trouverez une nouvelle preuve que le rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées, et sa conséquence, la valeur plus élevée de l’homme et de la terre, sont les marques les plus certaines d’une civilisation qui progresse. À chaque degré de rapprochement, la proportion de la classe des intermédiaires, soit soldats ou marins, négociants ou hommes politiques, diminue en même temps que décroît son pouvoir de contrôler et de diriger le mouvement sociétaire. À chaque degré, la circulation s’accélère, — l’agriculture tend davantage à devenir une science, — et la femme tend davantage à occuper sa propre place, celle de premier et plus cher objet d’affection, — qui stimule l’activité de l’homme, qui double ses joies, et qui est toujours prêt à le consoler dans ses chagrins[1]. Si nous résonnons a priori, c’est là l’effet nécessaire que doit produire sur l’avenir de la femme la proportion abaissée des classes qui ne vivent que d’appropriation, abaissement qui suit nécessairement le rapprochement des consommateurs et des producteurs. Voyons maintenant jusqu’à quel point les faits de l’histoire tendent à prouver que telle a été réellement la marche des choses.

§ 2. — Condition de la femme en Grèce, en Italie, en France, à différentes époques. La centralisation tend à rendre pire cette condition. Phénomènes observés dans le centre et le nord de l’Europe. La femme monte dans l’échelle sociale à mesure que la terre se divise et que l’homme gagne en liberté.

Les institutions de Sparte tendant, comme elles le faisaient, à empêcher l’association et à perpétuer le rapport de maître à esclave, étaient essentiellement barbares ; — elles eurent pour résultat la consolidation de la terre et la démoralisation de l’homme. Il s’ensuit que la véritable femme occupe peu de place dans l’histoire de Sparte. Nous trouvons, au lieu d’elle, des femelles qui luttent toutes nues dans l’arène, devant des milliers d’hommes rassemblés ; des épouses profitant de la loi qui les autorise à substituer l’amant au mari ; des sœurs qui trouvent une excuse à l’inceste dans le désir d’améliorer les qualités physiques de la race. Étonnez-vous donc que Sparte ait laissé derrière elle à peine trace de son existence !

Sagesse, amour, chasteté, poésie, histoire, arts libéraux, et Athènes elles-mêmes ont symbolisés par des figures de femmes : — Minerve, Vénus, Diane, les Muses ont été les objets d’un culte divin chez le peuple qui s’était adressé à Solon pour ses institutions et ses lois. Cependant, si nous pénétrons dans l’intérieur de la famille athénienne nous trouvons, comme dans tous les cas de semi-barbarisme, que le home, le foyer domestique, n’existait pas en réalité ; l’épouse n’y fut qu’un objet accessoire dont la sphère d’action était bornée à la production des enfants et à la tenue de maison. — Le mari trouvait chez une maîtresse la meilleure compagnie qui fût dans la cité. Malgré cet abandon, la chasteté n’en fut pas moins la vertu caractéristique de la matrone athénienne. Cependant, lorsque Athènes commanda à mille cités ; que la centralisation eût été poussée à l’extrême ; que le négoce, la guerre et les affaires publiques furent devenus les seules occupations des Athéniens ; et que la tyrannie, la rapacité, le paupérisme eurent tout envahi, nous voyons Socrate prêter sa femme à son ami, tandis que Périclès éveille à peine l’étonnement de ses concitoyens en leur présentant comme son épouse légitime Aspasie, qui avait été sa maîtresse et la maîtresse de tant d’autres. — La classe des hétaïres constituait donc le caractère le plus distinctif dans cette société civilisée à un haut degré, qui eut l’Attique pour foyer.

Dans les premiers siècles de Rome, lorsque la terre était divisée et que des hommes tels que Cincinnatus cultivaient les champs de leurs mains, la femme était généralement traitée à peu de chose près comme un meuble ; et cependant, dans l’acte d’hériter, le frère et la sœur se présentaient ensemble et se partageaient le patrimoine. À cette époque, le monde a dû Lucrèce, Virginie, Volumnie, et ce fait que pendant si longtemps les tribunaux de Rome n’ont pas eu à juger une seule cause de divorce. Plus tard, nous voyons le paupérisme envahir la cité, et des esclaves cultiver la terre ; les Catons vendre le privilège de cohabitation avec des meubles que peut-être ils avaient engendrés eux-mêmes ; et l’État dépouiller le sexe faible du seul privilège dont il avait joui longtemps. — Le droit de la femme à hériter fut aboli par la loi Voconienne, après avoir duré plus de six cents ans. La licence devint universelle ; on voit la sainteté du lien conjugal et la chasteté du sexe disparaître ensemble. — Pompée et César semblent affecter de violer l’une ; Messaline et Agrippine, Faustea et Poppée ont donné d’épouvantables exemples de la violation de l’autre.

La France, incessamment engagée dans des guerres étrangères et domestiques, présente à l’intérieur, pendant plusieurs siècles, des contrastes très-frappants dans la condition du sexe ; — l’abaissement et la pauvreté du grand nombre qui travaille, correspondant exactement à la magnificence du petit nombre qui vit en exerçant ses pouvoirs d’appropriation. À mesure que s’étendit le système féodal, que la terre se consolida et que les petits propriétaires disparurent, la demeure des femmes et des filles devint de moins en moins sûre ; — le droit de jambage et de cuissage fut si bien affirmé partout et généralement exercé, qu’on en arriva à tenir le fils aîné du tenancier plus honorable que ses cadets à cause de sa haute parenté probable avec le seigneur. — Au dehors, l’histoire de la France n’est qu’une intervention incessante dans les droits d’autrui. L’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Russie, l’Égypte, sont les différents théâtres de l’action. — C’est partout les villes ruinées, les maris et les fils tués, les épouses et les mères forcées de subir ce qui est le dernier des outrages pour leur sexe, et les filles réduites à demander à la prostitution leurs uniques ressources pour subsister. Formés au dehors au rapt et au meurtre, les fils de la France ont pratiqué chez eux ce qu’ils avaient si bien appris. — Il n’est pas en Europe un pays dont l’histoire domestique offre un tel mépris pour les droits et l’honneur de la femme, depuis l’époque de Charles le Téméraire avec ses bons bouchers, jusqu’à celle des noyades et de la guillotine de la Révolution.

