Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/09

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L'ANCIENNE RELIGION DE THOR.
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Les écrits des savans sur l'antiquité de leur pays. — Les sources d'où, les érudits ont tiré leurs matériaux. — Arrivée d’Odin en Suède. — Etablissement de sa religion. — Haine d'Odin contre les Romains. — Ses guerres. — Les anciens habitans de la Suède chassés au nord, ou en Finlande. — Mort d'Odin. — Idée de la Trinité. — Thor, Odin et Freya. — Chapitre de la création du monde, tiré de l’Edda. Sacrifice annuel des peuples. — Rois sacrfiés aux dieux.


Il y a une cinquantaine d’années que c’était la mode parmi les gens de lettres de faire des recherches sur les antiquités et l’histoire de leur pays : en Irlande, en Écosse plusieurs écrivains connus ont poussé bien loin leurs recherches de ce côté ; mais quand on mettrait ensemble tous les écrits de toutes les nations à ce sujet : ce ne serait pas la moitié de ceux que les professeurs d’Upsal ont produits.

Jean Jhre, Göransson, Budbeck etc. etc. ont publié d’immenses infolios de conjectures et de rêveries des Plllâ extraordinaires. L’|, m prétend dans son Atlantica, que la Suède était l’île Atlantide de Platon, et donne à penser que c’est là qu’était le paradis terrestre où le premier homme fut créé. Göransson se perd dans des conjectures sans fin, pour prouver que Gog le premier fils de Japhet, aussitôt sorti de l’arche, arriva dans la Suède ety donna son nom aux Goths.

Jean Jhre est beaucoup plus raisonnable ; Il prouve par différens auteurs anciens, que les Goths habitèrent autrefois la Chersonèse-Tauride et les Palus-Méotides ; qu’ils se transportèrent ensuite en Thrace. Il cite Eutrope et Ammien qui donnaient indifféremment le nom de Goths ou de Scythes aux troupes qui servaient de gardes aux empereurs de Constantinople. Procope aussi dans la description du Pont-Euxin et des pays qui le bordent, nomme expressément et plusieurs fois les Goths. Tous Ces récits tendent à prouver que les Goths sont d’origine scythe ou tartare.

Il est tout naturel de penser que les Goths, aussi bien que toutes les nations, qui sortirent de la Tartarie sous des noms différens, pour envahir l’Europe, étaient d’origine scythe. Mais que la Scythie des anciens fut eu Suède, voilà qui est aussi inadmissible que l’Europe conquise par le très-petit nombre d’hommes qui habitaient cette partie de la Suède appelée les Gothies ; loin que ces provinces fussent le pays originaire des Goths, elles furent au contraire conquises et nommées d’après eux, lorsqu’ils s’y furent établis, ainsi qu’ils avaient fait dans beaucoup d’autres endroits, comme je l’ai dit page 57.

Peut-être ne sera-t-on pas fâché d’avoir quelques notions des prétentions qui ont si souvent fait rêver les érudits des trois royaumes du Nord ; car la manie n’a pas été particulière à la Suède ; le Dannemarck et la Norvège ont bien aussi eu leurs rêveurs, et quoique les écrivains des trois pays ayent toujours rapporté la même histoire, ils l’ont toujours adaptée à leur pays seulement. Ces messieurs ont eu beau faire ; l’ancienne histoire d’un pays est aussi celle de l’autre. Si par hasard le lecteur venait à m’accuser d’un peu de pédanterie. je le prie de se rappeler que je suis à Upsal, et que le bon Evêque de Marseille, ainsi que Howard furent atteints de la peste, en visitant les pestiférés.

Tous les renseignemens dont les érudits ont tiré leurs conjectures, ne consistent que dans les écrits de quelques savans qui froissaient dans la république d’Islande depuis le neuvième jusqu’au treizième siècle. Cette république s’était formée d’une colonie de Norvégiens, qui a cette époque préférèrent quitter leur pays, à se soumettre au joug d’Harald Haarfager (aux beaux cheveux) qui avait réuni sous sa puissance la plupart des petits royaumes qui la composaient. Se trouvant en paix dans cette partie éloignée du monde alors plus fertile, et possédant un climat moins glacé, ils se donnèrent une forme de gouvernement, (qu’ils appelèrent république) et à la tête duquel était un lagman ou chef perpétuel : Snore Sturleson, le plus fameux des écrivains de ce pays, en était aussi lagman : c’est à lui seul que l’on doit les détails de l’ancienne histoire des Goths, qui vinrent s’établir dans la Scandinavie, ainsi qu’une grande partie de la connaissance de leur mythologie : il y a sans doute beaucoup d’autres écrits que les siens, mais ce sont pour la plupart des chants religieux ou des espèces de questions énigmatiques.

