Principes de la science sociale/52

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Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (Tome 3p. 403-450).


CHAPITRE LII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.


Du commerce et de l’État.

§ 1. — Commerce de l’État. Solidarité de la race humaine. Double nature de l’homme. Correspondance entre la structure et les fonctions de l’homme individuel et l’aggrégat-homme qu’on nomme société. Fonction coordinatrice du cerveau, son pouvoir limité par la liberté nécessaire des organes pris individuellement. Divers degrés de subordination des parties. Freins et balance du système ; ils correspondent à ceux du gouvernement civil. La nécessité de l’exercice du pouvoir coordinateur augmente chez les individus et dans les sociétés, en proportion que l’organisation devient de plus en plus complète. Centres locaux des systèmes physique et social. Pouvoir et devoir du cerveau. Ils correspondent à ceux du gouvernement civil. Gouvernement parmi des spontanéités. Ordre et liberté combinés et assurés. Système gradué et fédéral de gouvernement dans le corps humain, analogue à l’organisation politique de ce corps social qui constitue les États-Unis.

De même que l’organisme complexe du corps humain, par l’effet des dépendances et des sympathies de ses diverses parties, forme une unité dans son action et dans ses usages, l’humanité entière, dans un sens aussi réel et aussi vrai, en théorie comme en pratique, devient un seul homme et doit être traitée ainsi. L’espèce n’est qu’autant de représentants de l’individu, — l’agrégat différant par la masse, non par la sorte de chacun des atomes dont il est composé. Politiquement nous avons l’idée contenue dans notre dicton national, e pluribus unum, — la même vérité de fait se présente dans les idées légales d’obligation à la fois commune et particulière, de droit commun particulier, où chaque débiteur est lié pour la dette entière et chaque créancier a droit sur chacun et sur tous pour le payement. La corporation où l’homme artificiel est un autre exemple familier dé la même idée, le moraliste à son tour se servant du mot solidarité, pour indiquer la sujétion de chacun et de tous les membres d’une société à souffrir des fautes ou à profiter de l’action judicieuse de chacune de ses parties composantes. Cette constatation de correspondance, d’analogie, d’unité, se retrouve dans toutes les branches de théorie et de pratique qui ont l’homme pour sujet ; — elle permet d’étudier la pluralité dans un seul. — Grâce à elle, d’utiles notions du corps sociétaire peuvent se tirer de l’examen de l’individu.

L’homme vivant, — considéré soit sous le rapport du sexe qui est double, de l’union de l’âme et du corps, de l’individu et de sa race, soit sous cet aspect de sa vie dans lequel il est à la fois un instrument organique, et une créature tenant relation d’agent et d’objet avec le monde qui l’entoure, — est un être à double existence ; et la valeur, la force et l’importance de sa complexité de constitution intrinsèque et relative, nous apparaîtront d’autant mieux que nous nous appliquerons davantage à bien comprendre sa forme et ses mouvements.

Les lois de sa vie individuelle indiquant qu’il est capable d’être membre d’une société, nous devons nous placer d’abord au point de vue du physiologiste et constater ce que sa structure organique enseigne sous le rapport de ses fonctions et relations sociétaires. Ses entours n’ayant pas pouvoir d’altérer sa nature intrinsèque, celle ci doit indiquer la portée naturelle de ses relations extérieures, — l’homme individuel devient ainsi le type de l’agrégat, du grand homme dont il est l’exposant. La constitution de l’un contient et révèle la nature du genre.

Il a une vie végétative et une animale, ou une vie individuelle et une de relation et un appareil d’organes approprié pour le service de chacune, — merveilleusement adaptés à leurs usages respectifs et différant entièrement, et liés ensemble dans un concert heureusement ajusté d’action et d’unité de service. L’union est mécanique eu tant que la contexture et la connexion instrumentale des parties peut servir à des usages physiques, mais elle est vitale dans tout ce qui a rapport à la sensition, la perception, la volition, la conscience. L’articulation des membres et des muscles, et la collocation et distribution des organes intérieurs sont dûment liées ensemble par arrangement mécanique ; — le système nerveux cependant préside et exécute la coordination des différentes parties du corps entre elles, et il est en outre le seul agent par lequel la vie de relation de l’individu est administrée et entretenue.

Ce système est nécessairement aussi complexe, et aussi diversement organisé que sa variété de fonction le demande. la digestion ; assimilation, circulation, respiration, à tous les instincts et toute la marche de nutrition de la partie végétative on individuelle il est pourvu par des formes adaptées d’innervation, moyennant une accommodation correspondante du système nerveux. — Pour compléter rémunération, il y a des agents réciproques d’excrétion ajoutés à ces fonctions qui concourent à la vie et à l’accroissement du corps, comme à un tout.

La vie relative, pour la recherche que nous nous proposons ici, peut être comprise dans les facultés de locomotion et de sensation et dans les instincts plus élevés, les sentiments et les facultés morales et intellectuelles de la nature humaine, — dont chacun a son organisme nerveux approprié et ses sortes respectives d’appétence et de pouvoir. Pour harmoniser et combiner en unité d’action et identité de direction des forces si immensément variées, le pouvoir de coordination tient le rang que le gouvernement a droit de tenir parmi ses sujets.

La structure anatomique du système nerveux répond nécessairement à cette complication et combinaison de fonctions nerveuses ; — l’appropriation d’appareil, ici comme partout dans la création, appelant logiquement l’existence d’un besoin auquel il répond. Bien que les découvertes et les démonstrations de la dissection ne soient encore ni complètes, ni définitives, la science est néanmoins assez avancée pour garantir la croyance que la conformité de structure avec la fonction est pleinement et complètement établie, autant du moins qu’il soit donné à l’observation de pénétrer dans les mystères de la vie On sait que les masses nerveuses, ganglions, plexus et fibres, sont immensément variées dans leur forme et dans leurs qualités de texture et d’arrangement ; on sait aussi que ces parties du système qui fournissent les organes de la vie végétative ou de nutrition, tout en étant aussi indépendantes de celles qui règlent la vie de relation, qu’il est besoin pour les mettre en mesure de maintenir l’économie de la charpente alors et là où la conscience et l’intellect se. montrent incompétents, sont cependant subordonnées aux portions supérieures au degré nécessaire pour les intérêts et les usages de l’organisme physique. Le cerveau propre n’a que faiblement conscience et contrôle des actes derniers de l’assimilation, de la nutrition, de la reproduction et de la croissance. Il a, dans certaines limites, sur les appareils qui sont les pourvoyeurs des besoins du corps une autorité beaucoup plus grande. Il exerce un contrôle positif sur les actes préliminaires de la nutrition, dans la sélection, la préhension et l’ingestion de l’aliment ; jusqu’à un certain point il modifie, suspend ou accélère la digestion ; et, à un degré considérable, il influe sur la respiration ; — sa faculté d’intervention s’évanouit en impuissance à mesure que les actes échappent de la sphère du libre vouloir, pour passer dans celle de la nécessité et de la non-conscience.

Les sens extérieurs, serviteurs plus immédiats des fonctions souveraines du cerveau, sont encore plus sujets à contrôle, et cela dans un rapport qui est direct à la vie intellectuelle, et indirect à la vie instinctive du sujet. Cette loi de gradation règne aussi parmi les sens de la vie individuelle : — le goût, l’odorat, qui, un leur qualité de sentinelle de la vie organique, sont presque indépendants de la volonté. L’ouïe, tellement importante comme introducteur des nouvelles de danger et des suggestions de science, l’est presque également ; tandis que le toucher et la vue, que rendent un plus grand service à l’intelligence, sont proportionnellement plus obéissants à sa direction. Placé au-dessus et au somment de cet ordre, le cerveau, dans son propre et exclusif office de pensée et d’émotion, est libre, spontané et souverain dans l’économie nerveuse du système.

Quelques-unes des fonctions du corps ont un caractère mélangé — et servent tantôt à la vie instinctive, tantôt à la vie rationnelle. Les muscles de l’œsophage, par exemple, dans l’acte d’avaler l’aliment et de boire, agissent, pour la plus grande partie, sans qu’il y ait conscience ; mais ils sont aussi cependant sujets, jusqu’à un certain point, à la volonté. La même chose est vraie aussi, quoique à un degré moindre, pour les organes de locomotion, et à un très haut degré pour ceux de la respiration. La volonté ne peut suspendre absolument l’acte de respirer, mais elle peut le retarder ou l’accélérer, par exemple, dans le chant. Les yeux se ferment instinctivement et irrésistiblement à l’approche d’un objet offensif, bien que la soumission ordinaire de leurs mouvements à la volonté soit absolue. Les mouvements de la face sont largement volontaires, mais, dans l’expression qui accompagne la pâleur de la crainte ou l’afflux de la colère ou de la pudeur, ils sont essentiellement involontaires et en dehors de tout contrôle.

Ici, sans entrer dans les détails qui ne sont limités que par les limites de la nature du sujet, laquelle va de la pierre à chaux à la vie spirituelle du nerf le plus délicat, il y a un monde de variétés dans l’unité, subordonné et coordonné avec une économie de services et gouvernements, autorité exécutive et indépendance, qui se font équilibre et mettent bellement en lumière les divers intérêts, sympathies et fonctions de l’espèce humaine.

La double vision physiologique de la vie de l’homme, comme un être organique et comme un être ayant relation, offre analogie évidente avec l’homme pris comme individu, et avec l’homme membre d’une société. Les analogies sont exactes dans toutes le variétés et modifications de l’économie physique de l’individu, et dans les relations politiques et sociales de l’homme avec son semblable ; — le phénomène de nutrition, et ceux qui s’y rattachent, en offrent un heureux exemple. Comme l’intention première est l’entretien physique du système, cette partie du travail est involontaire ; elle n’est assujettie ni au contrôle du cerveau qui gouverne, ni à ses impulsions accidentelles. Néanmoins, pour le choix de l’aliment, et pour la sécurité, les sens externes et l’intellect qui juge, et leurs serviteurs les membres, sont nécessaires dès qu’il s’agit d’une nutrition au-dessus de celle instinctive de l’enfance, — d’où l’on peut induire par analogie : que les sociétés, dans leur enfance, peuvent fournir à leurs besoins animaux sans l’intervention d’une intelligence exécutive qui s’en occupe ; et que néanmoins, dans la vie plus avancée de la communauté, à mesure que se développe la croissance de l’individu, une têtes avec ses ministres exécutifs est non-seulement essentielle, naturelle et avantageuse, mais absolument indispensable.

Le gouvernement, représentant, comme il le fait, l’intelligence du corps physique et social, a un devoir et une fonction, et par conséquent un droit à une place dans l’ordre naturel. Tandis qu’il travaille au bien-être du corps, il ne peut pas, et comme nous voyons, il ne le fait pas, intervenir dans cette sphère de la vie qui est la plus proche des mouvements centraux. Laisser faire est ici la loi réglant tout ce qui a été déjà approprié. Ailleurs nous trouvons instrument régulier pour mettre ce qui doit substanter le corps à sa portée, et sentinelle pour le garder contre les influences perturbatrices et nuisibles du dehors, donnant liberté à la vie intérieure et protection à la vie de relation, — protection qui embrasse à la fois assistance et défense.

De plus, les organes digestifs et assimilateurs sont nombreux et ont des rapports divers dans leurs fonctions distinctes, — chacun, individuellement, ayant sa fonction particulière, quoique intimement entrelacé avec ses associés dans le même phénomène général. Ils sont une société en sous-ordre, — une corporation de travailleurs qui transforment. L’estomac, le foie, le pancréas, le tube intestinal, les vaisseaux lactifères sont les principaux membres de l’association, — tous cependant soumis à l’influence incorporant du grand nerf sympathique, qui, en même temps qu’il les lie en une unité formant corps, les affranchit aussi du contrôle du souverain, le cerveau, au degré nécessaire pour assurer leur efficacité convenable dans leurs fonctions propres. Néanmoins, tout en étant pourvu d’un pouvoir nerveux par un appareil spécial et séparé de nerfs, chacun, individuellement, a une branche de communication directe avec la masse nerveuse centrale. En d’autres termes, leur sympathie et leur interdépendance entre eux sont plus étroites et plus complètes qu’entre chacun d’eux et le souverain, le cerveau, Ils peuvent même accomplir leurs fonctions au point d’entretenir la vie, pour un temps court et à un degré inférieur, lorsque l’action du cerveau est tout à fait retirée, — le faisant cependant moins avantageusement que lorsque son influence rayonne sur eux, comme c’est le cas dans l’état de santé parfaite. Dans les reptiles, l’appareil digestif continue à agir longtemps après que la tête a été séparée du corps. Dans le fœtus humain, on a des exemples de formation complète du corps avec et absence de cerveau. Dans le cas de l’animal, la vie de relation est à un degré très-faible, mais dans celui de l’enfant, elle manque tout à fait ; l’intervention du cerveau est donc de légère importance pour les deux cas. À la naissance cependant, le fœtus acéphale de la race humaine périt par manque du pouvoir coordonnateur du cerveau ; — la tortue décollée fait de même après quelques heures de la même privation. La nécessité d’un pouvoir coordonnateur paraît donc exister en raison directe du développement.

Nous avons ici la correspondance de l’analogie que nous voulons établir. Dans un état d’isolement absolu, ou dans celui circulation sociale faible et imparfaite, l’homme dénué, comme il l’est, d’assistance et de protection, résultat de combinaisons d’hommes avec leurs semblables, n’a qu’un degré inférieur d’existence individuelle. Dans la saine maturité de société, comme dans la maturité de l’homme, l’indépendance de l’individu, quoique embrassant plusieurs de ses plus importants intérêt, ne peut être entière ni en étendue ni en degré. La connexion de l’homme sociétaire avec ses semblables est double ; — elle a son analogue dans les organes de la vie végétative. Le système nerveux sympathique reçoit des branches difficilement du cerveau et de la moelle épinière pendant tout son parcours dans le cou, le thorax et l’abdomen, — les organes auxquels pourvoit comme l’estomac, le foie, le pancréas, ayant en outre une connexion avec le cerveau et l’épine dorsale par le moyen de plusieurs envoyés directement à eux. L’homme sociétaire a son indépendance enracinée dans ses rapports originels avec ses semblables ; — les fibres d’une vie commune le tiennent dans une dépendance générale de chaque homme avec son voisin, — en même temps que le gouvernement organisé, qui représente ses semblables dans un agrégat, projette ses fibres de support, de protection et de restrictions harmonisant sur tous les points où sa vie a ses débouchés de relation.