À chaque progrès cependant dans la consolidation de la terre, nous voyons des exemples de femmes devenues les arbitres des destinées du pays. — L’histoire, à partir de l’époque de Frédégonde et de Brunehaut, jusqu’à celle de Maintenon, de Pompadour et de la Du Barry, nous montre la nation soumise à l’influence féminine, comme ne le fut jamais aucune autre. Après l’adoption définitive du système de Colbert, un changement s’opère. — Par l’effet du système, la terre se divise ; — les droits féodaux disparaissent, — et le petit propriétaire, en état désormais de défendre l’honneur de sa femme et de ses filles, prend peu à peu la place que naguère avaient occupée si complètement le clergé et la noblesse. La division étant poussée plus loin, comme une conséquence de la révolution, la classe des libres propriétaires augmente constamment, — des millions d’hommes, dont les prédécesseurs n’avaient été à peu près que de vrais serfs, possèdent aujourd’hui des terres, des maisons, une demeure en propre dont la femme a la direction suprême[2]. Là, cependant, comme partout, nous voyons la centralisation politique contrariant l’influence de cette décentralisation sociale qui tend à élever la condition de toute la population de l’Empire, tant mâle que féminine. — D’énormes impôts aident à construire une cité centrale aux dépens des districts ruraux, ce qui donne lieu au petit nombre qui se partage les dépouilles, de vivre dans la profusion, tandis qu’ailleurs les femmes et les mères souffrent par manque du plus strict nécessaire.

Dans l’Europe du centre et du nord, la tendance est partout dans la même direction ; — la terre se divise, — l’homme gagne en liberté, et la femme, prenant une place plus élevée dans l’échelle sociale, à mesure qu’augmente le pouvoir de commander l’usage de la vapeur et des autres forces de la nature, on voit le goût, l’adresse, les yeux, les doigts du sexe faible se substituer à la force purement musculaire de l’homme. C’est aujourd’hui la tendance en Suède, en Danemark, en Belgique, dans le nord de l’Allemagne, dans la Russie, tous pays qui suivent la trace de Colbert et de la France. Dans tous, à l’exception peut-être de la Russie, le droit de la femme à posséder sa propriété séparée, aussi bien que le droit d’exercer ses reprises sur les biens du mari, à la mort de celui-ci, est pleinement reconnu. Dans aucun, néanmoins, la femme n’occupe encore sa véritable situation ; — l’œil du voyageur est à chaque pas offensé par le spectacle de femmes succombant sous des fardeaux disproportionnés à leur force, ou faisant telle autre besogne qui serait beaucoup mieux le lot des fils ou des maris.

Ce que nous avions à déterminer cependant, ce n’est pas la condition actuelle de tel ou tel peuple, mais le point vers lequel tend la société quelque modéré que puisse être le mouvement. Dans tous ces pays la condition de travailler était, à une date bien fraîche encore, parente de celle de servage, — le changement que nous observons s’est accompli dans le présent siècle. À une seule exception près, tous ont été ravagés par des armées étrangères, sans compter que des guerres domestiques ont largement concouru à empêcher l’accumulation de richesse, nécessaire pour mettre l’homme en mesure de prendre sa vraie position à l’égard de la nature. L’Allemagne, en particulier, a grandement souffert des guerres tant étrangères que domestiques, et surtout précisément dans le demi-siècle qui a précédé la formation du Zollverein. En voyant tout cela, ce qui doit surtout étonner, c’est qu’on l’ait obtenu en si peu de temps[3].

§ 3. — Les femmes saxonnes vendues comme esclaves. Amélioration générale dans la condition de la femme en Angleterre. Perte des droits de propriété que leur assurait l’ancienne législation anglaise. Détérioration de la condition du sexe, dans tous les pays qui se guident sur l’Angleterre.

À l’époque des Plantagenets, on exportait les femmes saxonnes pour les vendre comme esclaves, — c’étaient les hommes d’Écosse et d’Irlande qui les achetaient. Cependant avec l’augmentation de richesse et de population, leur condition s’est améliorée par degrés ; ce qui n’empêchait pas que, sans remonter plus haut qu’à l’époque de Blackstone, les gens du commun, nous dit-il, réclamassent et exerçassent le privilège que leur assurait la vieille loi, d’infliger à leurs femmes « le châtiment dramatique, avec modération, » On comptait cependant déjà 200.000 petits propriétaires, dont chacun avait femme et enfants, et un de ces logis qui faisaient l’admiration d’Adam Smith et qu’il a si bien décrits.

Néanmoins, quant à ce qui regarde tout droit privé de propriété, la position des femmes anglaises a été constamment empirant ; — celle qu’elles ont aujourd’hui est bien au-dessous de ce que leur garantissait la vieille loi anglaise. Encore sous le règne de Charles Ier la femme, en se mariant, conservait tout son bien produit, et acquérait droit, comme douaire, sur les biens réels et personnels de son mari, en cas de pré-décès de celui-ci. Depuis, ces droits ont entièrement disparu, la loi donne au mari la propriété entière de sa femme et n’assure rien à celle-ci. Quelque follement dépensier que puisse être le mari, la femme ne peut posséder à part ; — tout ce qu’elle gagne appartient à son partner et elle devient solidaire pour le payement des dettes qu’il contracte. Dans aucun autre pays qui se prétend civilisé, la femme n’est aussi complètement à la merci de son mari, — n’est autant son esclave — qu’elle l’est en Angleterre.