Les peuples de l’Europe actuellement existans, doivent une si grande partie de leurs institutions, à ces nations qui refluant du Nord et du centre de l'Asie, accablèrent enfin l’empire romain, que l’étude de leurs loiS et de leurs mœurs ne peut qu’être très-intéressante. L’analogie que l’on retrouve à chaque instant, entre les coutumes de ces hordes a demi sauvages et celles des peuples les plus civilisés et les plus instruits, est bien faite pour donner à penser au philosophe et à l’historien.

La distinction entre les vainqueurs et les vaincus, c’est-à-dire entre les anciens habitans et les nouveaux possesseurs de l’Europe n’a jamais été bien établie[1]. Les peuples modernes tiennent des uns et des autres, et je mets en fait que l’origine de nos coutumes, même les plus frivoles, pourrait se retrouver parmi les leurs.

Qui pourrait tracer l’origine des Celtes, la trouverait sans doute, quoique à une époque très-reculée dans ces mêmes fertiles et inépuisables contrées qui semblent destinées à renouveler la race humaine, et dont presque toutes les nations du monde, même celles de l’Amérique, se glorifient encore d’être originaires.

On a pu Voir dans le volume sur l’Irlande, page 55, que les anciens habitans prétendent être les descendans d’une nation errante, venue de la Tartarie, et conduite dans leur île par Milesius, six ou sept cents ans avant les premières expéditions des peuples qui envahirent l’empire romain. Par le long espace de temps qu'elle avait séjourné dans les différens pays où les historiens rapportent qu’elle avait passé, sur-tout dans cette partie de l'Espagne, qui borde les Pyrénées, elle devait avoir quitté la Tartarie plus de quinze cents avant ces derniers.

Les coutumes et le langage des Irlandais et des montagnards d’Ecosse, sont encore celtiques : or si ceux-ci sont venus de la Tartarie, n’est-il pas clair que les autres Celtes, parlant des dialectes de la même langue et ayant les mêmes usages, doivent aussi en être venus.

Ce n’est que dans les îles, et dans les montagnes, que ces nations abâtardies ont pu résister efficacement et se maintenir contre les peuples féroces, braves et vigoureux qui ont envahi les pays qu’ils habitaient. Si l’Europe avait le malheur d’avoir à combattre à présent contre des essaims pareils de barbares, qui pourrait répondre que le résultat ne serait pas le même ?

Qui sait si la providence n’a pas ménagé l'aveuglement inouï des princes et des peuples, dans Cet horrible temps de révolutions, afin de renouveler la race européenne, ainsi que l’histoire nous montre qu’elle l’a déjà été deux fois à des époques à-peu-près aussi distantes ? Qui sait, si un autre Gengis, ou Tamerlan, ne se forme pas dans la grande pépinière du genre humain : qui, profitant de l’état de faiblesse, où les querelles sanglantes qui déchirent l’Europe la laisseront long-temps, saura la réduire a son joug, et achevera l’ouvrage des philosophes, en égorgeant les trois quarts de ce qui lui restera d’habitans, et la repeuplant avec ses tartares.

On ne saurait trouver ailleurs que dans les pays du Nord, des traces plus fraîches de la religion, des mœurs, et du langage des peuples qui ont enfin terrassé le collosse de l’empire romain. Ce n’est guères que dans le treizième siècle, que la religion chrétienne a succédé en Suède, au culte de Thor, Odin, et Freya.

Les historiens Islandais, à qui l’on a l'obligation de connaître l’ancienne histoire de ces pays, ont comme ceux de toutes les nations, entouré leur origine de fables et de merveilleux ; ainsi Snore Sturleson fait descendre Odin, le conquérant et le législateur de la Suède et du nord de l’Europe d’une fille de Priam, à la vingtième génération. Il est étrange en vérité que toutes les nations de l’Europe veuillent descendre de quelques-uns des malheureux restes de la ville de Troye, a l’imitation des Romains qui, comme on le sait, se prétendraient descendans d’Enée[2].

