Prolégomènes à toute métaphysique future/Première partie

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Traduction par Joseph Tissot.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 48-70).

PREMIÈRE PARTIE.

comment une mathématique pure est-elle possible ?

§ VI.

Il s’agit ici d’une grande et certaine connaissance, dont l’étendue est déjà étonnante aujourd’hui, qui promet une extension illimitée pour l’avenir, qui emporte avec elle une complète certitude apodictique, c’est-à-dire une nécessité absolue, qui ne repose en conséquence sur aucun principe expérimental, qui est par le fait un produit de la raison, mais qui n’en est pas moins absolument synthétique. « Comment donc est-il possible à la raison humaine de réaliser tout à fait a priori une pareille connaissance ? » Cette faculté, qui ne se fonde pas sur l’expérience et ne peut y prendre un point d’appui, ne suppose-t-elle pas quelque connaissance fondamentale a priori, profondément caché, mais qui pourrait se manifester par ses effets si l’on en recherchait avec soin les premières opérations ?


§ VII.

Or, nous trouvons que toute connaissance mathématique a cela de propre, qu’elle doit exposer ses notions tout d’abord en intuition, et même a priori, par conséquent en une intuition qui n’est pas empirique, mais pure, sans quoi elle ne peut faire un seul pas. Ses jugements sont donc toujours intuitifs, au lieu que la philosophie peut se contenter de jugements discursifs par simples notions, tout en expliquant ses doctrines apodictiques par une intuition, mais sans pouvoir jamais les en dériver. Cette observation sur la nature des mathématiques nous dirige déjà vers la première et suprême condition de leur possibilité, à savoir, qu’elle doit avoir pour fondement quelque intuition pure où elle puisse exposer toutes ses notions in concreto, et cependant a priori, ou, comme on dit, les construire[1]. Si nous pouvons découvrir cette intuition pure et la possibilité dont il s’agit, il sera facile de voir comment des propositions synthétiques a priori sont possibles dans la mathématique pure, et comment, par suite, cette science elle-même est possible. En effet, de même que l’intuition empirique permet sans difficulté d’étendre synthétiquement dans l’expérience la notion que nous nous faisons d’un objet par de nouveaux prédicats que nous offre l’intuition même, l’intuition pure donnera la même facilité, avec cette différence marquée cependant, que dans le dernier cas le jugement synthétique a priori sera certain et apodictique, et que dans le premier il sera certain a posteriori et empiriquement, parce que cette dernière espèce de jugement ne contient que ce qui se trouve dans l’intuition contingente empirique, tandis que la première renferme ce qui doit nécessairement se trouver dans l’intuition pure, puisque, comme intuition a priori, elle est indissolublement liée à la notion avant toute expérience ou toute perception individuelle.


§ VIII.

Mais, arrivé à ce point, la difficulté semble plutôt s’accroître que s’atténuer ; car la question devient alors celle-ci : Comment est-il possible de percevoir quelque chose à priori ? Une intuition est une représentation dépendant immédiatement de la présence de l’objet. Il semble donc impossible de percevoir originairement a priori, parce qu’alors l’intuition aurait lieu sans un objet présent auparavant ni dans le moment actuel, et qu’elle serait par là impossible. Il est bien vrai qu’il y a des notions de telle nature que nous pouvons les avoir tout à fait a priori, sans que nous nous trouvions en rapport immédiat avec l’objet ; telles sont celles qui ne contiennent que la pensée d’un objet en général, par exemple la notion de quantité, celle de cause, etc. Mais ces notions mêmes ont cependant besoin, pour qu’elles aient un sens, une signification, d’un certain usage in concreto, c’est-à-dire d’une application à quelque intuition qui nous donne son objet. Mais comment une intuition de l’objet peut-elle précéder l’objet même ?


§ IX.

