Principes de morale rationnelle/1-3-2

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Félix Alcan (p. 104-120).

II

Revenons au devoir, et parlons un peu des théories qui, sur cette question, s’écartent de la conception où je me suis arrêté. Ces théories sont de deux sortes : il y a d’une part celles où l’on ne trouve rien qui ressemble au devoir, et il y a d’autre part celles qui mettent dans l’idée du devoir plus que ce que j’y ai mis.

Je prendrai mon exemple des théories de la première catégorie chez un des représentants les plus récents du « naturalisme », Leslie Stephen.

Le problème de l’éthique consiste, d’après Leslie Stephen, à découvrir « la forme scientifique de la moralité », en d’autres termes, « la caractéristique générale des sentiments moraux »[1]. Il est vrai qu’on demande souvent davantage au moraliste ; mais on ne le fait que parce qu’on confond la science de la morale, la théorie, avec l’art, la pratique. Le physiologiste se propose-t-il de guérir les maladies ? nullement : il ne cherche pas autre chose qu’à expliquer les phénomènes qui se produisent dans l’organisme. De même le « moraliste scientifique » laisse au « moraliste pratique » le soin de guérir les vices, de modifier la conduite des hommes — en se servant de la science comme guide —. Pour lui, sa tâche est de constater et d’expliquer les faits, de reconnaître ce que c’est que le vice et ce que c’est que la vertu, lesquels sont des réalités, et appellent une étude scientifique[2]. La seule différence entre la science de la morale et les autres sciences, c’est que l’étude de celle-là a une action sur le caractère, tandis que l’étude de celles-ci n’en a pas ; la connaissance d’une loi physique comme celle de la gravitation universelle n’entraînera aucun changement dans votre conduite, dans les fins que vous poursuivez ; au contraire, le fait de savoir que tous les hommes de bien se comportent de telle ou telle façon aura une influence sur moi, tout au moins si j’ai de certains sentiments à l’égard du bien et des hommes de bien[3].

Cette conception du problème de l’éthique implique la négation du devoir ; et Leslie Stephen se préoccupe de repousser les objections qu’on pourrait lui adresser en se fondant sur cette notion. On dira, par exemple, que les lois que le moraliste cherche à découvrir n’ont rien de commun avec les lois physiques, qui ne sont que des généralisations des faits : dans la morale, le mot loi est pris au sens juridique, il indique des « commandements », quelque chose qui exerce une action « coercitive » sur la volonté ; et à supposer qu’on puisse ramener à des formules générales les façons multiples dont se déterminent les désirs, les volitions de l’homme, on aurait là des lois psychologiques et non morales, car la morale ne dit pas « ceci est », mais « ceci doit être ». À cela, Leslie Stephen répond qu’on a tort de parler de la vérité ou de la fausseté d’un commandement, que tout ce qu’on peut dire, c’est que ce commandement se fait obéir ou qu’il ne se fait pas obéir. Ce qui est vrai, c’est que la moralité consiste à agir de telle ou telle façon ; c’est encore qu’à commettre tel acte, on s’expose à subir telles conséquences. Mais en définitive l’autorité de la loi morale ne résulte jamais que de la présence en nous et de l’action de certains sentiments — le sentiment moral par exemple, ou la crainte du châtiment — ; cette autorité se mesure exactement à l’influence réelle que ces sentiments possèdent[4].

Ailleurs, Leslie Stephen représente que prétendre attribuer à la loi morale une suprématie « de jure », c’est s’enfermer dans un cercle. Je dois obéir, dit-on, à la loi morale : que signifie cette expression ? qu’il est bien d’obéir à la loi ? mais le mot bien à son tour n’indique pas autre chose que la conformité à cette même loi. On ne peut sortir du cercle qu’en renonçant à l’idée de la suprématie « de jure » de la morale, et en se contentant pour elle d’une suprématie « de facto »[5].

