Promenade dans la Grande Bretagne - 2e/L’Écosse

La bibliothèque libre.


L’ÉCOSSE.


À quelques milles de Berwick, on se trouve sur terre d’Écosse, qui est séparée dans cette partie, de la communauté de la ville, par un simple fossé, et plus loin par la Tweed et par les montagnes appelées Cheviots.

Je traversai d’abord des montagnes assez stériles, qui dans quelques endroits sont couvertes d’une espèce de jonc, qui porte une houppe de soie blanche, qui fait un fort bel effet sur la terre, et que je suis étonné, qu’on n’ait pas cherché à filer : je rencontrai sur le chemin de Berwick à Dunbar, une vallée étroite et profonde de près de deux cents pieds ; on a jeté dessus un beau pont, dont les piles sont bâties dans le ruisseau, qui coule au bas.

Les ruines du château de Dunbar donnent à penser que cette ville a été plus considérable autrefois. Ce fut près de là, que Cromwell défit Charles II, au nom du Seigneur, à ce qu’il disait ; tandis que les ministres qui étaient dans l’armée du roi, le forcèrent à livrer bataille contre son gré, en l’assurant que le Seigneur leur avait apparu en songe, et avait remis Agag et son armée entre leurs mains.

Je vis à Haddington une foire, qui ressemblait assez à une foire française ; il y avait des violons, différens instrumens de musique, des farces, et ces bonnes gens dansaient et s’amusaient de tout leur cœur.

Le pays depuis Dunbar jusqu’à Édimbourg est très-fertile ; la chaleur dans cette large vallée du Forth m’a semblé plus considérable qu’en Angleterre. Ce qui prouve que ce n’est pas seulement une idée, c’est, qu’il y a dans les marchés, autant de fraises que sur le continent à cette époque, et pas beaucoup plus cher.

Édimbourg est une grande ville, elle offre un aspect très-extraordinaire à l’étranger ; on y voit des maisons de dix, onze, douze étages ; des rues les unes sur les autres, les supérieures jointes par de beaux ponts, qui semblent suspendus en l’air.

La ville neuve, où les gens riches habitent, est très-régulièrement bâtie, et a de très-beaux édifices, quoique toutes les maisons ayent plus de netteté que d’élégance ; elles se ressemblent presque toutes, et tant pour l’intérieur que pour l’extérieur, elles semblent avoir été bâties sur le même plan. On a suivi le goût anglais, infiniment préférable pour l’agrément ; chacun a sa maison pour lui seul ; les gens aisés n’ont jamais le trouble d’un voisin tumultueux au-dessus de leurs têtes, ainsi qu’à Paris, dans toutes les villes de France, et même dans la vieille ville d’Édimbourg, qui est en général laide, sale, et mal bâtie. Elle est située sur une colline, entourée de deux vallées marécageuses, autrefois des lacs : l’un d’eux a été desséché il y a fort long-temps, et est à présent bâti : l’autre ne peut l’être entièrement, qu’en faisant un canal au milieu. Des ruelles de trois, quatre ou cinq pieds de large, avec des maisons de sept à huit étages, descendent presque à pic dans le lac qui a été desséché, et qui forme une rue qu’on appelle Cowgate, porte ou chemin des vaches. Les maisons de cette rue sont certainement de très-désagréables habitations, particulièrement les trois ou quatre premiers étages, mais elle paraît bien extraordinaire, et a vraiment un coup-d’œil unique du pont qui la traverse à la hauteur du quatrième.

Ce pont est d’une seule et large voûte ; de belles maisons ont été bâties des deux côtés, mais pas dessus ; la rue qui passe dessus, est dans l’alignement du pont du nord, qui traverse l’autre vallée, et qui joint l’ancienne et la nouvelle ville en face du beau bâtiment des registres. Ce dernier pont est vraiment magnifique : à le voir de dessous les arches, on est étonné de leur hardiesse et de leur élévation ; mais malheureusement il n’y a pas d’eau dessous, et il y fait un vent effroyable.

Depuis le collége, dont la bâtisse est arrêtée depuis quelque temps, toute cette partie de la ville, tant vieille que moderne, forme le plus beau quartier que j’aye vu dans aucune ville de l’Europe. Il est fâcheux seulement, que les habitans, ou les magistrats, soient assez insoucians pour laisser inculte, cette vilaine vallée qui sépare les deux villes ; elle est dans un état à faire honte, même à un simple propriétaire à la campagne. Il semble qu’une ville aussi riche, pourrait fournir à la dépense de la faire couvrir de terre végétable, et d’en faire un jardin public : ce serait d’autant plus convenable, qu’elle manque absolument de promenade dans l’intérieur, et n’en a d’autres que Prince-street, longue rue de la nouvelle ville, exposée au midi, qui peut avoir en ligne directe trois quarts de mille, et qui est située sur le bord de la vallée dont je parle. On a de cette rue, la vue de l’ancienne ville, et du château, dont l’irrégularité, jointe à la hauteur des maisons, forme un coup-d’œil singulier, mais qui pourrait être agréable, s’il était un peu plus soigné : si, particulièrement le terrain inculte du côteau était couvert de plantations, ou de jardins, et les vieilles maisons en ruine entièrement abattues. On aperçoit un tel goût pour les embellissemens, qu’il n’y a pas de doute que ces défauts disparaîtront bientôt,

On doit dire que cette belle et régulière ville, a le défaut commun à toutes celles si régulièrement bâties, et habitées seulement par des gens riches, le manque de boutiques la rend triste et peu animée ; c’est le défaut de Nancy en France, de Manheim en Allemagne, et de Turin. Des déblais des terrains pour la bâtisse des maisons dans la nouvelle ville, on a fait une jetée immense, qui traverse la vallée ; ils eussent peut-être été mieux employés à en couvrir entièrement le fond ; en prenant la précaution de faire un canal au milieu, et en place du môle, un pont semblable à l’autre, sous les arches duquel, on eût pu continuer la promenade, et laisser un libre cours à l’air afin de chasser les vapeurs qui doivent s’élever de ce fond marécageux. Le château est situé à l’extrémité du même roc que la vieille ville, et ne peut être abordé que par la principale rue ; partout ailleurs, le roc est escarpé à la hauteur d’à-peu-près deux cents pieds. Il domine la ville de toutes parts, et pourrait dans un moment la foudroyer, quoiqu’il ne puisse la défendre en aucune manière. Cela semble un assez mauvais voisinage, car si l’ennemi se présentait, le château seul ferait de la résistance, et on ne pourrait l’attaquer ou le défendre, sans la destruction de la ville.