« Néanmoins les physiologistes nous enseignent[1] qu’en addition des nerfs sensitifs qui, recevant les impressions du dehors, les transmettent au sensorium, et les nerfs moteurs qui transmettent les impulsions qui en résultent du cerveau aux muscles, il y a d’autres nerfs, qui, de la même manière, reçoivent des impressions qui doivent être portées, non au sensorium, mais à des centres locaux ou ganglioniques, parfaitement distincts du commun sensorium — excitant dans ces centres des impulsons motrices fléchies qui sont portées par leurs nerfs afférents associés, et déterminant les mouvements musculaires en réponse sans aucune intervention directe de sensation et de volonté, c’est-à-dire sans le cours de cette portion du cerveau dans laquelle réside le pouvoir gouvernant. Comme exemples des actes auxquels ces appareils nerveux, liés avec ces centres locaux dans l’axe du système, sont tenus d’y résider, citons : la propulsion de l’aliment le long de l’œsophage, le mouvement de la poitrine dans la respiration ordinaire et d’autres phénomènes semblables qui, tous, s’accomplissent dans l’enfance, dans les rêves, dans le sommeil et dans la maladie ; — généralement et sans qu’on en ait conscience, et par conséquent sans volonté ou impulsion venant de la salle du trône de l’intelligence. Les muscles de locomotion eux-mêmes, quoique répondant vite à la volonté et sous la conduite et direction des forces percevant et réfléchissant de l’intelligence, ont cependant la capacité d’accomplir leurs offices en l’absence et indépendamment d’une telle direction et gouvernement. Eux aussi, ils appartiennent, dans une de leurs dépendances, au simple système excito-moteur de nerfs qui ont leur centre d’origine et leur terminaison dans leurs ganglions propres ou centres locaux. Aussi même les organes qui sont éminemment sous la règle du sensorium, ou principale et suprême portion de la masse cérébrale sont aussi pourvus d’une vie propre, qui les dote de spontanéité ; en d’autres termes, qui les soustrait à l’unique et constant gouvernement de l’intelligence, bien que néanmoins ils soient tenus sous son commandement pour tous les autres usages et desseins, en dehors de leurs fonctions individuelles et indépendantes.

Dans cette courte et imparfaite esquisse des fonctions nerveuses, nous avons trois grandes classes d’agences vitale. — D’abord les nerfs réguliers et nerfs réguliers et symétriques, appelés cérébro-spinaux, ayant leur centre dans le sensorium et gouvernant tous les autres, tant pour le bien-être général, que pour qu’ils accomplissent leurs propres fonctions spéciales. — Secondement l’appareil excito-moteur servant dans ces fonctions du corps qui sont quelquefois spontanées, et qui, d’autres fois, lorsque la vie individuelle l’exige, tombent sous le contrôle du système sensoriel volontaire pour être employées à des usages extraordinaires, ou comme nous pourrions les qualifier, sociaux. — Troisièmement, les nerfs du grand sympathique ou viscéraux, entièrement consacrés à la vie végétative, mais ayant racine dans la cervelle et l’épine dorsale, et modifiés dans leurs formations par des branches de la même source qui les rencontrent dans le dernier siège de leur action, — et là les influencent selon que l’exige la communauté qui compose le corps.

Nous avons là un système de freins et de balances, — une harmonie assurée parmi des individualités, — un gouvernement maintenu parmi des spontanéités, une liberté et un ordre réalisés, — une loi régulatrice et un gouvernement d’intelligence dans l’homme individuel qui présente le vrai type et modèle de cet homme agrégé qu’on appelle société. Il n’y a là ni compromis, ni expédients, ni égalités fonctionnelles. La compétence et l’habileté, sont sur le trône, nous donnant subordination sans sacrifice, — autorité sans usurpation, — intervention sans interférence. Ce qui est surtout le plus important, le gouvernement n’abdique pas, il ne s’abstient pas de fonctionner et cependant la liberté ne reçoit pas d’atteinte, — le résultat est trouvé d’assurer le plus haut degré de bien-être à toutes les parties.

La théorie du gouvernement politique de ces États-Unis est évidemment en harmonie générale avec l’économie vitale, comme nous l’avons déjà montré. L’individu en jouissance de droits et d’intérêts dans lesquels personne n’ose s’entremettre, — l’atome dans son propre isolement, — sent à peine la rêne de la fibre des fonctions gouvernementales, quoique recevant l’impulsion vitale et la circulation nourricière, dans une égale participation avec les masses de l’organisation la plus élevée. La famille, tenue ensemble par ses propres liens de sympathie, obéit à une influence qui se fait à peine sentir sur, la partie de la vie centrale ; — elle ne rencontre ses restrictions et directions qu’alors que ses actes la lient à ses rapports, qui augmentent chaque jour. L’école de district a des pouvoirs qu’elle exerce indépendamment de cette société plus grande, de laquelle, elle livre ses pouvoirs et à laquelle elle est responsable pour le convenable exercice de ses fonctions, — la fibre cérébro-spinale ne la touche qu’autant qu’il est nécessaire pour gouverner. Le municipe township jouit d’une indépendance semblable, — et sent le contrôle analogue du comté. Le comté tient ses franchises sous les mêmes conditions de liberté et de limitation. L’État est souverain dans toutes les relations plus étendues et plus générales, compatibles avec la suprématie de l’Union. — Celle-ci, à son tour, n’est suprême, que dans ce qui est essentiel à l’harmonie ; et au bien-être de l’ensemble de la confédération.

§ 2. — La science sociale se ramifie en économie politique. L’une traite des lois et l’autre des mesures pour assurer à ces lois leur plein effet. Rapport de la science avec l’art tel que l’établit M. Comte. Nécessité pour l’exercice du pouvoir de coordination. Devoirs à remplir envers le corps social ; ils sont les mêmes que ceux qui, dans le monde physique, sont assignés au cerveau. Plus la coordination est parfaite, et plus, dans les deux cas, toutes les parties atteignent développement complet et plus s’harmonise l’action du tout. Tendance à la création de centres locaux. Plus est parfait l’équilibre des deux forces opposées, plus il y a tendance à la liberté humaine. Le devoir du pouvoir coordinateur se borne à écarter les obstacles à l’association.

Ici la science sociale jette une branche, l’économie politique ; — la première traite des lois qui gouvernent l’homme pour lui assurer la plus haute individualité et le plus grand pouvoir d’association avec ses semblables. La seconde traite des mesures nécessaires pour coordonner les mouvements de société de manière que les lois produisent leur effet. À Galilée, Newton et autres, nous devons la connaissance des lois du mouvement, — à des hommes comme Watt, Arkwright et Fulton, nous devons le pouvoir de profiter des lois découvertes. L’étude attentive des lois est indispensable pour réussir dans la pratique, « c’est, comme l’a dit M. Comte, par la connaissance des lois d’un phénomène, dont les résultats invariables sont prévus, et par elle seule que nous pouvons nous conduire dans la vie active, de manière à modifier l’une par l’autre à notre avantage. Bref : savoir pour prévoir, prévoir pour agir ; — telle est, dit-il, la simple formule pour exprimer le rapport général de science et d’art. »

L’homme s’approche d’un autre homme, poussé par un désir pour l’association et parce qu’il a conscience que leur propre force et pouvoir augmenteront en se combinant. Unis ensemble, mille cas se présentent dans lesquels un égoïsme, qui manque de lumières, peut venir s’opposer à des mesures qui ont pour but de favoriser le bien de tous, — mesures dans les bénéfices desquelles ceux qui agissent ainsi participeraient. Cela étant, il devient clair que quelques personnes désignées doivent agir comme arbitres, investis du pouvoir de coordonner et déterminer le mouvement du corps social, de manière à mettre en activité tous les pouvoirs de ses membres et de requérir chacun de tenir en dû respect les droits de ceux qui l’entourent ; — l’objet que l’on cherche à obtenir étant d’écarter les obstacles qui se placent sur la voie d’association et de combinaison. Les devoirs à remplir par les personnages investis de ce pouvoir sont précisément les mêmes que ceux assignés au cerveau dans le corps physique ; et la santé du corps social repose tout autant sur leur dû accomplissement que celle du corps physique sur l’accomplissement par le cerveau des devoirs à lui assignés, — l’abdication, sans qu’il résulte préjudice, n’étant pas plus possible dans un cas que dans l’autre. L’ordre, d’après la définition de M. Guizot, « étant simplement l’exercice libre et assuré des droit, » s’il vient à manquer parmi les différents membres d’une société, les conséquences seront nécessairement fâcheuses, comme lorsque l’intelligence manque à régler les opérations de ses différents sujets. C’est là la première loi du ciel et la plus importante de toutes ; le sentiment de sa nécessité se montre de lui-même, n’importe comment et où les hommes sont réunis ; — les êtres les plus désordonnés, les pirates de l’Océan, ne manquent jamais d’élire un chef, qu’ils investissent de l’autorité nécessaire pour maintenir la discipline parmi eux et pour garantir qu’il y a partage convenable du butin, tant pour les absents que pour les présents.

Le premier et le plus grand obstacle à l’association se trouvant dans la nécessité des déplacements, un des premiers besoins de l’homme est celui de routes. D’abord le sentier fournit les seuls moyens de communication, mais à mesure que la population augmente, le cheval de somme est substitué à l’homme, — et la valeur de celui-ci s’élève puisqu’il centralise en lui tout le pouvoir ainsi obtenu. Avec le temps on sent le besoin d’autres routes meilleures ; mais alors survient cette difficulté : que le propriétaire du cheval de somme, dans son ignorant égoïsme, s’oppose à leur construction car il croit que ses services et ceux de ses bêtes seront affaiblis dans leur pouvoir de commander la rémunération. Le fermier aussi fait de l’opposition, par la raison que la route coupera sa ferme, omettant entièrement ce fait que l’économie de transport doublera probablement la valeur-monnaie de sa propriété. Dans cet état de choses, la société intervient par sa tête, — décide les termes sous lesquels la terre devra être cédée pour cause d’utilité publique, et sous quels termes le propriétaire de la terre sera autorisé à user de la route. Plus tard, on sent le besoin des routes à barrière et des chemins de fer, mais, comment en l’absence d’une tête coordonnatrice, de telles voies pourraient-elles se faire ? Si chaque propriétaire, le long de la ligne, faisait sa portion, chacun voudrait en être propriétaire, — déterminant lui-même les charges pour l’usage et s’efforçant d’obtenir aux dépens de tous les autres la plus large part des droits de péage. Ici la société intervient de nouveau, — fixant les termes auxquels on prendra la terre et on réglera les péages, — créant en même temps un homme artificiel et autorisant la tête de ce corps ainsi créé à diriger les opérations.

Le besoin d’eau se fait sentir, — chacun est, pour le moment, obligé d’aller à la rivière, qui est loin, pour sa provision de chaque jour ; c’est dans une suite d’années une déperdition de plus de travail qu’il n’en faudrait pour amener la rivière à la porte de tout le monde. Comment s’y prendre ? Supposons que A fasse le travail, B C et D en profiteront sans rien payer pour le service. La société intervient encore, et décide de ce qui est utilité pour tous, doit être fait par tous, et autorise les autorités de la ville à exécuter le travail aux frais publics. Chacun obtient sa provision, retour d’un effort moindre, — et donne à la corporation du corps seulement un petit pour cent du produit du travail ainsi économisé.

Les métaux précieux circulent en lingots, qu’il faut peser à chaque échange. Voyant là une économie de travail à faire, la société, par sa tête, autorise certaines personnes à recevoir ces lingots qu’on les leur apporte, — à en vérifier le titre, — il les fractionne en pièces ayant tel poids et telle forme, auxquelles on imprime certains signes pour indiquer qu’elles ont passé par les mains désignées.

De même pour les poids et mesures. — C’est une grande utilité pour le commerce que la détermination de l’idée précise qui est primée par ces termes : — une aune de drap, — une livre de beurre, — un tonneau de houille, — un boisseau de blé.

Des minerais précieux existent en couches considérables ; qui fera les investigations nécessaires pour mettre ces trésors en lumières ? A et B ont essayé ; ils ont échoué. Il y aurait grand avantage pour tout le monde à de telles découvertes ; mais personne ne veut risquer l’énorme dépense à avancer. La société intervient ; elle appelle la science à son aide pour lui indiquer où l’on peut, avec certitude, attaquer ces dépôts, et elle requiert tout le monde de payer pour des explorations favorables à l’intérêt de tous.

Les sinistres de mer sont tellement énormes, qu’ils grossissent très fort la taxe de transport, au grand détriment de ceux qui possèdent et de ceux qui prennent la terre à loyer. Pour remédier au mal, il parait nécessaire de connaître les lois qui ressent les courants et les vents. Qui entreprendra cette étude ? Comme c’est pour le bien de tous, elle doit se faire aux frais de tous, et la société, par sa tête, requiert qu’il soit fait ainsi[2].

Par défaut de preuves de mariages ou de naissances, la propriété est souvent retardée dans son transfert aux héritiers propres. Ce que voyait, la société décide que certaines personnes tiendront registres des naissances, mariages et décès, et facilite pour l’avenir toutes les opérations relatives au transfert des terres, maisons, meubles et toute sorte de propriété, à la mort de leur présent possesseur.

On a besoin d’école, mais les riches ne sont pas disposés à payer pour les pauvres, et les pauvres sont dans l’impuissance de payer entre eux. Aux premiers, la société dit : que la puissance d’une société s’accroît en raison directe du développement des pouvoirs dans ses membres ; qu’à chaque pas dans cette direction, la terre augmente de valeur ; que la diffusion d’intelligence tend à développer la moralité et par là augmente la sécurité pour la personne et la propriété ; que les riches sont directement intéressés à ce que le pauvre reçoive de l’éducation ; que c’est pour le bien de tous ; et que par conséquent tons doivent contribuer, pour un tant pour cent sur la valeur de leur propriété, à former un fonds applicable.

Une ville a besoin d’être éclairée au gaz, et pour cela il faut des travaux considérables et des milles de tuyaux de conduite. Qui s’en chargera ? La cité possède ses rives, et si elle garantit la permission d’en user sans conditions, elle crée par là un monopole qui peut devenir vexatoire. La cité décide les termes selon lesquels se trouveront levés les obstacles qui s’opposent à ce que les fabricants de gaz s’entendent avec ceux qui désirent le consommer, — la tête de l’État autorisant les premiers à combiner entre eux pour que l’arrangement ait son plein effet.

Dans la société, il y a un certain nombre d’aveugles, de sourds, de muets, ou d’autres infirmes hors d’état de pourvoir à leurs besoins. On ne peut les laisser périr, et pourtant qui leur viendra en aide ? À cette question, la société répond que c’est là un fardeau commun qui doit tomber à la charge de chacun selon ses moyens, — répartissant ainsi parmi ceux qui ont été favorisés du tel le soin de ceux qui ont été moins fortunés.

Le drainage est de nécessité ; la santé de là communauté est compromise. Qui le fera ? Ce qui est le devoir de tous n’est celui de personne, et les marécages restent sans être drainés. À la longue cependant, la société décide que ce qui est pour le bien de tous doit être fait aux frais de tous ; — riches et pauvres sont requis de contribuer en raison de leurs intérêts respectifs.