Au milieu de tout ce fatras de choses absurdes et ridicules, il en est cependant de très-intéressantes et qui semblent s’accorder avec la vérité. Si l’on veut se donner la peine d’ôter ce qu’il y a de merveilleux dans l’histoire de l’arrivée d’Odin, ou Woden, comme d’autres nations l'appellent, on n'y verra rien que de très-simple.

Soixante ans environ, avant l’Ere chrétienne lorsque les Romains au faîte de leur puissance chassaient et conquéraient tous les peuples dont ils pouvaient approcher. Sigge, appelé Odin, (ce qui signifie, l’illustre, le divin[3], usage assez commun chez les peuples orientaux) pour ne pas se soumettre à leur joug, quitta avec une suite brillante et nombreuse un pays situé vers la mer Caspienne entre le Tanaïs et le Borysthène, appelé Tyrkland[4], où il avait de grandes possessions.

Voyageant à l’ouest, Odin arriva sur les bords de la mer Baltique, où les peuples étonnés de sa magnificence et de sa sagesse le regardèrent lui et ses compagnons, plutôt comme des dieux que comme des hommes, et se persuadèrent qu’ils en étaient les députés. Leur beauté et leur force leur gagnèrent tous les cœurs. Ils cherchèrent à civiliser les peuples, chez qui ils se trouvaient, et plus par persuasion que par force, Odin les rassembla sous une forme de gouvernement, et mit à leur tête trois de ses fils : lorsqu’en fin s’étant informé qu’il y avait de bons pays dans la Suède il fit des offres à Gylphe que l’on prétend y avoir régné alors, pour aller s’y établir : celui-ci qui sentait bien qu’il n’était pas en état de lui résister, l’y imita.


Le pays plut à Odin : il y bâtit pour les siens une ville, qu’il nomma d’après lui ou un de ses fils Sigrun (la ville de Sigge). Il y établit, dit Snore Sturleson, un gouvernement pareil à celui de l’ancienne ville de Troye. Il y établit douze gouverneurs pour juger le pays. Les habitans appellèrent aussi cette ville, Æse-garth (habitation des Asiatiques), car lui et les siens étaient appelés Æsir (Asiatiques)[5].

Odin donna aux peuples, le Culte du Dieu Thor, qui a assez de rapport avec le Jupiter des anciens : il établit la croyance de l’immortalité de l’âme. Un des dogmes principaux, était que ceux seulement qui mourraient à la guerre, ou au moins de mort violente, pourraient être admis dans le Walhall (la salle des dieux), et se réjouir avec les héros en buvant de l’hydromel dans le crâne de leurs ennemis[6].

La matinée dans ce paradis, devait être employée à se battre. À l’heure du dîner les blessés guérissaient, les tués ressuscitaient et tous venaient dans la salle manger et s’enivrer. Le paradis, où les braves seuls devaient être admis, était bien échauffé, et l’enfer, où les criminels et les lâches devaient être plongés, était à la glace.

Odin enfin érigea un temple à Thor à Gamla-Upsola, (la vieille Upsale) : il existe encore à présent et sert de paroisse au village de ce nom.

On peut supposer que la haine qu’Odin portait aux Romains, fut ce qui l'engagea à donner ces dogmes féroces aux peuples qu’il soumit à sa domination, afin de les mettre en état de leur être opposés et de se créer des vengeurs. C'est à ces dogmes terribles, (qu’il paraît que tous les habitans du nord de l’Europe et même de l’Asie avaient adoptés) que les Romains et sans doute l'Europe entière ont dû leur bouleversement total, trois ou quatre cents ans après cette époque.

Quoique Odin se fût fixé en Suède, étant à-peu-près le centre des vastes pays dont il avait fait ses fils gouverneurs, il n’avait pas tout à fait abandonné celui d’où il était venu. Il y retourna plusieurs fois et y fit des guerres sanglantes, vraisemblablement contre ses oppresseurs. Les peuples avaient un tel respect pour lui et les siens, que l’on appelait ce pays, Gud-heim la demeure des dieux, pendant qu’ils donnaient le nom de Manheim, la demeure des hommes, à celui qu’ils habitaient.

