Problèmes et Mystères/II

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Ernest Flammarion (p. 19-31).
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II


Écoutons les philosophes :


« Un corps peut-il penser ? une étendue en longueur, en largeur et en profondeur peut-elle raisonner, désirer, sentir ? non, sans doute ; car toutes les manières d’être d’une telle étendue ne consistent que dans des rapports de distance ; et il est évident que ces rapports ne sont point des perceptions, des raisonnements, des sentiments, en un mot des pensées. Donc ce moi qui pense n’est point un corps, puisque mes perceptions sont tout autre chose que des rapports de distance… tous les rapports de distance se peuvent comparer, mesurer exactement par les principes de la géométrie ; et l’on ne peut ni comparer ni mesurer de cette manière nos perceptions et nos sentiments. Donc mon âme n’est point matérielle… c’est une substance qui pense, et qui n’a nulle ressemblance avec la substance étendue dont mon corps est composé… »


Il n’y a rien à répondre à cela ; mais c’est de la métaphysique pure et l’on peut raisonner tout autrement.


Qu’est-ce que l’intelligence ? qu’est-ce que la pensée ? Nous n’en savons rien. Faire de l’intelligence une entité spéciale est une supposition gratuite, alors que l’observation nous la montre toujours associée à un corps vivant ; et si l’on ne veut abandonner toute logique, il faut, ou refuser une partie spirituelle à l’homme, ou l’accorder au dernier des infusoires, qui montrent une intelligence bornée à la recherche de leur nourriture, mais indéniable ; on les voit se mouvoir en tous sens, se détourner des obstacles, lutter contre des forces contraires, donner enfin le spectacle de mouvements dirigés par une volonté consciente. N’ayant pas de cerveau, ils ne sauraient penser, de même que, privés d’yeux, ils ne peuvent connaître la vision distincte ; mais ils sont néanmoins sensibles à la lumière ; mais ils ont déjà la sensation et la volonté. Or la volonté fait partie des facultés dites immatérielles.


Connaissez-vous l’Hydre d’eau douce ? c’est une petite bête mesurant quelques millimètres, sans cerveau et sans yeux, parfaitement féroce d’ailleurs.


J’en ai fréquenté une qui habitait un grand bocal, fixée à la paroi de verre. L’ayant placée à l’opposé du jour, je l’ai retrouvée, quelques heures après, du côté de la fenêtre ; elle avait senti la lumière, et fait un trajet énorme pour elle afin de s’en rapprocher.


On nous élève dans l’idée que l’instinct seul dirige les actes des animaux, et nous passons ensuite notre vie à nous étonner des signes d’intelligence qu’ils ne cessent de nous montrer. Avez-vous remarqué que tous les propriétaires de chiens croient posséder des phénomènes ? À les entendre, il n’y en a pas de pareil au leur, il est extraordinaire, son intelligence est plus qu’humaine, il ne lui manque que la parole… et cela uniquement parce qu’ils ont été à même de l’étudier ; celui du voisin en fait tout autant.


La supériorité énorme de l’intelligence humaine, correspondant à un développement spécial du cerveau, tout différent de celui des animaux les plus voisins de nous dans l’échelle des êtres, nous rend très orgueilleux. En vain nous retrouvons dans tous les vertébrés les mêmes dispositions anatomiques, la même structure que chez l’homme : nous ne voulons rien avoir de commun avec eux. L’homme, dit-on avec indignation, ne serait qu’un animal comme les autres ! non assurément ; mais l’homme n’est qu’un animal d’un ordre plus élevé que les autres ; et il est aussi impossible de prouver qu’il possède une partie immatérielle qu’il est impossible de le nier, par la raison que cela échappe à toute espèce d’expérimentation ; par la raison que les mots Esprit et Matière expriment des idées purement métaphysiques, qui n’ont rien à voir avec les faits.