Si nous venons aux nations qui marchent à la suite de l’Angleterre, nous trouvons un mouvement précisément inverse de celui des peuples qui suivent la trace de Colbert et de la France, — la proportion de la classe des intermédiaires y augmentant tandis qu’elle devrait diminuer. Chez toutes le mouvement est vers la dissolution sociétaire ; — la marche est une décadence graduée, et aboutit à la mort sociale.

Chez toutes c’est la femme qui souffre le plus, — l’homme peut changer de lieu, la femme et les enfants doivent rester au pays. Lorsque la ruine des manufactures irlandaises priva des dizaines de mille dé femmes irlandaises du travail auquel elles avaient été accoutumées, où auraient-elles trouvé à vendre leur travail ? Lorsque toute la population d’Irlande eut été réduite à la condition « de pauvres faméliques vivant de pommes de terre et d’eau, » il restait aux hommes la ressource départir, — d’aller chercher du travail en Angleterre ou par delà l’Océan, — mais qui laisser derrière eux pour nourrir des centaines de mille d’épouses, de mères, de filles, de sœurs qui n’ont pu les suivre ? Lorsque « un épuisement général, starvation popular, comme dit un écrivain anglais distingué, fut devenu la condition de tout un peuple, » que faire des êtres qui étaient faibles de corps ou d’intelligence ? — C’est dans de telles circonstances que l’homme devient un esclave de la nature, et la femme un esclave de l’homme.

Venons à l’Inde, nous trouvons qu’il s’y est opéré une révolution dans les arrangements sociaux, qui tend, comme en Irlande, à ruiner le commerce domestique et suivie d’une ruine et d’une détresse « qui n’ont point d’égales dans les annales du commerce. » Quels êtres ont le plus souffert ? Les fils et les maris peuvent espérer trouver du travail au service de la Compagnie ; mais pour les épouses et les filles où trouver comment vivre ? Les hommes pourraient émigrer à Maurice, mais les femmes et les enfants doivent rester au pays. Poussé au désespoir par une suite d’oppressions, comme l’histoire du monde n’en offre pas de pareilles, ce malheureux peuple vient tout récemment de tenter un soulèvement, le territoire a été pendant deux ans le théâtre d’une guerre civile, la campagne a été dévastée, les bourgs et les villages incendiés, les grandes villes pillées, si même elles n’ont pas été à peu près détruites. Dans tous ces événements, quelle a été la condition des épouses, des mères, des sœurs, des filles exposées partout, comme elles l’ont été, aux plus indignes outrages[4] !

Quant à la Turquie, un voyageur anglais nous a dépeint la concurrence désespérée que font aux machines anglaises des femmes et des enfants acharnés au travail : — ceux-ci travaillant avec assiduité, du moment où leurs petits doigts peuvent tourner un fuseau, et les autres, donnant le travail incessant de toute une semaine pour la misérable pitance d’un shilling anglais, heureuses encore, si elles ne sont pas à court de travail, faute de trouver à placer le fil qu’elles ont filé.

Après l’épuisement de la Turquie et de l’Inde, nous voyons un effort opiniâtre, depuis un demi-siècle, pour démoraliser la Chine au moyen de l’opium, introduit de force dans ce pays malgré l’opposition du gouvernement. Pour atteindre ce but, nous venons de voir deux guerres où l’on a emporté des villes d’assaut, massacré des hommes et violé des femmes. Pour décider combien de telles mesures font progresser la civilisation, on peut s’en rapporter aux femmes qui voient dans la boutique à opium le plus grand ennemi du bonheur et de la paix des ménages[5].

C’est en présence de tels faits que les femmes d’Angleterre rédi- gent des adresses à celles d’Amérique, au sujet des maux de l’esclavage, et qu’un membre du clergé anglican félicite ses lecteurs de ce que « jamais pouvoir civilisé n’a été engagé dans des guerres si constantes et si multiples, » puisqu’on peut dire « que dans l’histoire des deux derniers siècles, il ne s’est pas écoulé un mois, une semaine, où les Anglais eurent échangé quelques coups de fusil ou de sabre sur un point quelconque de la surface du globes. » « — Regardez, dit-il plus loin, n’importe dans quelle époque du Temps ; le pavillon national s’avance comme un météore à travers des flots de sang, » — et c’est là, nous-assure-t-on, « un rôle indispensable dans la position de l’Angleterre[6].

Le système anglais nous donne ainsi guerre perpétuelle contre les nations de la terre, au moyen de soldats et de marins, de canons et de poudre ; et guerre perpétuelle au sein même de toute nation, — cette dernière guerre, conduite à l’aide de ces grands capitalistes qui peuvent faire les sacrifices nécessaires pour conquérir et s’assurer la possession des marchés étrangers. — Contre qui cependant cette double guerre est-elle surtout conduite ? C’est contre les êtres qui ne peuvent travailler aux champs, — contre le sexe faible. Incapable de remuer la terre ; voilà qu’on les chasse du moins rude travail de transformation des denrées premières dans tout pays soumis au système, « de Smyrne à Canton, de Madras à Samarcande. » Que leur reste-t-il alors ? Dans des millions de cas, rien autre que la prostitution. Et pourtant on nous vante constamment les effets civilisateurs de ce système du trafic, auquel on a si mal appliqué le mot commerce. — Nous allons voir comment il tend à améliorer la condition des femmes anglaises elles-mêmes.

§ 4. — Comment la centralisation trafiquante influe sur la condition des femmes anglaises. Accroissement de concurrence pour la vente du travail de la femme. Abaissement de salaires qui en est la suite et nécessité de recourir à la prostitution. La protection tend à produire concurrence pour l’achat du travail — à l’avantage du sexe dans le monde entier.