Il y a dans cette direction entre l’Océan et la mer occidentale, plusieurs rochers isolés comme celui d’Édimbourg, dont le côté rapide se trouve toujours tourné à l’ouest, tandis que la montée est aisée à l’est. Cela a induit beaucoup de gens à faire des conjectures anti-diluviennes, assez curieuses, mais hors de propos. Cependant il est sûr que le côté rapide de la plupart des montagnes d’Écosse est à l’ouest, et que cela a certainement dû être produit par une cause quelconque.

La cathédrale, ou du moins l’église qui en servait autrefois, est très-vieille, mal située, et divisée en quatre paroisses distinctes, sans beaucoup de goût ; c’est ainsi, que sont à-peu-près toutes les églises d’Écosse : elles sont surchargées de bancs, les uns sur les autres ; chaque famille a le sien, et il n’y a point de place pour le public, ni même pour l’étranger, ou l’homme d’une autre paroisse, s’il ne plaît pas à un habitant de le recevoir dans le sien. Ces bancs sont tous loués à l’année, et dans la plupart des églises, (particulièrement chez ceux qui sont séparés de l’église dominante ou les dissenters), forment les appointemens des ministres.

On vient de bâtir une renfermerie ou bridewell, dans la forme d’un vieux château ; c’est le seul bâtiment de ce genre que j’aye vu : les différentes loges où sont les prisonniers, sont formées en amphithéâtre de quatre étages autour d’une tour, et reçoivent le jour par un toit en verre. Le geolier se tient dans la tour, et voit s’ils s’occupent des ouvrages qui leur ont été distribués : au pied de la tour est la chaire du ministre.

On voit au-dessus d’une porte, dans la salle du parlement, où se tient à présent la cour de session, une belle statue en marbre blanc, que le corps des avocats fit ériger à un des juges, par respect pour sa mémoire, et dans la place devant ce bâtiment, une assez belle statue équestre de Charles II.

Holyrood-House, ou l’abbaye, l’ancien palais des rois d’Écosse, est un bâtiment quarré considérable, avec deux tours sur la façade. Charles II en a bâti la plus grande partie ; il n’a été meublé qu’à l’époque où Monsieur est venu l’habiter. Quoique ce palais n’ait rien de très-remarquable, il est sans contredit infiniment préférable à tous ceux du roi d’Angleterre, Hamptoncourt excepté.

On y voit une galerie pleine des portraits des rois d’Écosse, depuis Fergus, 350 av. J. C. : il serait sans doute difficile d’en assurer la ressemblance, mais c’est indifférent, puisqu’on a mis le nom sous chacun d’eux. On y montre les appartemens qu’occupait la reine Marie, meublés comme ils l’étaient alors, en partie brodés de sa main ; près d’eux est le cabinet, où était le fameux Rizzio, lorsqu’il entendit monter les assassins guidés par le roi (Darnley Stwart, Jacques V) ; la porte cachée par où ils entrèrent dans la chambre de la reine, et l’endroit où le malheureux fuyant son sort, fut percé de coups à ses pieds, et cherchant à les parer en s’enveloppant dans sa robe.

Dans un caveau de la chapelle, dont le toit tomba il y a une quarantaine d’années, on vous fait voir quelques vieux os, entre autres le crâne de Jacques I.er, roi d’Écosse, les os des cuisses de ce même lord Darnley (Jacques V), qui avait épousé la reine Marie et d’où est descendue la famille royale des Stwarts. Ces os sont d’une longueur prodigieuse ; lord Darnley ne pouvait pas avoir moins de six pieds et demi. On voit aussi un beau monument en marbre blanc, mais la chûte du toit, l’a défiguré en brisant le nez au principal personnage.

Le palais d’Holyrood-House a le droit d’asile : personne ne peut être arrêté pour dettes dans son enceinte. Il y a autour plusieurs petites ruelles, dont les maisons sont occupées par des débiteurs qui louent fort cher d’assez vilains logemens, et le privilége de ne pas être arrêtés. L’enceinte qui jouit du droit d’asile est très-étendue, Arthur-Seat et Salsbury-Craig, y sont compris ; ainsi les habitans de ce quartier peuvent ne pas manquer d’exercice, car la première de ces montagnes a bien mille pieds de haut et occupe un grand espace, coupé de vallées et de collines.

L’hôpital est fort bien tenu, et peut contenir trois cents malades. C’est à Édimbourg que viennent étudier en médecine, des jeunes gens de toute l’Angleterre, l’éducation y étant à meilleur marché, et plus vîte faite. Il y a des lectures au collége sur dix-huit ou vingt différens sujets, dont le prix est très-modéré, en outre de plusieurs amphithéâtres anatomiques, des assemblées médecinales, où les personnes de cette profession se rendent, et discutent publiquement sur différens sujets.

La salle de spectacle m’a semblé petite et mesquine pour une ville aussi considérable. La vraie raison est que les habitans riches n’y vont pas beaucoup, qu’ils vivent en famille, et ne paraissent pas se soucier infiniment des assemblées publiques.