S’il faut en croire l’Edda du Lagman Snore Sturleson, Odin laissa trois de ses fils comme gouverneurs dans la Saxe ; c’est-à-dire, tout le pays à présent connu sous les noms de Prusse, Westphalie, Hanovre, Saxe et Franconie. Ces trois fils étaient Vegdreg, Beldreg et Sigi : il établit aussi dans la Gothie rouge, pays (dit l’Edda) que nous appelons à présent Jotland, un quatrième fils nommé Skiölldungar et bâtit une ville dans la Fionie à laquelle il donna son nom Odensee (le siège d’Odin) et qui fut long-temps la capitale du Dannemarck. Dans un voyage qu'il fit vers le nord jusqu’à la mer, il plaça son cinquième fils Semingr en Norvege d’où les rois et les Jorlar (chefs ou comtes) de ce pays, sont descendus.

Lorsqu’Odin et ses suivans se furent bien établis dans les pays qu’ils avaient conquis, grand nombre d’Asiatiques, (Æserni) s’y rendirent avec leurs femmes et leurs enfans. Bientôt leur langue devint la seule en usage dans tous ces pays. Il paraît que ceux parmi les habitans de la Suède qui refusèrent de se soumettre aux lois d’Odin, se retirèrent en Finlande, dans laquelle ce héros ne vint pas, ou se retirèrent dans les bois plus vers le nord. On leur donna le nom de Lappes (fuyards ou chassés). Les Lappons portent encore ce nom, mais ils ne le souffrent pas volontiers et le regardent comme une injure. Ils appellent leur pays Sabmienladti et eux-mêmes Sabmi, comme les Finois, Same. La langue de ces peuples nomades est tout-à-fait différente du gothique, et a beaucoup de rapport au finois. Ce qui semble prouver l’assertion de Snore Sturleson, c’est que même à présent, il est bien des endroits en Suède dont on ne connaît la signification, que par le lapon ou par le finois ; les Lapons aussi ont des traditions, qui font posséder à leurs ancêtres, toute la péninsule du Nord.

Enfin après tant de travaux et de conquêtes, Odin se sentant vieillir et voulant donner luimême l’exemple de la mort violente qu’il avait recommandée, assembla ses capitaines, et après les avoir harangués, il se perça de son épée à leurs yeux. On brûla son corps, et ses cendres furent enterrées sous un mont funéraire que l’on éleva près du temple qu’il avait bâti. Frigga sa femme fut aussi enterrée sous un autre mont à côté, et par la suite une vingtaine de rois ses successeurs. Ce sont ces monticules que l’on voit encore à présent autour de l’église de Gamla-Upsala, (vieille Upsale) dont deux sont plus élevés que les autres et peuvent avoir une trentaine de pieds de haut.

Ces monts funéraires sont assez communs dans les royaumes du Nord. Dans ceux qu’on a ouverts, on a généralement trouvé des cendres dans une urne, des ossemens de cheval, des fers de lances, de piques, ou de flèches. C’était l’usage d’enterrer avec le défunt, son cheval de bataille, que l’on égorgeait sur sa tombe, et ses armes, afin qu’il ne se trouvât pas au dépourvu au Walhhall.

Le peuple avait la mémoire d’Odin en vénération : sous Jngwe son troisième successeur, ou en fit un dieu, aussi bien que de sa femme Frigga ou Freya. Les peuples n’abandonnèrent cependant pas l’idée de l’unité de Dieu mais ils se firent une espèce de Trinité. Le temple était toujours dédié à Thor ; mais certaines parties étaient consacrées à Frigga et à Odin.

Ce même Jngwe bâtit la vieille ville d’Upsale autour de ce temple. La famille d’Odin a régné près de huit cents ans en Suède et a porté le nom d’Ynglingar d’après celui qui bâtit Gamla-Upsala.

Par la suite la religion de Thor se corrompit encore, et de tous les attributs de la divinité dont parle l’Edda, on fit autant de dieux, comme chez les Romains. Les noms des jours de la semaine dans toutes les langues venues du gothique, sont encore ceux de divinités, ayant a-peu-près les mêmes attributs. que celles qui les noment dans les langues dérivées du latin.