Je ne discuterai pas la doctrine de Leslie Stephen en tant qu’elle supprime le véritable problème moral : Leslie Stephen croit que la morale a pour tâche d’étudier les sentiments que l’on appelle moraux et d’en donner la définition générale ; il nie par là la morale rationnelle, et l’on a vu au chapitre précédent ce qu’il faut penser d’une telle négation. Je m’en tiendrai à quelques remarques sur les vues que notre auteur a émises relativement au devoir. Il s’agit là d’ailleurs, moins d’un autre point de la doctrine que d’un aspect différent de la même conception : car la solidarité est on ne peut plus étroite entre la question du caractère rationnel ou naturaliste de la morale et la question de ce qu’il faut penser du devoir.

Ma première remarque est que Leslie Stephen ne fait pas assez grande l’influence de la raison sur la conduite. Il ne se refuse pas complètement à admettre cette influence ; il montre comment la raison assure la satisfaction des sentiments, d’ailleurs divers, qui dominent chez chaque individu[6] ; il montre encore comment elle opère parmi les croyances morales un travail d’unification, éliminant celles qui ne s’accordent pas avec des croyances plus générales[7]. Mais par ailleurs il affirmera que la moralité des hommes de bien — cette moralité qui pour lui est fondée sur le sentiment seul, et non sur la raison — ne sera nullement entamée par la constatation de la non-coïncidence de la vertu et du bonheur[8] : la réflexion, l’analyse, n’empêcheront pas certains hommes de se sacrifier pour leurs semblables, de donner leur vie pour se délivrer de la peine légère en somme que la sympathie, dans de certains cas, leur fait éprouver[9]. Et d’autre part il s’élèvera contre cette idée que l’on peut corriger les hommes de leurs défauts par des argumentations, en leur démontrant que ces défauts sont condamnés par la raison : il n’attendra leur amélioration que de la constatation qu’on leur fera faire de la non-conformité de leur conduite avec les sentiments moraux de leurs semblables, et sans doute aussi de l’emploi de tels ou tels procédés éducatifs. Mais, en réalité, le pouvoir de la raison est beaucoup plus grand que ne dit Leslie Stephen. Elle est capable d’affaiblir et de dissoudre les croyances morales[10] ; elle peut aussi donner naissance à des convictions pratiques qui contribueront à déterminer notre conduite, qui nous détourneront d’accomplir certaines actions et nous pousseront à en accomplir d’autres.

La raison a une influence sur nos idées, sur notre conduite ; et de plus elle possède sur toutes les autres forces de notre être une certaine primauté. C’est ici le nœud de la question. Leslie Stephen n’a pas vu nettement que la raison réclamait la direction de notre activité, et qu’elle est souveraine, qu’aucune objection ne pouvait être élevée contre sa prétention, parce qu’il appartient à elle seule de faire des objections, et qu’elle ne saurait sans absurdité se critiquer elle-même : c’est ainsi qu’il a pu vouloir fonder une morale sur autre chose que sur la raison ; et c’est pour cela qu’il a rejeté — à tort — la notion du devoir.

En définitive, il ne convient d’adopter que partiellement les vues de Leslie Stephen sur le devoir. Leslie Stephen a dit des choses qui sont excellentes en tant qu’elles sont dirigées contre la conception commune du devoir ; son argumentation démontre qu’il faut se garder de rien mettre dans le devoir de mystérieux et d’absolu ; et cette proposition est vraie — si on l’entend bien — que je citais plus haut, à savoir que l’autorité du commandement moral ne dépasse pas l’obéissance que ce commandement obtient de nous. Il reste cependant que les « vérités » de la morale, si on les fonde sur la raison, comme il faut faire, offrent un caractère particulier : l’impossibilité de remonter plus haut que la raison, l’insistance, en outre, avec laquelle celle-ci exige qu’on lui confie la direction de la conduite, le fait, enfin, que cette exigence devient d’autant plus impérieuse que nous réfléchissons davantage, que nous prenons davantage conscience de nous-même, tout cela réuni donne au devoir une signification et nous force à lui conserver une place dans la morale[11].