Si notre intuition devait être de telle sorte qu’elle représentât des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, il n’y aurait aucune intuition a priori ; elles seraient toutes empiriques. Je ne puis en effet savoir ce qui est contenu dans l’objet même qu’autant qu’il m’est présent et donné. Sans doute on ne comprend pas encore alors comment l’intuition d’une chose présente doit me la faire connaître telle qu’elle est en soi, puisque les propriétés de cette chose ne peuvent passer dans ma faculté représentative ; mais en supposant le fait possible, il n’y aurait cependant pas lieu à une intuition a priori, c’est-à-dire avant que l’objet me fût représenté ; condition sans laquelle le rapport de ma représentation à l’objet est inconcevable, si ce n’est par inspiration. Il n’y a donc qu’une seule manière dont mon intuition puisse précéder la réalité de l’objet, et se constituer comme connaissance a priori, c’est qu’elle ne contienne que la forme de la sensibilité, qui précède dans mon sujet toutes les impressions réelles par lesquelles les objets peuvent m’affecter. Je puis en effet savoir a priori que des objets des sens ne sont perçus que suivant cette forme de la sensibilité. D’où il suit que des propositions qui concernent uniquement cette forme de l’intuition sensible sont possibles et valables à l’égard des objets des sens, et à l’inverse que des intuitions qui sont possibles a priori ne peuvent jamais concerner que des objets des sens.


§ X.

La forme de l’intuition sensible est donc ce par quoi nous pouvons percevoir des choses a priori, ce par quoi seulement nous pouvons connaître les objets tels qu’ils peuvent nous apparaître (à nos sens), non tels qu’ils peuvent être en soi ; et cette supposition est absolument nécessaire si l’on reconnaît la possibilité de propositions synthétiques a priori ; et, si elles sont réelles, sa possibilité doit être conçue et prédéterminée.

Or l’espace et le temps sont ces intuitions que la mathématique pure donne pour base à toutes ses connaissances, et aux jugements qui s’offrent en même temps comme apodictiques et nécessaires ; car une mathématique doit d’abord présenter toutes ses notions en intuition, et une mathématique pure doit les présenter en une intuition pure, c’est-à-dire les construire, sans quoi (parce qu’elle ne peut procéder analytiquement, ou par décomposition des notions, mais synthétiquement) il lui est impossible de faire un pas tant qu’elle n’a pas une intuition pure, dans laquelle seule la matière des jugements synthétiques a priori peut être donnée. La géométrie a pour base l’intuition pure de l’espace. L’arithmétique réalise ses notions numériques mêmes, par une addition successive des unités dans le temps. La mécanique pure surtout ne peut établir ses notions de mouvement qu’à l’aide de la représentation du temps. Or ces deux représentations ne sont que de simples intuitions ; car si l’on fait abstraction des intuitions empiriques des corps et de leurs changements (mouvement), de tout ce qui est empirique, de tout ce qui appartient à la sensation, restent encore l’espace et le temps, qui sont (par conséquent) des intuitions pures, qui servent de fondement a priori à tout ce qui précède, et dont on ne peut par conséquent jamais se défaire, mais qui, précisément parce qu’elles sont des intuitions pures a priori, prouvent qu’ils sont de simples formes de notre sensibilité, formes qui doivent précéder toute intuition empirique, c’est-à-dire la perception d’objets réels, et suivant lesquelles des objets peuvent être connus a priori, mais seulement, bien entendu, comme ils nous apparaissent.


§ XI.