L’Edda est la collection de tous les points de la croyance religieuse des Scandinaves ou Goths, rassemblés par Snore Sturleson, Lagman de la république d’Islande vers le dixième siècle, quelque temps avant l’introduction de la religion chrétienne dans le Nord. Je crois pouvoir présenter au public le passage de la création du monde. On y verra qu’il semblerait que les AEsirs ou Asiatiques d’Odin avaient apporté de leur pays le dogme de la Trinité qui est connu de tous temps des Indous du Bengale et du Malabare. Gylfe[7] était un homme sage ; il pesait les louanges que le peuple donnait à ces Asiatiques, et désirant s’informer par lui-même de la nature et de la vérité du fait, il se rendit à Æsgarth (la demeure des Asiatiques), déguisé en vieillard : mais ceux-ci furent encore plus fins que lui ; et connaissant son intention, ils lui fascinèrent les yeux par des sortilèges, et il s’imagina voir des palais superbes d’or et d’argent etc. etc. On lui demanda son nom : il répondit Ganglere, et qu’il venait de l’autre côté des monts Ryphées : on l’introduisit dans une salle superbe, où il vit trois hommes assis sur des trônes plus élevés les uns que les autres. Il s’informa qui était le roi ? On lui répondit, celui qui est assis sur le trône le plus élevé. Il se nomme Har (le très-haut). Le nom de celui qui est à côté est Jafn-Har (l’égal du très-haut) et celui qui est au-dessous Thridi (le troisième).

Ganglere demanda a ce dernier, si un homme savant pourrait répondre à ses questions ? Har lui dit qu’il pouvait parler. Ganglere demanda donc quel est le plus puissant et le premier des dieux ? Har répond, celui que dans notre langue nous appelons Alfaudr (père de tout) mais dans Æsgarth, (Sigtuna) on lui donne douze noms : Alfaudr, Herian, Nikadre, Nikuthur, Fiolner, Oski, Omi, Riflindi, Svithur, Suithrer, Solskr[8].

Alors Ganglere demanda où est ce dieu ? que pourrait-il faire pour manifester sa gloire ? Hal répond : il est dans l’éternité et gouverne tout, les plus petites comme les plus grandes choses. Alors Jafu-Har, (l’égal du très-haut) il a fabriqué le ciel, la terre et l’air. Thridi (le troisième) ajoute : il a fait plus ; il a créé l’homme : il lui a donné l’esprit qui vit et il a permis au corps de mourir. Les hommes bons et justes vivront avec lui dans le Gimle : mais les méchans iront dans le Nifleheim, au neuvième monde.

Ici Ganglere fait une question fort délicate à laquelle Har répond fort mal et que Göransson n’a pas traduite. La voici. Hvat hafthir han athr at en himin ok jord voro Skaupud ? qu’avait-il à faire avant que le ciel et la terre fussent créés ? Thar répond : il était avec les Hrimthussum[9].

Ganglere demande alors comment les choses ont elles commencé ? Har. Le commencement du temps était qu'il n’y avait rien, ni le sable, ni la mer, ni les rivages ; la terre n’existait pas, ni le ciel en dessus ; le chaos était éternel et il n'y avait rien !.... Alors continua Jafu-Har : bien des années avant que la terre fût créée, le Nifleheim fut fait : dans le milieu était une fontaine nommée Hvergelmir : d'elle viennent les fleuves si bien connus Kvol, Gundro, Fiorni, Fimbulthui, Slithan okkrith, Sylgr ok Ylgr, Vidleiptr[10]. Les portes de l’enfer s’ouvrirent en frémissant. Thridi (le troisième): avant tout, parut Muspellzheimr, comme on l’appelle, c’est-à-dire la lumière et la chaleur.....

Suivent des disputes entre le noir (la nuit) et le jour : le premier doit venir à la fin du monde ; il vaincra les Dieux et les hommes et brûlera l’univers avec le feu.

L'abyme était entre Nifleheim et Muspellzheimr. Les émanations du premier (qui est l’enfer) étaient des glaces effroyables ; celles du second étaient chaudes et lumineuses : lorsque l’esprit de chaleur eut rencontré les Brumes gelées, elles se fondirent ; et par la puissance de celui qui gouvernait fut faite la ressemblance d’un homme appelé Yinr.

Là suivent nombres d’idées métaphysiques, que l’auteur donne pour enfant à Ymr.

Ganglere dit : comment pouvait-il avoir une si grande famille ? Croyez-vous qu’il fut dieu ? — Alors Jafnhar : nous ne croyons pas qu’il fut dieu ; il était méchant aussi bien que sa race : en dormant il sua, et les sexes masculins et féminins parurent sur sa main gauche, et un de ses pieds fit un enfant à l’autre et de là vinrent les Hrimthussum. — Alors Ganglere : où demeurait Ymr, et de quoi se nourrissait-il ? — Har répond : près de là était la brume degelée d’où naquit la vache Authumla ; quatre fleuves de lait coulaient de ses mamelles et Ymr' s’en nourrissait. La vache elle-même vivait en léchant des pierres couvertes de frimats. Sur ces pierres parurent d’abord des cheveux d’homme, ensuite une tête humaine et enfin un homme parfait, appelé Buri, père de Bors (Borée) qui épousa Beizlo la fille du géant Baulthorn, d’où vinrent trois fils, Odin, Vili, et Ve ; et nous sommes persuadés, dit Har, que cet Odin et ses Frères sont les gouverneurs de l’univers et qu’il est le seigneur sans pareil.