Plus grave que celle des « naturalistes », et de plus de conséquence, est à coup sûr cette autre erreur qui consiste à concevoir le devoir comme « obligatoire » ; et j’ose avancer que la tâche la plus importante qui s’offre au moraliste aujourd’hui, c’est de renverser la notion de l’obligation. Cette tache, divers philosophes l’ont entreprise dans ces derniers temps ; il ne semble pas cependant qu’aucun l’ait menée à bien. Guyau a écrit une Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction ; et la critique qu’on trouve dans ce livre de l’idée de sanction est certainement décisive[12] ; mais il n’en va pas de même de sa critique de l’obligation : Guyau a négligé de la lier à celle-là, il n’a pas montré que l’idée de sanction une fois ruinée, celle d’obligation devait s’écrouler à son tour, entraînée par l’autre dans sa ruine ; il n’a pas recherché avec assez de soin quel était le contenu réel de la notion d’obligation : tout ce qu’il objecte contre cette notion se ramène en somme à quelques remarques sur la variabilité des croyances morales auxquelles s’attache le sentiment de l’obligation et sur l’inanité de ce formalisme kantien qui prétend poser l’impératif moral et le définir avant de lui donner aucune matière[13]. Après Guyau, et procédant de lui, comme on l’a dit, jusqu’à un certain point, est venu le prophète de l’immoralisme, Nietzsche : mais outre que l’ardeur polémique, l’enthousiasme de poète de Nietzsche l’emportent souvent au delà de sa propre pensée, on sait que Nietzsche a émis des aphorismes, des boutades même, plutôt qu’il n’a exposé véritablement une doctrine. Et quant à ces philosophes de l’école « sociologique » ou à ces « naturalistes » que nous avons déjà rencontrés sur notre chemin, le point de vue où ils se placent est trop éloigné de celui de la morale rationnelle pour que nous puissions chercher chez eux autre chose que des éléments d’une critique de l’obligation.

Nombreux sont, cependant, les philosophes qui s’en tiennent à la conception traditionnelle de l’obligation. C’est que, comme le dit Nietzsche, « depuis que le monde existe, aucune autorité n’a encore voulu se laisser prendre pour objet de la critique ; et aller jusqu’à critiquer la morale, la morale en tant que problème, tenir la morale pour problématique, cela n’est-il pas immoral ?[14] » Qu’on mette ici « obligation » à la place de « morale », ce qui n’est sans doute pas être infidèle à la pensée profonde de Nietzsche, et l’observation apparaîtra très juste. Non seulement la notion de l’obligation nous semble une notion élémentaire, où l’analyse n’a point de prise, mais comme cette notion s’impose à nous avec force, nous sommes portés à la placer au-dessus de toute discussion : une question préalable s’élève devant celui qui voudrait mettre en doute la valeur de la notion ; nous nous croyons obligés de croire à l’obligation.

Cette question préalable que je viens de dire, il convient de la repousser[15]. On a vu plus haut qu’il était impossible de critiquer la raison ; cette impossibilité tenait à ce que la seule faculté dont nous disposons pour la critique, c’est la raison, et que la raison ne saurait se critiquer elle-même. Ici, il n’y a rien de tel ; rien ne nous empêche d’examiner s’il y a lieu d’attribuer à l’obligation une réalité, ou si l’obligation au contraire, dans ce qu’elle a de spécifique, dans ce qui la distingue du devoir tel que je l’ai défini, n’est pas purement illusoire.

Que si l’on entreprend cette recherche, on constatera qu’il n’y a aucun moyen de fonder l’obligation, celle contrainte mystérieuse, absolue, qui pèserait sur nous. Comment essaierait-on en effet de la fonder ? je n’aperçois que deux manières. L’une consiste à fonder l’obligation sur elle-même, c’est-à-dire à la donner comme certaine d’une certitude immédiate, à priori : c’est celle qu’a adoptée Kant, lequel commence par poser l’obligation comme un fait de la raison, et qui exercera sa subtilité à rechercher à quelles conditions l’obligation, l’impératif catégorique est possible, mais ne se demandera pas un instant si cet impératif catégorique, si cette obligation est réelle. Une telle méthode ne saurait nous satisfaire : nous ne pouvons admettre que la critique s’arrête précisément devant ce qui doit servir de base à tout le système de la morale, et qu’il est par là même le plus important de critiquer[16].