La question de la présente section est donc résolue. Une mathématique pure, comme connaissance synthétique a priori n’est donc possible qu’autant qu’elle ne s’occupe que de simples objets sensibles, à l’intuition empirique desquels une intuition pure (celle de l’espace et du temps) sert de fondement et même a priori, et peut par cette raison avoir cet usage, parce qu’elle n’est que la simple forme de la sensibilité, forme antérieure à l’apparition des objets, puisqu’elle seule la rend réellement possible. Cependant cette faculté de percevoir a priori ne concerne pas la matière du phénomène, c’est-à-dire ce qui est sensation en lui, car cette sensation est ce qu’il y a d’empirique ; elle ne concerne que la forme du phénomène, l’espace et le temps. Si l’on doutait le moins du monde que ces deux choses ne font pas partie des déterminations inhérentes aux choses en elles-mêmes, mais qu’elles ne sont que des déterminations inhérentes à leur rapport avec la sensibilité, je voudrais bien savoir comment il est possible a priori, et par conséquent avant toute connaissance des choses, c’est-à-dire avant qu’elles nous soient données, de savoir ce que doit être leur intuition ; ce qui est cependant le cas avec l’espace et le temps. Mais cela est parfaitement concevable si tous deux ne sont que des conditions formelles de notre sensibilité, et que les objets n’aient qu’une valeur purement phénoménale ; car alors la forme du phénomène, c’est-à-dire l’intuition pure, peut être représentée absolument de nous-mêmes, c’est-à-dire a priori.


§ XII.

Afin d’ajouter quelque chose qui serve à expliquer et à confirmer ce qui vient d’être dit, on peut considérer seulement le procédé habituel et absolument nécessaire des géomètres. Toutes les preuves de l’égalité absolue de deux figures données (quand l’une d’elles coïncide de tous points avec l’autre) reviennent en définitive à ce qu’elles se superposent l’une à l’autre, ce qui n’est évidemment qu’une proposition synthétique reposant sur l’intuition immédiate, et cette intuition doit être donnée purement et a priori ; autrement la proposition ne pourrait pas valoir comme apodictiquement certaine ; elle n’aurait qu’une certitude empirique. Elle signifierait seulement qu’on a toujours remarqué qu’il en était ainsi, et n’aurait de valeur que dans la mesure de notre perception. Que l’espace absolu (qui ne limite pas lui-même un autre espace) ait trois dimensions, et que l’espace en général ne puisse pas non plus en avoir davantage, c’est ce qui est établi par la proposition que trois droites seulement peuvent se couper rectangulairement en un seul point. Mais cette proposition ne peut pas se démontrer par notions ; elle porte immédiatement sur une intuition, et même sur une intuition pure a priori, parce qu’elle est apodictiquement certaine. Si l’on peut demander qu’une ligne soit tirée à l’indéfini, ou qu’une série de changements (par exemple des espaces parcourus par un mouvement) soient continués à l’indéfini, c’est qu’on suppose une représentation de l’espace et du temps qui peut tenir uniquement à l’intuition, à savoir, en tant qu’elle n’est en soi limitée par rien, car elle ne pourrait jamais être déduite de notions. Des intuitions pures a priori servent néanmoins de fondement réel à la mathématique ; elles en rendent les propositions synthétiques et apodictiquement valables. Par là s’explique notre déduction transcendantale des notions dans l’espace et le temps, et du même coup la possibilité d’une mathématique pure qui, sans une déduction de cette sorte, et sans la supposition « que tout ce qui peut s’offrir à nos sens (aux externes dans l’espace, à l’interne dans le temps) n’est perçu par nous que comme il nous apparaît, non comme il est en soi », pourrait être accordée sans doute, mais point perçue.


§ XIII.

Ceux qui ne peuvent pas encore s’affranchir de l’idée que l’espace et le temps sont des propriétés réelles qui tiennent aux choses en soi, peuvent exercer leur sagacité au paradoxe suivant, et quand ils en auront vainement cherché la solution, libres au moins pour un instant de préjugés, soupçonner cependant qu’il pourrait bien se faire en effet que l’espace et le temps ne fussent que de simples formes de notre intuition sensible.

