Principes logiques/5

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Principes logiques : Chapitre 5
Mme  Ve Courcier (p. 26-33).
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CHAPITRE CINQUIÈME.

De l’existence de tous les êtres autres que notre moi.

Par cela seul que nous sentons, nous sommes assurés de notre existence, de l’existence de notre moi sentant ; et puisque cette existence consiste uniquement à sentir, celle des êtres autres que nous, s’ils existent, ne peut consister pour nous qu’à être sentis, ou, comme on dit ordinairement, que dans les impressions qu’ils nous causent. Cela est constant. Mais cette seconde existence est-elle réelle ou illusoire ? C’est-là le point qu’il s’agit maintenant d’éclaircir. Plût à Dieu que Descartes se fût avisé de cette recherche, au lieu d’imaginer tout de suite des essences et des substances, et de déterminer hardiment la nature intime de ce qu’il n’avait pas assez observé.

Si notre sensibilité n’avait pas d’autre propriété que celle de produire des perceptions, des sentimens, nous ne connaîtrions que ces perceptions ; et certainement nous ne saurions, nous ne soupçonnerions même jamais d’où elles nous viennent, ni qu’est-ce qui les cause. Nous pourrions les sentir et nous en ressouvenir, les juger et vouloir en conséquence les élaborer et en faire mille combinaisons ; mais nous ne saurions les rapporter à rien qui nous soit étranger, ni même en avoir l’idée. Nous connaîtrions notre existence telle que nous venons de la représenter, et rien autre. Nous ferions tous ce que nous avons expliqué dans les Chapitres précédens, et rien de plus. Il faut donc que nous trouvions dans notre sensibilité une propriété que nous n’y avons pas encore remarquée, et qui nous sorte, pour ainsi dire, de nous-mêmes, et nous mette en relation avec le reste de la nature : c’est ce que nous allons voir.

Je me suppose un être purement sensitif, une simple monade sentante, sans forme, sans figure, sans relation, en un mot, un être tel que nous ne pouvons guères en concevoir, qui n’aurait absolument aucune autre propriété que celle de sentir et de combiner ses perceptions. Il est évident qu’alors je connaîtrais mes perceptions, et par elles mon existence ; mais que je ne pourrais pas même imaginer qu’elles me viennent d’ailleurs, et qu’elles ne naissent pas en moi spontanément et sans cause externe. N’ayant aucune action sur aucun être, je ne pourrais me douter qu’il y a des êtres qui agissent sur moi et qui agissent les uns sur les autres. Je n’aurais que l’idée de passion et non celle d’action, celle de sentir et non pas celle d’agir. Dans cet état, si ma volonté est suivie de succès, je ne puis savoir pourquoi ; si elle n’est pas accomplie, je ne puis en deviner la cause.

Mais nous ne sommes pas cela. Quel que soit le principe de notre sensibilité[1], elle est intimement unie à un ensemble de parties, à un corps, à des organes. Elle s’exerce principalement par notre système nerveux, et sur-tout par le centre cérébral, qui est éminemment l’organe sécréteur de la pensée. Tant qu’elle n’agit et ne réagit que dans ce système nerveux, nous sentons, nous percevons, et voilà tout. Mais elle a une autre propriété ; elle réagit aussi sur notre système musculaire. Notre volonté fait contracter nos muscles et mouvoir nos membres, et nous en sommes avertis par un sentiment quelconque. Nous ne savons pas, sans doute, d’abord que c’est du mouvement qui s’opère et que nous sentons ; mais enfin nous savons que souvent nous éprouvons ce sentiment quand nous le voulons, et que quelquefois nous ne l’éprouvons pas quoique nous le souhaitons.

Bientôt de nombreuses expériences nous apprennent que l’existence de ce sentiment est dû à la résistance de ce que l’on appelle la matière, qui cède à notre volonté, et que sa privation vient de cette même résistance quand elle est invincible ; et nous reconnaissons certainement que ce qui résiste à notre volonté est autre chose que notre vertu sentante qui veut, et que par conséquent il existe autre chose que cette vertu sentante qui constitue notre moi. C’est-là évidemment la base de l’existence pour nous, de tout ce que nous appelons les corps, et la première voie par laquelle nous la découvrons. Quand ce phénomène ne serait accompagné d’aucun autre, quand les corps ne nous manifesteraient pas d’autre propriété que celle-là de résister à notre volonté réduite en acte, leur existence n’en serait pas moins aussi certaine et aussi réelle relativement à nous, que la nôtre même ; car pour nous, exister c’est avoir des perceptions ; et exister relativement à nous, c’est nous causer des perceptions ; et nous ne pouvons jamais rien connaître que par ses rapports avec nous et notre sensibilité. Mais nous découvrons bientôt dans les corps beaucoup d’autres propriétés, telles que celles d’être mobiles, étendus, figurés, pesans, sonores, colorés, etc., et dans quelques-uns, celle d’être animés, sentans et voulans comme nous. Nous joignons toutes ces propriétés à la première, celle d’être résistans ; et de leur ensemble nous formons les idées que nous avons de ces êtres ; car notre idée d’un être n’est jamais que la réunion des perceptions qu’il nous cause, des qualités que nous lui connaissons.

Je n’entrerai point dans les détails de la manière dont nous acquérons successivement la connaissance de toutes ces propriétés des corps, et dont nous apprenons à distinguer celui qui obéit immédiatement à notre volonté, et par lequel s’exerce notre sensibilité, de ceux qui lui sont étrangers. Cela est inutile à l’objet que je me propose. Il n’importait au sujet que je traite que de déterminer le sens du mot existence, de prouver que celle des êtres qui nous environnent est très réelle, et de montrer en quoi elle consiste, parce que l’obscurité répandue sur ces questions en a jeté beaucoup sur l’histoire des procédés de notre esprit. Par la même raison, je dois donner encore quelques éclaircissemens sur la formation de deux ou trois idées qui tiennent à celles-là, et qui, par conséquent, ont toujours été mal démêlées.

  1. Encore une fois, je ne m’occupe pas de le déterminer : cette recherche n’appartient pas à cette science-ci.