Pour les anciens, ce qui se voit, ce qui se touche, était de la matière ; le reste ne l’était pas. Le mot Spiritus signifiait à la fois l’esprit et le vent ; pour les philosophes de l’antiquité, le vent, la flamme même n’étaient pas matériels. Un vent impétueux, des langues de feu (probablement des aigrettes électriques) sont les signes de l’apparition du Saint-Esprit lors de la Pentecôte. Nous n’en sommes plus là ; tout ce qui n’est pas du domaine de la pensée, pour les modernes, est matière ; mais on reconnaît toujours, sous le nom de faits matériels et immatériels, deux ordres de faits différents. On ne veut pas que le cerveau sécrète la pensée, alors que chacun sent parfaitement qu’il pense avec sa tête, non avec sa main ou son pied ; on ne veut pas que des agents matériels influent sur la volonté, alors qu’il suffit de quelques gouttes d’alcool pour nous faire déraisonner.


Nous constatons à chaque instant l’action des agents matériels sur la pensée, et de la pensée sur le corps ; donc il y a entre ce que nous appelons Matière et ce que nous appelons Esprit, une chaîne ininterrompue ; donc l’un et l’autre appartiennent à un même ordre de faits, non à deux ordres de faits qui s’excluent ; donc il n’y a ni esprit, ni matière, au sens que l’on attribue à ces mots, il y a autre chose, un ordre de faits que nous ne connaissons pas encore, auquel tous les phénomènes se rattachent, et dont la connaissance seule pourrait nous conduire à celle de la substance de l’Univers, de la nature des êtres et des choses.


Il y a les corps que nous touchons, que nous voyons, que nous sentons, mais dont la nature essentielle nous est inconnue ; nous ne connaissons que leurs propriétés. Il y a le « je-ne-sais-quoi » dont les vibrations se manifestent sous forme de lumière, de chaleur et d’électricité ; il y a l’attraction universelle ; il y a les phénomènes vitaux. Autant de problèmes, autant de mystères. Si nous tenions la clef de toutes ces questions, si nous les avions résolues, si nous savions par expérience, à n’en pouvoir douter, que la force vitale est impuissante à engendrer la pensée, quelle frontière sépare l’intelligence humaine de l’intelligence animale ; si nous savions, enfin, une foule de choses que nous ne savons pas, nous serions en droit d’affirmer l’existence de l’âme purement spirituelle. Mais nous ignorons la nature de la force vitale ; mais nous voyons l’intelligence, d’abord rudimentaire, ensuite de plus en plus semblable à la nôtre, exister chez les animaux. Nous voyons, disons-nous, quand nous ne fermons pas les yeux pour ne pas voir. L’école spiritualiste, sentant le danger, n’a jamais voulu accorder à l’animal autre chose que l’instinct, en se gardant bien de définir et de limiter cet instinct. Un évêque célèbre, montant un jour à la tribune de la Chambre des députés pour flétrir les abominations enseignées par les philosophes modernes, signalait entre autres au mépris public cette proposition :


« Il y a des animaux qui réfléchissent. »


Dieu est incompréhensible, il n’est pas illogique ; un pur esprit peut être partout et nulle part tout à la fois, n’ayant aucun rapport avec l’espace. Mais comment une âme, de nature immatérielle, peut-elle habiter un lieu déterminé, un cerveau humain ? C’est ce que personne n’a jamais pu dire. Il est vrai que l’attraction universelle, la propagation indéfinie de la lumière, sont tout aussi mystérieuses quant à présent ; mais ce sont là des faits, il faut bien les admettre. L’Âme n’est qu’un moyen d’expliquer la production de la Pensée.


Déjà le poète Lucrèce niait l’existence de l’âme humaine, comme il niait celle des dieux de l’Olympe ; aussi l’appelle-t-on encore l’impie Lucrèce : ses œuvres sont tenues à l’écart de l’enseignement classique. Il ne faut pas s’en étonner. Dès les temps anciens, la métaphysique a installé dans le monde une singulière façon de raisonner : au lieu de chercher la vérité en elle-même et pour elle-même, on examine d’abord quelles conséquences telle ou telle idée pourrait avoir, si elle était vraie. Nul ne pourrait dire à quel point cette méthode a entravé la marche de l’humanité.


Quoiqu’il arrive d’ailleurs, on parlera toujours d’âme, d’esprit et de matière, comme on parle de la voûte céleste, du lever et du coucher des astres, bien que tout le monde sache depuis longtemps qu’il n’existe aucune voûte au-dessus de nos têtes et que les astres ne se sont jamais levés ni couchés ; ce sont façons de parler dont on ne saurait se déprendre, vu la difficulté de les remplacer.