Si deux choses sont parfaitement identiques dans toutes les parties qui peuvent toujours être connues en soi (dans toutes les déterminations appartenant à la quantité et à la qualité), il doit se faire cependant que l’une peut être placée dans tous les cas et sous tous les rapports à la place de l’autre, sans que cette substitution occasionne la plus légère différence appréciable. Il en est ainsi en réalité des figures planes en géométrie ; mais des figures sphériques, malgré ce parfait accord interne, prouvent qu’au point de vue externe, l’une ne peut absolument pas prendre la place de l’autre : ainsi deux triangles sphériques de deux hémisphères opposés, qui ont pour base commune un même arc de l’équateur, peuvent être parfaitement égaux quant aux angles et aux côtés, en sorte que dans l’entière description d’un seul, il n’y ait rien qui ne convienne en même temps à la description de l’autre ; et cependant l’un ne saurait être mis à la place de l’autre (c’est-à-dire sur l’hémisphère opposé), car ici se trouve une différence interne des deux triangles qu’aucun entendement ne peut cependant donner comme intrinsèque, et qui ne se manifeste que par le rapport externe dans l’espace. Mais je veux citer des cas plus ordinaires, qui peuvent être pris de la vie commune.

Que peut-il y avoir de plus semblable à ma main ou à mon oreille que leur image dans une glace ? Et cependant je ne puis mettre cette main, telle qu’elle est vue dans le miroir, à la place de son image primitive ; car si c’était une main droite, c’est une gauche qui se voit dans le miroir, et l’image de l’oreille droite est une oreille gauche, qui ne peut davantage occuper la place de la première. Pas ici de différences internes qui puissent seulement se concevoir par un entendement quelconque ; et cependant les différences sont internes, si l’on s’en rapporte aux sens, car la main gauche ne peut être renfermée dans les mêmes limites avec la droite, malgré toute l’égalité et toute la ressemblance possible de part et d’autre (elles ne peuvent coïncider), le gant de l’une ne peut servir à l’autre. Quelle est donc la solution ? Ces objets ne sont peut-être pas des représentations des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et telles que l’entendement pur les connaîtrait, mais ce sont des intuitions sensibles, c’est-à-dire des phénomènes dont la possibilité repose sur le rapport de certaines choses inconnues en soi à quelque autre chose, c’est-à-dire à notre sensibilité. L’espace est donc la forme de l’intuition externe par rapport à cette sensibilité, et la détermination interne de chaque espace n’est possible que par la détermination du rapport externe à l’espace entier, dont celui-là est une partie (au rapport avec le sens externe) ; c’est-à-dire que la partie n’est possible que par le tout, ce qui n’a jamais lieu avec les choses en soi comme objets de l’entendement pur, mais seulement avec les simples phénomènes. Nous ne pouvons donc rendre intelligible par aucune notion particulière la différence des choses semblables et égales, mais cependant asymétriques (incongruenter) ; nous ne le pouvons que par le rapport à la main droite et à la gauche, qui regarde immédiatement une intuition.


première observation.