Le commerce par lettres doit être entretenu ; mais comment s’y prendre ? Faute d’une action combinée, le petit nombre de riches et de puissants a la ressource d’envoyer ses lettres par des messagers spéciaux, — et tire un avantage immense d’être informé avant leurs voisins, pauvres diables. Pour remédier à cela, et dans l’intérêt de tous, la société se charge de la correspondance, — transportant les lettres à la distance de milliers de milles, et recevant en retour une petite pièce de monnaie, ce qu’on donne usuellement pour porter une simple lettre dans une rue adjacente.

Un pays embrasse toutes les variétés de sol et de climat requises pour une agriculture très-variée, depuis l’orge du Nord jusqu’au sucre du Midi ; et pourtant, faute de l’introduction de quelques articles, ses habitants sont obligés d’aller au dehors d’année en année, payant trois, quatre ou cinq fois le coût d’origine, et perdant ainsi annuellement une plus forte somme, qui, bien employée, donnerait aux cultivateurs un nouvel emploi de travail et de terre, ce qui ajouterait beaucoup à la richesse générale. Dans cet état de choses, la société leur vient en aide, — demandant à chaque contribuable de la taxe du transport de verser dans un fond commun un petit tant pour cent de son montant, pour être appliqué à l’introduction de graines et de notions qui, en peu de temps, les soulageront du payement de la taxe[3].

Les écoles développent les facultés variées de la plus jeune partie de la communauté ; mais, par suite du manque de diversité dans les modes d’emploi ceux qui se sont distingués dans l’atelier sont forcés de se croiser les bras, ou de suivre la charrue, ou de commencer le négoce.

Le minerai de fer et la houille abondent ; mais, comme il n’y a pas de hauts fourneaux pour fondre le premier, tous deux restent oisifs en terre, et le fermier a peine à se procurer une charrue. La laine abonde ; mais comme il n’y a point ici de fabrique de lainage, la fille du fermier se croise les bras et le fermier ne peut se procurer un paletot. Le blé abonde, mais le coût de transport au marché éloigné laisse an producteur très-peu pour payer son outillage et son vêtement. Un haut fourneau, une fabrique sont nécessaires, qui les construira ? Les matériaux à bâtir, les bras inoccupés abondent, mais comment réussir à les combiner ? Ceux qui pourraient entreprendre le travail trouveraient vite que, bien que leurs opérations puissent tendre à augmenter la quantité de drap et de fer échangeable contre des subsistances et le travail, leurs concurrents lointains réussiraient encore à faire la loi sur le marché, de manière à les en chasser et à consommer leur ruine entière, — cette crainte ferait que le haut fourneau et l’usine ne se construiraient pas ; les bras resteraient inoccupés ; le fermier continuerait à donner une part plus considérable du pouvoir vêtisseur de son blé pour le fret du reste ; et la population continuerait à rester pauvre. Dans cet état de choses, la société dit aux fermiers et aux travailleurs que rétablissement d’usines et de fourneaux doublerait la valeur de la terre et du travail, et que pour les mettre en état de combiner leurs efforts, pour élever de tels établissements, elle va exiger du producteur étranger du drap et du fer une certaine portion de la valeur de tout ce qu’il importe, — appliquant ce que cela donnera à faire de nouvelles ou de meilleures routes, ou à payer les dépenses du gouvernement, et les soulageant ainsi, une fois et pour toujours, de la taxe oppressive de transport à des marchés lointains, par l’amélioration des modes de communication entre eux-mêmes.

Dans tous ces cas, la tête politique fait exactement ce que nous avons vu que la tête physique était chargée de faire, — coordonnant les mouvements des différents membres de la société, de manière à écarter les obstacles qui s’opposent à l’association et empêchent cette diversité de professions dans la société qui est nécessaire pour ajouter de la valeur à la terre et au travail, et donner la liberté à l’homme. Plus parfaite est la coordination dans le corps physique ou social, plus sera complet le développement de toutes les parties, et plus il y aura harmonie d’action dans l’ensemble.

Cependant l’on peut objecter que l’exercice de ces différents pouvoirs tend à la centralisation ; mais c’est précisément l’inverse, chaque mouvement décrit ci-dessus tend au développement des différents pouvoirs de la terre et de l’homme, — à la création de centres locaux, — à l’accélération de la circulation sociétaire, — à créer un contre-poids aux attractions du capital politique du trafiquant, — et par conséquent à la concentration. Plus est parfait l’équilibre entre les forces centripètes et centrifuges, plus il y aura continuité régulière du mouvement sociétaire, — plus s’élèvera la proportion du capital fixé au capital circulant, plus parfaite sera l’individualité du peuple et de l’État, — plus il y aura tendance au parfait établissement de la liberté humaine. N’y a-t-il pas des limites propres à la sphère d’action de ceux qui guident et dirigent le commerce de l’État ? — Certes, oui. — Tout leur devoir consiste à écarter les obstacles à une combinaison parfaite. Au delà de ce point, le gouvernement sort de sa sphère, — et il fait du mal au lieu de bien.

§ 3. — Tendance universelle à l’association. Compagnies d’actionnaires. Actes d’incorporation. Limitation de responsabilité. Analogie de l’action sociétaire avec les lois naturelles instituées pour le gouvernement de l’homme. Monopoles. Premiers exemples chez les Grecs et les Romains de corporations pour des fins politiques et de commerce. Limitation de responsabilité sous l’empire romain. Devant la centralisation croissante et la civilisation en déclin, la limitation disparaît. Il s’ensuit la disparition des gouvernements locaux et puis la ruine de l’empire. Renaissance graduée d’institutions locales. Influence de leur réapparition pour faciliter le commerce, favoriser le développement d’individualité, aider au rétablissement d’un gouvernement régulier. L’importance et la diversité des corporations est un caractère distinctif de la politique civile américaine. L’organisation est une nécessité de l’association. Le mouvement sociétaire s’accélère à mesure que le pouvoir de combinaison se complète davantage. Le pouvoir du trafiquant décline à mesure que les hommes sont de plus en plus aptes à s’associer. Acheter et vendre sont deux intérêts hostiles en arrêt, — excluant toute idée d’harmonie et d’équité. L’harmonie naît alors que le consommateur et le producteur prennent place l’un auprès de l’autre, — c’est au contraire la discorde qui grandit alors qu’ils sont de plus en plus séparés.

Pour accomplir ces objets et mille autres, les hommes doivent s’associer — quelquefois en compagnies d’actionnaires, joint-stocks, et d’autres fois en corporations publiques ou particulières ; et comme dans tous ces cas, le pouvoir coordonnateur est requis déjouer un rôle, nous allons examiner son action sur elles aussi bien par leur action sur la population au sein desquelles elles existent.

Les compagnies d’actionnaires joint-stocks ne limitent pas, de toute nécessité, la responsabilité de leurs partners, — des compagnies en Angleterre ont pris souvent forme de corporations, pour la simple fin de poursuivre et d’être poursuivies, comme un corps, et sans limiter la responsabilité des actionnaires, chacun et tous pour le payement des dettes. Cela a été aussi le cas, dans Massachusetts, où pour un temps chaque partner était responsable de toutes les dettes de ses différentes compagnies manufacturières, — un état de choses qui a été suivi de la ruine de presque tout ce qui y avait intérêt.

Un acte d’incorporation organise une compagnie de manière à lui donner une exigence permanente et une identité légale sous tous les changements d’associés qui peuvent survenir, — il effectue pour les corps politiques précisément ce que les lois de la vie accomplissent pour les atomes constamment renouvelés du corps naturel. Jamais, ne fût-ce qu’un instant, intrinsèquement les mêmes, ces derniers le sont toujours dans leurs rapports avec le monde extérieur. Dans la création d’une corporation de corps social, comme un des moyens d’écarter les obstacles à la combinaison, le pouvoir coordonnateur de la société en masse ne fait que copier les arrangements de la nature elle-même.

Dans les formes d’incorporation les plus usuelles, tant en Europe qu’en Amérique, la limitation de responsabilité pour pertes au delà du montant versé, est assurée, — ce qui écarte un autre des obstacles à l’association. Lorsqu’on a besoin d’eau ou de routes, on trouve des milliers de souscripteurs, selon leurs moyens, à l’accomplissement du grand travail ; et l’on n’en trouverait pas un seul qui voulût assumer le risque tout entier, alors qu’il partage avec ses voisins les avantages à résulter dans l’augmentation de confort pour eux-mêmes, et de valeur pour leur terre.

Là encore, nous trouvons l’action sociétaire en parfaite conformité avec les lois générales instituées pour le gouvernement de l’homme, — le plan de la création ne contenant pas une telle absurdité, que de tenir un homme responsable pour les fautes d’un autre. Parfaitement naturelle donc est cette forme d’association, il l’est également que la société en masse lui soit redevable de toutes ces institutions qui tendent le plus à augmenter le pouvoir de combinaison dans la population où elles se trouvent, comme c’est le cas pour les canaux, routes, banques, télégraphes, offices d’assurances, lignes de paquebots et bien d’autres qu’on pourrait citer, — y compris les associations littéraires et philosophiques, celles de charité, et les églises. — De tous ceux qui ont intérêt à ce que s’organisent de telles institutions, il y en a peu qui attendent tirer pour eux beaucoup d’avantage qui ne soit en commun avec ceux qui les entourent, pour cette raison, il est de stricte justice de leur permettre de limiter le montant du risque à courir.

Des actes d’incorporation ont souvent porté avec eux défense d’association, pour des fins semblables, entre tous autres que les parties nommées. — C’est une création de monopoles. Ici le pouvoir coordonnateur sort de sa sphère propre d’action — en créant des obstacles à l’association, tandis que son devoir réel se borne à les écarter. On en avait créé beaucoup en Angleterre avant les statuts 21 de Jacques Ier par lesquels ils furent presque tous abolis. — On n’excepta que les patentes, accordées pour encourager les éditeurs d’inventions et de perfectionnements utiles. Ce fut toutefois la journée des petits monopoles seulement, — car ceux de la compagnie des Indes, de la compagnie de la mer du Sud, de la Banque d’Angleterre et plusieurs autres ne datent que de plus tard.

« Ce fut principalement, dit le chancelier Kent, dans l’intention d’investir des sociétés d’hommes qui se succèdent des qualités et capacités d’un être unique, artificiel et fictif, que les corporations furent inventées dans le principe, et c’est dans la même intention qu’on en a fait si largement usage[4]. » Blackstone cite Plutarque pour constater qu’elles furent, pour la première fois, introduites par Numa, qui érigea chaque métier et profession, à Rome, en une société, dans l’intention de subdiviser les factions romaine et sabine, qui se partageaient la ville en parties plus petites, dont chacune servirait à neutraliser les autres. Deux siècles plus tard, Solon permit aux Athéniens de se former à leur gré, en compagnies, pourvu qu’elles ne fissent rien de contraire à la loi[5]. Ces époques, tant de Rome que de la Grèce, où la liberté réelle exista le plus, étaient précisément celles où l’on voit le pouvoir coordonnateur avoir été le plus appliqué à favoriser la combinaison. La liberté disparue, César ne trouve dans les corporations que des berceaux de factions et de désordre, — un état de choses qui durait encore à l’époque de Trajan, et c’est pour cela qu’on le voit refuser de garantir l’incorporation pour une simple compagnie contre l’incendie[6]. Les corporations pour le progrès de l’enseignement furent tout à fait inconnues des anciens ; ce n’est qu’au XIIIe siècle que les collèges et les universités commencent à conférer des grades[7].

La création de corps civils et municipaux pour des fins politiques et commerciales prend place dans les premiers temps de l’histoire d’Europe, et aussi dans les premiers temps des Romains. — La République était à un haut degré composée de corporations. Le peuple latin, dit M. Guizot, est une confédération des villes latines. Les Étrusques, les Samnites, les Sabins, les peuples de la grande Grèce sont tous dans le même état. Il n’y avait à cette époque point de campagnes, c’est-à-dire les campagnes ne ressemblant nullement à ce qui existe aujourd’hui ; elles étaient cultivées ; il le fallait bien, elles n’étaient pas peuplées. Les propriétaires des campagnes étaient les habitants des villes ; ils sortaient veiller à leurs propriétés rurales ; ils y entretenaient souvent un certain nombre d’esclaves, mais ce que nous appelons aujourd’hui les campagnes, cette population éparse, tantôt dans des habitations isolées, tantôt dans des villages, et qui couvre partout le sol, était un fait presque inconnu à l’ancienne Italie. » C’était de même en dehors de l’Italie, « L’histoire de la conquête du monde par Rome, c’est l’histoire de la conquête et de la fondation d’un bon nombre de cités[8]. » Bien que conquises, leurs privilèges furent cependant un long temps respectées, — la limitation de responsabilité de la part de leurs populations envers les fonctionnaires, et celle de ces derniers vis-à-vis du pouvoir central ayant été pleinement reconnue. La centralisation ayant progressé, ces limitations disparurent entièrement. — La taxation ne reconnut plus de borne que dans l’impuissance de payer, et les fonctionnaires municipaux étaient responsables pour le montant des sommes demandées, qu’elles fussent ou non recouvrées[9]. S’ils quittaient leur poste sans permission, leur propriété entière était confisquée au profit de la curie. — Tout habitant marchand ou autre qui possédait une propriété foncière au-dessus de vingt-cinq arpents jugera devait être réclamé pour les fonctions municipales et ne pouvait refuser. Il advint que, sous de telles conditions, le pouvoir coordinateur des cités tomba tout à fait. — La classe moyenne s’éclipsa et ne laissa derrière elle que les officiers du gouvernement central d’une part et des esclaves de l’autre.

Après la chute de l’empire romain, les anciennes institutions renaissent peu à peu. — Les cités, les bourgs, les confréries reparaissent sur la scène, investis de pouvoirs et de privilèges de corporation et avec une juridiction civile et criminelle étendue. Présentant des barrières à la tyrannie féodale, ces immunités étaient recherchées non-seulement par soif de liberté, mais par un désir de création de monopoles locaux, — la première tendant à favoriser l’habitude d’association, le second tendant à la limiter. Fournissant protection à ceux qui pratiquaient les arts et métiers, elles formaient contre-poids aux pouvoirs exorbitants et à la rapacité naguère non refrénée des barons. Facilitant le commerce et favorisant le développement d’individualités, elles donnaient de la valeur à la terre et au travail, et ajoutaient largement à la force de l’État dont elles étaient une partie[10]. C’est par ce moyen que l’ordre et la sécurité dans l’industrie, l’agriculture et les arts purent renaître en France, en Espagne, en Allemagne, en Italie, dans les Pays-Bas et en Angleterre ; — le rétablissement d’un gouvernement régulier, après les siècles de désordre qui suivirent l’invasion des hordes barbares, fut dû en grande partie à l’institution de corporations civiles et à l’extension de leurs privilèges.

