Principes mathématiques de la philosophie naturelle/À la marquise du Chastelet

La bibliothèque libre.
Sur la physique de Newton

SUR LA PHYSIQUE DE NEWTON[1]


À MADAME


LA MARQUISE DU CHASTELET.


TU m’appelles à toi, vaſte & puiſſant génie,
Minerve de la France, immortelle Emilie.
Je m’éveille à ta voix, je marche à ta clarté,
Sur les pas des vertus & de la vérité.
Je quitte Melpoméne & les jeux du Théâtre,
Ces combats, ces lauriers, dont je fus idolâtre.
De ces triomphes vains mon cœur n’eſt plus touché.
Que le jaloux Rufus, à la terre attaché,
Traîne au bord du tombeau la fureur inſenſée
D’enfermer dans un vers une fauſſe penſée ;
Qu’il arme contre moi ſes languiſſantes mains,
Des traits qu’il deſtinoit au reſte des humains ;
Que quatre fois par mois un ignorant Zoïle
Eléve en frémiſſant une voix imbécille ;
Je n’entends point leurs cris que la haine a formés.
Je ne vois point leurs pas dans la fange imprimés.
Le charme tout-puiſſant de la Philoſophie,
Eléve un eſprit ſage au-deſſus de l’envie.
Tranquille au haut des cieux, que Newton s’eſt ſoumis,
Il ignore en effet s’il a des ennemis.
Je ne les connois plus. Déja de la carriére
L’auguſte vérité vient m’ouvrir la barriére ;

Déja ces tourbillons, l’un par l’autre preſſés,
Se mouvant ſans eſpace, & ſans règles entaſſés,
Ces fantômes ſçavans à mes yeux diſparoiſſent.
Un jour plus pur me luit ; les mouvemens renaiſſent ;
L’eſpace, qui de Dieu contient l’immenſité,
Voit rouler dans ſon ſein l’Univers limité,
Cet Univers ſi vaſte à notre foible vûe,
Et qui n’eſt qu’un atome, un point dans l’étendue.
    Dieu parle, & le cahos ſe diſſipe à ſa voix.
Vers un centre commun tout gravite à la fois.
Ce reſſort ſi puiſſant, l’âme de la nature,
Étoit enſeveli dans une nuit obſcure.
Le compas de Newton, meſurant l’Univers,
Leve enfin ce grand voile, & les Cieux ſont ouverts.
    Il découvre à mes yeux, par une main ſçavante,
De l’aſtre des ſaiſons la robe étincelante ;
L’émeraude, l’azur, le pourpre, le rubis,
Sont l’immortel tiſſu dont brillent ſes habits.
Chacun de ſes raïons dans ſa ſubſtance pure,
Porte en ſoi les couleurs dont ſe peint la nature,
Et confondus enſemble ils éclairent nos yeux,
Ils animent le monde, ils empliſſent les Cieux.
    Confidens du Très-haut, ſubſtances éternelles,
Qui brûlez de ſes feux, qui couvrez de vos aîles
Le Trône où votre Maître eſt aſſis parmi vous,
Parlez ; du grand Newton n’étiez-vous point jaloux ?
    La mer entend ſa voix. Je vois l’humide empire
S’élever, s’avancer vers le Ciel qui l’attire :
Mais un pouvoir central arrête ſes efforts ;
La mer tombe, s’affaiſſe, & roule vers ſes bords.

Cométes, que l’on craint à l’égal du tonnerre,
Ceſſez d’épouvanter les peuples de la terre ;
Dans une ellipſe immenſe achevez votre cours ;
Remontez, deſcendez près de l’aſtre des jours ;
Lancez vos feux, volez ; & revenant ſans ceſſe,
Des mondes épuiſés ranimez la vieilleſſe.
    Et toi, ſœur du ſoleil, aſtre qui dans les Cieux
Des ſages éblouis trompois les faibles yeux,
Newton de ta carriére a marqué les limites :
Marche, éclaire les nuits, tes bornes ſont preſcrites.
    Terre, change de forme, & que la peſanteur,
En abaiſſant le Pôle, éléve l’Équateur.
Pôle, immobile aux yeux, ſi lent dans votre courſe,
Fuyez le char glacé des ſept Aſtres de l’Ourſe :[2]
Embraſſez dans le cours de vos longs mouvemens
Deux cens ſiécles entiers par de-là ſix mille ans.
    Que ces objets ſont beaux ! Que notre âme épurée
Vole à ces vérités dont elle eſt éclairée !
Oui, dans le ſein de Dieu, loin de ce corps mortel,
L’eſprit ſemble écouter la voix de l’Éternel.
    Vous, à qui cette voix ſe fait ſi bien entendre,
Comment avez-vous pû, dans un âge encor tendre,
Malgré les vains plaiſirs, ces écueils des beaux jours,
Prendre un vol ſi hardi, ſuivre un ſi vaſte cours,
Marcher après Newton dans cette route obſcure
Du labyrinthe immenſe où ſe perd la nature ?
Puiſſé-je auprès de vous, dans ce Temple écarté,
Aux regards des François montrer la Vérité,

Tandis[3] qu’Algaroti, ſûr d’inſtruire & de plaire,
Vers le Tibre étonné conduit cette Étrangère.
    Que de nouvelles fleurs il orne ſes attraits,
Le compas à la main j’en tracerai les traits ;
De mes crayons groſſiers je peindrai l’immortelle ;
Cherchant à l’embellir, je la rendrois moins belle.
Elle eſt, ainſi que vous, noble, ſimple & ſans fard,
Au-deſſus de l’éloge, au-deſſus de mon art.


  1. Cette Lettre eſt imprimée au-devant des Elémens de Newton, donnés au Public par M. de Voltaire en 1738 & 1742.
  2. C’eſt la Période de la preſſion des Équinoxes, laquelle s’accomplit en vingt-ſix mille neuf cent ans, ou environ.
  3. M. Algaroti, jeune Vénitien, faiſoit imprimer alors à Veniſe un Traité ſur la Lumiére, dans lequel il expliquoit l’Attraction. Il y a eu ſept éditions de ſon Livre, lequel a été fort mal traduit en François.