Promenade dans la Grande Bretagne - 2e/Mer du nord

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MER DU NORD.


L’Argyle-Shire, est le pays le plus-extraordinaire de l’Écosse, par l’élévation de ses montagnes et par les beaux bois qui les couvrent. On voit près de la ville d’Invereray le superbe château du duc d’Argyle. À quelque distance en mer sont les îles remarquables d’Icholmkill et de Staffa.

Pendant que toute l’Europe était plongée dans les ténèbres de l’ignorance, causée par l’irruption des barbares, un petit nombre de gens savans et paisibles, profitans des préjugés de religion qui de temps immémorial avaient fait regarder Icholmkill comme une place sacrée, y fixèrent leur résidence ; ils y bâtirent un monastère qui fut pendant plus de cinq siècles, l’asile des arts et des sciences. — La mort unissait dans cette île, les ennemis les plus irréconciliables. Les rois d’Irlande, des Calédoniens, des Pictes et même de Norvège et du Dannemarck, demandaient à y être enterrés, et se faisaient un devoir de la maintenir en paix. On n’y voit plus à présent que des ruines, tristes débris qui prouvent ce qu’elle fut autrefois.

Staffa est un rocher de basalte au milieu de la mer, la nature y a déployé son pouvoir en architecture, et y a bâti des palais immenses supportés par des colonnes sans nombre, et de la plus grande élévation.

Greenouck, à l’embouchure de la Clyde est le port le plus considérable de l’Écosse, les vaisseaux se rendent de là immédiatement en Amérique, mais il faut qu’ils fassent un tour considérable, avant d’être en pleine mer. On a proposé de couper le Mull of Cantyre[1], qui n’a guères que cinq milles de large, afin d’éviter aux vaisseaux un voyage long et dangereux.

Un certain roi Norvégien, (Magnus) qui s’était emparé de la plupart des îles, stipula dans un traité avec le roi d’Écosse, que tous les pays, dont on pourrait faire le tour en bateau lui appartiendraient. Il se fit transporter dans une barque, d’un côté à l’autre de cet isthme, et s’acquit ainsi, un pays assez important. — Ce trait est cité dans l’histoire de Norvège, par Snorre-Styrleson et par tous ceux qui l’ont copié ; mais les auteurs font mention de l’isthme de Galloway.

Le Firth[2] de la Clyde est couvert d’îles très-considérables ; on y distingue sur-tout un rocher qui s’élève en pain de sucre du sein de la mer, à une hauteur de 900 pieds, à peine peut-on y aborder ; il forme un coup-d’œil surprenant tout seul au milieu de l’eau. On y a jeté quelques moutons, qui font assez maigre chère sur le peu d’herbe qui le couvre. Les solan geese[3], (oyes solitaires, sauvages) y déposent leurs œufs en quantité. Dans le Firth du Forth de l’autre côté de l’île, il y a un rocher pareil sur lequel on voit les ruines d’un château fort. Les solan geese ont aussi accoutumé d’y venir pondre ; c’est avec une peine et un danger étonnant que l’on peut prendre leurs œufs qui sont très-délicats. Ces deux rochers sont, à ce qu’on assure, les deux seuls endroits où ces oiseaux fassent leur nid sur ces côtes.

Je pris place sur le bateau public de Greenouck à Glasgow. Il y avait beaucoup de personnes dessus, je commençais à entendre assez d’Anglais pour suivre la conversation ; elle roulait sur l’église d’Écosse, que jusqu’à ce moment je n’avais pas cru entièrement séparée de celle de l’Angleterre. Je me rappelle, qu’un ministre se plaignait amèrement de la modicité de son revenu, ce qui n’est pas nouveau dans tout pays.

Les bords de la Clyde me semblèrent très-intéressans, et fort bien cultivés. À quelque distance de l’endroit où venait finir la muraille romaine, vient aboutir le fameux canal qui traverse l’île. Les négocians de Glasgow, qui étaient fort intéressés à l’avoir dans cette ville, y ont fait une branche, qui vient la joindre. Aussitôt que j’y fus arrivé, je pris une chambre garnie pour me guérir à l’aise ; et recevant quelques politesses des personnes à qui j’étais recommandé, je pris mon mal en patience, et me tins tranquille.

Glasgow est une très-belle ville, les rues sont larges, et ne manquent pas d’ornemens. On y voit même de fort beaux édifices, particulièrement le marché pour la viande ; il ressemble plutôt à une jolie salle de spectacle. Il y a quelques belles églises, entre autres St. Andrews, dont tous les bancs sont faits en bois d’acajou ; le portail est vraiment noble, mais il a le même défaut que celui de St. Andrews à Édimbourg, il est défiguré par le clocher qui est placé dessus. Le grand nombre des habitans, trouvent leur vieille ci-devant cathédrale infiniment plus belle. C’est un vieux et vaste bâtiment, sans aucune décoration extérieure, même gothique. On l’a divisé par compartimens ; la nef et le chœur servent de cimetière, quoique l’église soit située au milieu d’un assez vaste, pour enterrer tout Glasgow. Elle fut préservée à la réformation par quelques gens sages, qui empêchèrent la populace de la détruire. Par tout le pays, des fanatiques furieux brûlaient, saccageaient tout ce qui avait rapport à l’ancien culte, prétendant « qu’après avoir coupé le tronc, il fallait abattre les branches ; » propos que j’ai moi-même encore entendu tenir plus d’une fois en Écosse. Les gens modérés, qui empêchèrent la populace de brûler la cathédrale de Glasgow, ne purent y parvenir qu’en l’assurant qu’aussitôt que la nouvelle église serait achevée, on y mettrait le feu en grande cérémonie : dans l’intervalle les esprits se calmèrent.

On voit auprès un bel hôpital nouvellement bâti : je pense qu’il a été élevé par l’architecte qui a construit la nouvelle bourse, le bâtiment des registres à Édimbourg, aussi bien que le nouveau collége, et la grande place (Charlotte Square), que l’on bâtit au bout de la ville neuve. Le centre et les ailes de ces bâtimens, sont chargés de décorations, et les intermédiaires semblent un peu trop nues.

L’infirmerie de Glasgow est établie sur un pied très-libéral ; les souscriptions sont de dix guinées par an. Elles donnent le droit d’y envoyer et d’y avoir toujours un pauvre malade. Ce serait, je crois, bien fait d’avoir à l’hôpital quelques chambres plus propres et séparées du commun, pour la réception des étrangers que le commerce attire dans cette ville ; en payant une modique somme par jour, ils pourraient espérer d’y trouver les secours que leur situation isolée, et souvent leurs moyens, ne leur permettraient pas d’avoir dans un logement privé.