L’autre manière de fonder l’obligation consisterait à faire reposer celle-ci sur des vérités métaphysiques positives — s’il en peut être de telles —, sur l’affirmation, par exemple, d’un Dieu des prescriptions duquel la morale découlerait, ou d’un Bien suprême objectif vers lequel tout être serait attiré, qui serait par sa perfection même l’unique moteur de l’univers. Mais si la première méthode demeurait vaine, celle-ci est contradictoire ; car de deux choses l’une : ou bien la réalité extérieure à laquelle on suspend la morale ne nous détermine pas nécessairement à suivre celle-ci, et alors le caractère absolu de l’obligation est détruit ; ou bien son influence est nécessitante, et alors, aucune latitude aucune liberté ne nous étant plus laissée, l’obligation perd son sens propre et cesse d’être.

Faut-il maintenant dénoncer les absurdités qui sont impliquées dans l’idée classique de l’obligation ? L’obligation est, d’une certaine manière, un principe extérieur à nous, puisqu’on refuse de l’assimiler aux forces psychiques naturelles. Et alors on est amené à concevoir que l’obligation existe même pour celui qui ne la sent pas, que c’est être immoral encore que de pécher sans le savoir, et que cela mérite un châtiment — lorsqu’on met la sanction à la suite de l’obligation — : conséquence absurde, que certains, comme Pascal, ont acceptée résolument pour rester dans la logique de leur doctrine, que d’autres au contraire ont essayé de rejeter, mais qu’ils n’ont pu rejeter qu’au moyen d’artifices faciles à percer.

Au vrai, si l’obligation est un principe transcendant, on ne voit pas quelle sorte d’autorité, quelle sorte de réalité elle possédera. Dans la mesure où l’obligation se fait sentir de moi, où elle contribue à déterminer ma conduite, je puis la considérer comme quelque chose de réel. Si l’on veut qu’elle dépasse l’influence qu’elle exerce, je n’aperçois pas ce qu’elle représente ; elle perd toute consistance, elle n’est plus qu’un fantôme.

Cette critique deviendra plus convaincante encore si, comme il est possible de faire, on recherche les causes qui ont donné naissance à l’idée de l’obligation et qui lui assurent l’empire qu’elle possède encore sur les esprits.

L’origine du sentiment de l’obligation a été étudiée par les philosophes évolutionnistes, notamment par Spencer ; ces philosophes ont montré que le sentiment de l’obligation ne procédait pas d’autre chose que des sanctions de toutes sortes qui de tout temps ont été attachées aux prescriptions de la morale traditionnelle : la sanction religieuse, la sanction légale, et enfin cette sanction plus efficace que toutes les autres, parce qu’elle est à la fois plus prompte et plus sûre, et qu’elle accompagne toutes les prescriptions morales, la sanction de l’approbation et du blâme de nos semblables. L’application, pendant une longue suite de générations, de ces diverses sanctions a créé chez nous une disposition d’esprit particulière. Et sans doute quand nous nous sentons obligés d’obéir à telle ou telle règle morale, nous ne pensons plus aux sanctions : le sentiment de l’obligation disparaît même quand c’est la représentation nette d’une sanction qui agit sur nous. Mais l’origine du sentiment se marque encore à la nuance de crainte qui le teinte, à ce respect qui s’y mêle, comme Kant l’a montré, et qui est de la crainte sublimée. Ainsi que Bain l’a dit, la conscience morale — je dirais, pour moi : l’obligation — est une imitation en nous et par nous d’un gouvernement qui existe hors de nous[17] ; il faudrait ajouter seulement : de ce gouvernement, en tant qu’il tire son autorité des moyens de coercition et des récompenses dont il dispose. Et ainsi, en définitive, l’autorité de l’obligation repose toute sur la sanction.

Le sentiment de l’obligation est né en nous ; une certaine tendance va intervenir aussitôt pour le modifier, à savoir cette tendance, inhérente à notre esprit, qui a donné naissance aux systèmes de métaphysique : la tendance à attribuer une réalité objective à ce qui n’a qu’une valeur subjective, à porter, en outre, à l’absolu ce qui est purement relatif. L’obligation, c’est un commandement que nous nous adressons et qui imite les commandements extérieurs. Comme nous sommes ignorants de son origine véritable, nous nous étonnons d’entendre parler en nous cette voix mystérieuse ; et c’est ce qui fait que, nous laissant entraîner par cette tendance que je disais, nous en venons à regarder l’obligation comme un principe transcendant et absolu[18].