La mathématique pure, et surtout la géométrie pure ne peut avoir de réalité objective que sous la condition de ne se rapporter qu’à des objets sensibles, à l’égard desquels le principe est : que notre représentation sensible n’est point une représentation des choses en elles-mêmes, mais seulement de la manière dont les choses nous apparaissent. D’où il suit que les propositions de la géométrie peuvent être rapportées aux objets réels, non pas tout à fait comme des déterminations purement imaginaires de notre fantaisie poétique, et par conséquent pas avec certitude, mais qu’elles ont une valeur nécessaire relativement à l’espace, et par suite, à tout ce qui peut se trouver dans l’espace, attendu que l’espace n’est que la forme de tous les phénomènes externes, sous laquelle seule les objets des sens peuvent être donnés. La sensibilité, dont la forme a pour fondement la géométrie, est ce qui sert de base à la possibilité des phénomènes extérieurs. Ces phénomènes ne peuvent par conséquent jamais contenir que ce qui leur est prescrit par la géométrie. Il en serait tout différemment si les sens devaient représenter les objets comme ils sont en eux-mêmes. Alors, en effet, il ne résulterait point de la représentation de l’espace, représentation que le géomètre donne pour fondement a priori à toutes les espèces de propriétés de l’étendue, que tout cela, ainsi que les conséquences qui s’y rattachent, doive être précisément ainsi dans la nature. On tiendrait l’espace des géomètres pour une simple fiction, et l’on n’y croirait aucune valeur objective, par la raison qu’on ne voit pas du tout comment des choses doivent nécessairement s’accorder avec l’image que nous nous en faisons de nous-mêmes et par avance. Mais si cette image ou plutôt cette intuition formelle est la propriété essentielle de notre sensibilité, au moyen de laquelle seule des objets nous sont donnés, et que cette sensibilité ne représente pas des choses en soi, mais seulement leurs phénomènes, il est bien facile de comprendre alors, et même de prouver invinciblement, que tous les objets extérieurs du monde sensible doivent s’accorder de tous points avec les propositions de la géométrie, parce que la sensibilité, à l’aide de sa forme des intuitions extérieures (l’espace) dont s’occupe le géomètre, rend seule possibles enfin les objets comme simples phénomènes. Ce sera toujours un fait digne de remarque dans l’histoire de la philosophie, qu’il ait été un temps où les mathématiciens mêmes qui étaient aussi philosophes, aient commencé à douter, non pas, il est vrai, de la justesse de leurs propositions géométriques en tant qu’elles ne concernent que l’espace, mais de la valeur objective et de l’application de cette notion même et de toutes ses déterminations à la nature, puisqu’ils n’étaient pas bien sûrs qu’une ligne pût naturellement se composer de points physiques, et, par suite, le véritable espace dans l’objet se composer de parties simples, quoique l’espace que le géomètre pense ne puisse se composer de rien de semblable. Ils ne s’aperçurent pas que cet espace n’est pas une propriété des choses en elles-mêmes, que ce n’est qu’une forme de notre représentation sensible ; que tous les objets dans l’espace sont de simples phénomènes, c’est-à-dire non pas des choses en soi, mais des représentations de nos intuitions sensibles, et que l’espace, tel que le conçoit le géomètre, étant la forme très exacte de l’intuition sensible que nous trouvons en nous a priori et qui contient la raison de la possibilité de tous les phénomènes externes (quant à leur forme), ces phénomènes doivent nécessairement s’accorder et de la manière la plus précise, avec les propositions du géomètre, propositions qu’il ne tire d’aucune notion imaginée, mais du fondement subjectif de tous les phénomènes externes, c’est-à-dire de la sensibilité même. À cette condition seulement, et pas à une autre, le géomètre peut être à l’abri de toutes les chicanes d’une métaphysique pointilleuse, sur la réalité incontestablement objective de ses propositions, si étranges qu’elles puissent paraître à la métaphysique, parce qu’elle ne remonte pas jusqu’à la source de ses notions.


deuxième observation.

Tout ce qui doit nous être donné comme objet doit nous être donné en intuition. Or, toute notre intuition n’a lieu que par le moyen des sens ; l’entendement ne perçoit rien ; il réfléchit seulement. Et comme les sens, d’après ce qui a été jusqu’ici établi, ne nous donnent jamais à connaître les choses en elles-mêmes dans aucune de leurs parties, mais seulement leurs phénomènes, et que ces phénomènes sont de pures représentations de la sensibilité, « tous les corps eux-mêmes, avec l’espace qui les contient, ne doivent être regardés que comme de simples représentations internes, et n’existent que dans notre pensée ». N’est-ce donc pas là un idéalisme évident ?

L’idéalisme consiste dans l’affirmation qu’il n’y a pas d’autres êtres que ceux qui pensent, que tout le reste des choses que nous croyons percevoir dans l’intuition, ne seraient que des représentations dans les êtres pensants, auxquelles en réalité aucun objet distinct de ces derniers ne correspondrait. Je dis, au contraire, que des choses nous sont données comme extérieures à nous et saisissables à nos sens, mais que nous ne savons rien de ce qu’elles peuvent être en soi, que nous n’en connaissons que les phénomènes, c’est-à-dire les représentations qu’elles opèrent en nous lorsqu’elles affectent nos sens. J’avoue donc bien qu’il y a hors de nous des corps, c’est-à-dire des choses qui, bien qu’elles nous soient tout à fait inconnues, quant à ce qu’elles peuvent être en elles-mêmes, nous sont cependant connues par les représentations que nous procure leur action sur notre sensibilité, et auxquelles nous donnons le nom de corps, mot qui n’indique par conséquent que le phénomène de cet objet à nous inconnu mais néanmoins réel. Peut-on bien appeler cela idéalisme ! C’en est tout juste le contraire.