Les Borœs tuèrent Ymr ; et il en sortit tant de sang, que toute la famille Hrimthusta fut noyée à l’exception d’un seul qui se sauva dans sa barque avec tout son monde. Ici Har cite la Voluspa, mais Ganglère qui s’ennuie de ses contes, lui demande ce que devinrent alors les Borœs qu’ils croyoient des dieux. Har répond : ceci n’est pas une petite affaire ; ils transportèrent le corps de Ymr dans le milieu de l’abyme et en firent la terre : de son sang furent formées la mer et toutes les eaux : les montagnes, de ses os ; les rochers, de ses dents. De son crâne ils firent le ciel qu’ils posèrent sur la terre, et qu’ils divisèrent en quatre parties, l’orient, l’occident, le septentrion et le midi. Puis ayant pris des feux à Muspellzheim, ils les placèrent dans le ciel pour éclairer la terre et leur donnèrent un espace à parcourir.

Puis les Borœs se promenant sur le rivage, trouvèrent deux arbres dont ils firent un homme et une femme ; le premier Borœ leur donna une âme, le second la vie, et le troisième la vue et l’ouie. Ils appelèrent l’homme Askr et la femme Emla ; C’est d’eux qu’est venue la race humaine à qui ÎlS donnèrent une demeure vers le milieu du royaume d’Asgarth où demeuraient Odin et sa famille, dont nous sommes descendus. — Là est située une ville nommée Hlizthskialf, d’oü, quand Alfaudr (le père de tout) est assis sur son trône, il découvre l’univers et les mœurs de tous les hommes.

Cet Har qui répond à tout si aisément, se met en colère, quand Ganglère lui demande pourquoi il fait chaud l’été et froid l’hiver ; et lui répond qu’il faut respecter les secrets de la nature et ne pas faire de questions indiscrètes.

On voit dant ce passage un mélange incompréhensible d’absurdités et d’idées philosophiques et religieuses : on sent que l’Odin dont Har veut parler, n’est pas celui qui était censé être parmi eux ; ce n’était qu’un surnom. Il est particulier que dans la création du monde on ne passe pas de Thor, et que dans le cours de la narration ou ne parle de lui que comme d’un homme très-fort et très-entreprenant, qui achève des exploits plus grands que ceux d’Hercule. Il n’en est pas moins vrai que c’est sa religion qui s’établit dans le Nord, et que le signe principal qui šappelait le signe du Marteau (en tout semblable à celui de la Croix) se faisait en commémoration exploits faits avec son marteau, ou massue de fer.

Les peuples venaient une fois l’an au temple d'Upsal pour y offrir des sacrifices. Ces sacrifices étaient horribles, et tenaient aux mœurs féroces de ces temps barbares. On faisait de grands feux et on y jetait les enfans : on pendait des hommes par les mains à des branches d’arbre, et on les laissait périr dans cette situation. Dans quelques grandes calamités publiques le roi lui-même était la victime. Donald, le neuvième successeur d’Odin, fut offert en sacrifice la troisième année d’une grande famine, pour appaiser les dieux. Les deux années précédentes on avait vainement sacrifié des chevaux et des bœufs, mais cette fois cela réussit parfaitement, et la récolte fut bonne. Oluf, premier roi de la Värinelande fut aussi sacrifié par les gens qui l’ y avaient suivi.