La politique civile américaine se distingue par l’importance et la diversité des corporations civiles, — dont l’effet est de distribuer, décentraliser et coordonner le pouvoir politique. Sous elle, les comtés, les bourgs et les cités sont tenus comme étant de quasi-corporations investies de pouvoirs législatifs subordonnés qui doivent être exercés pour des fins locales liées avec le bien général, — exercice néanmoins qui reste encore soumis au contrôle général de l’État. Dans les premiers actes de l’assemblée générale du Connecticut, en 1639, il y en a un pour incorporer les petites villes de la colonie, qui leur assure à chacune le droit de choisir leurs propres officiers et magistrats, de tenir des cours locales, de pourvoir à l’enregistrement des actes et hypothèques, — et à l’entretien d’écoles et d’églises. Chaque petite communauté étant ainsi constituée » quant aux matières d’intérêt local, en petites républiques indépendantes, M. de Tocqueville a dit fort judicieusement que la cité américaine formait le principe vital de la liberté américaine. Nous n’avons là néanmoins que le premier élément du système, l’application du principe de corporation ayant depuis été développée à un degré inconnu dans tout autre pays, — ce qui a donné aux corps ainsi créés une flexibilité, une variété entièrement inconnues, dit le chancelier Kent, dans la loi romaine ou dans la loi anglaise[11].

Les chartes qui créent des corporations ayant pour objet d’encourager l’industrie et le commerce, peuvent être regardées comme des actes constituants, Enabling Acts, des mesures conférant à des individus les pouvoirs et les privilèges nécessaires au progrès du bien-être général. Assurant les parties qu’elles concernent contre des risques illimités, elles facilitent la combinaison du travail et du capital, — et par là favorisent les entreprises industrielles d’une manière et à un degré qu’on ne pourrait atteindre autrement. Le principe sur lequel elles sont basées est simple, c’est celui de l’unité et de l’identité d’intérêt social, autrement dit la confraternité humaine transportée dans l’association de travail. C’est le même que celui qui forme la base de toutes les associations pour des fins pacifiques, soit comme nations, États, communautés, villes ou banques, l’objet cherché étant organisation, incorporation, unité, harmonie et coopération. Les interdépendances, aussi bien que les sympathies naturelles, tendent à réunir tous les hommes ensemble, — le premier et le plus grand besoin de l’homme étant celui d’association avec ses semblables. Pour qu’ils puissent s’associer et être mis ainsi à même de combiner leurs efforts, il faut une association donnant pour son résultat non-seulement un aggrégat, mais une multiplication de forces, — la force humaine augmentant dans une proportion géométrique, tandis que l’habitude et la faculté d’association augmentent dans une proportion arithmétique[12]. Plus ce pouvoir se perfectionne, plus s’accélère le mouvement sociétaire, et plus il y a tendance à ce qu’augmente la valeur de l’homme et de la terre.

À chaque pas dans cette direction, la nécessité des services du négoce et du transport tend à diminuer, — les fonctions diverses de la vie sociétaire tendent à prendre les formes du partnership, union de mises, participation dans les profits et pertes, et intérêt commun à ce que le travail produise davantage et au bien-être général de chacun des membres de la communauté. Avec chacun de ces objets, la part du travailleur tend à s’élever, le travail lui-même, cependant, continuant à faire divorce et formant antagonisme au capital, dont il est lui-même le seul créateur. À un moment, le travailleur doit vendre s’il ne veut périr de faim ; à un autre, le capitaliste doit acheter, s’il ne veut que ses machines restent oisives dans ses mains. La concurrence est là une guerre entre des forces hostiles, et il doit continuer à en être ainsi tant que des salaires continueront à être la rémunération du travailleur, et des profits celle du capitaliste[13]. Il en est de même pour la rente et l’intérêt ; — les risques et la responsabilité étant jetés sur le rentier et l’emprunteur, tandis que le prêteur et le propriétaire restent garantis contre la perte, aussi longtemps que les premiers sont fidèles au contrat[14]. Il n’y a point là d’équitable mutualité dans l’esprit de contrat, — point de reconnaissance d’une identité d’intérêts, — ni véritable harmonie parmi les parties contractantes. La coopération tend à produire une telle unité, — tous ceux qu’elle concerne étant alors intéressés de la même manière à diriger les affaires de l’association, de façon à diminuer le frottement et à augmenter la production[15].

Il est de vérité certaine que cette prospérité générale qui, dans tout pays, résulte de la diversité dans la demande des pouvoirs humains, tend d’elle-même à amener élévation dans la quote part du travailleur dans les produits, — puisqu’elle le place dans une position plus indépendante vis-à-vis de celui qui l’emploie[16]. Il est néanmoins parfaitement évident que nous ne savons pas comment partager les résultats d’aucune entreprise entre le capital, le talent, et le travail qui ont été nécessaires, chacun d’eux et tous ayant été essentiels à la production de ces résultats. Une banque peut diviser ses profits entre ses actionnaires jusqu’à la plus minime fraction ; mais elle doit acheter le talent, l’habileté et le service de ses agents au prix que ceux-ci commandent sur le marché général. Acheter et vendre sont un conflit d’intérêts hostiles, — excluant entièrement l’idée d’harmonie, de sympathie, de neutralité, de partnership ou même d’équité de distribution. Comme elle ne contient en aucune manière l’idée de coopération ou d’organisation, le rapport avec la vie mutuelle et la santé des parties ne trouve point place parmi ses instincts[17]. Il s’ensuit que l’harmonie dans toutes les relations de société se développe si rapidement dans tous ces pays, que le consommateur et le consommateur se trouvent près l’un de l’autre, ce qui amène le rapprochement entre les prix des denrées premières et des utilités achevées et diminue l’espace que le trafic peut occuper.[18] De là aussi le développement de désaccord dans les pays où les parts du trafiquant tendent à augmenter, en même temps qu’il y a tendance à ce que diminuent celles du consommateur et du producteur, — la concurrence pour l’achat du travail augmentant dans l’un tandis que la concurrence pour sa vente augmente constamment dans l’autre[19].

§ 4. — Colbert et sa politique. Sa pleine appréciation de la nécessité de l’exercice par l’État du pouvoir coordinateur. Hume, sur la nécessité de conserver avec soin les manufactures d’une nation. Adam Smith ne recommande pas l’adoption du système laisser faire. Say, Rossi, Mill et autres, sur les devoirs d’un gouvernement par rapport à la diversification des industries dans lesquelles la population est engagée.

Parmi les hommes qui ont, à aucune époque, tenu le gouvernail d’un État, Colbert se distingue par sa pleine appréciation du fait : que le gouvernement d’une nation impose une nécessité de remplir de grands et importants devoirs — dont chacun et tous cependant ont pour objet d’écarter les obstacles à l’association et à la combinaison. Chaque degré de progrès dans cette direction tend à développer les facultés individuelles des travailleurs ruraux et à . les rendre plus aptes à des relations plus étendues avec la population lointaine[20]. Différant largement des professeurs modernes, il ne regarde la richesse que comme un moyen ; — le but, pour lui, est l’élévation du peuple soumis à sa direction, et la substitution par degrés de l’homme véritable à la créature humaine léguée à lui par ses prédécesseurs[21]. Qu’il ait erré parfois dans le choix des mesures pour assurer la fin qu’il se proposait, par exemple : en interdisant l’exportation des artisans et du blé, cela n’a rien d’extraordinaire, quand on voit combien peu de progrès s’est accompli dans les deux siècles qui se sont écoulés depuis lui, soit à l’égard des faits eux-mêmes, ou des déductions qu’on en pouvait tirer[22].

Laissons Colbert pour passer à M. Hume, dont l’opinion est : qu’un pays n’a à craindre aucune difficulté à l’égard de son pouvoir de commander les services de ces grands instruments d’association, « les métaux précieux » pourvu qu’il « conserve avec soin sa population et ses manufactures », — exerçant ainsi son pouvoir de coordination et facilitant l’installation de ceux qui transforment les denrées premières dans le voisinage immédiat de ceux qui les ont produites. De tous les économistes, il n’en est pas qui ait plus complètement apprécié « le talent supérieur et l’industrie qui se développent dans les pays que leur pouvoir de conversion a mis en mesure de prendre l’avance sur les autres dans le négoce. » Personne n’a vu plus nettement combien la possession des arts manufacturiers facilite l’accumulation de richesses, — permettant aux marchands de tenir de « grands magasins » pour négocier « sur de plus petits profits, » et offrir ainsi de grandes inductions aux gens des autres pays de venir à eux lorsqu’ils désirent acheter ou qu’ils ont besoin de vendre. — Personne ne s’est jamais montré plus convaincu que, là où manquent les manufactures, le prix de la terre et du travail s’avilissent nécessairement, et que pour un pays dans une telle condition, la difficulté de regagner le terrain perdu, ou de gagner le terrain qu’on a négligé, est considérable et va toujours croissant[23].

Adam Smith a, plus qu’aucun autre économiste, professé de l’admiration pour les centres locaux d’action où l’agriculture et les usines sont heureusement combinées. Dans son opinion, la marche de ses concitoyens vers le but de centraliser chez eux l’atelier du monde et de se faire une nation de « boutiquiers, » tout en forçant les autres nations de leur envoyer leurs denrées premières à l’état brut, était non-seulement un acte de folie, mais une violation manifeste des droits les plus sacrés de l’humanité, » — une violation telle que, s’il eût vécu dans un autre pays, elle l’eût porté à presser le pouvoir coordonnateur d’aviser au moyen de prévenir les maux qu’on cherchait à produire, Nous savons qu’il approuvait fort les lois de navigation, et ce fait nous prouve qu’il croyait à la nécessité d’exercer un discernement prudent, et qu’il manquait de la foi dans l’application, sans réserve aucune, de l’idée contenue dans cette expression, « laisser faire. »

Il regardait la protection, étendue aux produits qui sont nécessaires pour la défense personnelle, comme justifiable au même degré que celles que les lois de la navigation accordaient à la marine. Quant aux autres branches d’industrie, il était d’avis que les articles ainsi protégés étaient tenus, après un certain temps, d’arriver « à aussi bon marché ou à meilleur marché que leurs similaires étrangers[24]. » Il ne tient pas, il est vrai, pour certain, que « la masse du revenu d’un pays en soit augmentée, » et cependant il fournit lui-même la preuve du fait dans un autre endroit de son livre, lorsqu’il montre que quelque développement que prenne le marché domestique pour le fermier, — l’épargne du coût de transport doit lui être favorable, — en donnant de la valeur à son travail et à sa terre. En outre de l’avantage ultérieur du bon marché pour les utilités qui jusqu’alors étaient importées, son profit est doublé, si même il n’est doublé ou quadruplé.

Bien plus complètement que le Dr Smith, M. J.-B. Say a apprécié la nécessité d’action de la part du pouvoir coordonnant. Il tient que les circonstances modifient beaucoup la thèse, généralement vraie, que chaque individu est capable de juger par lui-même de l’emploi le plus avantageux à faire de son capital et de sa personne. Smith écrivait, comme M. Say s’en rendait bien compte, dans un pays dont le gouvernement s’était montré peu disposé à négliger les intérêts, — un pays qui, par conséquent était dans ses arrangements sociétaires, bien en avance sur plusieurs autres. Admettant la vérité générale des propositions de Smith, il était naturellement conduit à se demander si dans ces derniers, il n’existait pas de préjugés peu surmontables sans l’aide du gouvernement. » « Combien, dit-il, n’y a-t-il pas de villes et de provinces où l’on suit entièrement les mêmes usages pour les placements d’argent ! Ici l’on ne sait placer qu’en rentes hypothécaires sur des terres ; là, qu’en maisons, plus loin que dans les charges et les emplois publics. Toute application neuve de la puissance d’un capital est, dans ces lieux-là, un objet de méfiance ou de dédain, et la protection accordée à un emploi de travail et d’argent vraiment profitable peut devenir un bienfait pour le pays. Enfin telle industrie peut devenir de la perte à un entrepreneur qui la mettrait en train sans secours, et qui pourtant est destinée à procurer de très-gros bénéfices quand les ouvriers y sont façonnés et que les premiers obstacles auront été surmontés[25]. »

Suivant les traces de son éminent prédécesseur, M. Blanqui dit : « que l’expérience nous a déjà montré qu’une nation ne doit jamais abandonner aux chances du commerce étranger le destin de ses manufactures[26]. »

Arrivant à un des plus éminents économistes contemporains, nous le trouvons rejetant parfaitement l’idée de non-intervention du pouvoir coordonnateur — et enseignant que, bien qu’il est vrai en circonstances ordinaires que la liberté de commerce fournisse les moyens les plus certains d’augmenter le pouvoir de production, telles circonstances peuvent se présenter qui rendent nécessaire de s’écarter du principe[27]. Ailleurs il dit : « Nul n’ignore qu’il est des circonstances où le sacrifice d’aujourd’hui peut être suivi plus tard d’un bénéfice qui le compense et le dépasse. Une administration à la fois prudente et éclairée commande dans certains cas des avances aléatoires, des avances qui peut-être ne rentreront point en entier. Il n’est pas de père de famille qui, ayant de fortes raisons de croire qu’il existe dans son domaine un grand dépôt de richesses minérales, ne se crût obligé, s’il en avait le moyen, de faire des essais pour vérifier le fait et ouvrir à ses enfants cette nouvelle source de prospérité. La même chose peut être vraie d’une nation[28]. » Dans une autre occasion nous le voyons déclarer qu’il tient pour incontestable qu’il y a des exceptions au principe du libre-échange, — idée dans laquelle il aurait été plus pleinement confirmé, s’il eût réfléchi que dans toute communauté existe à l’état latent toute l’aptitude qui se voit chez les autres plus avancées ; que son développement dépend entièrement de pouvoir de combinaison ; et que là où ce pouvoir manque, le vaste trésor des facultés humaines reste aussi inutile et aussi improductif que le serait la richesse minérale dont il parle.