Le bâtiment des registres contient dans un dôme élevé, et digne de la curiosité du voyageur, les archives de l’Écosse. Les papiers sont rangés dans le plus grand ordre, le nom des comtés auxquels ils appartiennent, est écrit dessus en gros caractères. Il n’y a peut-être pas de pays au monde où les propriétés soient plus assurées, et où il y ait moins de danger pour l’acheteur : toutes dettes hypothéquées sur des terres, pour avoir valeur, doivent y être enregistrées, de sorte que l’acquéreur voit tout d’un coup, celles dont est chargée la terre qu’il veut acheter, et ne peut jamais être trompé.

Les montagnes des environs, donnent à cette grande ville un coup-d’œil pittoresque, et lui fournissent d’agréables promenades. Quelques personnes prétendent qu’Arthur-Seat était autrefois un volcan, j’en ai vu des pierres de lave, tirées à quatre ou cinq pieds dessous la surface, entièrement semblables à celles du Vésuve ; la montagne est d’ailleurs entièrement de basalte en partie formée en colonnes : cette montagne peut avoir près de mille pieds d’élévation. L’on découvre à l’est et à l’ouest une étendue de pays de plus de quarante milles ; on a en outre la vue magnifique de l’embouchure du Forth, qui a huit à neuf milles de large dans cet endroit ; mais, c’est un voyage assez fatigant, et d’ailleurs il faut avoir la vue très-bonne. La colline de Calton-Hill (sur laquelle est bâtie la Renfermerie ou Bridewell), est plus à portée ; de cette hauteur, la vue marine du Forth, les belles campagnes du voisinage, et la confusion des bâtimens de la ville, offrent un coup-d’œil superbe, et qui au dire des voyageurs, n’est surpassé que par celui de Constantinople.

Il est fâcheux qu’Édimbourg ne soit pas située sur une rivière, ou du moins plus près de la mer : le port est à Leith, petite ville assez mal bâtie, qui en est éloignée de deux milles à-peu-près : il est assez bon, quoique cependant le manque d’eau, laisse les vaisseaux entièrement sur le sable à la marée basse ; inconvénient auquel on pourrait aisément remédier, avec une dépense, à ce qui semble, assez modérée ; il suffirait de pratiquer une écluse à l’entrée du port, ainsi qu’on l’a fait à Liverpool et à Hull.

On trouve près de la petite rivière qui passe à Leith, une fontaine minérale d’eaux sulphureuses, que l’on dit fort bonnes pour le scorbut. Le goût est parfaitement le même, que celui des eaux d’Aix-la-Chapelle, mais elles sont froides. Il est assez étonnant que dans un pays aussi montagneux que l’Écosse, il n’y ait pas une seule source d’eau chaude.

Cette fontaine se trouve sous un petit temple, bâti par lord Gardenston, et qui lui a coûté plus de deux mille livres sterling. L’architecture en est noble, il paraît avoir été construit sur le modèle du temple de la Sibylle à Tivoli près de Rome. Pour achever de l’embellir, lord Gardenston fit venir de Londres une statue de Hygie, déesse de la santé. Le sculpteur s’imaginant probablement qu’elle devait être placée sur le dôme, lui en envoya une d’une taille gigantesque, que l’on a gauchement posée sur un petit piédestal où passe le conduit, par lequel l’eau est distribuée aux buveurs.

Cette mal-adresse, a attiré à la déesse quelques railleries piquantes. Feu lord Hail, un des juges de la cour de session, homme très-savant, qui écrivait parfaitement bien en vers latins, s’en est moqué par cette épigramme :


Heu ! fuge fatales haustus, fuge virus aquarum,
___Quisquis es, et damno disce cavere meo ;
Hunc ego morborum domitrix Hygeia, liquorem
___Gustavi imprudens facta videbar anus.
Jam demissa humeros, et crure informis utroquo
___Risibus a populo pretereunte petor.
At tu posthabitis Nymphis, solemnia Baccho
___Fer sacra telluris, sic quoque fecit Herus.


Voici la traduction en vers anglais que feu lord Dreghorn, un de ses confrères, fit à sa sollicitation.


A finish’d beauty I from London came,
Grace and proportion had adorn’d my frame,
But rash I tasted this empoison’d well,
And straight (’tis true, though wonderful to tell)
To size gigantic all my members swell.
Thou ! whom amusement or distemper brings,
To wiew the pillars, or to taste the springs,
Warn’d by my fate, the nauseous draught decline ;
The lord Erector’s regimen be thine,
Abstain from water, and indulge in wine.


J’espère que le public me saura gré de lui faire connaître ces deux pièces, et excusera la traduction que je lui en donne en français.


Oh ! qui que vous soyez, fuyez cette eau cruelle,
Voyez dans quel état, me réduit son poison !
J’étais la jeune Hygie ; aimable autant que belle,
Je charmais tous les cœurs — la fatale boisson,
M’a rendue hydropique, et difforme, et vilaine ;
Oh ! qui que vous soyez, fuyez cette fontaine,
Instruit par mon malheur, redoutez son venin,
Imitez mon patron — ne buvez que du vin.


J’invite l’étranger à sortir de sa chambre le dimanche au coup de la cloche, et à se promener le long des trottoirs en sens contraire des gens qui se rendent à l’église, ou qui en viennent ; je suis persuadé que l’air dévot du grand nombre de jolies personnes qu’il rencontrera sur le chemin, lui donnera plus de ferveur, que n’aurait pu faire tout le clergé de l’Écosse ensemble.

On voit à Édimbourg une pièce rare, et vraiment curieuse dans les circonstances présentes, c’est une espèce de guillotine appelée Maiden[1]. Elle fut apportée de France, d’autres disent de Cornouaille, (où elle est connue depuis un temps immémorial), par un lord Moreton, qui fut le premier, sur qui on en fit l’expérience, il y a à-peu-près deux cents ans. Depuis ce temps, elle a servi plusieurs fois ; elle est assez semblable à ces balances suspendues sur trois bâtons dans les ports de mer : la seule différence c’est que deux, sont presque perpendiculaires et très-rapprochés : il y a un cercle de fer, que l’on pose sur le cou du patient pour l’assujettir, et un poids de deux cents livres de plomb, armé d’un fer tranchant, le délivre bientôt de cette position incommode[2].

