Principes de morale rationnelle/1-2-4

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Félix Alcan (p. 73-77).

IV

Il me sera permis de ne dire que quelques mots de deux autres erreurs que l’on a souvent commises, touchant l’objet de la morale.

L’une de ces erreurs consiste à limiter le domaine de la morale, à ne pas l’étendre à toute la conduite, c’est-à-dire à tout l’ensemble des actions conscientes. On conçoit qu’il est des actions bonnes, qu’il en est de mauvaises, et qu’il en est enfin d’indifférentes. La morale est faite d’un ensemble de prescriptions négatives et positives ; il y a des défenses qu’elle formule, et il y a des commandements ; parmi ces commandements, au reste, certains sont stricts, ce qui signifie qu’aucune latitude ne nous est laissée ni pour le mode ni pour la mesure de l’exécution, et d’autres, au contraire, sont larges, en sorte qu’il pourra nous être impossible de les exécuter jamais parfaitement : si la morale, par exemple, nous ordonne de secourir nos semblables, notre activité même dirigée tout entière vers cette fin ne suffira pas à réaliser l’idéal qu’on nous propose. Néanmoins il demeure que dans cette conception toutes les circonstances de la vie ne seront pas réglées par la morale, que dans la plupart, même, des alternatives où nous pourrons être placés celle-ci n’interviendra pas, et qu’il nous y sera loisible de suivre notre caprice.

Une telle manière de voir a été de tout temps très répandue, j’entends chez les philosophes eux-mêmes. M. Pillon — pour, ne pas sortir des contemporains — s’élève contre ces doctrines, comme la doctrine du bonheur, qui « [étendent] la matière de la vie morale hors de ses véritables limites ». Et peut-être y aurait-il lieu de l’approuver lorsqu’il représente qu’une doctrine qui ne permet pas de limiter suffisamment l’objet du devoir « en diminue la force obligatoire, lui ôte en quelque sorte de sa solidité, de sa densité »[1] ; peut-être, sans rejeter une pareille doctrine, y aurait-il lieu de restreindre l’application de son principe fondamental, de ne faire porter l’effort moral que sur un certain nombre de points bien définis, précisément pour qu’il soit plus efficace. Mais cette considération toute « pratique » n’est pas tout ce qui détermine M. Pillon à parler comme on a vu.

La conception d’une morale dont l’objet serait limité, qui laisserait en dehors d’elle une grande partie de notre activité, cette conception procède de l’influence si grande qu’ont eue pendant tant de siècles et qu’ont encore sur les hommes la morale purement traditionnelle et la morale religieuse. Mais si elle est facilement explicable, elle ne saurait aucunement être défendue. Si la morale — je parle de la morale rationnelle, qui est la vraie morale — naît du besoin rationnel qui a été étudié au chapitre précédent, cette morale régira toute notre conduite ; car on n’aperçoit pas pourquoi certaines de nos actions échapperaient au contrôle de la raison.

Si les philosophes sont nombreux qui n’ont pas aperçu que la morale était coextensive à la conduite, non moins nombreux sont ceux qui ont méconnu l’unité fondamentale de la morale, faisant de celle-ci une collection de préceptes sans lien. Cette nouvelle erreur a souvent la même origine que celle de tantôt : la morale traditionnelle, la morale religieuse sont composées, en effet, de règles qui se juxtaposent simplement, n’ayant rien de commun que la manière dont elles nous obligent et les sanctions qui les accompagnent ; et c’est sur le modèle de ces morales que beaucoup d’auteurs ont conçu la morale philosophique. Parfois cependant l’erreur qui nous occupe a une origine quelque peu différente : tel est le cas pour M. Rauh. Mais un certain rapport subsiste entre la conception de M. Rauh et celle des philosophes dont la doctrine a été influencée par la morale traditionnelle ou religieuse : si M. Rauh ne veut pas que l’on suspende toute la morale à un principe suprême, c’est parce qu’il pense que les croyances morales n’ont pas besoin d’être justifiées ; de même le sectateur de la morale traditionnelle ou de la morale religieuse croit que telle action est bonne, telle autre mauvaise, parce que cela est ainsi, parce que Dieu l’a ainsi voulu ; il ne remonte pas plus haut. Et j’ajouterai : ne sont-ce pas des croyances d’origine traditionnelle ou d’origine religieuse, en définitive, que ces croyances que M. Rauh nous engage à suivre ?

La morale rationnelle ne peut pas sans contradiction se réduire à une collection de préceptes sans lien, elle doit déterminer un principe suprême auquel toute la conduite sera subordonnée : ce qui le fait comprendre mieux que toute autre considération, c’est l’impossibilité où l’on serait, autrement, de donner une solution aux conflits moraux qui ne manqueraient pas de surgir.

Quand on admet une multiplicité de règles tirant en quelque sorte leur validité d’elles-mêmes, il est fatal que des conflits moraux surgissent : car pour juger la valeur morale d’une action, il est indispensable de considérer, en même temps que cette action prise en elle-même, la série indéfinie des conséquences qu’elle entraînera ; et il arrivera ainsi, très souvent du moins, qu’à la même action plusieurs règles morales s’appliqueront, l’une directement, les autres médiatement, qui nous feront juger cette action de façons contraires.

Mais les conflits moraux, du moment que l’on en a admis la possibilité, ne sauraient être en aucune façon résolus. La lecture des traités de morale est instructive à cet égard. Parfois les auteurs proposent de donner la préférence, entre deux devoirs qui s’opposent, à celui dont l’accomplissement intéresse le groupe le plus étendu ; mais ce précepte n’aurait de valeur qu’autant qu’on le rattacherait — par une déduction d’ailleurs fautive — au principe de l’utilitarisme pris comme fondement de la morale. Ils disent encore qu’il y a lieu de tenir compte de l’excellence des devoirs : formule tout à fait vide, qui exprime la difficulté sous une forme nouvelle, et ne la tranche nullement. La recommandation de faire passer les devoirs stricts avant les devoirs larges ne résoudrait qu’une certaine catégorie de conflits ; et, de plus, si la facilité plus grande que nous avons, en général, à remplir les devoirs stricts est un motif de regarder comme plus graves — du point de vue de l’éducation de nous-mêmes et de l’exemple — les manquements à ces devoirs, il apparaît cependant que même par rapport à la catégorie à laquelle il peut s’appliquer le précepte ci-dessus énoncé ne saurait avoir une valeur universelle.

Si cependant l’on veut que la morale soit rationnelle, et il faudrait qu’elle le fût, on devra pouvoir déterminer pour chaque cas qui se présentera la conduite à tenir. Et ainsi il ne devra pas y avoir de conflits moraux insolubles, il ne devra pas y avoir une multiplicité de règles prétendant se suffire à elles-mêmes. La raison exige que toute notre activité soit dirigée vers une fin unique, qu’elle soit subordonnée tout entière à un même principe.



  1. La morale inductive et le principe d’utilité (Année philosophique, année 1867 ; voir p. 243).