M. Moreau de Jonnès raconte « comment l’Italie profita de sa liberté pour créer dans ses villes libres les premières manufactures qui aient existé dans la chrétienté, — s’assurant par là un monopole de la production des soies, des laines et des armes. Et comment la guerre, ayant conduit les armées de France dans cette belle contrée, les Français furent initiés au secret de sa prospérité. Ils s’appliquèrent à transporter chez eux la culture du mûrier, l’élève du ver à soie et les fabriques de soieries. Cependant, tout progrès dans cette voie fut suspendu sous les derniers règnes des derniers Valois, et la France s’approvisionna de son luxe exclusivement chez les fabricants italiens et flamands. L’industrie française dut attendre l’apparition de Sully et de Henri IV pour obtenir la protection royale et l’assistance dont elle avait tant besoin. »

Selon l’opinion de M. J.-S. Mill, a souvent la supériorité d’un pays sur l’autre, dans une branche d’industrie, tient tout simplement à ce que le premier a commencé plus tôt. Il se peut qu’il n’y ait aucun avantage naturel d’un côté, aucun désavantage de l’autre, mais seulement une supériorité actuelle d’habileté et d’expérience. Un pays qui a cette habileté, mais qui manque d’expérience, peut, sous d’autres rapports, être mieux placé pour la production que le pays qui a commencé le premier. On a remarqué aussi que, dans toute branche de production, rien n’encourage mieux le progrès qu’un changement dans les conditions où elle se développe. Mais on ne peut pas s’attendre à ce que des particuliers introduisent à leurs risques, ou plutôt avec la certitude de perdre, une nouvelle industrie dans un pays, et supportent les charges auxquelles il faut se soumettre pour la soutenir, jusqu’à ce que les producteurs se soient élevés au niveau de ceux qui fabriquent par tradition. Un droit protecteur, maintenu pendant une période de temps raisonnable, est souvent l’impôt le plus convenable qu’une nation puisse établir sur elle-même pour soutenir une expérience de ce genre[29]. »

Ailleurs il dit : que les pays qui ont à la fois « la vie à bon marché et une grande prospérité industrielle sont en petit nombre[30]. » Il aurait pu aller plus loin et affirmer que l’existence de l’une de ces deux choses est incompatible avec l’autre. L’aliment est à bon marché là où, faute d’une classe industrielle, le débouché est plus loin ; les utilités achevées y sont chères. — La combinaison de ces deux phénomènes est le signe d’un faible degré de civilisation; ou les trouve réunis dans tous les pays qui suivent les errements de l’école Ricardo-Malthusienne.

Quoique généralement favorables au système qui a reçu le nom de libre-échange, aucun de ces écrivains, nous venons de le voir, n’a manqué de sentir la nécessité de l’exercice de ce même pouvoir coordonnateur et régulateur dont nous trouvons le constant exercice dans l’homme physique, qui fournit en lui-même le type des diverses sociétés existantes dans le monde.

§ 5. — M. Chevalier. Il approuve le système protecteur. Les gouvernements étant dans certaines limites la personnification des nations, ils ne font qu’accomplir un devoir positif lorsqu’ils favorisent l’entrée en possession de toutes les branches d’industrie dont l’acquisition est autorisée par la nature des choses. Il prétend que l’agriculture française a cessé d’être protégée. L’assertion manque d’exactitude. Justesse de ses vues au sujet de la faible production de l’agriculture américaine. Lourde taxation sur les fermiers américains ; celle sur les fermiers de France est légère en comparaison. Ces derniers jouissent d’un commerce libre en comparaison avec les restrictions qui gênent les autres. Causes de ces différences.

« On allègue, dit M. Chevalier, en faveur du système protecteur que, pour tout grand corps de nation, une fois l’âge de la maturité arrivé, c’est une nécessité, dans l’intérêt de sa civilisation même, d’acclimater chez soi chacune des principales branches de l’industrie ; qu’il ne suffit pas d’être agriculteur, qu’il faut être commerçant et manufacturier. Il faut avoir non-seulement quelques manufactures spéciales, mais chacune des grandes catégories manufacturières : la fabrication des tissus de laine, celle des tissus de lin, celle des tissus de coton, des tissus de soie. Il faut s’approprier l’industrie métallurgique, l’industrie mécanique. Il faut être navigateur. Jusque-là le programme est judicieux. Oui, tout peuple dénombrant une grande population, occupant un vaste territoire, est bien inspiré deviser à la multiplicité dans la production de la richesse. Oui, lorsqu’il touche à la période de la maturité, il fait bien de s’y préparer ; il commettrait une faute s’il y manquait. Cette division du travail, ou pour employer, selon la remarque de List et de J.-S. Mill, une expression plus appropriée, cette combinaison complexe d’efforts très-divers est avantageuse à la prospérité nationale, est une des conditions du progrès national en tous sens. Elle est, en effet, beaucoup mieux que ne pourrait l’être une production peu variée, en rapport avec la diversité des aptitudes individuelles et avec la diversité des circonstances et des facilités que présente un territoire étendu. Elle est favorable à l’avancement des connaissances, car presque tous les hommes n’étudient bien volontiers que cette partie des sciences dont ils peuvent retirer une utilité directe[31]. »

Après avoir montré les avantages qui ont résulté de l’association des hommes dans les villes et les cités, et de ce développement d’industrie manufacturière, qu’il regarde lui-même comme synonyme de la diversité dans les demandes du travail, M. Chevalier continue ainsi : « Cette multiplicité a pourtant des bornes que la nature elle-même assigne. Il serait absurde à l’Angleterre ou à l’Allemagne du nord de viser à produire le vin qu’elles boivent ; à nous, comme à elles, de vouloir récolter le coton que nous filons, tissons et imprimons ; à l’Italie de prétendre à tirer d’elle-même la glace dont elle se rafraîchit pendant les ardeurs de l’été. Il le serait à l’Europe occidentale de s’imposer de retirer l’or et l’argent qu’il faut à son orfèvrerie et à ses hôtels des monnaies de ses propres mines, qui sont relativement pauvres en métaux précieux ; à la France encore de se condamner à ne travailler d’autre cuivre ou d’autre étain, ou d’autre zinc que celui qu’auraient donné ses propres filons. Si un caprice de la nature avait privé quelque contrée aussi étendue que l’est notre patrie, par exemple, de mines abondantes de fer et de charbon, ce serait une folie, pour la nation qui occuperait cette contrée, de s’acharner à alimenter son industrie avec les quelques filets de houille ou les maigres gisements de fer qui lui auraient été répartis[32]. »

Dans les limites ainsi assignées par la nature, cependant, M. Chevalier tient que chaque nation se doit à elle-même de chercher à établir la diversité de travaux de sa population, comme l’Allemagne et l’Angleterre ont déjà fait pour les cotons et pour les laines, et comme la France elle-même l’a fait pour les branches si nombreuses et si diverses d’industrie manufacturière. « Dans ces limites, il tient que ce n’est point de la part du gouvernement un excès de pouvoir ; c’est au contraire l’accomplissement d’un devoir strict d’agir, à chaque époque, dans la sphère de ses attributions légitimes, afin de favoriser la prise de possession par la nation de toutes les branches de l’industrie dont l’accès est autorisé par la nature des choses. Les gouvernements, en effet, sont la personnification de la nation, et il leur appartient d’exercer leur activité dans la direction que signale la solidarité nationale bien entendue. Ainsi, je me garderai bien de blâmer le désir qu’eurent Colbert en France, Cromwell en Angleterre, de susciter, chacun dans sa patrie, une puissante marine commerciale. Je tiens pour excellente la pensée que, plus récemment, ont eue des hommes d’État éminents chez tous les grands peuples de l’Europe, de faire naître autour d’eux les diverses industries manufacturières, ce qui ne veut pas dire qu’il convienne de louer sans distinction les mesures qu’ils prirent pour atteindre leur objet[33]. »

Rien de plus judicieux que cet aperçu sur les devoirs du gouvernement, et pourtant l’auteur se montre hostile au maintien de la protection en France[34], en déclarant, comme il l’a fait depuis, « qu’en ce qui concerne les principales denrées alimentaires, telles que le blé, les boissons et le bétail, ainsi que quelques matières premières, telles que la laine, l’agriculture, qui est incomparablement la première des industries françaises, par le nombre des personnes qui s’y consacrent et qui en vivent, et par la masse des intérêts qui s’y rattachent, a cessé de jouir des avantages de ce qu’on appelle le régime protecteur, tandis qu’elle en supporte les charges toutes les fois qu’elle a besoin d’acquérir des instruments et des machines, ainsi que divers articles d’un grand usage. »

En est-il ainsi ? l’agriculture française a-t-elle cessé d’être protégée ? Dans ce cas, il faudrait abandonner la protection. Pour répondre à cette question, commençons par chercher pourquoi il y a besoin de protection ? Parce que, selon M. Chevalier lui-même, elle favorise la conversion des denrées premières en produits achevés. Comment cependant cela profite-t-il au fermier ? N’est-ce pas en rapprochant le consommateur du producteur ? n’est-ce pas en diminuant la dépense d’envoi des denrées au marché, en allégeant la taxe du transport ? Certainement oui ; car, du voisinage des fabricants de drap, il résulte, sur le lieu même, une forte demande d’aliment et de laine, ce qui diminue la quantité à envoyer au marché lointain, tout en augmentant beaucoup la facilité de l’y envoyer. Le fermier ne profite-t-il pas doublement, — réalisant ainsi tous les avantages indiqués par Adam Smith, lorsqu’il décrit la facilité avec laquelle des tonneaux d’aliment et de laine, condensés sous forme de drap, peuvent être expédiés aux lieux de la terre les plus lointains ? Certainement oui. — Les fermiers de France réalisent les avantages de la protection, on le voit par le fait que, sur une valeur de 1.800 millions de francs de produits français expédiés par an pour de lointains pays, les deux tiers au moins sont produits de ferme, qui n’atteindraient jamais ces pays, s’ils n’avaient soumis cette condensation d’ensemble, que recommande sagement l’auteur de la Richesse des Nations. Cela étant, c’est une grande erreur de dire que l’agriculture française a cessé d’être protégée. Toute la protection qu’il faut partout à l’agriculture, c’est qu’on mette le débouché à sa porte, c’est qu’on la mette en mesure d’entretenir les pouvoirs de la terre et de s’affranchir de l’énorme taxe de transport, — en comparaison de laquelle toutes les autres taxes ne sont rien.

Dans l’intention d’édifier ses amis du monde agricole sur le peu de sujet qu’ils ont de craindre la concurrence des subsistances venant de l’étranger sur leur propre marché, M. Chevalier leur présente un tableau très-étudié du système épuisant que l’on fait aujourd’hui dans ces États-Unis, — qui ont adopté pour règle de tirer journellement sur la grande banque ouverte par la nature pour le service de l’homme, — et de ne lui rien payer en retour. « Le résultat comme il montre, est de limiter singulièrement les excédants disponibles pour la population non agricole du pays, même à plus forte raison pour l’étranger [35]. »

Nous avons ici deux grands faits établis:d’abord, que là où manque le débouché domestique, il doit y avoir peu à vendre; et par suite que ce peu doit être vendu bon marché, à cause du coût énorme du transport[36]. Le fermier français est exempt de ces deux maux, — il est en mesure d’amender sa terre, et affranchi de la nécessité de payer pour le transport de ses produits au loin. Comment ? Par cette protection dont M. Chevalier se plaint si fort, — cette protection qui, après avoir fait surgir les manufactures, permet aux fermiers de France de livrer pour l’exportation une valeur de 2 milliards de leurs produits, au lieu de 500 millions, le chiffre d’il y a trente ans.

Les sociétés civilisées suivent le conseil d’Adam Smith ; elles exportent leur laine et leur blé sous forme de drap qui coûte peu à transporter. C’est ainsi que la France, en 1856, a exporté en soiries, draps, effets d’habillement, papiers et articles de fantaisie pour la valeur de 300 millions de dollars, et n’atteignait pas le poids total de 50.000 tonneaux, — c’est le chargement de cinquante bâtiments de très-moyenne grandeur.

Les nations demi-barbares au contraire exportent leurs produits à l’état le plus brut, à un coût énorme. L’Inde envoie les constituants de l’étoffe, le coton, le riz et l’indigo, pour les échanger sur des marchés lointains contre l’étoffe elle-même. Le Brésil envoie le sucre brut au delà des mers, pour l’échanger contre celui qui a été raffiné. L’Amérique envoie du blé, du maïs, du porc, de la farine, du coton et du riz, du poisson, des bois, des matériaux pour la marine, pour les échanger contre des couteaux et des fourchettes, des soiries, des cotonnades et de la porcelaine. La valeur totale de toutes ces denrées exportées en 1856, — bien que les prix fussent élevés pour le moment, — ne dépassait pas 230 millions de dollars, — et il a fallu pour les transporter un nombre de bâtiments jaugeant ensemble 6.872.253 tonneaux[37].

Dans le mouvement de toute cette propriété, il y a une dépense considérable pour transport. Qui la paye ? Demandez au fermier de l’Iowa, il vous répondra qu’il vend quinze cents, — et payable en papier de l’espèce la moins rassurante, un boisseau de blé qui, rendu à Manchester, vaut un dollar, — ce qui, pour l’entretien des chemins de fer et canaux, des navires et marins, des courtiers et trafiquants, ne donne pas moins de quatre-vingt-cinq pour cent de la valeur intrinsèque du produit. Poussez plus loin vos questions, il vous répondra que tandis que son boisseau de blé représente à Manchester dix-huit ou vingt yards de cotonnade, il est obligé de se contenter d’un peu moins d’un seul yard, — 85 % du pouvoir-étoffe qu’avait son blé, ont été pris en route, comme sa contribution à la taxe supposée sur le pays, pouf l’entretien du mécanisme de ce libre-échange si admiré par les économistes.

Le pays qui exporte l’utilité du plus petit volume est le plus affranchi de la taxe épuisante de transport. Au Havre, — où il y a peu de chargements pour l’exportation et beaucoup de navires, — le fret pour l’exporter doit être généralement très-bas.

Le pays qui exporte les utilités les plus encombrantes, doit payer presque tout le coût de transport. S’il faut une vingtaine de navires pour transporter la quantité de bois, de blé, de matériaux pour la marine, de tabac, de coton, qui doit acheter un seul chargement d’étoffes, le fret d’exportation doit toujours être, ou à peu de chose près, ce qu’il faudrait payer pour le double voyage, — et chaque planteur sait, à ses dépens, combien le prix de son coton dépend du taux du fret.

S’il eût étudié ces faits avec soin, M. Chevalier en aurait probablement conclu que le système français tend à augmenter la quantité d’utilités produites et à élever leur prix, — que le système américain, au contraire, tend à diminuer la quantité et à avilir le prix. Après quoi, il lui serait difficile d’hésiter à admettre les grands avantages résultant, pour le fermier français, d’un système qui vise à créer un marché sur le lieu même, ou tout proche pour toute sa production.