Depuis l’époque d’Adam Smith, l’Angleterre compte 160.000 petits propriétaires de moins. C’est autant de demeures vides aujourd’hui des maris, des femmes, des pères et des mères, qui, il n’y a pas un siècle, vivaient sur une terre par eux possédée en propre et entourés de leurs enfants. Cela a eu lieu dans toute la Grande-Bretagne. — Le droit coutumier du clans-man (l’homme du clan] a tout à fait disparu, et on a purgé d’eux la terre avec une dureté dont il n’est d’autre exemple nulle part, excepté en Irlande[7]. Chassés des champs, les parents demandent un abri aux villes et aux cités ; — les femmes, les enfants cherchent du travail dans les mines, dans les usines. Simultanément, cependant, avec la consolidation de la terre nous avons la consolidation des grands capitaux, toujours prête à écraser la concurrence tant domestique qu’étrangère pour l’achat du travail ou la vente des produits du travail. Le résultat se voit dans plusieurs rapports navrants des commissions parlementaires, — rapports qui nous montrent les femmes travaillant tout à fait nues dans les mines, parmi les jeunes garçons et les hommes ; les femmes et les jeunes filles soumises à une somme d’effort physique, pour laquelle ne les a point destinées le Créateur, à qui elles doivent leur misérable existence[8]. Récemment on a essayé de quelque amélioration ; — on a défendu le travail des femmes dans les mines sons certaines circonstances, et la loi a limité le travail des enfants, — mais le fait lui-même que de telles lois soient devenues nécessaires dénote clairement l’absence de cette concurrence pour l’achat du travail, qui permettrait au travailleur d’obtenir un salaire convenable quotidien pour une journée d’un travail raisonnable. « La boutique de dévastation où les femmes sont obligées de travailler de 16 à 20 heures par jour, sous une température qui dépasse celle de la zone torride, — la boutique où l’on dépense leur vie comme celle du bétail sur une ferme, » continue d’exister ; et toute tentative d’intervenir avec une pensée de protection pour ces femmes sans assistance » rencontre de l’opposition, à cause ce de l’aiguillon de la concurrence » pour la vente des étoffes[9]. Quel est cependant l’objet de cette concurrence ? Celui d’empêcher les femmes de l’Inde, de l’Irlande et de l’Amérique de trouver acheteurs pour leur goût ou leur talent, leur travail, soit physique, soit intellectuel. La femme anglaise est ainsi dégradée à la condition d’un pur instrument pour écraser ses semblables dans le monde entier, — et sa propre pauvreté, son dénuement, son abaissement moral sont alors mis en avant comme preuve à l’appui de la doctrine d’excès de population. Poussée au désespoir, — n’attendant aucun soulagement dans ce monde et insouciante de l’avenir, — on vient alors la presser d’adopter la panacée Malthusienne de « la contrainte morale ! » C’est une pure mocquerie de mots de suggérer une telle idée aux femmes anglaises, dans les circonstances qui existent.

La centralisation force les femmes d’Irlande à venir chercher en Angleterre acheteurs pour leur travail, — ce qui augmente la concurrence pour la vente de cette utilité, l’effort humain, périssable à partir du moment même où elle se produit, — et ce qui donne la faculté, à ceux qui ont besoin d’acheter, d’imposer quelle quantité d’effort sera donnée et quelle sera la rémunération. C’est là de l’esclavage. Voilà comment la centralisation parvient à faire de Londres le seul et l’unique marché dans l’Angleterre elle-même pour la vente du goût ou de l’adresse féminine, et en même temps à limiter le genre des occupations de la femme[10]. Il en résulte la condition déplorable de pauvres filles qui aspirent à devenir ouvrières d’une usine, c’est-à-dire à être condamnées à travailler pour des mois de suite, non moins de vingt heures sur les vingt-quatre — en respirant l’air épais des fabriques, et recevant la plus chétive nourriture, au lieu d’instruction dont elles sont à jamais frustrées. La consomption termine la carrière des plus délicates parmi ces machines à l’usage du trafic ; — les plus effrontées, celles dont l’une a moins d’aspirations, cherchent dans la prostitution les ressources pour parer aux saisons mortes du travail[11].

Au-dessous de ces dernières sont les ouvrières pour la confection. Les horreurs de cette traite de blancs, a dit un écrivain tout récemment n’ont point été exagérées : « Comment, poursuit-il, tant de colossales fortunes se feraient-elles par des juifs et antres exploiteurs, si le sol qui donne de telles moissons n’était point arrosé et engraissé avec du sang et des larmes ? On sait que Londres est plein « d’ouvrières à l’aiguille dans la misère ; » mais le remède à cela ? Il y a une demande de vêtements à bon marché, et il y a une demande de travail pour faire des vêtements à bon marché plus considérable encore que celle des vêtements à bon marché. Quelque misérable que soit la pitance qu’elles reçoivent, cela vaut encore mieux que rien. Mieux vaut endurer la faim que mourir. Vous pouvez voir les pauvres créatures, groupées sur le seuil des magasins de confection, avec leurs visages amaigris et fiévreux attendant qu’on leur fournisse le misérable travail ; car il y va pour elles de la vie. On s’étonne que cela puisse être, — mais cela est[12]. » Une enquête a constaté que Londres ne compte pas moins de 33.000 de ces ouvrières malheureuses, travaillant dans un état complet d’épuisement, à gagner une journée de quelques pence.