Bien avant Locke déjà, mais surtout depuis, on admettait et on accordait généralement que l’on peut dire, sans préjudice de l’existence réelle de choses extérieures, d’une multitude de leurs prédicats, qu’ils ne font point partie de ces choses considérées en elles-mêmes, qu’ils n’appartiennent qu’à leurs phénomènes, et n’ont aucune existence propre en dehors de notre représentation. De ce nombre étaient la chaleur, la couleur, la saveur, etc. Si j’y ajoute par de bonnes raisons le reste des qualités des corps, qu’on appelle premières, l’étendue, le lieu, et en général l’espace avec tout ce qui en dépend (impénétrabilité ou matérialité, forme, etc.), et que je mette tout cela au nombre des simples phénomènes, c’est à quoi on ne pourra trouver raisonnablement à redire. Et de même que celui qui ne regarde pas les couleurs comme des propriétés qui fassent partie de l’objet même, mais comme des modifications qui tiennent au sens de la vue, ne peut cependant point s’appeler idéaliste, de même ma doctrine ne peut être traitée d’idéalisme par le seul fait que je trouve qu’un plus grand nombre de propriétés des corps, que toutes les propriétés même qui constituent l’intuition d’un corps, n’appartiennent qu’à son phénomène ; car l’existence de la chose qui apparaît n’est point par là même supprimée, comme dans le véritable idéalisme ; mais par là on fait voir seulement qu’on ne peut absolument pas connaître par les sens la chose telle qu’elle est en soi.

Je voudrais bien savoir ce que devraient donc être mes assertions pour ne pas impliquer l’idéalisme. Je devrais dire sans doute que la représentation de l’espace n’est pas entièrement d’accord avec le rapport de notre sensibilité aux objets comme je l’ai dit mais qu’elle est absolument semblable à l’objet, assertion à laquelle je ne puis trouver de sens, aussi peu qu’il y a peu de ressemblance entre la sensation de rouge et la propriété du cinabre qui produit en moi cette sensation.


troisième observation.

On peut en conséquence répondre aisément à une objection facile à prévoir, mais sans force, à savoir « que par l’idéalité de l’espace et du temps tout le monde sensible se trouve converti en une pure apparence ». Après qu’on eût commencé par dénaturer tout aperçu philosophique touchant la nature de la connaissance sensible en ne faisant consister la sensibilité qu’en une espèce de représentation confuse d’après laquelle nous connaîtrions encore les choses telles qu’elles sont, mais sans avoir la faculté de tout ramener dans cette représentation à une conscience claire ; nous avons, au contraire, prouvé que la sensibilité ne consiste pas dans cette différence logique de la clarté, ou de l’obscurité, mais dans la différence génétique de l’origine de la connaissance même, puisque la connaissance sensible ne nous représente absolument pas les choses comme elles sont, mais seulement la manière dont elles affectent nos sens, et que par elle sont données à la réflexion de l’entendement de simples phénomènes, et non les choses en soi. Cet arrangement nécessaire une fois fait, on soulève, par une confusion impardonnable et presque délibérée, l’objection qui consiste à dire que ma doctrine convertit toutes les réalités du monde sensible en une pure apparence.