M. Chevalier est zélé pour la liberté du commerce. Qui la possède ? — le fermier français, ou bien le fermier américain et le planteur ? L’un envoie ses subsistances transformées en soieries ou cotonnades à chaque partie du monde civilisé, — et cela directement, sans l’intervention de personne. L’autre, — n’ayant à vendre que des produits bruts, — doit aller à ces pays, et à ces pays uniquement, qui ont un outillage pour la transformation, il est autant esclave que l’autre est libre. Pourquoi cette différence ? Parce que la France est une disciple de Colbert, tandis que l’Amérique a suivi le conseil d’hommes qui enseignent qu’il faut favoriser le commerce par le bas prix du travail et des denrées premières de la terre, — ce qui aboutit au résultat d’une doctrine d’excès de population, en vertu de laquelle l’esclavage est le lot final assigné par le Créateur aux travailleurs dans ce monde. D’un côté, les prix des denrées premières et ceux des utilités achevées se rapprochent par degrés, — l’agriculture s’élève à l’état de science, — la valeur de la terre augmente et le sol se divise. De l’autre côté, il y a écart de plus en plus prononcé entre les prix, — l’agriculture reste à son état le plus grossier, et la terre abandonnée par les petits propriétaires, se consolide d’année en année. Dans l’un, chaque jour apporte la preuve que protection à la population est en fait protection au gouvernement lui-même ; dans l’autre on acquiert la preuve qu’un gouvernement qui refuse d’accomplir le devoir de protection doit, chaque jour, s’affaiblir et être moins respecté.

§ 6. — Le monde gouverné par des mots, — des phrases vides de sens deviennent les objets d’un culte de mois. Tyrannie des gouvernements dont la théorie est celle du laisser faire. Ces gouvernements oppresseurs, en raison qu’ils manquent à exercer le& pouvoirs de coordination. Erreurs des économistes modernes. Un communisme colossal, conséquence du système anglais. Importation réelle de la doctrine du laisser faire. La nécessité pour l’exercice du pouvoir coordinateur croit en raison de l’augmentation de population et de richesse. Plus se perfectionne le pouvoir d’association dans l’État, plus augmente la faculté pour son peuple de contribuer au commerce du monde.

Il y a quinze siècles, des millions de chrétiens se ralliaient autour d’une bannière sur laquelle était inscrit le mot homoosien, tandis que d’autres millions en suivaient une autre portant le mot homoiousien. — La différence entre les idées exprimées par les deux mots était peu comprise des masses qui s’égorgeaient par centaines de mille, afin de décider lequel des deux représentait la foi du monde chrétien. Mille ans après, des cent milliers d’honnêtes Hollandais, rassemblés sous des bannières portant les mots hoecks et kabbeljaws, se massacraient, à la moindre occasion, dans la pensée de décider si c’était le poisson qui prend l’hameçon, ou bien l’hameçon qui prend le poisson. Dans les temps modernes, les patriotes s’efforcent de renverser tout gouvernement civil ; les chrétiens, pour répandre la vraie foi, emploient l’opium, les spiritueux et la poudre à canon ; les réformateurs et les libéraux prêchent la centralisation[38], les démocrates cependant progressent journellement dans la croyance que l’esclavage est d’institution divine, et qu’il y a nécessité de reprendre la traite d’esclaves[39].

Le monde se gouverne avec des mots ; — des phrases vides de sens deviennent des idoles, — les objets d’un culte de mots, — au grand profit de la nombreuse classe qui se place entre les producteurs et les consommateurs du monde entier, vivant aux dépens de ces deux classes[40]. De ces phrases, quelques-unes ont rapport aux affaires d’autre monde, tandis que les autres se rapportât au mouvement sociétaire du monde actuel. — Parmi ces dernières prédominent celles de laisser faire, laisser passer, — le monde est beaucoup trop gouverné, — le pays le mieux gouverné est celui qui l’est le moins, etc., etc.

Pour mettre le lecteur à même de se prononcer sur la valeur réelle de ces phrases, nous recourons encore au diagramme :

A gauche, point de coordination ; — la loi de la force est la seule reconnue. C’est cependant là que nous trouvons le plus de gouvernement, — le travailleur est esclave, le trafiquant est despote. A droite, le pouvoir de coordination fonctionne sans relâche, c’est pourtant là qu’on sent le moins un gouvernement, — le travailleur y est libre, et ses droits sont respectés par celui qui remploie. On en pourrait, ce semble, conclure la loi : que le pays le mieux gouverné est celui où le pouvoir coordonnateur est le plus alerte à écarter les divers obstacles qui pourraient entraver la circulation sociétaire, — le premier et le plus grand de tous étant la nécessité d’opérer les déplacements, avec sa taxe oppressive du transport.

En première ligne parmi les opérations sociétaires auxquelles on a proposé d’appliquer la doctrine du laisser-faire, viennent celles qui ont pour objet l’assistance publique envers les individus qui ne peuvent rien pour eux-mêmes. — M. Malthus affirme à ses concitoyens que toutes lois rendues dans ce but tendent à déprimer la condition générale des pauvres, en augmentant la population sans augmenter les subsistances sur lesquelles elle doit vivre. En conséquence, il pousse à une abolition graduée mais radicale du système, — tout en négligeant cependant de suggérer aucun mode qui se prête à l’accomplissement par tous de ce qui était le devoir de tous ; et nous laissant ainsi à trouver dans la mendicité les seuls moyens de pourvoir aux besoins du boiteux et de l’aveugle, de l’estropié et du malade. M. Ricardo, suivant sa trace, enseigne que de telles lois sont nuisibles, qu’elle favorisent le mariage précoce et imprévoyant, qu’elles a tendent à changer la richesse et la puissance en misère et en faiblesse, en faisant renoncer l’homme à tout travail qui n’aurait pas pour unique but celui de se procurer des subsistances. D n’y aurait plus de distinction relevant des facultés intellectuelles ; l’esprit ne serait occupé que du soin de satisfaire les besoins du corps jusqu’à ce qu’à la fin toutes les classes fussent en proie à une indigence universelle. »

Les successeurs de ces messieurs ont assuré qu’une loi des pauvres « a une irrésistible tendance à vicier la pure essence et la beauté de cette humanité chrétienne dont elle usurpe la fonction, en dégradant la charité et la faisant passer du don volontaire à l’obligation légale[41]<nowiki> ; » — que a c’est une amende frappée sur le riche et l’indépendant au profit du pauvre, — une décimation communiste des épargnes de l’industrieux au profit du fainéant ; — que le travail est une utilité aussi bien que le blé, le calicot, le drap fin ; » — que cette notion du travailleur « que du moment qu’il a bon vouloir de travailler, il a droit à être nourri » est aussi évidemment une absurdité, que la prétention qu’élèverait le fabricant d’avoir droit à des acheteurs pour son drap ; — qu’une loi des pauvres est une abrogation virtuelle de la loi naturelle ; — qu’elle se placerait entre la cause et ses conséquences ; — que les fautes du père retombent sur les enfants ; — que ceux qui mettent des pauvres au monde se sont fait à eux-mêmes leur lit dur, — ayant péché contre les lois les plus manifestes de la nature, — et que le correctif est « le dénuement et la dégradation ; » que certainement il opérera à la fin, pourvu que nous ne nous avisions pas de contrarier son action par des mesures dictées par une humanité plausible et excusable, mais qui a la vue courte ; « ce serait nous placer entre l’erreur et les conséquences, et perpétuer la faute[42]. »

Comme une conséquence de tous ces enseignements, le mariage, nous l’avons vu, a été déclaré « un luxe » que le pauvre n’a pas le droit de se permettre. — Pauvreté et dénuement out été traités de crimes. — On a séparé des maris de leurs femmes, des enfants de leurs parents, dans le but de transformer l’assistance en châtiment. Ces mesures ont eu pour résultat qu’après treize ans d’épreuves du nouveau système, l’Angleterre compte un pauvre sur neuf habitants ; et que le système d’une législation pour les pauvres s’est étendu à l’Écosse et à l’Irlande, qui jusqu’alors n’avaient rien eu de semblable[43]. La triste expérience a ainsi conduit, nous le voyons, À une série de mesures directement contraires à celles que recommandaient les économistes. — le bon sens commun a enseigné aux hommes chargés de coordonner le pouvoir sociétaire, que l’abdication de leur part serait suivie inévitablement de la nécessité de tolérer la mendicité, et qu’il en coûterait encore plus, même qu’à présent ; « que les membres généreux et sensibles de la société payeraient la plus forte part des exigences devenues plus considérables, tandis que les gens durs et les ladres échapperaient à la taxation. Aussi longtemps qu’il continuera d’y avoir des aveugles et des sourds, des infirmes et des gens sans travail, il faudra que la société prenne soin d’eux ; et l’unique question sera si ce qui est le fardeau de tous doit être porté par tous ou jeté sur les épaules de quelques-uns. En abolissant les lois des pauvres, on peut augmenter le paupérisme ; mais on ne peut le diminuer. La dernière chose ne peut se faire qu’en abandonnant un système qui vise à avilir le prix du travail, — un système dont les possesseurs enseignent « que pour mettre le capital à même d’obtenir une belle rémunération, il faut abaisser les salaires ; » — un système au moyen duquel on fait du travailleur un simple outil à l’usage du trafiquant ; — un système enfin qui tend à anéantir le sentiment moral à la fois chez ceux qui emploient et chez ceux qui sont employés.

L’homme devient son propre soutien en raison qu’augmente sa faculté de choisir dans une variété d’employeurs et d’emplois. Dans l’empire de la Grande-Bretagne, ce pouvoir diminue, — à l’intérieur la terre se consolide, tandis qu’au dehors les colons sont réduits au seul travail de gratter le sol et de l’exporter vers des marchés lointains. À l’intérieur, le travail est peu demandé, si ce n’est pour le transport, le négoce et les manufactures. À l’extérieur, il n’y a demande que pour le négoce et pour ce qu’on veut bien honorer du nom d’agriculture. Dans l’un ni l’autre il n’y a aucune liberté.

De plus M. Mac Culloch dit de Smith, que « bien qu’il ait montré, contrairement à l’opinion généralement admise, qu’il était d’une saine politique de laisser les individus s’occuper de leurs intérêts de la manière qu’ils le comprennent eux-mêmes, » il a erré en n’énonçant pas : « qu’en s’appliquant aux industries qui sont les plus avantageuses à eux-mêmes, les particuliers s’appliquent nécessairement à celles qui sont en même temps les plus avantageuses pour le public, — son penchant pour le système Quesnay l’a fait s’écarter des principes plus sains de son propre système, au point d’admettre que la préférence manifestée par les individus pour telle ou telle occupation, n’est pas toujours une preuve véritable de l’avantage qu’en doit retirer le public. » Il considère en conséquence la préférence du docteur Smith pour l’agriculture et le commerce intérieur, comme complètement erronée[44].

Il est des hommes qui préfèrent les courses de chevaux, les paris, la spéculation à une honnête industrie. D’autres cherchent à étendre la vente des spiritueux, ou à ruiner la morale des sociétés à l’aide de l’opium. Une troisième classe tire profit de la vente de drogues nuisibles ; — une quatrième se consacre à développer la prostitution, — manifestant leur préférence pour ces genres d’industries. Verra-t-on dans cette préférence une preuve que ces industries sont les plus avantageuses pour le public ? Il est difficile de le penser. Pourquoi se fait-il cependant qu’une partie si considérable, et qui augmente si vite, de la population anglaise, soit poussée à entrer dans de telles industries qui ne tendent nullement à augmenter la quantité des choses produites ou transformées ? Pourquoi se fait-il que cette classe d’intermédiaires augmente au point de ne plus laisser qu’une très-petite part dans une petite production à partager entre les primitifs producteurs et les consommateurs définitifs[45] ? Ce n’est point par suite « d’une préférence, » que les femmes et les enfants viennent chercher emploi dans les « boutiques d’épuisement, » — travaillant de seize à vingt heures par jour et sous une température étouffante — « que leur vie se dépense comme celle du bétail d’une ferme[46] ? » N’est-ce pas au contraire parce que le système repose, aujourd’hui comme à l’époque d’Adam Smith, sur l’idée de favoriser la concurrence comme pour la vente du travail et de tenir ainsi les travailleurs « dans une dépendance suffisante du capital et du talent[47] ? » Une telle concurrence ne fait-elle pas du travailleur, qui doit travailler ou mourir de faim, un véritable esclave pour les employeurs qui peuvent, à leur gré, acheter ou ne pas acheter la seule utilité qu’il ait à vendre ? Il n’y a pas là de doute possible, et dans de telles circonstances parler de préférence pour telle ou telle occupation, c’est mésuser du mot à peu près autant que si l’on parlait de la préférence de l’esclave noir pour tel genre de châtiment sur tel autre.

Comment un tel état de choses a-t-il pu se produire ? Par la longue continuité d’une politique qui a donné au manufacturier aurais la victoire a sur le travail à bon marché, les matières premières sous la main, et l’art traditionnel de l’Hindou, » — et l’a mis à même de supplanter les fabriques domestiques d’Asie, « de Smyrne à Canton, et de Madras à Samarcande, » et de forcer ainsi le pauvre indigène à la misérable tâche de gratter et de vendre un sol dont la puissance diminue chaque jour[48]. A-t-il quelque préférence pour un tel emploi ? Cet emploi qu’il fait de sa personne est-ce une preuve qu’il le préfère et que c’est la manière la plus avantageuse dont il pourrait l’employer ? N’est-il pas certain, au contraire, qu’il en préférerait un autre, et que le pauvre enfant dont la concurrence l’a chassé de chez lui, manifesterait une préférence analogue, s’il l’osait. Pourquoi cela n’a-t-il pas lieu ? Parce que, sous le système du laisser faire, les deux concurrents sont contraints à essayer de se dépasser l’un l’autre dans le travail, — ce qui perpétue l’esclavage là où il existe, et le répand sur les pays où il avait été inconnu jusqu’alors, précisément comme il est advenu avec les lois qui pourvoient à l’assistance du pauvre. Adam Smith ne croyait pas que les gouvernements dussent abdiquer leur pouvoir de coordonner les mouvements des membres particuliers de la société, de façon à augmenter chez tous la faculté de production. Ses successeurs le croient, — devant le résultat manifesté par le fait, que « les marchés devenus un champ de bataille jonché de cadavres d’esclaves et de pauvres, alors que les gouvernements dont la théorie est celle du laisser faire, sont forcés de passer des bills pour limiter les heures de travail et pour exercer une surveillance constante sur les lieux où les travailleurs sont employés. Regardez n’importe où, vous trouverez que le gouvernement devient oppresseur en proportion de ce qu’il a abandonné de son propre département, celui de coordonner les mouvements sociétaires, de manière à diminuer le frottement et à augmenter les pouvoirs du corps entier.