J’ai lu pendant mon séjour l’histoire d’Écosse ; l’auteur prétend que les Carthaginois forcèrent des Espagnols à émigrer en Irlande, et qu’ils s’établirent long-temps après en Calédonie, dont ils forcèrent les habitans de leur céder les côtes de l’ouest. Le premier roi est nommé Fergus, il se noya dans son passage d’Irlande en Écosse, près de Carrickfergus qui a pris son nom, 330 ans avant Jésus-Christ, à-peu-près du temps d’Alexandre. On en compte 108, parmi lesquels j’en ai trouvé 50 morts violemment, entre autres trois, déposés, mis à mort, et dont on a porté les têtes au bout des piques dans les principaux endroits du royaume. Mais que nous importe les disputes sanglantes d’un petit peuple alors barbare ?

Le seul trait de cette histoire qui peut-être ait plus de rapport à l’Europe qu’on ne l’imagine, c’est la défaite et l’expulsion des Pictes, autre petit peuple qui habitait les côtes de l’est. Après leur défaite, ils furent obligés de laisser le pays, et d’émigrer en Norvège et en Dannemark. Là, trouvant une race de pirates, qui ne demandait pas mieux que de prendre leur parti, ou celui de tout autre, afin d’avoir un prétexte de pillage, ils n’eurent pas de peine à les persuader à s’armer en leur faveur et à faire des descentes sur les côtes d’Écosse, où ils furent d’abord maltraités ; ils réussirent cependant à s’établir dans le pays des Pictes dans le Fife-Shire, et par la suite en Angleterre, en Irlande, et dans les îles. Il paraîtrait que par ces expéditions, ces mêmes peuples ayant eu connaissance de la richesse des pays voisins, se déterminèrent aisément à attaquer la France, qui s’est vue obligée de leur céder en propriété la Normandie, qui par la suite conquit une seconde fois l’Angleterre.

Cette réflexion sur les expéditions des peuples du nord depuis le huitième jusqu’au dixième siècle, me semble neuve ; quoique je sois bien loin de prétendre que la défaite et l’émigration d’une horde barbare ayent causé toutes ces guerres ; toujours me semble-t-il certain, que ces peuples prirent les armes à leur instigation, d’abord pour la remettre en possession de son pays, et qu’ensuite il est vraisemblable que leur ambition s’étant accrue avec leurs succès, ils étendirent leur conquête plus loin.

Ainsi qu’on le peut voir, les émigrations sont de vieille date ; je ne sais qui, fait émigrer des Tyriens sur les côtes d’Afrique, où ils bâtissent Carthage : ces Carthaginois ensuite font émigrer des Espagnols en Irlande, ils émigrent ensuite en Calédonie ou Écosse, y forment un peuple, en font émigrer les anciens habitans qui vont porter la fureur d’émigrer en Dannemark et en Norvège, puis bientôt les gens de ce pays font émigrer les Bretons dans l’Armorique (autrefois la Bretagne). — Ainsi d’émigration en émigration est venue la nôtre, qui, j’imagine, en doit dégoûter pour jamais.

Huit à dix jours d’un repos, bien agréable après mes fatigues, m’ayant complettement remis, je continuai ma route et passai à Queensferry, ce même Forth qui a coûté tant de peine et de sang aux Romains. Pour moi, il ne m’en a coûté que deux sous.

Le pays près du Forth est fort bien cultivé, et paraît assez bon. On aperçoit de l’autre côté un château magnifique, appartenant au comte de Hopeton. La position en est vraiment noble et imposante. Les Romains avaient bâti entre l’embouchure de la Clyde et celle du Forth, leur muraille du nord pour les séparer des barbares, qui les obligèrent bientôt à se retirer derrière celle du sud. L’emplacement en est beaucoup plus utilement employé aujourd’hui, par un superbe canal qui joint les deux mers, et peut avoir sept à huit pieds de profondeur, ce qui est assez pour les petits vaisseaux marchands. Il est fâcheux cependant, qu’on ne lui en ait pas donné davantage. Est-il donc nécessaire aux habitans de la Grande Bretagne de prendre des leçons d’industrie et de patience des autres peuples ? Le canal de Holstein a 18 pieds de profondeur ; les plus gros vaisseaux marchands y passent sans peine ; si celui d’Écosse avait la même profondeur, l’avantage en serait immense.

Le lendemain je fus visiter le château, où fut enfermée la reine Marie, dans une petite île du lac Leven près Kinross ; pauvre castel presque démoli : mais qui, par quelque similitude pouvait être intéressant pour un émigré, en 1793 sur-tout. Le lac est entouré de hautes montagnes, qui se réfléchissent dans ses eaux pures. On voit sur les bords, la petite ville de Kinross, et une maison considérable, qui appartient au laird ou seigneur.

Le pays depuis Kinross jusqu’à Alloa par les collines du sud, n’est pas des meilleurs ; on ne rencontre guères que des mines de charbon, et fort peu d’autres habitans que des ouvriers. La vallée n’est pas mauvaise ; on y voit différentes maisons, qui semblent devoir appartenir à de riches propriétaires. Ce fut dans ce pays que je vis pour la première fois des femmes sans souliers ni bas, et retroussées d’une façon toute particulière. Comme il me paraissait très-extraordinaire d’en voir une, aller nuds pieds, tandis qu’elle avait un chapeau de soie noire sur la tête, avec un mantelet de satin, je lui demandai pourquoi elle n’avait pas de souliers ? Mes souliers, me dit-elle, en me les montrant enveloppés dans son mouchoir, — les voilà. J’ai vu depuis, que c’était une coutume très-commune par toute l’Écosse, pour les femmes du commun, de voyager sans souliers ; elles s’arrêtent à l’entrée des villes, et là, mettent de beaux bas blancs et leurs souliers, qu’elles ôtent en sortant. Elles font cela particulièrement le dimanche.