Il y a à Glasgow une université : on en compte quatre en Écosse, tandis que dans l’Angleterre il n’y en a que deux, beaucoup plus considérables, il est vrai.

À-peu-près six cents abonnés, à une guinée par an, entretiennent le superbe café de la Tontine ; l’étranger peut y venir lire les papiers publics, sans craindre d’être tourmenté par les garçons, comme presque par toute la Grande Bretagne ; il n’y a que les habitans de la ville, non abonnés, qui n’ayent pas le droit d’y aller.

Les maisons dans les nouvelles rues sont élégamment bâties en pierres de taille et séparées les unes des autres ; ce qui les met à l’abri du feu et ne détruit nullement la beauté de la rue. La ville est située comme Bath, au pied d’une colline, qui la défend des vents du nord, qu’il lui serait peut-être plus avantageux d’avoir, car on la dit malsaine à cause de son humidité. La Clyde cesse d’être navigable au pont ; elle est bordée par un beau quai, et passe auprès de la plus belle promenade de la Grande Bretagne, sans contredit, qui cependant est peu fréquentée. Les hommes sont occupés à faire, ou à vendre des mousselines et les dames sont assez sédentaires.

Paisley est une ville d’à-peu-près vingt mille habitans, qui n’est qu’à sept milles de Glasgow. On y fabriquait autrefois des gazes de soie, mais lorsque la mode des soyeries tomba, les manufacturiers furent assez adroits pour abandonner cette branche à temps, et pour tourner leur industrie sur la filature du coton et la fabrication des mousselines. Je fus visiter ces manufactures, qui sont vraiment étonnantes par leur immensité. J’en ai vu plusieurs dont les instrumens seuls avaient coûté plus de vingt mille livres sterlings. On conviendra, qu’il faut diablement faire des cravattes et des jupons de mousseline, pour payer de tels frais ; encore n’est-ce rien en comparaison de l’atelier de Lanark, dont je vais parler.

J’eus occasion à Glasgow d’être présenté à Mr. Dale, qui est un des caractères les plus extraordinaires que j’aye connu. Il a commencé par être simple tisserand, et par une longue industrie, il est parvenu à se faire une fortune brillante. Il eut la complaisance de me conduire, avec un marchand de Glasgow, à ses moulins de cotton à Lanark près de la chûte de la Clyde. En passant à Hamilton, il montra une maison en disant, here is a house, where I have been many a year at the loom[4]. Ses moulins consistent en quatre grands bâtimens de quatre étages, de dix-huit fenêtres de front chaque. J’y ai vu plus de machines, de roues, et de coton que dans aucun endroit[5]. Toutes les roues sont mises en mouvement, par un courant considérable qu’on a tiré de la Clyde, et amené à grands frais à travers d’un rocher qui a plus de deux cents pas d’épaisseur. Avant qu’il n’y eût des manufactures dans cet endroit, il était sauvage et désert : on y compte à présent plus de deux mille habitans.

Mr. Dale maintient à ses frais, près de cinq cents enfans qui travaillent à son compte, et à qui il fait enseigner à lire, à écrire et l’arithmétique. Ils sont tenus dans le meilleur ordre, proprement vêtus et assez bien nourris. Lorsqu’ils ont atteint l’âge de quinze à seize ans, après avoir acquis le goût du travail et de l’industrie, ils se retirent et trouvent aisément à se placer. C’est plus particulièrement pour cet objet, que je regarde les moulins de Lanark comme très-intéressans. C’est là, la véritable gloire du marchand ; Mr. Dale a ainsi l’avantage de maintenir plus de deux mille personnes, et de rendre utile à la société, un nombre prodigieux de petits infortunés sans parens, ni amis, et qui communément ne lui sont qu’à charge.

Cet établissement est sans doute prodigieux ; peut-être est-il beaucoup trop considérable pour l’attention d’une seule personne. Les filatures de coton qui prospèrent le mieux, sont celles dont les premières avances ne vont guères qu’entre quinze et vingt mille livres sterlings. Celles de Lanark montent à plus de cent mille (plus de deux millions tournois). Il est presque impraticable de faire un établissement de ce genre en petit : le moins qu’il puisse coûter est de deux ou trois mille l. On serait plus sûr d’avoir un intérêt de 20 pour cent, sur une forte somme, que 6 ou 7 sur une très-petite.

Quelques princes ont cherché à encourager ces manufactures dans leurs états, mais elles ont presque toujours manqué faute de moyens, et par l’économie, à la mode à présent, et bien mal placée, quand il s’agit de choses de ce genre. Avec un homme intelligent, laborieux et de bonne foi, un prince encourageant un établissement de cette espèce, courrait moins de risque à prêter tout d’un coup une bonne somme, qui mettrait tout en train, qu’à faire des cadeaux mesquins, qui ne font qu’empêcher de tomber.

La chûte de la Clyde, est à deux milles de ces moulins : on y arrive par une promenade charmante dans le parc de Lady Ross. — J’ai vu des chûtes d’eau beaucoup plus considérables, mais jamais d’aussi romanesques. En m’y rendant je trouvai une petite clef : « Oh ! vous serez heureux, me dit mon conducteur, that is the sign of good luck. » « Good or bad, lui répondis-je, it is certainly the sign of a lock ».[6]

En revenant à Glasgow, mes compagnons de voyage m’accablèrent, à la mode de cette bonne ville, de leur money, bank, coton, goods, bills[7], sans commisération : j’avais beau boucher mes oreilles, money, money, y entrait toujours : si au lieu de prendre ce chemin-là, il se fût rendu dans ma poche, peut-être aurais-je pu m’y accoutumer à la longue.

Il y a peu de villes, où il y ait autant de mains employées. Les habitans se plaignent que la guerre a fait tomber leurs manufactures ; assurément, elles n’en ont pas l’air ; mais après tout, quand les manufactures de quelque genre qu’elles soient, sont aussi multipliées que celles de mousseline dans l’ouest de l’Écosse, il faut nécessairement que guerre, ou non, elles tombent, parce qu’elles se font tort les unes aux autres. Paisley est à sept milles de Glasgow, et n’est habité que par des manufacturiers, Greenouk, et toutes les campagnes sont pleines de manufactures. Est-il donc très-étonnant que quand on fait deux fois plus d’habits qu’il n’y a de monde pour les porter, il en reste la moitié ; on doit ajouter à cela, que dans quelques pays sur le continent, on a établi des filatures de coton, et que par conséquent, ils peuvent non-seulement se passer de l’Écosse, mais encore fournir aux besoins de leurs voisins.