Plus loin, M. Mac Culloch émet l’opinion « que si la Grande-Bretagne, à l’aide du perfectionnement de ses machines, arrivait à pouvoir fabriquer une quantité de tissus de coton suffisante pour fournir chaque pays, et même pour abaisser le prix de tissus au-dessous des frais de production, acquérant ainsi la faculté d’appliquer au monde entier le système qui a bien réussi dans l’Inde, cela ne pourrait avoir longtemps une conséquence fâcheuse, au contraire. » Il est aussi, nous l’avons déjà vu, décidément favorable aux taxes sur la propriété circulante et décidément opposé aux taxes sur la propriété fixée[49]. Ceci posé, nous pouvons chercher comment l’hypothèse opérerait. Tout le coton de la terre venant dans la Grande-Bretagne, toute l’étoffe de coton pour toute la terre en devrait sortir, tout cela payant à chaque mouvement une taxe sous une forme ou sous une autre, et par là, augmentant les revenus de tous les individus engagés dans le prélèvement des taxes du trafic, du transport et de la conversion, — et permettant au gouvernement anglais et à son peuple de dicter, même plus qu’aujourd’hui, les prix auxquels ils consentiraient à recevoir les denrées premières du producteur de coton, et vendre les utilités achevées au consommateur. Ces deux derniers seraient de plus en plus séparés, et chaque pas dans cette voie ne peut que conduire au déclin de civilisation et rapprocher de l’anarchie ; c’est là le point où tend la doctrine du laisser faire, et où doivent inévitablement arriver tous les peuples qui se laissent aller à la prendre pour guide.

M. Bastiat prétend que les tarifs protecteurs ne sont qu’une autre forme de communisme, — le gouvernement profitant de l’aide des douanes pour des fins de « nivellement et de spoliation[50]. » Ce n’est là qu’une de ces phrases dont nous parlions tout à l’heure, il suffit du plus léger examen pour reconnaître qu’elle est vide de sens. — Pourquoi la protection est-elle nécessaire ? Afin de permettre aux individus de tout âge et des deux sexes de combiner leurs efforts pour que le travail produise davantage. Contre quoi est-elle nécessaire ! Contre un système, qui, dit Adam Smith, cherche à étendre le marché pour les manufactures, « non par des améliorations chez lui, mais par la ruine des industries de tous ses voisins, et en mettant fin autant que possible à la fâcheuse concurrence de rivaux si odieux et si désagréables[51]. »

On nous parle cependant de l’introduction d’un nouveau système plus libéral, — un système plus en harmonie avec les opinions amendées du jour. Est-il vrai ? Pour répondre à cette question, nous pouvons consulter un document officiel récent dont nous avons déjà fait usage, il nous apprend que les capitalistes anglais se condamnent volontairement à « des pertes énormes, » dans le but de « détruire la concurrence étrangère, » et d’aborder et de conainsi les marchés étrangers, — « les grands capitaux étant les grandes machines de guerre » pour avilir les prix des denrées premières, tandis que ceux des objets manufacturés se maintiennent élevés[52]. Qu’est-ce que cela ? sinon un colossal communisme, qui met les fortunes et le bonheur de toutes les populations de la terre à la merci d’une nation éloignée, dont le système se base sur l’avilissement des prix de tout ce qui est matière première pour les manufactures, y compris le travail. Si M. Bastiat eut apporté plus d’attention à étudier le sujet, il ne lui serait pas échappé, nous le pensons, que la question à résoudre par les mesures de protection est celle-ci : un peuple doit-il entretenir les gouvernements étrangers ou le sien propre ? La France et toutes les nations qui marchent sur sa trace entretiennent le leur propre. — L’Irlande, l’Inde, la Jamaïque, la Turquie, le Portugal et les États-Unis supportent ceux de pays étrangers, tout en étant privés eux-mêmes de revenu.

La protection ayant pour but, et pour but unique de produire la diversité dans les modes d’emploi, les droits protecteurs sont temporaires de leur nature, — leur nécessité tend à diminuer par degrés et à laisser le commerce libre. Les droits qui assurent le revenu, et qui n’ont d’autre but que l’entretien du gouvernement, ont un caractère de permanence qui n’existe pas dans les autres. Néanmoins M. Bastiat voit peu d’objection à ces dernières interférences dans le commerce, tandis qu’il proteste contre les premières. Ici encore on retrouve le défaut de logique de l’école moderne[53] ?

L’introduction de la maxime du laisser faire a eu récemment son historien, un Anglais, qui s’est si bien acquitté de la tâche, que nous croyons devoir le citer textuellement. « Le laisser faire n’est autre chose que ceci : — Le gouvernement met de côté tout reste de caractère moral, toute prétention à ces sentiments de respect que l’homme, dans tous les siècles, s’est senti porté par sa nature à éprouver pour l’autorité légale ; il n’entendrait exercer d’autre fonction que celle de protéger les vies et les propriétés des individus. — Le laisser faire signifie que du moment qu’il est pourvu à ce que le fort n’enchaîne pas le faible, et que le pauvre ne pille pas le riche, on doit, sous tous les autres rapports, laisser tout individu, homme, femme, enfant, ne compter que sur lui-même. Si l’enfance est abandonnée, laissez-la périr ; si la vieillesse est négligée, laissez-la périr ; si les hommes forts habituellement se flétrissent et meurent dans l’atmosphère impure des villes, qu’une force collective et autorisée peut seule purifier, laissez-les aussi périr. Si l’adolescence qui, dans quelques années, sera la population du pays, grandit dans la torpeur d’intellect et de conscience faute de culture, couvant des passions qu’excite la vue de la richesse, avec l’âme et le corps dépravés et débilités par un travail précoce et épuisant auxquels la négligence des parents les a soumis, dans ce cas même le principe sacré ne fléchit point. Il conserve le sang-froid d’un inquisiteur du vieux temps devant le bûcher qui dévore les membres de sa victime. Il pose la main sur le législateur et lui dit : — Laissez ces victimes se plonger tête baissée dans l’abîme qui s’ouvre pour elles, parce que le mal partiel sera le bien universel, et que toutes choses devront avoir une bonne fin. Sans nul doute le dogmatisme du laisser faire, bien qu’il soit un cloaque d’égoïsme, est souvent bien intentionné. À vrai dire, il n’est jamais dangereux que dans ce cas. Son aspect est si hideux, si révoltant que n’étaient les lueurs de bienveillance qui brillent dans ses yeux, le monde l’aurait déjà depuis longtemps chassé comme un monstre. Il est sans nul doute bienveillant à sa manière. Torquemada n’aimait pas le mal pour l’amour du mal. Le pape Grégoire XIII était jaloux de la gloire de Dieu, lorsqu’il ordonnait un Te Deum pour le massacre de la Saint-Barthélémy. Et Cromwell avait en vue quelques nobles fins dont il pensait hâter l’accomplissement, lorsqu’il fit à Drogheda massacrer des femmes sans défense et leurs enfants. Lorsqu’on voit le fanatisme, soit économiste ou religieux, sanctionner des actes de cruauté, il ne faut point juger les fauteurs, personnellement, au même point de vue que les hommes qui violent les lois morales par des instincts de cupidité. Mais toutefois, quoique la bienveillance ou la politique, ou, comme on l’appelle, la science sociale, cherche à envelopper son objet en le mélangeant avec ces affections et sympathies primitives qui sont implantées dans le cœur de l’homme et avec des lois morales qu’elles révèlent, l’étroite et audacieuse présomption doit être flétrie comme une révolte contre le suprême gouvernement de l’univers[54]. »

Partout vous rencontrez la preuve que la nécessité de l’application d’intelligence à coordonner les mouvements des différents membres du corps sociétaire augmente avec l’augmentation de richesse et de population, et que plus l’exercice en est sage, plus la production augmente, — plus l’accumulation marche vite, — plus la distribution devient équitable, — plus augmente la durée de vie, — plus se perfectionne le développement des centres locaux d’action, — plus il y a tendance à la formation d’une saine moralité, au développement de l’homme véritable, maître de la nature et de lui-même[55].

Vous souvient-il, dans les Mille et une Nuits, d’un vaisseau porté par un courant tellement près d’une roche d’aimant que tous les ferrements vont s’y attacher — et qu’il tombe par pièces ? — C’est le sort qui attend toute communauté où le développement industriel n’est point encore accompli et qui pourtant adopte la doctrine du laisser-faire. Les manufactures jouent dans la machine sociale le même rôle exactement que les ferrements du vaisseau. La Turquie et la Jamaïque, l’Irlande et l’Inde ont été forcées de l’adopter, cette doctrine ; qu’a-t-il résulté ? Le pouvoir de coordination a cessé d’exister ; la terre et le travail sont sans la moindre valeur ; la théorie de l’excès de population trouve là les matériaux qu’elle exploite le plus ; la faculté pour ces pays de maintenir commerce avec le monde diminue constamment, — tandis qu’à cette ruine correspond une augmentation dans les partages chez les populations qui suivent la trace de Colbert et de la France[56].