À quelque distance d’Alloa, on découvre de dessus la hauteur, la riche vallée du Forth ; elle est d’une étendue considérable, et parfaitement bien cultivée. Stirling est situé en amphithéâtre, sur un roc détaché du reste des montagnes, au sommet duquel à un des bouts de la ville, est le château dont la position n’est pas très-différente de celui d’Édimbourg ; il contient un ancien palais royal et une salle de parlement. La vue de la campagne florissante que l’on découvre du château est de toute beauté. À quelque distance de la porte est une petite place et un rocher que l’on appelle the Ladys Hill ; les dames se plaçaient dessus, pour voir les tournois qui se donnaient en leur honneur.

Suivant la promenade que l’on a gagnée sur le roc au pied des anciennes murailles, et qui domine la campagne à une hauteur de plus de deux cents pieds, on arrive près de l’hôpital. Il fut fondé il y a plus de 300 ans, par un tailleur ; l’inscription qui est autour d’une paire de ciseaux en marbre blanc, se termine par ces mots remarquables : Remember you reader, that the scissars of this honest man, do more honour to human nature than the sword of the conqueror[3].

Je me rendis à Powslogie, chez le major Mayne ; j’y vis différens instrumens d’agriculture, entre autre une machine très-ingénieuse pour battre, vanner et moudre le blé, avec laquelle sept hommes et quatre chevaux font l’ouvrage que 70 auraient de la peine à faire ; une chambre à sécher le grain avant de le moudre, elle est pavée de plaques de tôles, percées d’un grand nombre de petits trous, sous lesquels il y a des conduits de chaleur ; une balance ingénieuse pour peser les bestiaux, et déterminer l’instant de leur vente. Le blé ni le foin ne sont à couvert, comme en France, et n’en sont que mieux conservés ; les bestiaux aussi passent tout l’hiver dehors, dans un enclos qui leur est préparé, mais jamais ils ne couchent sous le toit, excepté les vaches à lait.

Je note tous ces petits détails pouvant être utiles un jour ; mais je ne sais trop ce que nos fermiers penseraient au premier moment de laisser les bêtes à cornes dehors tout l’hiver, aussi bien que le blé et le foin. La machine à battre le blé eût été nuisible à cause de la grande population, mais à présent peut-être serait-elle nécessaire, dans bien des parties de la France.

Il y a dans le pays d’autres machines à blé, on en fait mouvoir quelques-unes avec l’eau, et je présume qu’on pourrait le faire avec le vent[4].

Au moment de mon départ, j’entrai dans le cabinet de mon hôte, et j’y laissai un billet, où je disais, que très-sensible à ses bons procédés, je m’estimerais heureux si jamais les malheurs de la France pouvaient nous permettre de revenir chez nous, de lui témoigner ma reconnaissance, en tâchant de recevoir aussi bien en France, lui ou ses enfans. Un instant après il a vu le billet, et m’a dit : il est possible qu’un de mes enfans soit fait prisonnier, vous êtes militaire.....

Il me conduisit ensuite au sommet de l’Abbey Craig, sur la place que le général Wallace, le héros Écossais occupait, quand il battit, avec une armée de dix mille hommes, les Anglais, qui en avaient une six fois plus nombreuse. On y voit encore quelques restes de fortification : mais ce qui est le plus remarquable c’est la beauté de la vue, qui domine un immense pays, dont la fertilité ne ferait pas tort à l’Italie, et qui, par la diversité d’objets, de montagnes, de rivières et de plaines, me semble préférable à celle de Windsor. On a de là, la vue de Stirling, ce qui rend le coup-d’œil encore plus complet, que du château de cette ville ; et en outre celle de l’ouest de la vallée, au milieu de laquelle serpente le Forth, avec des détours si considérables, que de Stirling à Alloa, il n’y a que huit milles par terre, et vingt par la rivière. On voit à cette colline une des carrières, où l’on vient chercher des pierres pour le pavé de Londres, que de petits vaisseaux sont continuellement occupés à charger.

On montrait encore, il y a quelques années près de Stirling, un vieux chêne, sur lequel le brave Wallace s’était reposé pendant que les soldats Anglais le cherchaient dans la forêt, et passèrent même au pied. On avait pour cet arbre une telle vénération, que lorsque le temps l’eut enfin détruit, on choisit avec peine quelques morceaux de bois qui fussent sains, et j’en ai vu des tabatières que l’on regarde avec quelque raison comme précieuses.

Sur la même route, près de la petite ville de Falkirk, le Prétendant gagna une bataille fameuse ; l’armée royaliste y essuya une déroute si complette que l’officier français qui commandait, n’osa la suivre, dans la crainte que ce ne fût une embuscade. On rencontre le grand canal d’Écosse, qui est un des plus beaux ouvrages de ce genre, comme un des plus utiles. La petite ville de Grangemouth a été presqu’entièrement bâtie depuis sa formation à la dernière écluse près du Forth.

Le pays aux environs, quoique un peu plat, est fort bon et bien cultivé. Les bords du canal y forment des promenades agréables, qui conduisent à quelque distance de Caron-Work (l’atelier de Caron), endroit qui ne pouvait être mieux nommé ; car c’est un des principaux ateliers de guerre de la Grande Bretagne, et qui fournit en effet de l’ouvrage au bon vieux batelier d’enfer.