Ces pauvres femmes se font concurrence entre elles pour la vente de la seule utilité qu’elles possèdent ; — faute de réussir à la placer, elles sont poussées à la prostitution. Levant de tels faits, ne vous étonnez pas qu’on évalue à 50.000 le nombre de femmes courant la nuit par les rues de la grande cité, « par la grande raison qu’elles ne trouvent point d’autres moyens d’existence. » Un grand nombre, nous assure-t-on, après avoir servi en maison, travaillé de l’aiguille, confectionné des vêtements, etc, ont été poussées dans la voie du vice par la difficulté d’obtenir un labeur honnête. « Il n’en est pas une peut-être qui ne quittât demain son malheureux métier, si l’on pouvait lui trouver un travail honorable[13]. » « Nous commettons, dit le même écrivain, une faute plus barbare que ces nations chez lesquelles la pluralité des femmes est permise, et qui regardent la femme comme une marchandise vivante ; car, chez elles, la femme, à tout événement, est pourvue d’un abri, de nourriture et de vêtement ; — on les soigne comme on soigne le bétail. Le système est complet. Mais, chez nous, la femme est traitée comme un bétail, à l’exception des soins qu’elle n’obtient pas comme bétail, nous prenons la pire part de la barbarie et la pire part de la civilisation pour en composer un ensemble hétérogène. Nous élevons nos femmes pour être dépendantes » et nous les laissons sans quelqu’un de qui elles dépendent. — Elles n’ont personne, elles n’ont rien sur qui ou sur quoi s’appuyer, et elles tombent à terre. »

C’est là de l’esclavage et de la pire espèce, et plus le système se maintiendra, plus il deviendra oppressif ; — car le système a pour base, comme à l’époque d’Adam Smith, l’idée d’avilir le prix du travail et de toutes les autres matières premières pour les manufactures. Plus les prix sont réduits en Angleterre, plus il y aura tendance vers leur réduction en Amérique ; — il a été déjà déclaré que le seul remède à la détresse des ouvrières à l’aiguille était dans la réduction des salaires, « jusqu’au point de famine. » Plus ils sont réduits là, plus ils devront l’être en Angleterre ; la tendance du libre-échange moderne étant celle d’augmenter la dépendance du travailleur et de faire de lui un simple outil à l’usage du trafic, vérité que Hood a bien exprimée dans sa chanson admirable mais si pleine de mélancolie, « la Chemise ».

La colonisation étant, nous dit-on, le remède contre l’excès de population, on tente tous les efforts imaginables pour chasser l’excédant qui fait que la population est devenue une nuisance. Qui sont cependant ceux qui émigrent ? Les hommes, — et ils laissent derrière eux des femmes, des filles, des sœurs, qui se tireront d’affaire comme elles pourront. L’excédant de femmes sur la population mâle, dans la Grande-Bretagne, dépasse un demi-million et il doit augmenter, — la tendance complète du système étant de disperser les hommes dans l’espoir d’avilir par là le prix des denrées premières du sol, et d’obtenir l’effet d’augmenter partout la concurrence pour la vente du travail et des produits du travail[14].

Le monde ne présente pas de spectacle plus triste que la condition de la partie féminine de la population de la Grande-Bretagne. Celle des femmes du centre et du nord de l’Europe n’est nullement satisfaisante, mais, en établissant comparaison, il faut toujours se rappeler que pendant que l’Angleterre a joui d’une paix intérieure pendant plusieurs siècles, l’Europe continentale a été le théâtre de guerres incessantes, et que la condition des hommes et des femmes en Angleterre, était, il y a un siècle, presque infiniment supérieure à celle de leurs voisins du continent, les uns ayant conquis leur liberté, les autres étant à peu près, si ce n’est complètement, esclaves. De plus, l’Angleterre a précédé le continent dans la conquête du pouvoir sur les grandes forces de la nature, — et l’a laissé loin derrière elle. — Il faut, en outre, se bien mettre dans l’esprit que, — comme il y a solidarité d’intérêts entre tous les peuples de la terre, — tout ce qui tend à diminuer chez l’un d’eux le pouvoir de production est nuisible à tous. Si le travail du peuple anglais produisait davantage, les femmes anglaises feraient une plus forte demande des produits du goût et de l’adresse des femmes de France, et si les femmes d’Amérique trouvaient dans la fabrication des étoffes une demande de leur propre travail, elles seraient à même de consommer plus de produits du goût et de l’adresse des femmes de France et d’Angleterre. La protection tend à augmenter la concurrence pour acheter le travail, — et par-là à émanciper à la fois les hommes et les femmes. Le système aurais, partout où on le rencontre, augmente la concurrence pour le vendre, — et, par là, il asservit tous ceux qui ont besoin de le vendre, tant hommes que femmes.

§ 5. — Étonnants contrastes que présente la condition du sexe dans les différentes parties de l’Union américaine. La théorie du gouvernement est favorable à la création des centres locaux et à placer haut le sexe. La pratique qui tend vers la centralisation y est contraire, de là rapide augmentation de criminalité féminine et de prostitution.

Dans cette question comme dans toutes, l’Union américaine est une nation de contrastes. Dans telle partie, nous voyons la femme jouir d’un degré de liberté dont on ne trouve nulle part d’autre exemple, tandis que dans telle autre, les femmes mariées et celles non mariées passent de main en main comme de vrais meubles ; — on les vend à l’encan avec ou sans les pères, les maris, les sœurs, les frères, les enfants. Dans la première partie, on avait eu en vue le commerce, et il y a eu tendance à créer des centres locaux, faciliter l’association, produire le développement des pouvoirs latents de la terre et des hommes et des femmes à qui a été donné l’usage de la terre. Croyant à l’omnipotence du trafic et cherchant à en étendre l’empire, l’autre partie, cependant, s’est mue dans la direction inverse, — il en est résulté l’anéantissement des centres locaux, l’affaiblissement du pouvoir d’association, l’épuisement du sol et la limitation de la demande pour les pouvoirs de la femme. Dans l’une, il y a tendance uniforme à modifier la loi anglaise dans le but de donner à la femme un droit de posséder en propre et séparément ; dans l’autre, il y a en comme une tendance uniforme à enlever à la femme le pouvoir, dans aucune circonstance, d’obtenir en propre le droit de posséder.