Comme j’étais dans ma chambre assez tranquille, la jambe tristement étendue sur un tabouret, maudissant le jour et le moment où je m’avisai de grimper Ben-Lomond ; pour prendre patience plus gaiement, je m’avisai de fredonner, et de siffler par distraction. Tout-à-coup je vis entrer dans ma chambre ma vieille hôtesse, qui d’un air effaré, me dit, fy for shame, you sing. (fi, fi donc, vous chantez). — Cette femme assurément n’aime pas la musique, me dis-je en moi-même, comme Sosie dans l’Amphytrion de Molière ; puis, après un moment de silence assez surpris de l’apostrophe ; mais, lui dis-je, quel mal y a-t-il à chanter ? But Sir, répondit-elle, en fermant la fenêtre, God forbid to sing on the sabbath[8] ; ayant une très-modeste opinion de mon chant, et très-peu de connaissance des usages du pays, je m’imaginai qu’elle avait pris une tournure honnête pour me dire que je chantais mal, et que je l’importunais, ce qui au fait aurait fort bien pu être, et j’expliquai ainsi son dicton, Dieu défend de chanter aussi mal, et me le tins pour dit, crainte qu’il n’y eût des malades dans la maison.

J’ai appris depuis, que le dimanche en Écosse on ne peut ni chanter, ni siffler, ni danser, ni jouer, mais on peut boire, bâiller et dormir ; et j’ai toujours tâché de me conformer à l’usage du pays, depuis ce moment.

Quelques momens après je priai ma bonne hôtesse de me prêter un livre, et elle me mit dans les mains la Vie des Saints du presbytérianisme, qui ne m’a pas été d’une grande utilité. Pour lui faire voir que je savais tout aussi bien qu’elle, ce que c’était que le dimanche, je lui demandai s’il n’y avait pas dans la ville, une chapelle catholique. — Catholique ! — a-t-elle répété, — Catholique ! — en faisant une grimace comme si elle eut vu le diable, Catholique ! — et elle sortit de ma chambre sans dire un mot. Cela me donna un plus grand désir de savoir s’il y avait réellement une chapelle dans la ville ; on m’en indiqua une, où j’eus le plaisir d’entendre un sermon éloquent en gaelic, dont malheureusement je ne compris pas d’autre mot que la Vierge Marie.

On est souvent regardé d’assez mauvais œil, quand on ne va pas assister deux ou trois heures le matin et autant le soir, à l’emphatique sermon d’un ministre, qui vu la longueur du temps qu’il est obligé d’être en chaire, le récite mot à mot. Le plus souvent, dans certaines petites villes, le texte de ce sermon est pris dans l’apocalypse, et l’on y prouve évidemment que le Pape est la bête aux sept cornes, le soleil l’époux de la nature, etc. etc., et que l’antechrist et la fin du monde ne sont pas loin ; heureusement, il y a long-temps qu’on dit cela, ce qui fait qu’on prend patience.

Le vendredi, 9 août, je quittai Glasgow, dans une chaise de poste avec le major Mayne, qui était venu dans cette ville pour ses affaires, et qui m’avait invité à l’accompagner dans les montagnes au tiré des moor fowls ou coqs de bruyère[9]. Je retournai à Stirling par un autre chemin que celui par lequel j’étais venu. J’aurais pu voir un assez beau pays, et avoir quelques aventures, si j’eusse été à pied ; mais dans une chaise de poste, le voyageur ne voit que le grand chemin, et fit-il, comme tant d’autres, deux fois le tour de l’Europe, je maintiens qu’il n’est pas beaucoup plus instruit des manières, ni des beautés du pays par où il passe, que la malle qui est attachée derrière sa voiture. Cependant ce sont ces messieurs qui par leurs rapports splenetick, excitent les préjugés et l’animadversion d’une nation contre l’autre, peignent tout en noir, et ne trouvent rien qui puisse leur plaire, aussitôt que les nouveaux usages qu’ils aperçoivent, s’écartent de ceux que leurs nourrices leur ont appris. Je voudrais, qu’on n’ajoutât pas plus de croyance à ce qu’ils disent, qu’on ne le ferait si l’on voyait un homme attaqué de la jaunisse, accuser tous les objets d’être jaunes, parce qu’au fait la couleur est dans ses yeux, et non dans l’objet. Tout ce que je pus remarquer, c’est, que je traversai le grand canal, que je pus distinguer des deux côtés, à la distance d’un ou deux milles.

Je vis en passant, le champ de bataille où Robert de Bruce battit les Anglais, qui avaient envahi son royaume, et la montagne, où il fit paraître les femmes et les enfans avec les bagages de son armée, que les Anglais prirent pour un renforcement : manœuvre qui décida du gain de la bataille. On voit encore la pierre sur laquelle était fixé l’étendart royal d’Écosse, avant et même pendant la bataille.

Le troisième jour suivant l’usage, nous partimes avec armes et bagages, tentes et provisions et fumes passer la nuit dans la montagne pour être des premiers à la parcourir le 12. Nous ne fimes pas trop bonne chasse, mais nous passames trois jours à courir au milieu de ces éternelles bruyères, et de ces déserts de tourbe, dont je n’avais jamais vu une telle quantité. Les vallées cependant sont fort bonnes et très-bien cultivées.

Le pays près de Crief, est vraiment charmant, on aperçoit à tout pas des maisons qui semblent annoncer que l’opulence y règne, et qui forment des points de vue très-agréables. À cinq ou six milles au-delà, on trouve Glen-Amon (la vallée d’Amon ), qui est dominée de tous côtés par des rochers presque perpendiculaires, et se perd dans un passage étroit au milieu des rocs. On y fait voir une pierre énorme, que la tradition appelle Ossian’s tomb ; quoi qu’il en soit, lorsque les soldats travaillaient au chemin militaire, ils s’avisèrent à force de bras de la déranger, et l’on trouva dessous une urne avec des cendres ; dans quelques milliers d’années, si on la dérange encore, on pourra y trouver les ossemens d’un soldat qui mourut là, et sur le corps de qui, ses camarades poussèrent la pierre.

Ce pays-ci est très-peu connu chez l’étranger ; on nous le peint comme misérable, manquant de beauté, presque barbare : les Anglais même n’en parlent guères autrement, et voilà pourtant le fruit des préjugés qui éloignent les nations les unes des autres. Le fait est, que les grands lacs et les hautes montagnes d’Écosse, offrent des points de vue qui ne peuvent être égalés que par ceux de la Suisse ; que dans les vallées, où la terre est en valeur, l’art du fermier est poussé aussi loin, que même en Angleterre. Les idées contraires qui pouvaient être justes il y a cent ans, quoiqu’à présent absolument fausses, sont tellement enracinées, que je les ai souvent entendu énoncer même à des gens du pays, qui cependant ont un grand amour pour leur patrie, mais qui ne réfléchissent pas aux changemens prodigieux que l’industrie y a faits.