L’établissement est immense, à quelque distance on est suffoqué par l’odeur du souffre et de la fumée, mais lorsque parvenu dans l’intérieur, lorsqu’assourdi par le bruit de l’enclume, par les sifflemens des vents comprimés dans des machines énormes, qui excitent avec fureur les brasiers, où des Cyclopes d’un bras nerveux, et nud, font voir,


Quod fieri ferro liquidove potest electro,
Quantum ignes animæque valent.


on se croit chez Vulcain, et il n’est pas étonnant que l’on pense à Virgile pour exprimer ses idées.

Cet atelier est situé sur une petite rivière, nommée Carron, très-célèbre dans les poëmes d’Ossian, qui chante souvent la beauté de ses bords et les héros qui y ont combattu.

Passant au milieu des mines qui fournissent à la flamme de cette forge un éternel aliment, et auprès d’un vieux château agréablement situé sur une petite colline, je traversai le Forth vis-à-vis d’Alloa, petite ville dont les nouveaux quartiers semblent annoncer un commerce assez considérable. Les gros vaisseaux ne peuvent pas remonter plus haut. Le principal objet de commerce est le charbon de cette partie, qui est réputé excellent.

Je fus me présenter au château, chez Mr. Erskine of Mar, descendant du fameux Earl of Mar, régent d’Écosse, sous la reine Marie et que l’on appelait the God of war, (le Dieu de la guerre). On trouve dans le parc, de vieux chênes qui donnent à connaître ce que devait être l’Écosse avant la destruction des bois, qui avaient pourtant quelques inconvéniens, comme d’être habités par des ours et par des loups ; le dernier fut tué il y a plus de cinquante ans, mais je crois que cela valait encore mieux que la tourbe qui a remplacé les forêts.

À deux milles d’Alloa, on voit Clackmannan, qui donne son nom au comté ; du sommet de la tour du vieux château, qui appartint à Robert de Bruce, on a un coup-d’œil magnifique, tant sur la campagne que sur l’immense bassin du Forth ; ces trois points de vue, de Stirling, d’Abbey Craig, et de Clackmannan, qui même n’en font presque qu’un, puisque c’est le même pays, peuvent être comptés parmi les plus beaux de l’Europe.

Traversant un pays couvert de mines de charbon, et bientôt une vallée assez fertile, je m’arrêtai au vieux château Campbell, et un peu plus loin au moulin et au pont du Diable. Il y a là une chûte d’eau assez considérable qui fait un bruit semblable à celui d’un moulin au milieu des rochers, on a bâti un pont dessus. Je suivis la chaîne des montagnes qui s’élèvent tout-à-coup. et m’arrêtai au sommet de Domaheit, dont l’élévation peut être de mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; elle domine la plaine du Forth, qui commence au pied, et se prolonge à perte de vue.

On est souvent emporté par le désir de connaitre au loin, et on néglige les merveilles que l’on voit tous les jours. La personne à qui appartient cette montagne, voyageait en Italie, et se trouvant dans la compagnie de quelques étrangers, parlait de la beauté de quelques points de vue en Allemagne et ailleurs. Un d’eux dit alors, la vue qui m’a le plus frappé, c’est du sommet d’une montagne en Écosse, que l’on appelle Domaheit, et il s’étendit avec plaisir sur sa beauté. Notre voyageur qui avait eu mille fois occasion de la voir, n’était cependant jamais monté dessus : il se garda bien alors de se faire connaître, mais la première chose qu’il fit après son retour, fut de monter au sommet de Domaheit.

Les montagnes adjacentes sont remplies de veines de cuivre : il n’y a cependant qu’une seule mine ouverte et depuis très-peu de temps. À quelque distance du pont du Diable, on trouva, du temps de Charles II, un massif d’argent qui produisit, à ce qu’on m’a dit, près de cinquante mille livres sterlings, (un million tournois) : mais ce n’était, que ce que les minéralogistes appellent un nid d’argent, il n’y avait point de veine.

Cette partie du pays est cultivée dans la plus grande perfection. Pour encourager l’émulation parmi les laboureurs, les propriétaires ont tous les ans a ploughing match, (une course de charrue), c’est-à-dire, qu’ils choisissent un champ sur lequel ils font venir tous les laboureurs du canton, avec leurs charrues qui sont souvent ornées de rubans aussi bien que le cheval. On les met en ligne, et on les fait partir tous à-la-fois : celui dont le sillon est le mieux fini et le plus droit, au jugement des autres laboureurs et des propriétaires, reçoit un prix de quelque valeur, et est sûr de ne jamais manquer de place. On se fait aisément une idée de l’émulation que cette cérémonie a jetée parmi les habitans de la campagne, et des bons effets qu’elle doit produire ; aussi je n’ai point vu de champs mieux cultivés et plus fertiles.

Qu’on s’imagine d’après cela, comment dut être reçu certain riche Anglais, qui, il y a quelques années, voulant profiter de sa jeunesse pour voir le monde, y parut tout-à-coup suivi d’un chariot bien cadenassé et rempli de viandes salées, de pain, de vin et de légumes de toutes espèces. Il croyait vraiment que ses victuailles allaient lui donner une réputation et qu’il pourrait régaler les malheureux Anglais que la nécessité obligeait de vivre sur ces parages maudits. Il fut tout étonné de voir, que non-seulement, on ne fit pas d’usage de ses provisions, mais qu’encore on se moqua de lui. On m’a assuré que dans sa rage, il tourna bride sur-le-champ, et s’en fut à Londres, où vraisemblablement il s’amuse à répéter toutes les histoires qu’il tient de sa nourrice, ainsi que l’ont fait la plupart des écrivains judicieux, qui ont quitté les rives fortunées d’Albion, pour visiter la Gaule affamée, superstitieuse, esclave et petite maîtresse.