Un voyageur français distingué, M. Michel Chevalier, comparant ses compatriotes aux hommes d’Amérique, a dit : « Nous achetons nos femmes avec notre fortune aussi bien que nous nous vendons à elles pour leur dot. » fait remarquer que l’Américain choisit la sienne, ou plutôt s’offre à elle « pour ce qu’il lui reconnaît de beauté, d’intelligence et de qualités du cœur ; c’est l’unique dot qu’il recherche. Ainsi tandis que le Français fait une affaire de commerce de ce qu’il y a de plus sacré, une nation de marchands affecte une délicatesse et une élévation de sentiments qui auraient fait honneur aux plus parfaits modèles de la chevalerie[15]. »

D’où l’on voit que le mariage est chez nous un lien plus sacré que partout ailleurs ; — ça été la conséquence nécessaire d’un système politique basé sur la création de centres locaux et sur cette division de la terre qui tend à ce que chacun puisse arriver à la possession d’une demeure pour le bien-être de sa femme, de ses enfants et de lui-même[16]. Partout ici, l’on montre, à l’égard du sexe, — jeune ou vieux, — riche ou pauvre, — de la haute classe ou de la classe inférieure, — une déférence au-dessus de ce qu’on peut imaginer dans les autres pays[17].

Elles voyagent, pour des milliers de milles, sans avoir besoin d’une protection, sans avoir à craindre d’importunités, ni aucun de ces inconvénients auxquels les femmes sont tellement exposées dans les autres pays. En se mariant, l’homme prend la tâche de pourvoir aux besoins de la famille ; la femme a la tenue du ménage et le soin des enfants, — et son travail lui est autant que possible allégé par des inventions mécaniques[18]. Dans nulle partie de l’union, néanmoins, elle n’a autant d’avantage que dans le Massachusetts, où un territoire stérile a été grâce à des débouchés contigus, rendu apte à donner des rendements plus considérables que les riches sols des prairies de l’Ouest, dont les produits sont absorbés par les frais de transport.

Cependant la centralisation gagne du terrain chaque jour, et avec elle s’accroît la tendance à ce que le monde de l’Ouest soit envahi par tous les maux qui ont été engendrés en Angleterre. L’épuisement du sol des autre États chasse les hommes, qui laissent derrière eux les femmes sans appui, cherchant à vivre comme elles peuvent. Les manufactures tombent, et il y a diminution constante dans la demande de l’adresse et du goût de la femme, et tendance correspondante à ce qu’elle soit forcée d’aller au loin, dans des villes, chercher le travail qu’elle ne trouve plus au pays. La concurrence pour la vente du travail de la femme augmente donc constamment ; — elles dépérissent par milliers sur le travail à tout prix[19]. Regardez n’importe où dans l’Union, vous trouverez la preuve évidente que la liberté pour l’homme et pour la femme marche de compagnie avec la diversité dans la demande des pouvoirs humains, — l’esclavage et son cortège de maux étant une conséquence nécessaire de ces mêmes pouvoirs, limités au seul travail rural. La politique américaine actuelle tend dans cette dernière direction ; aussi le crime et la prostitution augmentent vite[20]. Nous allons voir quelle influence cette politique exerce sur les relations de la famille.