La montagne au sud de laquelle est situé Crief, est entièrement isolée et séparée des autres ; elle est très-élevée et forme une masse, que l’on ne peut s’imaginer être seule, qu’en en faisant le tour. En regardant à l’ouest, un peu plus haut que la ville, dans un endroit où la vallée s’ouvre, on a une vue surprenante de pics et de sommets de montagnes, que pour bien voir il faut regarder au soleil levant.

Chemin faisant, je vis le camp romain d’Airdoch, qui est aussi bien conservé, que s’il eût été fait depuis quelques années ; c’est un grand quarré, couvert par un rempart, et par cinq lignes élevées au-dessus du terrain, séparées les unes des autres par un petit fossé de cinq ou six pieds de large ; il avait quatre entrées, dont deux ont été détruites, les deux restantes sont au nord et à l’est : il est situé à treize milles au nord de Stirling. J’en ai vu plusieurs autres plus petits, et moins réguliers au nord de celui d’Airdoch, et qui semblent avoir été comme les avancées du corps d’armée.

Ce pays éprouve depuis douze à quinze ans, un phénomène remarquable ; il ne se passe pas de mois qu’il ne ressente les secousses (peu violentes à la vérité) d’un tremblement de terre accompagné d’un bruit souterrain : on a souvent cherché à en donner la raison, et l’on n’a pu jusques à présent y réussir. Il n’existe aucune eau chaude, qui pût donner à entendre l’existence d’un feu intérieur ; je n’ai pas entendu dire, qu’on y ait découvert de traces de volcan éteint, et ces secousses sont si particulières, à ce coin de terre, que jamais le pays voisin ne s’en ressent. Quelques personnes croient, qu’elles sont occasionnées par des vents souterrains, qui cherchent à s’échapper, d’autres, par des eaux qui sont trop resserrées dans leur cours. Quoi qu’il en soit, les habitans y sont si accoutumés, qu’ils n’y prennent pas garde, et qu’on n’en parle que comme d’une chose très-indifférente, qui n’est même pas connue à quelques milles de l’endroit où elle arrive.

À mon retour des montagnes, je me disposais à faire le tour de l’Écosse ; le major Mayne m’ayant fait promettre, qu’à mon retour je passerais chez lui, et ayant bien voulu permettre que j’y laissasse mes effets, je partis le 27 août avec une chemise et une paire de bas dans ma poche, pour faire une petite promenade d’environ six cents milles. Pour mieux me disposer à la marche, je courus les montagnes toute la journée après les moor-fowls, et fus coucher bien fatigué à Auchterarder, bourg à vingt milles de Stirling. Il était midi avant que je pusse partir, tant la fatigue de la veille m’avait accablé ; cependant prenant courage, je retrouvai mes forces après un ou deux milles, et j’avançai rapidement, à travers un pays peu remarquable pour la fertilité.

Toutes les approches de Perth sont vraiment magnifiques ; lorsque du sommet du côteau on découvre tout-à-coup la belle et longue vallée dans laquelle coule le Tay, l’œil est surpris : il semble inconcevable, qu’un tel pays soit joint de si près aux pauvres montagnes que l’on vient de traverser[10].

La ville est entourée de belles promenades, qui en forment les boulevards ; les rues sont larges, bien bâties et tirées au cordeau. Sa situation sur le bord de la principale rivière de l’Écosse, et sa position centrale aurait dû en faire la capitale de ce royaume, si lorsque les peuples s’en choisissent une, ils étaient réglés par autre chose que par le hasard. Le pays de Perth à Dundée, paraît beaucoup plus précoce que près de Stirling ; on y faisait la récolte, et près de cette dernière ville, le blé était encore verd. Les arbres fruitiers y sont assez communs, et on m’a assuré très-productifs.

Ces deux vallées du Forth et du Tay, dont le terroir se ressemble assez, sont les deux plus riches de l’Écosse ; de Perth à Blair, en remontant la rivière, environ trente milles, le pays est très-beau et très-productif. C’est entre ces deux villes qu’était située Scone, la ville dans laquelle les rois d’Écosse étaient proclamés, sur la pierre que les Calédoniens apportèrent avec eux de l’Irlande. Une vieille tradition, ou prophétie, assurait que le possesseur de cette pierre serait le roi du pays. Édouard III, après avoir conquis l’Écosse, la transporta à Londres. On la voit encore à présent dans l’Église de Westminster. La prophétie sans doute est vérifiée depuis cent vingt ans, mais elle a été plus de 250 sans l’être.

Dundée est riche, marchande, et assez peuplée ; on y compte quinze mille habitans, mais la ville est irrégulière et en général mal bâtie.

Les étrangers visitent rarement ce pays ; les habitans en accueillent peut-être beaucoup mieux celui qui se présente avec des lettres de recommandation ; rien ne pouvait m’être plus agréable, il fallait seulement que je me soumisse à leur coutume de boire quatre ou cinq heures après dîner, le plus sérieusement du monde. J’avoue qu’il m’était bien pénible dans le commencement de rester ainsi, cloué sur ma chaise, et de boire quoi que j’en pusse avoir ; tout cela a disparu peu-à-peu, et je crois en vérité que, s’il était nécessaire, je pourrais montrer, en cas de besoin, qu’un Breton de France ne le cède en rien, à un Breton d’Écosse.

Traversant la rivière dont la largeur est d’à-peu-près trois milles, je fis une petite excursion en Fife, afin de voir les ruines de St. Andrews, et de juger de l’état du pays. La capitale, Coupar, semble dans un état assez florissant ; mais St. Andrews, est presqu’entièrement enseveli sous les ruines. La cathédrale a dû être très-grande, elle est en ruines à présent, ainsi que le château, où les Écossais montrent encore, avec colère, la fenêtre d’où le cardinal Béton regardait brûler quelques pauvres gens, martyrs de leur foi, — et à laquelle il fut pendu lui-même peu de temps après.

Les universités font encore vivre cette ville, qui par ses débris semble avoir été fort grande ; elle est peu considérable à présent. Le pays aux environs étant excellent et bien cultivé, on m’a assuré qu’on y vivait à meilleur marché qu’ailleurs. C’est un préjugé communément reçu chez l’étranger, que l’on vit à très-bon compte en Écosse ; j’ai trouvé par-tout les denrées au même prix qu’en Angleterre, et quelquefois plus chères. Loin d’être un blâme sur le pays, c’est plutôt un éloge, car c’est une preuve que l’industrie y a fait de grands progrès, et que les habitans sont en état de payer les provisions, doubles de ce qu’ils faisaient il y a cinquante ans, quoiqu’elles fussent moitié plus rares.