Il est digne de remarque qu’au nord de cette chaîne de montagne au centre de l’Écosse, de la rivière Tay à l’est et de la Clyde à l’ouest, on ne trouve plus de charbon, dont aucunes parties de la Grande Bretagne ne sont dépourvues, au sud de ces rivières. On en a pourtant trouvé dans le Sutherland, le comté le plus au nord, mais il est d’une telle nature, qu’il est à-peu-près inutile ; il s’enflamme au contact de l’air après un certain temps ; on en a vu des exemples funestes dans quelques bateaux, qui ont été consumés ; il semble contenir une grande quantité de matières phosphoriques, dont l’industrie pourrait peut-être faire usage.

Ayant intention de voir Ben-Lomond[5], je me dirigeai sur son sommet élevé, et vins le soir coucher au petit village d’Aberfaïl, qui est au pied des montagnes. J’eus dans ma route, entre Stirling et cet endroit, occasion de voir un chef-d’œuvre d’industrie. Plus de deux mille acres d’un très-bon pays, par la négligence et par le temps, étaient couverts de six, de sept, et quelquefois même douze pieds de tourbe ou moss. On a pratiqué une grande roue, que fait tourner l’eau d’un ruisseau, dont elle porte une partie à son sommet, et de là est conduite sur le terrain, que des ouvriers en grand nombre sont occupés à déblayer, ils jettent les mottes dans le courant qui les conduit au Forth. On a calculé que dans vingt ans tout ce terrain doit être découvert ; il est affermé pour quarante, et le fermier n’a rien du tout à payer les vingt premières années, et n’a que la dépense du déblayement à faire, opération, qui, il est sûr, est très-pénible et très-lente.

On trouve à sept ou huit pieds dessous la houille, de grands arbres pourris, avec leurs branches, quelques chênes très-sains, et parfaitement bien conservés ; on y a trouvé aussi des pièces de monnaye, des instrumens de fer pour couper le bois, avec quelques marmites de terre. On pense, avec quelque raison, que les Romains pour parvenir au fond des retraites des barbares, coupèrent les bois dans différens endroits, et qu’ensuite n’en ayant aucun besoin, ils les laissèrent sur le terrain, puis l’humidité du climat, les fit bientôt couvrir de plantes hétérogènes qui par leur accumulation, sont devenues des tourbes.

Le pays près du petit village d’Aberfaïl, me parut très-extraordinaire, et peut donner une idée de la manière dont les Indiens vivent en Amérique. Les habitans de ces montagnes, qui en général ne produisent presque rien, vivent dans des huttes fort basses, et couvertes de terre ; les hommes sont d’un côté, et les bestiaux de l’autre : le feu est au milieu de la cabane, sur la terre, et appuyé contre une pierre : la fumée s’échappe par un trou fait au toit et par la porte, car quand il y a des fenêtres, elles ne s’ouvrent jamais ; tous leurs meubles sont couverts d’une suie épaisse et reluisante. Il est inconcevable que les bestiaux puissent s’accoutumer à être ainsi jambonnés (pour ainsi dire) tout vivans ; quant aux hommes, ils y semblent très-habitués, quoique l’étranger qui n’y est pas fait, soit suffoqué, et après une ou deux minutes soit presque aveuglé, et pleure abondamment. Ils sont assis sur des siéges fort bas, afin, à ce que j’imagine, d’éviter d’avoir la tête dans le plus épais de la fumée, qui s’élève toujours, et enfin ils ne brûlent guères que de la tourbe, dont l’odeur semblerait devoir encore augmenter leur malaise. Ils vivent absolument de laitage, de pommes de terre, et de quelque peu d’un pain d’avoine, qu’ils appellent cakes (gâteaux ou galettes), faits en galette, rond, épais d’une ligne, sec, et où le son est entièrement. J’ai eu depuis occasion de voir que cela n’était pas particulier aux montagnards, tous les Écossais en général, font usage de cette sorte de pain, et j’en ai mangé si souvent, que je m’y suis accoutumé, et suis loin de le trouver mauvais.

Ces bonnes gens sont extrêmement hospitaliers, et reçoivent avec complaisance, l’étranger qui les visite, sans paraître aussi surpris de le voir, que l’on pourrait se l’imaginer d’après le pays. Deux ou trois fois j’ai eu occasion d’entrer chez eux, pour éviter la pluie, ou pour me reposer, ou même par curiosité, pour causer avec eux, et voir leurs établissemens. Sans me faire d’impertinentes questions, on me proposait de m’asseoir autour du feu, on m’apportait du petit lait, qui est la seule boisson dont ils fassent usage, avec quelque peu de leurs cakes, des pommes de terre, ce qu’ils avaient enfin, et en me retirant, c’était toujours avec beaucoup de peine que je parvenais à leur faire accepter quelque chose. Dans tout pays, le pauvre est toujours bien plus prêt à faire part de son nécessaire, que le riche de son superflu.

Les mœurs des gens de ce pays sont en tout, semblables à celles des autres montagnards d’Écosse ; cependant le philibeg[6] n’est pas si commun, et il y a peu de personnes qui parlent gaelic ; ce n’est qu’à une vingtaine de milles plus loin, que l’on se trouve réellement dans les montagnes, ou du moins parmi les vrais montagnards.

Suivant le cours du Forth, le long de quatre ou cinq lacs qu’il traverse, à travers un pays assez sauvage et très-peu habité, j’arrivai au pied de Ben-Lomond, que je distinguai aisément des autres montagnes par l’élévation de sa cime. Il a plus de trois mille pieds de haut, et est presque entièrement couvert de tourbe, du moins par le côté que j’ai gravi ; c’était avec une peine incroyable que je pouvais avancer ; j’enfonçais presque à chaque pas jusqu’à la ceinture, et j’avais beaucoup de peine à me tirer de la place où j’étais tombé ; j’étais pourtant arrivé près du sommet, et je commençais à être dédommagé de la fatigue de quatre heures de marche, par une vue très-étendue, lorsqu’un nuage épais est venu fondre sur moi ; je me vis environné de ténèbres, et ne savais plus où diriger mes pas.