  1. On peut cependant objecter que les premiers âges de société nous présentent des femmes occupant une position plus élevée que celle que nous leur donnons ici, par exemple : Sémiramis, Boadicée, Frédégonde et d’autres. L’inégalité n’en est pas moins la conséquence constante du barbarisme et du semi-barbarisme. Le sexe en masse occupe, à ces époques, une position très-peu au-dessus, si même elle l’est aucunement, de celle de l’esclave noir d’aujourd’hui.
  2. « Une autre circonstance qui frappe le voyageur, c’est l’effet qu’a produit sur l’apparence et la condition du sexe féminin la division de la terre entre les classes laborieuses. Les femmes ne sont point exemptes du travail des champs, même dans les familles de paysans propriétaires fort aisés, dont les maisons sont aussi bien pourvues qu’aucun presbytère de notre pays. Toutes travaillent autant que le peut faire l’homme le plus pauvre. Cependant, comme la terre est à eux, ils ont le choix de la besogne, et celle qui est rude se fait par les hommes. Abattre et apporter an logis le bois à brûler, faucher l’herbe généralement, mais pas toujours, porter à dos le fumier, conduire les chevaux et les bœufs, remuer la terre, et toute rude besogne est l’affaire de l’homme ; semer, lier la vigne et l’émonder, soigner le verger, et d’autres menus travaux, c’est l’affaire de la femme. Mais les femmes, tant en France qu’en Suisse, me paraissent jouer un rôle bien plus important dans la famille, chez les classes inférieures et moyennes, que les nôtres. La femme, sans pour cela être exempte du travail du dehors et même d’un rude travail, entreprend la direction et le maniement des affaires de la famille ; le mari n’est que l’agent qui exécute. La femme est, de fait, très-supérieure au mari en manières, en habitudes, en tact, en intelligence, dans la plupart des familles des classes moyennes et inférieures dans la Suisse… En France, aussi, la femme partage pleinement le soin des affaires avec le chef mâle de la famille, en tenant les livres et en vendant les marchandises. Dans les deux pays, elle a certainement une position sociale plus élevée et plus rationnelle que chez nous. Cela me semble résulter de la division de la propriété, qui fait que la femme a sa part et son intérêt aussi bien que l’homme, et grandit avec le même intérêt personnel et le même sentiment de propriété tout autour d’elle. » — Laing. Notes of a Traveller, p. 172.
  3. Pour ce que dit le chevalier Bunsen des effets de la guerre, comme ils se sont manifestés en Allemagne et en Russie, voy. précéd. vol. II, p. 144.
  4. Voici ce que raconte un officier anglais, témoin oculaire, de ce qui se passa après la prise d’assaut de Badajos, en 1812. Le lecteur pourra se faire quelque idée de ce que probablement était le sort de femmes de Delhy, de Luknow et de l’Inde en général, pendant la dernière guerre du soulèvement.
      « Un couvent, au bout de la rue Saint-Jean, était en flammes, et j’y vis plus d’une religieuse éplorée dans les bras d’un soldat ivre. Plus loin, la confusion semblait pire encore. On avait roulé en dehors des boutiques, dans la rue, des tonneaux de vin et d’eau-de-vie ; quelques-uns étaient encore pleins, les autres bus à demi, la plupart défoncés, et le liquide coulant dans le ruisseau. On entendait, en passant, des cris délirants, des supplications de femmes qui demandaient en vain pitié. Comment en eût-il été autrement ? Si l’on songe que vingt mille hommes, ivres de fureur et de licence s’étaient rués sur une grande population où se trouvent les plus belles femmes de la terre. Tout, dans cette cité vouée au pillage, était à la merci d’une armée furieuse, qui, pour le moment, ne connaissait plus de frein, assistée par une bande infâme de ces gens qui suivent les camps, et qui se montraient plus sanguinaires, plus impitoyables que les hommes qui avaient survécu à l’assaut. Il est inutile de s’appesantir sur une scène qui révolte le cœur. Peu de femmes dans cette belle ville échappèrent cette nuit à l’outrage. La grande dame et la mendiante, la religieuse et la femme et la fille de l’artisan, jeunes et vieilles, toutes furent enveloppées dans la ruine générale. On ne respectait rien, et par conséquent bien peu échappèrent. »
  5. « Rien peut-être ne peut donner l’idée d’un enfer sur la terre autant que les abords de ces lieux infâmes : « les antres de l’opium. » Rev. E. B. Squire.
      « Nous avons peu de raisons de nous étonner que la Chine répugne à étendre ses relations avec l’étranger, quand de telles relations lui apportent leur peste : la pauvreté, le crime et le désordre. Personne ne peut exprimer les horreurs du commerce de l’opium, » — Rev. Howard Macolm.
  6. Rev. J. White. The Eighteen Christian Centuries, p. 482. — C’est dans les deux siècles, dont il s’agit, que la femme anglaise a perdu tous les droits précédents à sa propriété propre et à celle de son mari.
  7. « Demandez aux plus vieux habitants des rochers nus qui bordent les noires et rudes côtes de l’Ouest comment il se fait qu’ils traînent une famélique existence sur les sols âpres et infertiles ; tandis que sur des vingtaines de milles, des terres qui rapporteraient des milliers de milliers de fois davantage, restent dans une désolation sombre et nue ? Demandez comment il se fait que des coteaux et des vallées dont les échos répétaient naguère le rire joyeux de centaines d’enfants d’heureux cottages, ne répètent aujourd’hui que le bêlement des moutons, le son de la trompe de chasse, ou le coup de fusil du sportsman ?. Demandez comment il arrive que la population de Lairg n’est plus que le tiers de ce qu’elle était en 1801 ; comment Loth a diminué d’un tiers ; Kildonan des trois quarts ; Creich a perdu 1.500 âmes et d’autres paroisses un peu moins, si bien que le comté de Sotherland n’a pas augmenté de 7 pour  % en population dans l’espace des cinquante dernières années ? Demandez s’il est vrai que le comte qui tenait une place distinguée dans les annales du pays, pour le nombre et la bravoure de ses soldats, ne fournirait pas une demi-douzaine de ses enfants à la milice, ou pour servir en partisans volontaires à la défense de la côte ? Demandez s’il est de fait que, depuis le commencement du présent siècle, plus de quinze mille habitants natifs du Sutherland aient été jetés hors de la terre que leurs ancêtres ont occupée depuis les époques traditionnelles, et expulsés, — non comme convaincus de crime, — non pour être coupables de paresse, non pour devoir des arrérages de rente, non pour conduite immorale ; mais parce qu’on a voulu transformer leurs tenures en des parcs monstres pour les moutons, et en terrains à perdrix ? » Douglas Jerrold : Letter to Mr Strove.