Le pays le long des côtes du Fife-Shire, est assez fertile et fort peuplé. Depuis St. Andrews, en remontant ensuite le long de l’embouchure du Forth, on trouve dans un espace de trente milles, sept à huit petites villes autrefois assez florissantes, mais maintenant pour la plupart habitées par des pêcheurs. La plus considérable est la longue ville de Kirkaldy, qui n’a que sa longueur de remarquable et maintes chansons en l’honneur de ses jolies filles, (bonnies lasses of Kirkaldy).

Les principales denrées consistent en sel, en poisson et en charbon de terre ; les mines de charbon sont fort belles et fort nombreuses. Le sel est extrait de l’eau de mer dans laquelle on fait fondre du sel de roc, afin de lui donner plus de force et rendre l’opération plus aisée.

Les chaudières peuvent avoir vingt pieds de long sur autant de large, et trois de profondeur. On fait assez de feu dessous pour faire évaporer l’eau tout doucement ; l’opération faite, on ramasse le sel, et on est ensuite obligé de briser une matière pierreuse qui s’est formée en-dessous.

Dans les villes plus considérables, on voit aussi des fabriques de drap et d’autres denrées. Près le port de King-Horn, on trouve la pierre basaltique, rangée en colonnes assez régulières ; j’y ai même vu des morceaux détachés, s’ajustant ensemble de la même manière que ceux du fameux grand chemin des géans (giants caus-way), en Irlande.

Je retournai à Dundée et j’y restai encore quelques jours : un soir revenant à pied d’une maison de campagne, qui est à cinq ou six milles, je liai conversation avec deux jeunes gens qui me semblèrent du commun ; je leur demandai quel était l’origine de la ville ? Ils me dirent que des Bénédictins rassemblèrent les habitans, et donnèrent à leur couvent et au rassemblement qu’ils réussirent à former auprès, le nom de Deo datus, d’où était venue Dundée. Quoique l’étymologie me semblât furieusement altérée, je la reçus pour bonne. Cela me mit en train de leur faire d’autres questions, auxquelles ils firent les réponses les plus judicieuses. Ils avaient sur-tout très-présentes les expéditions des Romains dans l’Écosse, qu’ils m’assurèrent avoir laissé par-tout des traces de leur passage. Je m’informai, si le poste fortifié au sommet d’une montagne à quelque distance de la ville, était l’ouvrage des Romains ? Non, dit l’un, car il est rond, et tous les postes romains sont quarrés ; il finit par dire, qu’il le croyait danois.

Je me remis en route, et arrivai à Aberbrothick par une pluie à verse. Après m’être séché de mon mieux, je fus visiter le port, qui est fort peu de chose, et bon seulement pour les petits vaisseaux. Il est défendu par une batterie, qui fut élevée après l’insulte qu’un corsaire français s’avisa de faire à la ville, dans la guerre d’Amérique. Il osa demander une contribution considérable, et sur le refus, il tira quelques coups de canon, qui effrayèrent beaucoup les habitans, qui n’avaient pas même un vieux pétard pour lui rendre le salut. On me montra trois ou quatre trous, que les boulets avaient faits dans les murailles d’une maison, et on convint que s’il n’eût demandé qu’une somme modique il l’eût obtenue. Je fus conduit dans les belles ruines d’un ancien couvent de Bénédictins ; car ces mêmes Écossais, qui semblent si bonnes gens à présent, ont, dans le temps, fait aller gaiement l’ouvrage du Seigneur, comme on disait alors : ils ont détruit de fond en comble à la réformation, presque toutes les anciennes églises, et ont ainsi renversé, pour satisfaire un zèle assez peu sensé, des monumens qui faisaient honneur à leur pays, et dont la perte ne se pourra jamais réparer.

D’Aberbrothick, je fus présenter une lettre à un fermier de ce pays. Il était catholique, et j’avoue que j’en fus bien aise, afin de connaître si leurs manières avaient quelque chose de différent des autres, mais elles me parurent être les mêmes.

Montrose est une petite ville, mais elle a un bon port, et est assez bien bâtie. On voit vis-à-vis un pont de bois, séparé dans le milieu par une petite île ; ce pont a coûté plus de quinze mille livres sterlings, et l’on a enfoncé les piles dans un endroit où il y avait plus de trente pieds d’eau : c’est un bel ouvrage, qui l’eût pourtant été infiniment davantage, si au lieu de le faire en bois, on l’eût bâti en pierre ; mais il eût coûté plus que le double de la somme ; probablement ce sera pour la race future. Le propriétaire de l’île espère pouvoir y bâtir un nouveau quartier ; ce serait convenable pour les marchands, dont les vaisseaux pourraient venir à leur porte.

Ce qui surtout est remarquable à Montrose, c’est l’hospitalité et la politesse dont se piquent les habitans. La campagne aux environs est couverte d’un grand nombre de maisons, appartenantes à des particuliers riches, qui vivent de la manière la plus honorable. Comme rarement la facilité des manières, marche sans être accompagnée de qualités encore plus essentielles, aussi Montrose est-il fameux pour les souscriptions nombreuses, qui se lèvent souvent pour les pauvres.

Ils ont aussi une manière de penser très-libérale, et quoique religieux, sont bien loin d’être importuns pour ceux qui pensent différemment.

J’eus occasion d’aller plusieurs fois au bal, que les propriétaires donnent par souscription toutes les semaines à Montrose. La danse écossaise, ou reel, est extrêmement difficile à suivre pour un étranger ; la mesure en est si précipitée et si différente des contredanses françaises, qu’on en voit fort peu qui y réussissent ; l’air même paraît monotone à un étranger : c’est toujours le même refrain ; mais c’est quelque chose d’original de voir l’espèce de fureur qui saisit toute l’assemblée, lorsque ce bienheureux fron, fron, fron commence à être raclé par les archers maudits des ménétriers. Jeunes et vieux, grand’mères et petites filles, ministres et médecins, chacun se lève et saute.

Il est assez singulier, que tous les pays ayent une danse favorite qui leur est particulière, et que souvent, l’air qui en charme les habitans n’ait pas le moindre agrément pour un étranger. Nous avions nos danses en Bretagne : quelques personnes de ce pays, dont je conserve toujours un souvenir agréable, avaient eu la bonté d’en apprendre l’air. Il me faisait grand plaisir, et les autres paraissaient l’écouter aussi froidement, que moi le reel écossais.

Au surplus, on boit sec dans ce bon pays ; j’ai plusieurs fois assisté à des libations assez copieuses ; mais sur-tout, je n’oublierai jamais le Lisbonne blanc d’un certain docteur, qui à force de charger le verre de toasts royalistes, auxquels je ne pouvais me dispenser de faire raison, me fit monter tant de loyauté à la tête, que la muraille n’était pas de trop pour retourner à mon auberge.

