Prise de possession/2

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II


Il est probable que dans l’enfance de l’humanité les premiers qui entourèrent un coin de terre cultivé par eux-mêmes, ne le firent que pour mettre à l’abri leur travail comme on range ses outils ; il y avait alors place pour tous, dans l’ignorance de tout, et la simplicité des besoins.

Aujourd’hui ce n’est pas son travail qu’on entoure de barrières mais le travail des autres ; ce n’est pas ce qu’on sème, mais ce que les autres ont semé depuis des milliers d’années qui sert à vivre somptueusement en ne faisant rien.

Si pourtant, en faisant quelque chose, n’est-ce point aujourd’hui le germinal de l’or ; c’est pour les finances le temps des semailles, les pourritures sociales sont fécondes, la moisson promet, elle est haute et touffue, heureusement elle n’ira pas dans les resserres de leurs accaparements, le raz de marée des foules passera noyant les gerbes et les jetant sur la terre.

Comme l’anthropophagie a passé, passera le capital.

Là est le cœur du vampire, c’est là qu’il faut frapper.

C’est là comme dans la légende de Hongrie que le pieu doit être enfoncé aussi bien pour la délivrance de ceux qui possèdent que pour celle des déshérités, — on ne sera plus parricide pour prendre les souliers des morts.

De fête en fête, d’hécatombe en hécatombe, le capital miné par tous les crimes qu’il fait commettre, rongé par ses propres actions, n’a plus qu’à disparaître.

Le grotesque est venu, c’est Harpagon se volant lui-même, aussi bien que Chylot se payant de chair vive, le voilà enfin acculé comme un chien enragé devant la nécessité pour le travail de se préserver de la mort.

Il est tout surpris, le travail, s’apercevant que rien ne peut exister sans lui ; qu’ayant tout produit, toujours accablé de misère et de faim, il a, lui, un héritage réel, celui qu’il produit sans cesse qui est du reste celui de tout homme (il n’entre pas dans l’esprit communiste de refaire des privilèges et des castes).

La prise de possession par le travail, la science, les arts, de tout ce qui leur appartient, c’est-à-dire du sol pour le rendre fécond ; des machines qui multiplient la production et diminuent les heures de travail.

Des forces de la nature pour s’en servir ainsi que d’outils dociles et puissants.

Le capital livré à lui-même est stérile comme le roc de granit, Dieu moderne aussi illusoire que toutes les divinités pour lesquelles on a couvert la terre de ruines, on commence à le reconnaître aussi fictif que les cordons de poil de roussette qui servent de monnaie aux canaques.

Si les produits de l’industrie humaine, entassés à l’exposition, ont été d’un fructueux rapport pour les caisses déjà trop pleines, elle a eu cet immense avantage de prouver combien les découvertes peuvent multiplier à l’infini les ressources de l’humanité ! la chose est simple et concluante.

Deux choses entre autres frappaient à cette exposition.

Dans la galerie des tableaux, le retour de chasse, c’est l’époque du renne ; plus loin, peut-être au fond des âges, le mâle a jeté à terre la proie saignante, il a sur le visage une seule chose, la force calme, la force à l’aurore du monde — la famille, peut être la tribu sont déjà nées, — la force ne sert encore qu’à rendre dans la rude nature la vie possible, il y a la chasse, surtout aux fauves sans doute, pas encore la guerre, les hommes ayant besoin les uns des autres — depuis la force a évolué, elle ne protège plus, elle écrase, c’est sa fin.

L’autre, la galerie des machines, il y en a de monstrueuses. Un bruit de ruches, on y entend tel que le feraient des abeilles d’airain, cela vous captive, vous attire presque entre les rouages des colosses.

Quel abîme entre les deux époques, les deux extrémités du cercle se joignent, un autre cycle va s’ouvrir et d’autres éternellement se dessinent et s’effacent pareils à ceux qui se forment quand on jette une pierre dans l’eau toujours de plus en plus larges.

Et, dans ce temps provisoire, enveloppée du linceul de la chrysalide, l’humanité sent déjà poindre des sens nouveaux — et s’éteindre quelques-uns des anciens ; la personnalité, s’augmente des milliards de vie qui s’agitent autour de nous pareilles à la goutte d’eau qui tient à l’immensité des mers. La terre semble toute petite, on dirait que des autres sphères viennent des appels à l’internationale des mondes et nul souffle humain n’est plus dans le cœur ni sur les pages ; on vit en avant, sans se rendre compte, primates que nous sommes.

Les forces inconnues dont la cause nous échappe, quelque naturelle qu’elle soit, les erreurs de notre appréciation, les lenteurs du langage qui rêvent mal la pensée ; l’ignorance des découvertes prochaines, toutes ces choses nous entravent — il n’existe plus de mots pour rendre les choses qu’on voit poindre ; derniers d’une époque, nous faisons les semis, nous gâchons le mortier, d’autres bâtiront l’édifice et nous allons disparaître enveloppés avec tout ce qui fut vivant comme d’un suaire dont on ramène les coins sur le cadavre. Quand, sous le linceul des eaux, on retrouvera l’atlantide sombrée comme un navire, elle ne sera pas plus morte que nous ne le serons d’hier ou d’aujourd’hui une fois disparu, n’est-ce pas la même ombre.

Nous sommes le même spectre qui a vu les temps d’autrefois ; les hommes en mourant ressemblent aux molécules qui se renouvellent sans que le corps, l’humanité, s’en aperçoive.

La vie universelle commence à se découvrir ; l’attracteur qui attire le fer vers l’aimant, qui soutient les globes dans l’espace se fait sentir aussi aux groupes humains ; ils ont reconnu qu’ils n’y sont pas plus insensibles que tout dans la nature dont les lois se font connaître à mesure que les mensonges disparaissent.

L’attraction vers le progrès s’affirmera d’autant plus que le pain sera assuré, quelques heures de travail devenu attractif étant volontaire, suffiront pour produire plus qu’il n’est nécessaire à la consommation.