Est-il besoin maintenant d’établir que l’obligation telle qu’on l’entend est bien ce même concept qui vient d’être étudié ? Le meilleur exemple que l’on puisse prendre dans l’histoire de la philosophie est celui de Kant. Kant n’a pas, contrairement à ce que l’on dit souvent, introduit dans la philosophie cette notion : mais le premier il s’est appliqué à la présenter dans toute sa pureté, et à fonder sur elle une doctrine morale systématique.

Qu’est-ce donc que l’obligation, pour Kant ? C’est quelque chose d’absolu à coup sûr. La preuve en est que la critique de Kant, recherchant à quelles conditions une morale obligatoire est possible, s’arrête devant l’obligation elle-même, que Kant, qui a critiqué la raison pure spéculative, s’abstient de critiquer la raison pure pratique. A preuve encore, la démarcation tranchée que Kant trace entre l’obligation d’une part, et ce qui s’y rattache, et d’autre part tout ce qui est « pathologique ».

La notion de l’obligation cependant, si on la donne comme un absolu, si on la suspend dans le vide, perd, ainsi qu’il a été montré, toute consistance. De fait, il est aisé de constater que chez Kant, comme partout, l’obligation emprunte à la sanction tout ce qui lui donne son apparence de solidité, qu’elle n’a de contenu que ce qui passe en elle du contenu de l’idée de sanction. La loi morale, fait rationnel, est à la lettre le « commandement » dont Kant nous parle sans cesse. Dans le sentiment de respect qu’elle nous inspire, la crainte, malgré que Kant en ait, joue un rôle, et un rôle qu’il nous est permis de supposer très important : la voix de la raison pratique, dit Kant, « fait trembler même le criminel le plus hardi et l’oblige à se cacher à son aspect »[19]. L’impératif moral, d’ailleurs, a une sanction immédiate : c’est l’estime que l’on éprouve pour soi-même quand on y a obéi, c’est le blâme intérieur que l’on encourt dans le cas contraire[20]. Et Kant « postule » une autre sanction — sans doute parce que celle-là est imparfaite — : un mal physique, déclare-t-il, doit être lié au mal moral comme conséquence, d’après les principes d’une législation morale[21].

Je sais bien que Kant s’efforce de donner à l’obligation une valeur, une réalité propre, qu’il veut qu’elle se suffise à elle-même. Mais s’il pouvait en être ainsi, Kant ne serait pas contraint d’introduire dans sa doctrine, à la suite de l’obligation, la sanction. Et il y est contraint en effet : faisant de la vertu « la condition suprême de tout ce qui peut nous paraître désirable », il déclare qu’ « elle n’est pas pour cela le bien complet et parfait », qu’ « elle devrait être accompagnée du bonheur, et cela non seulement aux yeux intéressés de la personne qui se prend elle-même pour but, mais même au jugement d’une raison impartiale qui considère la vertu en général dans le monde comme une fin en soi »[22]. Mais avouer que la sanction est le complément nécessaire de l’obligation, c’est reconnaître implicitement que l’obligation prise en elle-même est un concept en l’air. Toutes les subtilités où Kant entrera[23] ne prévaudront pas là contre.

Cette conception de l’obligation que nous trouvons chez Kant, on la retrouve chez un grand nombre de philosophes contemporains. M. Fouillée a donné une critique minutieuse et sévère de la morale kantienne[24]. Il estime que Kant n’a pas réussi dans son entreprise, qui était d’établir l’impératif catégorique. Pour que l’impératif moral lui catégorique, pour que le devoir fût « absolu », il faudrait entre autres choses, d’après M. Fouillée, donner à ce devoir un objet, une matière, et prouver la réalité de cet objet[25]. Entendons bien M. Fouillée : il souhaiterait que l’on démontrât la « réalité » de l’objet du devoir ; et ce souhait, s’il ne nous rejette pas dans cette morale métaphysique dont j’ai parlé plus haut, ne peut avoir de sens que par la subordination du devoir à la sanction. Mais à la vérité, si l’on veut critiquer liant, il ne faut pas représenter qu’il n’a pas réussi à fonder l’ « impératif catégorique », il faut représenter qu’il a eu tort de chercher à établir un tel impératif. Adopter la première méthode, c’est se condamner en quelque sorte à une contradiction perpétuelle : car d’une part on rejette l’impératif catégorique, le devoir absolu ; et en même temps on paraît regretter ce devoir absolu, on semble dire que le devoir doit avoir ce caractère ou ne pas être[26].