À trois milles au nord de la ville on rencontre un beau pont, qui traverse une vallée et une rivière assez large, près de son embouchure. On y lit une longue inscription, haute de huit à neuf pieds, placée sur le garde fou : — « Traveller, pass safe and free upon this bridge[11], — qui fut bâti sur ce dangereux torrent, et apprends que tu en es redevable aux générosités de Mr. un tel qui paya tant, un tel tant, etc. » De l’autre côté, sur une pierre moins grande, le voyageur est aussi informé, que le roi a fait les frais de cinq cents livres sterlings pour achever de compléter l’ouvrage. Après avoir remercié tous ces messieurs, comme je le devais et comme ils semblaient l’attendre, faisant même une profonde révérence à la pierre du roi, quoique son cadeau me semblât bien mince en comparaison des six milles et quelques cents livres sterlings, écrits de l’autre côté. Je passai sûrement dessus, comme on m’exhortait à le faire, et ne pus m’empêcher de penser à l’épigramme de Piron, qui, à Beaune, sur une inscription pareille, après ces mots, ce pont a été bâti, etc., ajouta ici, et couvrit la seconde ligne de plâtre ; de sorte que le voyageur étonné, apprenait avec surprise, que le pont sur lequel il passait, avait été fait dans l’endroit même.

Je traversai une dixaine de milles d’un pays qui me parut bien cultivé, quoique un peu nud ; je m’arrêtai à une cascade près du bord de la mer, dont on a rendu les approches très-agréables par des allées coupées dans un petit bois, qui la couvre presqu’entièrement, et bientôt j’arrivai à Benholm, où je reçus l’accueil le plus flatteur. C’est toujours avec reconnaissance, que je me rappelle les bontés et l’intérêt que Mr. et M.de Robertson Scot, m’ont témoigné.

Brechin est une petite ville, neuf milles à l’ouest de Montrose ; elle est située sur de petites collines qui en rendent la situation extrêmement agréable, les arbres, qui sont assez rares ailleurs, y sont très-communs, et lui donnent un aspect champêtre. C’était autrefois le séjour de l’évêque qui jouissait d’un grand pouvoir dans le pays, et de biens considérables.

On y voit une ancienne tour, dont on ne connaît ni l’usage, ni l’origine ; elle est ronde et peut avoir douze ou quinze pieds de diamètre, sur cent de hauteur ; l’ouvrage de maçonnerie est parfaitement lié ensemble, quoique de l’antiquité la plus reculée. Il y a des personnes qui prétendent qu’elle fut bâtie avant l’ère chrétienne, et que la pierre sur laquelle est marquée la crucifixion, avec quelques inscriptions y ayant rapport, n’y fut appliquée que long-temps après. Quoi qu’il en soit, par sa hardiesse, et la solidité de l’ouvrage, elle mérite d’être visitée par l’étranger ; elle tremble visiblement lorsque le vent est fort, et paraît entièrement séparée de l’ancienne cathédrale, qui a été bâtie à côté, et au coin de laquelle elle est située[12].

Le château est bâti dans le goût antique, avec une longue allée de beaux arbres ; la rivière coule au bas de la terrasse à une hauteur de cinquante à soixante pieds. De l’autre côté de la rivière, est la maison de Kinnaird, bâtie sur le modèle d’un ancien château : c’est un grand bâtiment, que son propriétaire, sir David Carnegie, rend infiniment agréable à ses voisins et à l’étranger.

Forfar, la capitale de l’Angus, n’a de remarquable que le lac où furent noyés les meurtriers de Malcolm, roi d’Écosse, en essayant de le passer sur la glace. On voit à quelque distance un camp romain très-bien conservé, et dont les remparts sont très-élevés ; on y voit aussi quelques pierres sculptées, monumens grossiers d’une victoire sur les Danois. La longue vallée dans laquelle est Forfar, traverse toute l’Écosse, depuis Ben-Lomond, jusqu’au-delà de Bervy.

Laurencekirk est une nouvelle petite ville dans la même vallée, bâtie par lord Gardenston, un des juges de la cour de session, le même qui a fait élever à ses frais, le petit temple dans lequel est la fontaine d’eau sulphureuse à Édimbourg. Il a réussi à établir et à faire fleurir des manufactures ; dans un pays presque désert avant cet établissement. Il y a bâti une belle auberge, et y a fondé une bibliothèque pour l’usage des étrangers, qui sont priés d’écrire quelque chose sur un livre qu’on leur présente, ainsi qu’il se pratiquait à la grande Chartreuse en France, après y avoir reçu l’hospitalité.

Je ne l’ai jamais vu ! il est mort avant que je ne vinsse dans ce pays, mais il m’est flatteur d’avoir une occasion de rendre hommage aux efforts des talens, guidés par la bienveillance.

On voit à quelque distance un pont bâti sur un torrent rapide, à l’instant de sa chûte. Je fus ensuite me présenter chez le révérend Walker, ministre de la paroisse, quinze ou vingt milles plus loin. Si dans le fond des provinces de France un voyageur s’était arrêté chez un curé de campagne, il l’eût trouvé, j’imagine un bon humain, mais c’est tout ; ici je fus reçu, et l’on me parla sur toutes espèces de sujets, avec la politesse d’un homme du monde, on m’y donna de plus de très-bons erremens, pour la course que j’avais envie de faire, même pour les parties les plus éloignées.

L’ancien château de Dunnotar est très-extraordinaire, il est sur le bord de la mer, presque entouré d’eau, et situé sur un roc escarpé que les habitans appellent avec juste raison plum Pudding rock (rocher de Pudding aux prunes). La singulière incrustation de cailloux de différentes formes, grosseur et couleur, dans une espèce de ciment, que le temps a aussi changé en pierre, le rend en effet semblable à un Pudding de raisins ou de prunes.

À en juger par les ruines, Dunnotar devait être une place considérable ; la plupart des voûtes sont entières, et parfaitement bien conservées ; on peut se promener assez long-temps dans ces sombres demeures. L’on y montre des prisons horribles, qui peuvent donner une juste idée du black-hole (trou noir) de Calcutta, où soixante prisonniers Anglais furent étouffés. Dans quelques-unes, on ne pouvait descendre que par une trappe, et l’air n’y pouvait arriver que par un trou quarré de six pouces de diamètre, pratiqué dans l’épaisseur du mur, et dont l’ouverture était trente pieds au-dessus, de sorte que la plus faible lumière n’y pouvait pénétrer.

