Principes logiques/6

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Principes logiques : Chapitre 6
Mme Ve Courcier (p. 33-42).
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CHAPITRE SIXIÈME.

Des idées temps, mouvement, étendue.

On vient de voir à quoi se réduit cette fameuse question que l’on a si fort embrouillée, en voulant toujours supposer et imaginer au lieu d’observer. Si notre volonté n’avait jamais agi directement et immédiatement sur aucun corps, nous ne nous serions jamais douté de l’existence des corps ; mais dès qu’elle est réduite en acte, elle sent une résistance tantôt vincible, tantôt invincible, suivant les occasions. Ce qui lui résiste est autre chose qu’elle, et ce qui résiste est un être réel. Car résister, c’est être résistant, c’est être, c’est exister. Ensuite cet être, ou plutôt ces êtres résistans, sont reconnus, par mille expériences, possesseurs d’une multitude de propriétés qui paraissent ou disparaissent, suivant que la propriété fondamentale de résister subsiste, se modifie ou s’évanouit.

Aussi long-temps que ce phénomène primordial n’a pas été réduit à cet état de simplicité, il y a quelques-unes de nos idées dont il a été impossible de voir la génération et la vraie valeur. Telles sont les idées temps, mouvement, étendue. Il est bon de nous y arrêter un moment, parce qu’elles sont si générales, qu’elles embrouillent toutes les branches de nos connaissances, tant qu’elles restent dans le vague.

Un être sentant qui ne connaîtrait que sa propre existence sans aucuns moyens pour connaître des êtres autres que lui, pourrait avoir l’idée de durée ; il suffirait pour cela qu’il fût doué de mémoire, qu’il eût un souvenir, et qu’il le reconnût pour un souvenir. Il jugerait qu’il a duré depuis la première fois qu’il a eu cette perception, et que l’impression de cette perception a duré en lui ; mais cet être n’aurait pas l’idée de temps, qui est celle d’une durée mesurée, ou du moins il ne saurait avoir l’idée nette d’un temps déterminé avec exactitude ; car nos perceptions étant fugitives et transitoires, leur succession dans notre esprit ne fournit aucun moyen de partager leur durée et la nôtre en portions distinctes, séparées d’une manière fixe et précise. Aussi voyons-nous que nous mesurons toujours la durée par le mouvement. Un temps est toujours manifesté par un mouvement opéré. Un jour, un an, le sont par les deux mouvemens de la terre, et leurs sous-divisions par ceux de nos horloges. Mais l’être dont nous parlons ne peut avoir l’idée de mouvement ; il faut des organes pour l’acquérir ainsi que celle de l’étendue.

Même munis d’organes sur lesquels agit immédiatement notre volonté, nous ne savons pas ce que c’est que le mouvement dès l’instant que nous en faisons. Nous éprouvons un sentiment quand nos membres se meuvent ; mais nous n’apprenons que leur mouvement consiste à passer d’un point de l’espace à un autre, à parcourir une portion d’étendue, qu’en apprenant que la propriété des êtres appelée étendue, consiste à ce qu’ils peuvent être parcourus par le mouvement, à ce qu’il faut faire du mouvement pour aller d’une de leurs parties à une autre. Quand je passe ma main sur la superficie d’un corps, en ayant toujours le sentiment du mouvement de mon bras et de la résistance de ce corps, je découvre en même temps et que ce corps est étendue, et que mon mouvement consiste à le parcourir ; ces deux idées sont, essentiellement et absolument corrélatives, et ne peuvent subsister l’une sans l’autre. Il suit de là deux choses : l’une, que nous faisons ces deux idées en même temps ; l’autre, que tout mouvement opéré est toujours exactement représenté par la quantité d’étendue parcourue ; car c’est le même fait considéré de deux manières dans le corps parcourant et dans le corps parcouru, dans l’agent et dans le patient [1] [2].

Or, l’étendue des corps, seule entre toutes leurs propriétés, a un avantage inappréciable, c’est d’être extrêmement divisible et invariable. Nous pouvons la distribuer en parties distinctes par des divisions précises et permanentes, qui se représentent à nos sens toujours claires et toujours les mêmes ; c’est-là ce qui la rend éminemment mesurable ; car on peut toujours la comparer à une de ses parties prise pour unité, et c’est-là ce que l’on appelle mesurer. Or, c’est ce que nous ne pouvons pas faire de la couleur, de la chaleur de la dureté, etc., non plus que de la durée.

