Problèmes et Mystères/I

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Ernest Flammarion (p. 13-18).
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PROBLÈMES

ET MYSTÈRES




I


Ma première rencontre avec le Mont-Blanc fut extraordinaire.


Depuis une semaine, j’étais à Genève, attendant qu’un ciel impitoyablement couvert voulût bien s’éclaircir pour me laisser apercevoir la célèbre montagne ; de guerre lasse, je partis pour Sallanches où j’arrivai vers la fin du jour.


Alors, subitement, une ouverture circulaire se fit dans le plafond d’épais nuages qui assombrissait la vallée ; par cette ouverture, à une hauteur invraisemblable au-dessus de l’horizon, apparut en plein soleil le massif du Mont-Blanc, étincelant dans le ciel comme un astre subitement rapproché de la terre ; et du coup je compris la beauté suprême de la nature inorganique.


La vie et la pensée ont pour nous une telle importance, elles nous intéressent à si haut point, que nous sommes naturellement portés à leur attribuer une valeur immense. La mode — il s’en met partout — est de voir la vie répandue à profusion dans la nature ; en réalité, elle paraît n’être dans l’Univers qu’un accident.

On a renoncé depuis longtemps à mettre des habitants dans le Soleil, masse gazeuse portée à l’incandescence dans toute sa profondeur ; il ne saurait y en avoir non plus dans les innombrables étoiles de la voûte céleste, qui toutes sont des soleils. Ne parlons pas de la Lune, rocher stérile, ni de nos sœurs les planètes du système solaire, la plupart trop jeunes encore ou déjà trop vieilles pour que la vie puisse y exister, dont l’une, Uranus, est dans des conditions telles qu’il semble impossible qu’elle y existe jamais ; ne parlons que de la Terre où nous sommes. Il s’est écoulé des millions d’années avant que solidifiée, suffisamment refroidie, entourée d’air et d’eau, elle ait pu devenir habitable au moins pour des plantes ; d’autres millions d’années avant l’apparition de l’homme. Maintenant, à sa surface, la vie pullule ; mais grattez un peu cette croûte mince que nous foulons sous nos pieds : que trouvez-vous ? un globe de trois mille lieues de diamètre, dans l’épaisseur duquel aucun être vivant ne saurait trouver place ; et le sommet des hautes montagnes est là pour nous avertir qu’une légère diminution dans la densité de l’air suffirait pour faire de la surface entière de la Terre un désert glacé.


Il faut donc que l’Univers ait une autre raison d’être que la production de la vie et de la pensée ; cette raison, il serait inutile de la chercher. Mais si nous ne pouvons la comprendre ni même l’imaginer, le sens esthétique, le plus délicat que nous possédions, peut tout au moins nous faire pressentir son existence.


Tous ceux qui ont escaladé les cimes connaissent les impressions spéciales qu’elles font naître ; là où cesse la vie, là où il n’y a plus que des rochers et des glaciers dans l’azur sans limite, on éprouve comme un bonheur immense, surhumain ; on prend en pitié la ville d’où l’on sort, la civilisation à laquelle on appartient ; on ne voudrait plus redescendre au milieu des hommes.


Le croyant, dans son exaltation, se sent plus près de Dieu ; et pourtant, si Dieu, comme on nous le dit, avait tout fait pour la vie, et la vie elle-même pour l’homme, ces lieux déserts devraient nous faire horreur : car la vie en est absente et nous n’y saurions demeurer sans mourir.

N’y aurait-il pas dans ce sentiment, ou, pour mieux dire, dans cette sensation, comme un instinct nous avertissant que la vie, l’homme, la pensée humaine elle-même comptent pour peu de chose dans l’ensemble de la Nature ?