On y voit aussi une voûte très-longue où l’air n’entrait que par un trou rond, semblable à celui d’une meurtrière ; l’homme qui me conduisait, m’a dit que la tradition rapportait, qu’on y avait enfermé jusqu’à cent cinquante malheureux, qui y étaient péris pour la plupart.

J’y ai vu les restes d’un bâtiment assez semblable à quelques-uns en Suisse ; la cheminée est bâtie en cône et occupe tout l’espace, le foyer est placé au milieu, sans autre jour, que l’ouverture par laquelle la fumée s’échappe, à la hauteur de trente pieds à-peu-près. En Suisse les murailles sont tapissées jusqu’au sommet, de langues, de jambons et de saucissons. J’ai tout lieu de croire que l’on avait le même usage ici. Le donjon paraît plus ancien que le reste ; on y voit trois voûtes, les unes sur les autres, et le sommet de la tour domine le reste du château et une partie du pays. Ce rocher est de toutes parts perpendiculaire, et presqu’entièrement isolé au milieu de la mer ; pour y entrer, il est nécessaire de descendre au fond de la vallée, et de remonter ensuite. La confusion des rocs dans lesquels la mer a pratiqué des caves considérables, est presque autant digne de l’attention que le château même. Au milieu de l’enceinte, il y a un bassin d’une eau pure, dont la source fut peut-être autant la cause d’un rassemblement, que les idées de défense.

Ce fut de cette place, qu’une dame du nom d’Ogilvy, sortit avec les ornemens royaux d’Écosse sous sa robe ; elle traversa le camp de Cromwel qui l’assiégeait, et dont son frère était le commandant ; elle les porta dans sa maison, et les garda jusqu’à la restauration de Charles second, à qui elle les a présentés.

Ce château et plusieurs autres grandes maisons et des terres considérables, appartenaient au comte Marischall[13] ; et furent confisqués après l’expulsion du Prétendant, dont il avait embrassé la cause. J’ai reçu l’hospitalité dans la principale maison qui lui appartenait, et j’ai cru remarquer que les habitans conservaient toujours un grand respect pour cette famille, dont le dernier est mort au service du roi de Prusse il y a quelques années.

Le pays depuis Perth, en suivant le cours du Tay, et ensuite les bords de la mer, à quelques milles au nord de Stonehaven, est assez bon, et bien cultivé ; près de cette dernière ville, il y a quelques terrains, qui sont loués au prix énorme de sept à huit guinées l’arpent. De là, jusqu’à Aberdeen la scène change, tout le pays est presque couvert de tourbe, on y a pourtant fait quelques améliorations dans ces derniers temps ; les grands propriétaires y ont planté du bois, qui paraît venir assez bien.

On m’a assuré que les habitans de ces côtes, étaient, de temps immémorial, adonnés à la contrebande des vins ; quoiqu’à présent ce ne soit plus si commun, j’y ai cependant bu de très-bon champagne rouge, qui n’avait guères coûté qu’un shilling la bouteille ; le propriétaire n’en savait pas le nom, et l’avait eu parce que le marchand, poursuivi par les commis, était bien aise de s’en défaire à quelque prix que ce fût.

Les gens du commun, près de Stonehaven sont de terribles buveurs de whisky, ils en boivent, m’a-t-on dit, une ou deux bouteilles par jour, et se ruinent tellement la santé, que communément ils ne meurent pas vieux. Un ministre dans les environs, dit que depuis dix à douze ans, qu’il est établi dans sa charge (paroisse), il a déjà vu trois générations, c’est-à-dire, que la plupart des maisons, ont changé trois fois de maîtres.

Stonehaven est une jolie petite ville, elle a un port sûr, mais dont l’entrée est difficile. Ce fut dans cette ville, que j’eus occasion de connaître, de quelle manière les comtés en Écosse étaient gouvernés, quant à leur police intérieure, et quel mode on suivait pour la répartition de l’impôt. Les propriétaires, qui ont le droit de paraître aux assemblées, se nomment freeholders (ou tenans libres), ils y viennent comme représentans de telle propriété, dont le montant fut fixé il y a bien des années ; on n’en compte que quatorze dans ce comté (le Mearns-Shire) qui ayent le droit d’y siéger. Après les affaires finies, qui ordinairement ne les fatiguent pas beaucoup, ils dînent ensemble, et se dispersent. Ils sont encore obligés de renoncer au Prétendant et au Pape, auxquels personne ne pense. Sans ce serment, qu’ils renouvellent chaque année, ils ne pourraient pas remplir leur place ; cela prouve que dans tout pays on tient à la forme. Ce sont aussi les freeholders, qui élisent parmi eux leurs représentans au parlement ; chaque comté y en envoie un, excepté deux ou trois petits, qui ne députent qu’alternativement ; il y a en outre, quelques villes, ou bourgs, qui ont aussi le même droit ; en y joignant seize pairs écossais, on trouve toute la représentation de l’Écosse, au parlement de la Grande Bretagne. J’ai souvent entendu des gens se plaindre qu’ils n’étaient pas suffisamment représentés ; mais le nombre ne fait rien à l’affaire, la seule chose sur laquelle puisse se régler un étranger, pour savoir si la forme du gouvernement d’un pays est bonne, et conforme au génie des habitans, c’est de voir s’il est florissant : d’après cela il n’y a pas le moindre doute, qu’on ne jugeât favorablement celle de ce pays.

Après avoir traversé pendant sept à huit milles un pays de bruyères et de tourbes, la vue se promène tout-à-coup sur la riche plaine, dans laquelle est située Aberdeen[14]. Cette ville est assez grande et peut contenir vingt-cinq mille habitans, y compris l’ancienne, distante d’environ un mille : il y a dans l’ancienne ville une université fameuse, dont les jeunes gens portent une redingotte rouge avec des manches pendantes. On y voit aussi l’ancienne cathédrale, dont le chœur seul a été détruit. Un peu au nord, il y a un pont d’une seule arche, très-large, et pointue à la clef ; il traverse la Don, petite rivière dont les bords sont très-resserrés dans des rochers escarpés. J’en trouve la position préférable à celle de la nouvelle ville, quoique pas si favorable au commerce ; cette dernière est en général mal bâtie et très-irrégulière. Cependant on y rencontre, ce qui manque dans toutes les villes de la Grande Bretagne, je veux dire un quai sur le bord de la rivière, et sur lequel les vaisseaux débarquent les marchandises devant les maisons. Deux milles plus bas qu’Aberdeen, à l’embouchure de la rivière Dee, la communauté de la ville a fait à ses frais, une jetée d’énormes pierres de taille, qui s’avance assez loin dans la mer pour la garantir des sables que la marée y apporte. Cette ville fait en grande partie son commerce avec la Norvège et la Baltique, où elle envoie le produit de ses manufactures, qui ainsi qu’à Montrose, Bervy, et Stonehaven, consiste principalement en grosses toiles, pour les voiles de vaisseaux et pour les nègres.