Dans cette extrémité, j’aperçus un mouton, qui effrayé de l’orage, se glissait avec peine sous une grosse pierre. Instruit par son exemple, j’eus la cruauté de le chasser de sa retraite, et ayant réussi à m’y loger, je tirai mes provisions de ma poche, et j’attendis en patience l’orage, qui ne tarda pas à tomber avec la dernière violence. Combien de grâces je rendis à la providence de m’avoir procuré le couvert, au sommet d’une telle montagne, et si loin de toute habitation ! Après une heure de repos, je fus fort aise de voir que l’orage ayant presque cessé, le temps était redevenu assez clair pour pouvoir se conduire. Prenant pour guide, le premier ruisseau que je rencontrai, je me trouvai du côté du lac, et j’arrivai à une petite auberge sur ses bords. Dans ma course j’avais perdu ma montre, m’en étant bien vîte aperçu, après mon arrivée, je retournai sur mes pas, et je la retrouvai contre toute attente, à un ou deux milles de la maison.

Le lendemain, des jeunes gens de Glasgow étant venus visiter Ben-Lomond, je leur demandai la permission de les accompagner, et je remontai la montagne. La vue s’étend d’un côté jusqu’à Stirling, de l’autre à Dumbarton distans l’un de l’autre de plus de quarante milles, et à trente de la montagne. L’étendue du lac Lomond, les îles qui le couvrent dans la partie du sud, qui a près de neuf milles de large, les hautes montagnes qui en rétrécissent la tête, la quantité de petits lacs qui se rencontrent sur le cours du Forth depuis sa source, et ceux qui sont au sommet des montagnes, offrent une confusion inexprimable, qui étonne l’imagination, et agrandit les idées.

Le voyage au sommet de la montagne est très-pénible, et très-long ; on trouve au pied, des ânes, sur lesquels on en peut gravir une partie.

Pour aller plus vîte, je m’avisai en descendant de quitter mes souliers ; mais ce premier essai de suivre les coutumes du pays ne me réussit pas : après quelques pas je trouvai une pierre tranchante, qui me coupa assez fort. J’eusse été obligé de passer quelques jours dans cette petite auberge près du lac, pour me guérir de ma blessure, si le hasard n’eût amené des marins de Greenouck qui par partie de plaisir étaient venus visiter le lac et Ben-Lomond ; étant informés qu’un étranger était retenu dans la maison par une blessure au pied, ils m’offrirent une place dans leur bateau, que j’acceptai très-volontiers. Ils me conduisirent à Dumbarton, à travers les îles charmantes de ce beau lac ; quelques-unes sont habitées par deux ou trois familles. Le château du duc de Montrose, Buchanan, est sur ses bords ; c’est dans une des îles que les gens de sa maison sont enterrés. La vue est vraiment extraordinaire, au moment d’entrer dans ce petit Archipel ; la tête du lac se perd au milieu des hautes montagnes qui l’entourent, et parmi elles, on distingue aisément le double sommet de Ben-Lomond.

Nous aperçumes bientôt la rivière par laquelle le lac se dégorge, et nous en suivimes le courant ; ses eaux sont aussi pures que celles du lac même. Les bords en sont très-cultivés, et couverts de jolis et nombreux villages ; on y voit plusieurs manufactures de mousselines et quelques forges. Je me rappelle avoir vu une haute colonne sur une pointe de terre, je ne puis dire quelle en est la raison ; j’imagine, que ce n’est qu’une fantaisie, car elle est placée dans un grand jardin, auprès d’un village assez considérable. Les matelots qui m’avaient reçu avec tant de complaisance dans leur bateau, et qui voyant la peine que j’avais à marcher, avaient offert de m’y porter, me forcèrent à prendre part à leurs rafraîchissemens, et en nous quittant, je ne pus pas prévaloir sur eux d’accepter un seul schelling. C’est ainsi qu’en nous envoyant les maux, la providence y applique souvent un topique qui nous aide à les supporter.

Dumbarton est une petite ville, mais elle a un château très-fort : il est situé sur un roc isolé au milieu de la plaine, au confluent de la rivière du lac Lomond et de la Clyde : à la marée haute, il semble être au milieu des eaux, quoiqu’on puisse toujours y aller à sec du côté de l’est ; ce rocher a deux têtes séparées par un vallon ; celle du nord est beaucoup plus élevée, et peut avoir quatre cents pieds. De toutes parts le roc est escarpé, et l’on y monte en dedans des fortifications, par une rampe très-roide : la porte n’est séparée de la rivière que par un chemin très-étroit, ce qui en rendrait l’accès difficile en cas de résistance ; cependant l’histoire d’Écosse rapporte qu’il fut pris et escaladé par surprise, quelque temps après que la reine Marie eut été déposée, vraisemblablement par la négligence de la garnison, qui prenant trop confiance dans son rocher, pensait peut-être inutile de se fatiguer à le garder. Si un tel roc était placé au milieu du Rhin, ou sur les frontières de l’Autriche et de la Turquie, il serait d’un prix estimable pour celui qui en serait maître.


  1. La fille ou la pucelle.
  2. Depuis ceci écrit, en 1795, je suis retourné deux fois à Édimbourg, et je n’ai pas pu découvrir dans quel endroit on avait mis la Pucelle ; je crains qu’elle n’ait été brûlée par accident.
  3. Rappelez-vous, lecteur, que les ciseaux de cet honnête homme, font plus d’honneur à la nature humaine, que l’épée du conquérant.
  4. Il y en a une, mue par le vent entre Copenhague et Elsinour.
  5. Ben, signifie montagne en gaelic.
  6. Le philibeg est le court jupon que portent les hommes dans les montagnes d’Écosse ; il ne descend pas tout-à-fait jusqu’au genou : il est de la même étoffe que le plaid, qui est le manteau. Tous les deux sont bariolés de plusieurs couleurs et semblent des rubans cousus ensemble.