On pourrait croire que la coutume de venir à Upsal pour les sacrifices, a été en partie adoptée par les missionnaires chrétiens, mais qu’ils en ont changé l’objet. Près l’église de Dannemarck à un quart de mille d’Upsal, il y a une fontaine dédiée à la Trinité, où les paysans viennent en foule dans le mois de juin. Elle est en tout semblable à une des saintes fontaines dont j’ai fait mention dans le volume sur l'Irlande. Les paysans se promènent autour, boivent de l'eau et récitent des prières : ils ne vont pourtant ni à genoux ni pieds nuds. Il paraîtrait qu’on aurait substitué la Trinité à Thor, Odin et Freya. Plusieurs historiens rapportent. que les premiers missionnaires chrétiens avaient été obligés de consacrer à Jésus-Christ et à la Vierge, la première coupe des festins, en faisant le signe de la croix dessus. Avant le christianisme cette coupe était dédiée à Odin et à Freyag et l’on faisait dessus le signe de marteau de Thor, qui se faisait absolument de la même manière que celui de la croix.

Ce fut la ressemblance de ces signes qui sauva Hagen-Adelsten, roi de Norvège, de la fureur de ses sujets ; il avait été élevé à la cour d’Adelsten, roi d’Angleterre et y avait embrassé le christianisme. À un des sacrifices près de Drontheim, il crut se tirer d’affaire en faisant le signe de la croix sur la coupe ; ses gens qui s’en aperçurent, voulaient l'assommer ; mais Sigurd-Jarl, son ministre, les appaisa en les assurant que le roi avait fait le signe du marteau de Thor, comme tous les braves qui ne mettaient de la confiance qu’en leur force et en leur valeur.


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  1. Les recherches savantes de Peloutier sur l’histoire des Celtes, sont sans doute ce qu’il y a de mieux sur ce sujet ; mais elles laissent encore beaucoup à désirer.
  2. Quelques étymologistes ont fait venir les Francs, de Francus fils d’Enée.
  3. Quelques personnes ont imaginé que le mot odin était le même qu’olden qui veut dire vieux. Tous les peuples anciens ont donné le titre de vieux aux princes et aux grands. Les mots seigneur en français, signor en italien, segnor en espagnol ne veulent pas dire autre chose : ils viennent du mot latin senior (le plus vieux).
  4. L’y, dans les langues du Nord se prononce u.
  5. Je crois devoir justifier ces absentions, par quelques passages des anciens auteurs en langue gothique ou islandaise. La traduction en est presque littérale dans le texte.
    Fiall gardr mikill gengr af Landnorthi, til at sudurs sä skild Suithiod ; ena mickla ok önnur riki fyrrir sunnan fiallit er eigi langt til Tyrkland thar ätti Odirm oignir storar. I than tima füru Rumveria höfdingi vida um heim inn ok bruta under sig allar thiedir.
    Thessi Othin, haf thi mikin spadom Han fystiz porthr i heim med mikin lier ok ster mikla fe. Ok llvar sem their foru thotti mikils um tha vert, ok likari gothum en manum, Their koma i Saxland, ok eignathiz Othin thar vitlia landit, ok thar setti han til landzgezlo III (5) syni sina.
    Thar var (en Suède) sa kongr er gylfi her, ok er han fretti til Asia-manna, er Æsir vorn kallathir for han i moti theim, ok bauth theim i sin riki.
    Ok haus ser thar borgarstath, sem nu heitir Sigtun, skipadi thar haufithingia, i tha liking sem i Trojo, voru Settir XII haufthingiar at dœma landz log.
    Snore Sturleson.
  6. Boire à la santé de quelqu’un, s’exprime encore en suédois, dricka en skôl littéralement boire un crâne ; comme qui dirait, je souhaite que votre crâne ne serve jamais de tasse à vos ennemis, ou je souhaite que vous ayez bien des crânes pour boire dedans. Dricka flickorna skôl (boire le crâne des filles) je ne sais pas bien ce que c’est. Skôl enfin, a la même signification que santé en français ou toast en anglais. Il n’y a point en suédois, d’autres termes pour crâne, écuelle ou tasse.
  7. C’est le prétendu roi de Suède lors de l’arrivée d’Odin, qui, ce que dit l'histoire, etait un grand sorcier.
  8. Le professeur Göransson a traduit ces noms en latin, par Pantopater, Vastator, Nictans, Neptunus, Multiscius, Sonans, Optator, Munificus, Depopulator, Ustulator, Felix. Je ne saurais dire s’ils sont bien appliqués : je ne comprends que le premier. L’original ne donne que onze noms.
  9. Les Hrimthussum étaient des géans qui existaient avant la création du monde, ce qui n’est pas aisé à comprendre.
  10. Göransson a traduit ces mots en latin par angor, gaudit, remora, mortis habitatio, celerrima perditio et vetusta, vagina, procella sœva, vorago, stridor et ululatus laté emunans.