J’ai entendu dire que leur grand nombre avait causé parmi les enfans qu’on y emploie, un libertinage qui les abâtardit visiblement : il y a des manufacturiers qui veillent de près au maintien du bon ordre chez eux, et même à l’instruction des enfans qu’ils emploient. Il serait à souhaiter qu’un si bon exemple fût plus généralement suivi, je crois que si on encourageait les ouvriers à bâtir de petites cabanes au milieu d’un terrain propre à la culture de quelques légumes, comme à Birmingham, cela produirait bientôt de très-bons effets.

On venait d’établir dans cette ville une manufacture de whisky (ou eau-de-vie de grain) : on peut juger de son immensité, par l’incroyable imposition de vingt-cinq mille livres sterling, que les propriétaires s’étaient engagés à payer chaque année au gouvernement.

J’arrivai à travers un pauvre pays, à Fintray-House, chez sir William Forbes, à neuf milles d’Aberdeen. Son jardin potager mérite l’attention ; on y voit un pêcher placé dans une espèce d’armoire de papier huilé, qu’on ouvre quand il fait beau ; il y en a aussi un autre, couché à deux pieds de terre sur le fond de laquelle on a mis du sable, pour augmenter la chaleur par la réverbération des rayons du soleil, il est couvert par un chassis de verre, comme les melons ; l’une et l’autre de ces expériences, la dernière particulièrement, ont réussi à faire avoir de très-beaux fruits. On en a fait une autre sur un poirier, dont on a couvert la moitié, avec une planche large d’un pied, au sommet de la muraille. La partie couverte était chargée de beaux fruits, l’autre n’en avait que quelques-uns, de fort peu d’apparence.

Je me rendis de là, chez Mr. Michael Forbes, frère de sir William. Sa maison a été bâtie au milieu de la bruyère, et les champs fertiles qui l’approchent, ont aussi été tirés du même état. Quelque part qu’on aille en Écosse, l’industrie y a fait de tels progrès dans ces derniers temps, qu’à peine trouverait-on des propriétaires qui n’ayent amélioré une partie de leur terrain, et n’ayent changé la face misérable de la bruyère, en bois ou en terres labourables.

Montrose et Aberdeen partagent le droit d’envoyer un membre au parlement, avec Kintore et Inverury, deux pauvres villages décorés du nom de ville, et qui cependant ont autant de droit à la représentation parlementaire.

Ayant monté de grand matin à cheval, je vis dans mon chemin deux ou trois postes des Danois, et je descendis à Old Meldrum, ville assez considérable pour sa position centrale. Je continuai ma route à pied, et quoiqu’il y eût encore vingt-huit milles, j’arrivai le soir à Banff, après avoir traversé un pays peu habité, mais cependant pas très-mauvais. Avant de gagner la ville, j’aperçus sur une colline de sable, couronnée par un petit temple, plus de lapins de toutes couleurs, que je n’en avais vu de ma vie ; malgré ma fatigue, je cédai au désir de me promener au milieu d’eux : ils sont presque privés, et ne fuient que lorsqu’on cherche à les prendre. Lord Fife les loue vingt-cinq livres sterlings par an, et ils sont si communs, que le couple, dépouillé de sa peau, se vend deux pences et demie, (cinq sous de France).

Banff est une jolie petite ville, fort bien située : on a fait de grands frais pour améliorer son port, qui est petit et très-exposé au vent. Avec une dépense médiocre, on pourrait aisément remédier à ces trois grands inconvéniens. Il ne s’agirait que de creuser le lit de la rivière et de construire à deux cents toises à-peu-près de son embouchure, près du château de lord Fife, une écluse pour en retenir l’eau à marée basse ; cela vaudrait beaucoup mieux que de s’obstiner à faire des frais inutiles au milieu des rochers.

Je m’informai des manières des habitans, dans la partie que je me disposais à parcourir, et je reçus des informations qui m’ont été très-utiles ; j’appris, qu’avec une prise de tabac et du whisky, on était presque sûr de gagner le cœur des montagnards. Je profitai de l’avis sur-le-champ, et me fournis d’une tabatière qui dans la suite a joué un assez joli rôle, et m’a servi plus d’une fois d’introduction avec les bons paysans du pays : quant au whisky, il a toujours été mon compagnon de voyage, et son parfum délectable m’a quelquefois attiré des remerciemens et des complimens gaelic des plus élégans.


  1. Mull, en écossais, veut dire un cap et un isthme.
  2. Un Firth est un golphe ; ou un grand bras de mer, dans lequel une rivière se jette et lui donne son nom.
  3. Les solan geese ne sont réellement pas des oyes sauvages, c’est une espèce d’oiseau d’eau, dont je ne connais pas le nom en français.
  4. Voici une maison, où j’ai été bien des années occupé à travailler au métier.
  5. Les gens de Manchester font bien des simagrées pour montrer leurs moulins et souvent même les refusent absolument. Que sont cependant leurs moulins, en comparaison de ceux de Lanark.
  6. « C’est un signe de bonheur ». — « Bon ou mauvais, c’est certainement un signe de serrure ». Luck ou good luck, veut dire bonheur ; lock prononcé presque de même, veut dire serrure.
  7. Argent, banque, marchandises, billets de banque.
  8. Mais, monsieur, Dieu défend de chanter le jour du sabath.
  9. Les différentes chasses ou tirés ont toutes leurs jours marqués. Le tiré des moor fowls dans les montagnes, commence le 12 août, celui des perdrix, le I.er septembre, etc. etc. L’on paye trois guinées au gouvernement pour avoir la liberté de chasser dans les montagnes ; cependant chaque propriétaire a droit de vous empêcher de passer sur son terrain, et il faut avoir sa permission.
  10. Les historiens rapportent, que lorsque l’armée d’Agricola s’approcha de cette ville, les soldats s’écrièrent ecce Roma.
  11. Voyageur, passe sûrement et librement sur ce pont.
  12. Voyez le vol. sur l’Irlande ; il y est souvent fait mention de ces tours rondes, que l’on ne trouve en Europe, que dans ces deux pays.
  13. Le nom de cette famille est Keith, et subsiste encore dans le pays, lord Earl of Kintore a le même nom : le titre de maréchal était héréditaire dans cette famille, mais la place n’existait pas depuis bien long-temps.
  14. Aber, dans le langage celtique, signifie l’embouchure d’une rivière dans la mer, et inver son dégorgement dans un lac ou dans un bras de mer : il y a beaucoup de villes en Écosse, dont le nom commence par ces deux mots.