Veut-on d’autres exemples encore ? Renouvier déclare inexpugnable logiquement l’égoïste insurgé contre l’ordre de la raison ; il se croit réduit, devant une telle attitude, à postuler l’harmonie de cet ordre de la raison et de celui des phénomènes[27]. M. Pillon demande ce que peut signifier l’idée d’obligation, si elle n’a pas d’objet réel ; pour lui, si une loi naturelle n’assure pas l’accord final de la vertu et du bonheur, si la nature donne à la conscience un démenti aussi cruel, « il reste vrai sans doute que l’homme possède en lui un principe d’action différent de l’attrait et de l’intérêt, et qui se présente à sa raison sous la forme impérative » ; mais alors « ce principe d’action est une donnée purement subjective de la conscience, une apparence, une illusion psychologique »[28].

Renouvier, M. Pillon se rattachent plus ou moins étroitement à Kant. Il est plus curieux de voir des philosophes qui appartiennent à des écoles toutes différentes subir, en quelque sorte malgré eux, l’influence de la conception ordinaire du devoir. Guyau, critiquant Stuart Mill, reproche à celui-ci de ne pas pouvoir « commander » à l’homme le sacrifice de lui-même[29]. Sidgwick, après avoir développé une morale de l’intérêt général, et constaté que cet intérêt général ne s’accorde pas exactement avec les intérêts particuliers, se croit forcé de recourir à une sanction religieuse ; il écrit que sans quelque supposition de ce genre la science morale ne peut être construite[30].

La vieille conception de l’obligation paraît avoir hanté ceux-là mêmes qui se sont le mieux préservés de lui rien concéder. Et il n’est pas téméraire de croire que c’est cette obsession qui a conduit un certain nombre de philosophes, ennemis du « moralisme », à ne plus faire aucune place dans leurs systèmes à l’idée du de voir. C’est sans doute pour ne pas avoir pu imaginer un devoir qui ne fût pas l’obligation classique que Spencer a incliné vers le naturalisme, et que Leslie Stephen, M. Wundt, M. Höffding y ont versé tout à fait. C’est pour la même raison apparemment que Nietzsche a fondé son « immoralisme ». C’est la même cause qui a contribué tout au moins à soulever M. Simmel, M. Lévy-Bruhl contre la morale ; c’est elle qui a contribué, enfin, à inspirer à M. Rauh son fidéisme.

Ainsi la notion de l’obligation n’est pas seulement une source d’erreurs pour ceux qui l’adoptent. Ceux-là mêmes qui la rejettent sont éloignés par elle, souvent, de la vérité : la place qu’elle tient dans leurs préoccupations les empêche de voir qu’une morale est possible, que cette morale doit être rationnelle, et que le devoir en sera une des notions fondamentales. Il faut, en quelque sorte, se libérer de la croyance à une loi morale transcendante plus complètement encore que n’ont fait les philosophes dont je viens de parler ; alors il deviendra possible de croire au devoir, et d’établir une morale, une morale digne de ce nom.