  8. « Mon attention se porta sur une maison publique très-fréquentée par les ouvriers des fabriques. Je m’y rendis un soir à neuf heures, et je trouvai dans la tabagie, six femmes, dont trois mariées et trois célibataires, en compagnie de cinq hommes. Les femmes étaient toutes des ouvrières de la fabrique. Je liai conversation avec l’une d’elles. « À quelle heure du matin commence le travail ? — On commence à six heures ; mais je dois me lever à cinq, car je demeure à plus d’un mille d’ici. — Déjeunez-vous avant de partir ou vous apporte-t-on plus tard à déjeuner ? — Non, je l’apporte avec moi, ainsi que mon dîner et mon thé. — Combien de temps vous donne-t-on pour déjeuner ? — Un quart d’heure. — Et pour dîner ? — Une heure. — Combien pour le thé ? — Un quart d’heure. — À quelle heure du soir quittez-vous ? — À sept heures et demie. — Vous sentez-vous fatiguée après la journée de travail ? — Je n’ai qu’à tous dire, monsieur, que la besogne est rude, nous avons à soulever plus haut que la tête quatre peignes, par minute, qui pèsent vingt-quatre livres. — C’est-à-dire que vous soulevez quatre-vingt-seize livres par minute, pendant tout le jour. — Oui, monsieur, et cela toute la semaine. C’est pourquoi vous nous voyez ici à boire du thé, car nous n’avons pas grande envie de manger, et il faut prendre quelque chose. J’ai apporté mon beurre et mon pain, ce matin, et vous voyez, je n’y ai pas touché. Votre mari a-t-il de l’ouvrage ? — Voici dix-huit mois qu’il en a manqué. — Se lève-t-il à la même heure que vous ? — Non, je le laisse au lit avec le plus petit de nos enfants. — Combien avez-vous d’enfants ? — Trois ? — De quel âge ? —— Cinq ans, trois ans et un an. Il m’arrive parfois de ne plus voir celui de trois ans du lundi matin au samedi soir y parce qu’on est couché avant que je rentre et que je le laisse au lit le matin à mon départ. — Que vous donne-t-on pour ce genre de travail ? — Nos salaires varient de six à huit shillings par semaine. — Depuis quel, temps travaillez-vous en fabrique ? — Depuis que j’ai eu mon second enfant. — Combien êtes-vous de femmes dans votre fabrique ? — Trente. — Combien de mariées ? — Dix. — Combien ont eu des enfants ? — Presque toutes ; et celles qui en ont ne veulent pas rester ici longtemps, car ce sont de mauvaises places. Je voudrais bien n’en jamais avoir entendu parler, pour le bien de mes enfants. Je puis vous assurer, monsieur, que j’ai connu des jour meilleurs. » — Wrongs of Women, p. 134.
  9. Voyez précéd., vol. I, p. 544.
  10. « Sur le continent européen, bien qu’il arrive souvent de voir la femme faire des travaux d’homme, par exemple un travail rural répugnant, qui ne convient point à son sexe, cependant, comme une sorte de compensation, elle n’y est point privée autant que chez nous de ce genre de travail qui lui convient spécialement. À Paris, les magasins pour articles de femmes emploient un certain nombre d’hommes, mais moins que chez nous ; à l’étranger, aux stations des chemins de fer, ce sont les femmes qui délivrent les billets. En France les femmes font le service de commis copistes ; elles tiennent les boutiques de détail, de livres, de gravures, de menus objets. En Suisse, elles fabriquent des montres. En Amérique, elles composent dans les imprimeries. Notre système est tout à fait dans la direction d’enlever aux femmes tout moyen de travail. Mais on ne peut penser un seul instant que les femmes anglaises, une fois l’effet du système réalisé, regardent quelques insignifiants avantages comme balançant les grands et terribles maux, résultats d’une violation de la répartition convenable de travail. » — London Times.
  11. Pour une étude d’ensemble sur la condition des ouvrières en Angleterre ; voyez le livre déjà cité : Wrongs of Women, par Charlotte Élisabeth.
  12. North British Review, The Employment of Women, p. 171.
  13. Ibid.
  14. De 1839 à 1856, la criminalité des femmes, en attaques contre la personne, s’est élevée de 11.2 à 18 pour %, et en offenses contre la propriété de 26.9 à 30.8. Les femmes sont poussées à commettra le crime et transportées comme criminelles.
  15. Chevalier. Lettres sur l’Amérique du Nord.
  16. Vous pouvez juger de la moralité d’un peuple par celle de ses femmes. On ne peut voir la société américaine sans admirer le respect qui entoure le lien du mariage. Ce sentiment exista au même degré chez les peuples de l’antiquité ; les sociétés actuelles de l’Europe ne conçoivent pas même l’idée d’une telle pureté de mœurs. — M. de Beaumont.
  17. « Une des particularités qui frappent le plus le voyageur aux États-Unis, c’est la déférence qu’on y a en tous lieux pour le sexe, sans que cela tienne au rang ou à la position, Lyell. »
  18. « L’esprit inventif du peuple de la Nouvelle-Angleterre se déploie dans la production de machines propres à économiser le temps et le travail de leurs femmes. » Chevalier.
  19. « On aurait peine à croire combien peu se paye la journée de travail des femmes et quelle somme de travail on exige d’elles dans cette journée, si les plus fortes preuves n’étaient là. Et même le travail intelligent de modistes, de couturières, est très-peu rémunéré. Celles qui n’ont exactement que le travail de coudre ne gagnent pas de quoi se procurer, même avec la plus grande économie, le strict nécessaire pour vivre. Nous avons connu, dans notre propre ville, des femmes employées à faire de grosses chemises à quatorze cents de façon. En cousant sans s’arrêter tout un jour, elles arrivaient au plus à en faire deux. À travailler six jours de la semaine, elles ne gagnaient pas plus d’un dollar et demi. La-dessus il fallait s’habiller, se nourrir et se loger. Et encore ce n’était qu’une ressource occasionnelle et précaire, on ne pouvait compter sur ce travail ingrat, quoiqu’il donnât si peu. » New-York Tribune,
  20. « Quelle est la situation des femmes qui vivent de l’aiguille ? Bien pire que celle d’une servante. Et en général la situation de modiste ou de couturière n’est pas beaucoup meilleure. Qu’importe qu’elle tombe de lassitude et d’épuisement ; — mistress a commandé pour demain sa robe de bal, la pauvre esclave doit travailler comme si son salut éternel reposait sur l’agilité de ses doigts. Mais voici achevée la robe de plaisir qui doit servir de parure à la beauté, l’heure du repos a enfin sonné. La pauvre fille fatiguée se traîne de nuit par les rues les plus désertes, elle rencontre quelques créatures de son sexe qui sont bien mises, dont la démarche annonce qu’elles ne se laissent pas mourir de faim ; une pensée lui traverse l’esprit. « Leur condition vaut mieux que la mienne. » Sa nature humaine peut à peine réprimer un tel sentiment, qui trop souvent n’est que le précurseur de sa propre ruine. » Sanger. History of Prostitution New-York 1858. — Le livre du docteur Sanger est plein de faits qui montrent le progrès rapide de la prostitution et des crimes qu’elle amène avec elle.
      Le pénitencier de l’île de Backwell, New-York, ne contient pas moins de 800 femmes de tout âge et de tout degré de criminalité.