Cependant si nous représentons la durée écoulée par un mouvement opéré, puisque le mouvement opéré est nécessairement représenté par l’étendue parcourue, voilà que tous deux participent aux excellentes divisions de l’étendue. Mais il manque encore une condition pour que l’une et l’autre soient exactement mesurées ; car l’étendue parcourue étant toujours la même, la quantité de mouvement peut être plus grande et celle de durée plus petite, ou réciproquement. Pour remédier à cet inconvénient, il suffit de rapporter toute durée à un mouvement uniforme et constant, qui soit toujours le même, et de prendre pour unité de durée une de ses périodes, telle que le jour. C’est ce que nous faisons. Alors toute durée est mesurable, par la même raison tout mouvement est mesurable aussi ; car quand nous avons l’étendue qu’il a parcourue et la durée qu’il a consommée, nous avons sa proportion avec le mouvement diurne. C’est ainsi que la durée et le mouvement sont mesurés avec la dernière précision, grâce à l’étendue, et que le sont plus ou moins bien toutes les autres propriétés des êtres, à proportion qu’il nous est plus ou moins possible de ramener leurs effets à des mesures de l’étendue.

Cette dernière considération nous montre la cause des différens degrés de certitude des diverses sciences, ou du moins des différens degrés de facilité de leur certitude ; car la certitude peut toujours avoir lieu ; mais plus la précision des mesures est difficile et fugitive, plus il est aisé de se tromper sur les valeurs et les nuances des perceptions qu’il s’agit d’apprécier. La manière dont nous connaissons l’étendue nous montre aussi que nous ne sentons pas immédiatement les formes et les figures des corps qui sont des modifications de leur étendue, ni leurs distances et leurs positions qui en sont des circonstances, comme nous sentons leur couleur, leur saveur ou leur odeur ; mais que nous les découvrons par des expériences successives, ou que nous en jugeons par des analogies ; au reste, ce n’est pas ici le moment d’entrer dans les détails, Je prétends donner actuellement les principes de la Logique, et non pas encore ceux de toutes les autres sciences. Il suffit donc d’avoir posé des bases. Peut-être trouvera-t-on que celles-ci débrouillent déjà bien des idées qui ont fort embarrassé les physiciens, géomètres et métaphysiciens qui n’étaient pas idéologistes.

Après avoir rendu compte de notre existence intime, des différens modes de notre sensibilité, de la génération des perceptions qu’elle nous donne, de sa relation avec l’existence des autres êtres, et des principales conséquences de cette relation, en un mot, de la marche générale de notre esprit, il semble qu’il ne nous reste plus qu’à en tirer des conclusions pour la direction de notre intelligence. Cependant il y a encore un préliminaire nécessaire, dont nous devons nous occuper auparavant ; il faut parler des signes sensibles de nos idées ; car ce n’est qu’au moyen de ces signes que nous élaborons nos idées premières ; sans eux, la plupart de celles que nous avons ou ne seraient jamais formées, ou seraient aussitôt évanouies ; et ce n’est jamais que revêtues de signes qu’elles nous apparaissent, et que nous en formons de nouvelles combinaisons. Ainsi pour bien rendre raison de ces combinaisons, il faut avoir expliqué l’origine, la nature et les effets de ces signes. La nécessité de cet examen sera mieux sentie quand il sera exécuté. C’est ce qui fait que nous devons nous y livrer actuellement.

  1. C’est pour cela que l’on peut dire que le vide, le néant est étendu. Le néant n’est rien, mais les corps peuvent se mouvoir quand rien ne les en empêche ; et ainsi ils parcourent de l’étendue qui n’existe que par rapport à eux. C’est cette étendue abstraite de tout être, mais dans laquelle un être peut tracer des figures par ses mouvemens, dont s’occupe la Géométrie pure. Aussi n’est-elle arrêtée dans ses spéculations par aucune considération propre à aucun être particulier.
  2. Pour un être sentant qui n’aurait pas la faculté d’exécuter des mouvemens, il n’y aurait pas d’étendue, car il n’en parcourrait jamais ; et pour un être sans étendue, il n’y a pas possibilité d’exécuter des mouvemens, car il faut occuper un espace pour pouvoir en changer.