  1. The science of ethics, Londres, Smith et Elder, 1882, 1, § 28 (p. 35), 7, § 43 et passim.
  2. Conclusion, §§ 4-5 (pp. 436-437).
  3. §6 (p. 439).
  4. §§ 5-8.
  5. 4, § 28 (p. 166).
  6. 2, § 28-33.
  7. 4, § 28 (p. 167).
  8. Conclusion, § 2 (p. 434).
  9. 10, § 33.
  10. Dans ce sens, voir Leslie Stephen lui-même, 6, § 33 (p. 249).
  11. La doctrine de Leslie Stephen se rattache à celle de Spencer. Veut-on savoir pourquoi un homme ayant le sentiment de l’obligation cédera à ce sentiment ? « la réponse, dit Spencer, sera d’une nature tout aussi générale que celle qu’on pourrait faire à la question : pourquoi un homme se sentant en appétit se met-il à manger ? » (Justice, Appendice C, p. 329). Ainsi, pas plus que Leslie Stephen, Spencer n’a vu ces caractères particuliers du besoin moral d’où la notion du devoir tire son vrai sens.
    La conception naturaliste de la morale se retrouve aujourd’hui chez M. Wundt, chez M. Höffding. Mais nul, à mon sens, ne l’a exposée avec autant de rigueur et de netteté que Leslie Stephen.
  12. Livre III. J’ai repris cette critique, et ai essayé de la perfectionner sur certains points, dans ma Responsabilité pénale, I, 1, §§ 1 et 3.
  13. Introd., 2, § 1.
  14. Aurore, Avant-propos, § 3.
  15. Cf. les réflexions de M. Simmel sur l’ « ontologie morale » ; pas plus que Dieu, dit M. Simmel, le devoir — je mettrais ici : l’obligation — ne se prouve par l’idée qu’on en peut avoir (Einleitung, 1, t. I, pp. 10-11, 24, 26 et passim).
  16. Dans le même sens, voir Fouillée, La raison pure pratique doit-elle être critiquée ? (Revue philosophique, 1905, pp. 1 sqq.).
  17. Passage cité. Voir encore, dans le même sens, les remarques si pénétrantes et si amusantes de Nietzsche (Par delà le bien et le mal, § 199, Aurore, § 207, et passim). — Guyau, dans sa Morale anglaise contemporaine, objecte à Bain (2° partie, IV, 1, § 1, pp. 349 sqq.) que cette imitation du « gouvernement hors de nous » par laquelle il définit la conscience morale est une imitation originale ; au vrai, il y a lieu de distinguer ici entre la moralité vulgaire et la moralité rationnelle : la théorie de Bain est exacte pour la première, et point pour l’autre.
  18. M. Simmel a beaucoup parlé du respect que la morale traditionnelle nous inspire par cela même que nous n’en connaissons pas l’origine (voir l'Einleitung, 1, t. I, pp. 18, 21, 22-23, 33 et passim). Mais il considère les prescriptions diverses de cette morale plutôt que l’obligation en général.
    Le caractère transcendant de l’obligation fait à l’ordinaire son autorité. Il arrive aussi qu’il rende cette obligation gênante, importune, et qu’il inspire le désir de s’en affranchir. C’est ce qu’on remarque chez certains esprits libres et fiers : ils ne se montrent pas toujours capables de parvenir à la moralité rationnelle, ils rejettent du moins la moralité traditionnelle. Cette révolte est curieuse à observer chez Nietzsche : elle est la caractéristique essentielle de sa personnalité. Qu’on étudie aussi certains des héros de Gorki.
  19. Raison pratique, 1re partie, I, 3 (p. 143).
  20. Voir pp. 177-178 (1re partie, I, Examen critique) et passim.
  21. Voir p. 64 (I, 1), p. 174 (I, Examen critique) et passim.
  22. II, 2 (pp. 201-202).
  23. Voir par exemple pp. 236-237 (II, 2, §, 5).
  24. Critique des systèmes de morale contemporains, IV.
  25. Voir IV, ii, 4.
  26. En fin de compte, M. Fouillée s’arrête à présenter le devoir comme un idéal. Mais cette théorie éclectique, qui par certains côtés est « natualiste », par d’autres métaphysique, par d’autres encore rationnelle, au sens que j’ai donné à ce mot, n’est pas débarrassée de tout élément kantien.
  27. La science de la morale, 28 (t. I ; voir pp. 174-177).
  28. La morale indépendante et le principe de dignité (L’année philosophique, année 1867 ; v. pp. 337-338).
  29. La morale anglaise contemporaine, 1re partie, 6, § 4 (p. 109).
  30. The methods of ethics, Londres, Macmillan, 3e éd., 1884, Conclusion, § 5.