  1. Dunglison, Human Physiology, vol I, p 99.
  2. Moyennant une dépense qu’on peut qualifier insignifiante, le lieutenant Maury, de la marine des États-Unis, autorisé par le gouvernement, a relevé, en dix années, une liasse de documents relatifs aux vents et courants qui représente en valeur annuelle pour le monde entier, une économie de temps, de propriété et de vies humaines montant à des millions de dollars.
  3. Ce qui se paye annuellement aux États-Unis pour le transport du thé suffirait probablement pour assurer le succès de l’introduction de cette culture dans le pays. L’entreprise cependant ruinerait un homme seul ; elle a déjà réduit à la mendicité un homme courageux qui l’avait tentée. La semence du thé doit se tirer de Chine, et le peuple s’oppose à l’exportation de la meilleure comme un acte préjudiciable à ses intérêts. De plus, les armateurs pour le thé, les marchands commissionnaires, les importateurs, etc., regardent l’introduction de la culture du thé ici comme un coup mortel pour la profession qui les enrichit. Aussi la convenance du climat, du sol et de la culture, tout doit être l’objet d’expériences patientes et répétées qui, bien que le succès ne soit pas douteux, le rendraient cependant coûteux à obtenir.
  4. Commentaries, vol. II, p. 469.
  5. Ibid., p. 269.
  6. Ibid., p. 268.
  7. Ibid., p. 270.
  8. Histoire de la Civilisation en Europe, tome I, leçon 2.
  9. Les curiales ainsi enfermés de gré ou de force dans la curie, voici quelles étaient leurs fonctions et leurs charges :
      1o Administrer les affaires du municipe, ses dépenses et ses revenus, soit en allant dans la curie, soit en occupant les magistratures municipales. Dans cette situation, les curiales répondaient non-seulement de leur gestion individuelle, des besoins de la ville auxquels ils étaient tenus de pourvoir eux-mêmes, en cas d’insuffisance des revenus.
      2o Percevoir les impôts publics, aussi sous la responsabilité de leurs biens propres en cas de non recouvrement. Les terres soumises à l’impôt foncier et abandonnées par leurs possesseurs retombaient à la curie, qui était tenue d’en payer l’impôt jusqu’à ce qu’elle eût trouvé quelqu’un qui voulût s’en charger. Si elle ne trouvait personne, l’impôt de la terre abandonnée était réparti entre les autres propriétés. » Histoire de la Civilisation en Europe, tome II, leçon 2
  10. Voy. précéd., vol. I, p. 140, au sujet des cités des Albigeois dans les XIe et XIIe siècles. Les droits et libertés de Londres furent assurées par une provision de la magna charta dans le XIIIe siècle. « M. Renouard, dans son Histoire du droit municipal en France, dit M. Guizot, a donné les traces d’un système municipal, en vigueur, sans interruption, du VIIIe au XIIe siècle.
  11. Commentaries, vol. II, p. 280.
  12. Les admirables effets de combinaison sont très-bien exposés dans les récents rapports des super-intendants des Lodging-houses des nouveaux-nés, qui montrent combien peu il en coûte pour améliorer la condition d’un grand nombre d’individus.
  13. Voici un passage d’un des partisans les plus distingués du système de libre-échange, qui montre combien est faible la tendance à l’harmonie et comme il y a peu d’espoir de la voir advenir sous un système qui traite l’homme comme un simple outil à l’usage du négoce.
      « L’humanité aimerait à les voir, eux et leur famille, vêtus selon le climat et la saison ; elle voudrait que dans leur logement ils pussent trouver l’espace, l’air et la chaleur nécessaire à la santé ; que leur nourriture fût saine, assez abondante et même qu’ils pussent y mettre quelque choix et quelque variété ; mais il est peu de pays où des besoins si modérés ne passent pour excéder les bornes du strict nécessaire, et où, par conséquent, ils puissent être satisfaits avec les salaires accoutumés de la dernière classe des ouvriers. » — J.-B. Say. Traité d’Économie politique, p. 377. — Guillaumin, Paris, 1841.
  14. Pour les effets de la rente argent en Angleterre, voy. précéd. vol. II, p. 74 ; vol. III, p. 578.
  15. Voy. précéd. vol. II, p. 437, pour la propriété des nouvelles banques anglaises et pour le montant des prêts. Comme règle, il y a là à peine frottement entre le prêteur et l’emprunteur, — l’un recevant comme dividende presque exactement le même taux qui est payé par l’autre comme intérêt. Telle était aussi la tendance de ce système de compagnie manufacturière par actions de New-England, qui tend si rapidement à disparaître. Rien ne prouve d’une manière plus frappante les désastreux effets de la politique présente du libre-échange que ce qui se voit aujourd’hui dans le New-England, au sujet de la substitution personnelle de grands capitalistes au lieu d’association de petits propriétaires.
  16. Smith. Wealth of Nations.
      « C’est de la grande multiplication des productions de toutes les différentes industries, par suite de la division du travail (combinaison d’action), que résulte, dans une société bien gouvernée, cette opulence générale qui s’étend jusqu’aux classes inférieures. Chaque artisan peut disposer d’une grande quantité de son produit au delà de ce qu’il lui en faut pour lui-même, et chaque autre artisan se trouvant dans la même situation, il est à même d’échanger une grande quantité de son produit pour une grande quantité, ou ce qui est la même chose, pour le prix d’une grande quantité de leurs produits. Il les fournit abondamment de ce qui est de sa compétence, et ils agissent de même à son égard, et une abondance générale se répand dans toutes les classes de la société. » — Smith. Richesse des Nations.
  17. L’exemple le plus remarquable de coopération à citer est : the Equitable Pioneers Society, la Société des Équitables travailleurs de Rochdale, en Angleterre, fondée il y a quatorze ans par une trentaine ou une quarantaine de pauvre et humées ouvriers, avec moins de 10 dollars en caisse et un revenu de deux pence par semaine payées par chaque actionnaire, — et ayant pour objet « l’avantage pécunier et l’amélioration de la condition sociale et domestique de ses membres. » De ce modèle point de départ, elle est arrivée à comprendre aujourd’hui sept départements distincts, et le capital actuel est de 75.000 dollars divisé en actions de 5 dollars. Sur ce capital, 18.000 dollars sont placés dans une usine dont ils sont propriétaires. Les pionniers ne font point de dettes et n’ont point fait de pertes, et, bien qu’ils aient fait pour 1.500.000 dollars d’affaires, ils n’ont jamais eu recours à l’huissier. La Société emploie directement et constamment une centaine de personnes, dont une douzaine pour le magasin seulement. Au-dessus de la boutique où se vendent toutes choses, il y a un cabinet de journaux que les membres fréquentent le soir et une bibliothèque circulante de 2.200 volumes choisis, où eux et leurs enfants viennent chercher des livres. Il y a foule de membres chaque soir à Toad-Lane, et le magasin a vendu pour 2.000 dollars en un seul jour. » Cette brillante activité commerciale, dit l’auteur de l’intéressant petit livre, n’est pas ce qui touche le plus, mais bien le nouvel et meilleur esprit qui anime ce négoce. Acheteur et vendeur traitent en amis, sans que l’un songe à surfaire et l’autre à se méfier, et Toad-Lane est dans la nuit du samedi aussi gai que Lowlher-Arcade à Londres et dix fois plus morale. Ces foules d’ouvriers, qui auparavant n’avaient jamais goûté d’une bonne nourriture, dont chaque mets était frelaté, dont les souliers prenaient l’eau sur-le-champ, dont les vestes gardaient une poussière du diable, dont les femmes portaient un calicot qu’elles ne pouvaient laver, achètent maintenant sur les marchés comme les millionnaires, et pour la bonne nature d’aliments, vivent comme des lords. Ils tissent leurs étoffes, font leurs souliers, cousent leurs habits, mondent leur propre blé. Ils achètent le meilleur sucre, le meilleur thé et moudent leur café. Ils tuent leur bétail, et les plus belles bêtes du pays traversent les rues de Rochdale pour être consommées par des tisseurs de flanelle et des savetiers. Est-ce la concurrence qui donne à ces pauvres gens ces avantages ? qui dira que leur caractère moral n’est pas amélioré par de telles influences ? Les teotalers preneurs de thé, de Rochdale, reconnaissent que ce magasin a fait plus d’hommes sobres depuis sa fondation, qu’ils ne sont parvenus à en faire dans le même laps de temps. Des maris qui n’avaient jamais su ce que c’est que d’être sans dettes, de pauvres femmes, qui depuis quarante ans n’avaient pas eu dans leurs poches six pence qui ne fussent grevées d’hypothèques, possèdent maintenant de petites épargnes qui suffiraient à leur faire bâtir un cottage et vont chaque semaine à leur propre marché avec de l’argent sonnant dans leur poche, et, dans ce marché, il n’y a ni méfiance ni tromperie, il n’y a ni frelatement ni deux prix. Toute l’atmosphère est honnête. Ceux qui servent n’y mettent ni acharnement, ni finesse, ni flatterie ; ils n’ont point intérêt à chicaner ; ils n’ont qu’un devoir à remplir : donner exactement le poids, la mesure et l’article pur. Dans les autres parties de la ville, où la concurrence est le principe du négoce, tous les prédicateurs de Rochdale ne produiraient pas des effets moraux tels que ceux-ci. — Self-Help by the People. History of Cooperation in Rochdale by G.-J. Holyoake.
  18. « Lorsque de petits cultivateurs possèdent quelque peu de terre, comme en Norvège, en Belgique, en Suisse, en France, ils s’entendent pour faire les fonds de tout projet qui peut être d’utilité générale. De la sorte on fait des canaux de plusieurs milles pour l’irrigation ou le drainage. Une douzaine de propriétaires de trois ou quatre vaches s’entendent pour la fabrication de fromages aussi grands et aussi bons que ceux de Chestershire, et même pour établir une usine à traiter la betterave, la plus étendue et la plus scientifique de toutes les opérations agricoles. La coopération mutuelle met ainsi à la portée des petits cultivateurs presque tous les avantages que possèdent leurs concurrents riches. » — Thornton. On Over-population, p. 331.
  19. La concurrence, selon M. Bastiat, est « démocratique dans son essence. » Harmonies économiques, p. 407. Ailleurs il dit, p. 458 : « La contradiction qui existe ici provient de ce que l’écrivain n’a pas remarqué que la concurrence est de deux sortes : l’une pour l’achat du travail et de ses produits, et l’autre pour leur vente. Tout ce qui tend à accroître l’une tend à l’esclavage, — augmenter l’autre, au contraire, tend à la liberté. Plus le producteur est à distance du consommateur, plus l’achat et la vente tend à devenir l’affaire de l’humanité entière avec une augmentation constante de désaccord. Plus ils sont près l’un de l’autre, moins il y a d’achat et de vente et plus il y a tendance à cette coopération parmi tous les membres de la société, qui fait que tous, grands et petits, deviennent participant à la fois dans les pertes et dans les profits. »
  20. L’esprit du système de Colbert en ce qui regarde le commerce extérieur est résumé ainsi par lui dans un de ses rapports au roi. « Réduction des droits d’exportation sur tous les produits domestiques ; diminution des droits d’importation sur les matières premières ; exclusion des manufactures étrangères au moyen d’augmentation de droits. »
  21. Voy. précéd. vol. I, p. 350, pour les principes qui faisaient la base de sa politique. — Dans une de ses lettres à l’intendant de Tours, il dit : « Examinez dans toutes vos visites si les paysans se rétablissent un peu, comment ils sont habillés, meublés, et s’ils se réjouissent davantage les jours de fête et dans l’occasion des mariages qu’il ne faisaient ci-devant, ces quatre points renfermant toute la connaissance que l’on peut prendre de quelque rétablissement dans un meilleur état que celui auquel ils ont été pendant la guerre et dans les premières années de la paix. » — Clément. Histoire du système protecteur, p. 31.
  22. Dans l’ouvrage cité, M. Clément dit : « que les pays où les denrées sont à bon marché et abondantes ont, dans la concurrence manufacturière sur les marchés du monde, un avantage marqué sur ceux où la vie est chère. » On peut, selon lui, regarder comme un principe établi que « moins le peuple doit dépenser pour sa nourriture et plus bas sera le coût de production. » C’est précisément le contraire qui a lieu, — le coût de transformation étant le moindre dans les pays où la subsistance coûte cher, et le p|us élevé dans ceux où elle est à bon marché. La subsistance coûte peu chez les Illinois, mais les utilités achevées y sont chères. — La première est chère en Angleterre, tandis que les autres sont à bon marché. La nourriture était à bon marché en France à l’époque de Louis XIV, mais le drap et le fer étaient rares et chers. La première est aujourd’hui plus chère, mais les autres sont à meilleur marché. — Quand on voit de telles erreurs de nos jours, on doit excuser celles dans lesquelles a pu tomber Colbert deux siècles auparavant.
  23. Essay on Money.
  24. Wealth of Nations, liv. IV, ch. ii.
  25. Say. Traité d’Économie Politique, ch. XVII. — Voy. précéd., vol. II, p. 39, l’opinion de M. Say sur les résultats de la politique de Colbert tels qu’ils se manifestent aujourd’hui en France.
  26. Blanqui. Histoire de l’Économie Politique, tome II, p. 237.
  27. Rossi. tome. II, leçon 12e. — Guillaumin. Paris, 1854.
  28. Moreau de Jonnès.
  29. Mill. Principles, liv. V, ch. X.
  30. Ibid., t. I, ch. XIII.
  31. Chevalier. Examen du système commercial connu sous le nom de système protecteur. Paris, 1852.
  32. Chevalier. Examen du système commercial.
  33. Chevalier. Examen du système commercial.
  34. Journal des Économistes, sept. 1856. Mémoire au Conseil général de l’Hérault.
  35. Examen du système commercial, p. 212.
  36. À la page 318, précédemment, le lecteur a un tableau comparé de la production des diverses céréales dans les années 1840 et 1847 — qui montre une augmentation de plus de 40 p. % dans les quelques années où les fabriques de coton, de fer et d’autres produits avaient fait des progrès si extraordinaires sous le tarif protecteur de 1842. Dans les onze années suivantes, la politique américaine a tendu à la destruction des manufactures, ce qui fait que le nombre d’individus engagés dans les principales branches de l’industrie de conversion est moindre aujourd’hui qu’il ne l’était alors, et pourtant la quantité totale des céréales produite dans l’année courante n’est évaluée qu’à 1.100.000 boisseaux, c’est-à-dire seulement 25 p. % de plus qu’en 1847. Dans les périodes de protection, l’augmentation a été deux fois plus grande que celle de la population. Dans celles du libre-échange, elle est d’un cinquième au-dessous de celle des bouches à nourrir. D’où il suit que la faculté d’acheter les utilités étrangères diminue à mesure qu’augmente la nécessité de les acheter, — la marche des choses aux États-Unis étant précisément la même que celle observée en Irlande, dans l’Inde, en Turquie et dans tous les autres pays de libre-échange.
  37. C’est le tonnage total sorti de nos ports pour l’exportation de cette année. Il en faudrait déduire le tonnage des objets manufacturés, mais il est si faible qu’on peut n’en pas tenir compte.
  38. Le gouvernement républicain de 1848 a perfectionné le monopole de la banque de France en fermant toutes celles de département. Les réformateurs d’Allemagne cherchent à créer le type par excellence Du pouvoir central. La réforme suisse a eu pour résultat d’augmenter la centralisation. En Angleterre, la centralisation gagne journellement du terrain depuis qu’a passé le bill de réforme, — comme on le voit par l’acte sur la banque de sir Robert Peel, et par la soumission absolue de l’Inde à la législation anglaise.
  39. Voy. précéd. vol. II, p. 259, 262, 263, notes.
  40. Voy. précéd. vol. I, p. 36.
  41. Ricardo, Political Economy. chapter on Wages.
  42. Edimburg Review, octobre. 1849.
  43. « L’épreuve du travail, le labor test, telle qu’on l’a appliquée, a plutôt pour caractère de rendre l’assistance désagréable et d’en dégoûter que de créer un travail intelligent. En 1835, la grande ère des actes pour la réforme de la loi des pauvres, les secours s’élevaient à 75.373.807 livres sterl., et en 1848, après treize années du régime amendé, nous trouvons., 817.429 livr. ster. pour chiffre de secours, et un neuvième de notre population recevant l’assistance. » Edimburg Review, octob. 1849.
      Pour les dix années qui ont précédé le rappel de la loi des céréales, c’est-à-dire :
    De 1836 à 1845, le chiffre de secours était 46.766.097 liv. st.
    De 1846 à 1855, il a été 58.594.087.
  44. Principles of Economy, Introduction.
  45. Voy. précéd., vol. I, p. 500.
  46. Ibid., p. 544.
  47. Ibid., p.271.
  48. Voy. précéd., vol. 1, p. 414.
  49. Principles of Economy,
  50. Protection et communisme, p. 37.
  51. Smith. Wealth of Nations, liv. IV, ch. viii.
  52. Voy. précéd., vol. I, p. 482.
  53. Ici M. Bastiat se trompe ainsi que toute l’école du libre-échange généralement, en préférant les droits d’octroi et ceux des ports aux taxes directes, sous prétexte qu’ils sont « peu sentis. » (Voy. Dict. de l’Économie politique, article « Octrois. »
      M. Chevalier prétend que, nonobstant la perception de 500 millions de francs pour droits de douanes, le libre-échange est un axiome du gouvernement anglais. — Examen, p. 163.
  54. Lalor. Money and Morals, p. 135.
  55. Selon toute apparence, la question des chemins de fer est destinée bientôt à fournir des faits de haute importance relativement à la nécessité d’un exercice continu des pouvoirs sociétaires. Leur construction tend à anéantir la concurrence pour le service de transport, — et à créer ainsi des monopoles qui peuvent devenir très-vexatoires. Dans l’Europe continentale, généralement, les sociétés ont en conséquence jugé nécessaire d’exercer une sage discrétion par rapport aux routes à construire, — et de conserver le pouvoir de contrôler les tarifs. Il en est résulté qu’avec des charges modérées, ils ont, à peu d’exceptions près, été profitables pour tout le monde, — donnant de bons dividendes à leurs actionnaires, et facilitant les relations, ce qui a élevé la valeur à la fois de la terre et du travail. Dans la Grande-Bretagne, au contraire, on a pensé que, dans l’intérêt de la communauté, il fallait favoriser la plus large concurrence pour la construction. Il en est résulté concurrence ruineuse à un moment et de hauts tarifs à un autre, perte générale pour ceux qui ont construit les chemins, — expulsion de la population et consolidation de la terre. Comme remède, les compagnies sont occupées à créer une sorte de congrès, — un imperium in imperio, qui probablement, d’ici à peu, exercera une forte influence sur la législature du pays.
      Il en est de même, aujourd’hui, dans nos États-Unis. Les compagnies de chemins de fer dominent déjà la législature de plusieurs États. Le jour d’une combinaison générale n’est point encore venu, mais tout montre qu’il approche. Alors on aura une nouvelle preuve du fait que, de tous les gouvernements, le plus ruineux et le plus vexatoire est celui de la classe des transporteuses.
  56. Quand on voit la masse énorme d’écrits innombrables sur les diverses questions de la masse sociale, tout ce qui remplit les journaux quotidiens, hebdomadaires et autres, et tous les sens qu’on donne aux mots : civilisation, liberté, démocratie et le reste ; il est impossible, pour qui a lu Goethe, de ne pas se reporter à ce passage de la tragédie de Faust.
      « Méphistophelès, Le mieux est de n’écouter qu’un seul et de jurer sur la parole du maître. Somme toute, tenez-vous-en au mot, et vous entrerez alors par la porte sûre au temple de la certitude.
      L’Écolier, Cependant un mot doit toujours contenir une idée.
      Méphislophelès, Fort bien, seulement il ne faut pas trop s’en soucier, car c’est précisément là où manquent les idées, que le mot vient le plus à propos. Avec des mots ou discute vaillamment, avec des mots on érige un système, on peut fort bien croire aux mots. D’un mot on n’ôterait pas un iota. »
      De tous les termes en usage commun chez les économistes modernes, il n’en est pas un sur la valeur duquel ils soient tous d’accord, d’où vient que nous les voyons recommander le même traitement pour des maladies d’un caractère tout à fait contraire. L’Angleterre souffre du système dénoncé par Adam Smith, comme devant infailliblement transformer sa population entière en boutiquiers et en manufacturiers. L’Amérique souffre d’un système qui s’oppose complètement à ce qu’il existe chez elle une industrie manufacturière, et on leur prescrit à toutes deux le remède du libre-échange. Qu’est-ce cependant que cette liberté du négoce ? Consiste-t-elle à n’avoir qu’un marché unique pour débouché, comme c’est le cas pour l’Irlande et l’Inde ; ou en avoir mille, comme c’est le cas pour la France et la Belgique ? Peut-il exister quelque liberté de négoce en l’absence de manufactures, et celles-ci peuvent-elles se fonder en l’absence de la protection ? Toute l’expérience est là qui répond : Non.