Quand un phénomène nous est donné, nous sommes encore tout à fait libres sur la manière de juger la chose en conséquence. Il reposait sur les sens, mais le jugement est l’affaire de l’entendement, et il s’agit de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas vérité dans la détermination de l’objet. Or, la différence entre la vérité et le rêve n’est pas décidée par la propriété des représentations qui sont rapportées à des objets, puisque ces représentations sont les mêmes de part et d’autre, mais elle l’est par la liaison des représentations suivant les règles qui déterminent l’enchaînement des représentations dans la notion d’un objet, et en tant qu’elles peuvent coexister ou non dans une expérience. Et alors ce n’est pas la faute des phénomènes si notre connaissance prend l’apparence pour une vérité, c’est-à-dire si une intuition par laquelle un objet nous est donné est prise pour une notion de l’objet ou de l’existence de cet objet, existence que l’entendement ne peut que concevoir. Les sens nous représentent le cours des planètes comme s’il s’exécutait tantôt en avant, tantôt en arrière, en quoi il n’y a ni erreur ni vérité, parce que tant qu’on pense qu’il n’y a là qu’un phénomène, on ne juge pas du tout encore de la nature objective de leur mouvement. Mais parce qu’il peut facilement y avoir jugement faux, si l’entendement n’est pas sur ses gardes pour éviter de prendre pour objective cette espèce de représentation subjective, on dit alors : Les planètes semblent rétrograder. Mais l’apparence n’est pas imputable aux sens ; c’est l’affaire de l’entendement, qui seul a charge de porter un jugement objectif d’après le phénomène.

De cette manière, tout en ne faisant aucune attention à l’origine de nos représentations, et quoique nos intuitions sensibles (quel qu’en soit le contenu) unissent en une expérience dans l’espace et le temps suivant des règles qui président à l’enchaînement de toute connaissance, peut naître une apparence trompeuse ou une vérité, suivant que nous sommes inconsidérés ou prudents ; ce qui ne regarde que l’usage des représentations sensibles dans l’entendement, et point du tout leur origine. Pareillement, si je ne considère toutes les représentations des sens avec leur forme, l’espace et le temps, que comme des phénomènes, et ces phénomènes comme une simple forme de la sensibilité qui ne se rencontre point dans les objets en dehors de cette sensibilité même, et que je ne me serve de ces représentations que par rapport à une expérience possible, il n’y a pas alors la moindre occasion d’erreur, ou bien une apparence doit me porter à les considérer comme de simples phénomènes, car elles peuvent néanmoins s’enchaîner régulièrement en une expérience suivant des règles de la vérité. Ainsi toutes les propositions de la géométrie sur l’espace comme sur tous les objets des sens, par conséquent à l’égard de toute expérience possible sont valables, si je considère l’espace comme une simple forme de la sensibilité, ou comme quelque chose qui tient aux objets sensibles eux-mêmes, quoique dans le premier cas seulement je puisse comprendre la possibilité de savoir a priori ces propositions concernant tous les objets de l’intuition extérieure ; à part cela, pour ce qui est de toute expérience purement possible, c’est tout comme si je n’avais pas entrepris ce divorce avec l’opinion commune. Mais si, avec mes notions d’espace et de temps, j’ose sortir de toute expérience possible ce qui est inévitable quand je les donne pour des propriétés inhérentes aux choses en soi (qu’est-ce qui pourrait alors m’empêcher en effet de les rapporter cependant aux mêmes choses, si mes sens pouvaient être organisés autrement, et de manière à se trouver ou non en harmonie avec elles ?) —, alors une erreur grave est possible ; elle porte sur une apparence, lorsque je donne ce qui n’était qu’une simple condition personnelle de l’intuition des choses, et qui n’avait de valeur certaine que pour tous les objets des sens, par conséquent pour toute l’expérience possible seulement, comme universellement valable, parce que je la rapportais aux choses en elles-mêmes, au lieu de la restreindre aux conditions de l’expérience.

Tant s’en faut donc que ma doctrine de l’idéalité de l’espace et du temps fasse du monde sensible tout entier une simple apparence, qu’elle est bien plutôt l’unique moyen d’assurer l’application de l’une des connaissances les plus importantes, de celle que la mathématique expose a priori, à des objets réels, et d’empêcher qu’elle ne soit prise pour une simple apparence, parce qu’il serait absolument impossible sans cette remarque, de décider si les intuitions d’espace et de temps, que nous n’empruntons d’aucune expérience, et qui sont cependant a priori dans notre représentation, ne seraient pas de pures chimères qui n’auraient pas d’objet, pas d’objet adéquat du moins, et par conséquent si la géométrie elle-même n’est pas une pure apparence, quand nous en avons au contraire établi la validité incontestable par rapport à tous les objets du monde sensible, par cela même que ces objets sont de simples phénomènes.

En deuxième lieu, il s’en faut d’autant plus que mes principes, parce qu’ils composent les phénomènes de représentations sensibles, qu’ils convertissent la vérité expérimentale en simple apparence, qu’ils sont bien plutôt l’unique moyen d’éviter l’apparence transcendante, qui a jusqu’ici fait illusion à la métaphysique, laquelle a été ainsi conduite à des efforts puérils, pour attraper des bulles de savon, parce qu’on prenait des phénomènes, qui sont cependant de simples représentations, pour des choses en soi. De là toutes ces antinomies de la raison que je mentionnerai plus tard, et qui s’évanouissent à cette seule observation : qu’un phénomène, tant qu’il est employé dans l’expérience, produit la vérité, mais que du moment qu’il en franchit les bornes et devient transcendant, il ne produit qu’une pure apparence.

Laissant aux choses que nous nous représentons par les sens leur réalité, et restreignant notre intuition sensible de ces choses à ce qu’en aucune partie, pas même dans les intuitions pures d’espace et de temps, elles ne nous représentent rien de plus que le simple phénomène, mais nullement leur qualité en elle-mêmes, je n’imagine par là aucune apparence perpétuelle de la nature, et ma protestation contre toute pensée d’idéalisme est si claire, si peu équivoque, qu’elle serait même superflue, s’il n’y avait pas des juges incompétents qui, pouvant aisément donner un vieux nom à une déviation de leur opinion déraisonnable, bien que commune, et ne jugeant jamais de l’esprit des dénominations philosophiques, mais s’attachant toujours à la lettre, n’étaient toujours prêts à mettre leur propre opinion à la place de notions bien déterminées, et par là même à les violenter et dénaturer. Car, de ce que j’ai moi-même donné à ma théorie le nom d’idéalisme transcendantal, je ne puis avoir autorisé personne à le confondre avec l’idéalisme empirique de Descartes (quoique ce ne fût là qu’un problème dont l’insolubilité, au jugement de Descartes, donnait à chacun le droit de nier l’existence du monde corporel, parce qu’elle ne pouvait pas être démontrée d’une manière satisfaisante), ou avec l’idéalisme mystique et fanatique de Berkeley (contre lequel et autres semblables chimères notre Critique contient plutôt le véritable remède). Mon idéalisme, en effet, ne concerne que l’existence des choses (existence dont le doute constitue proprement l’idéalisme, dans l’acception commune du mot), que je n’ai jamais eu la pensée de révoquer en doute ; il n’a pour objet que la représentation sensible des choses, dont l’espace et le temps font essentiellement partie. J’ai seulement prouvé que ces deux notions en général, par conséquent tous les phénomènes, ne sont pas des choses (mais de simples modes de représentation), et qu’ils ne sont pas même des déterminations des choses en soi. Le mot transcendantal, qui ne signifie jamais dans ma pensée un rapport de notre connaissance aux choses, mais simplement la faculté de connaître, aurait dû prévenir ce malentendu. Pour échapper désormais à cet inconvénient, je retire volontiers cette dénomination, pour la remplacer par celle d’idéalisme critique. Mais si c’est en fait un idéalisme condamnable que de faire des choses (non des phénomènes) de pures représentations, comment faut-il donc appeler celui qui, à l’inverse, convertit en choses de simples représentations ? Je crois qu’on peut l’appeler idéalisme sommeillant, pour le distinguer de celui qui précède, et qui peut prendre le nom d’idéalisme délirant. L’un et l’autre ont dû être repoussés par mon idéalisme appelé autrefois transcendantal, et qui sera mieux caractérisé par l’épithète de critique.




Notes[modifier]

  1. V. Critique, p. 314.