Promenade dans la Grande Bretagne - 2e/Mer de l’ouest, les montagnes

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MER DE L’OUEST.


Les montagnes d’Écosse.


À quelque distance de Banff, on se trouve sur les possessions du duc de Gordon, dont l’extrême attention, à améliorer son immense domaine ne saurait être trop louée ; de toutes parts on ne voit que bois plantés, terres nouvellement défrichées, lacs desséchés, et mis en valeur : les ponts manquent cependant sur plusieurs petites rivières, où le voyageur à pied se trouve très-embarrassé et est obligé d’attendre que quelqu’un à cheval se présente, et veuille bien le transporter à l’autre bord sur la croupe de sa monture, du moins c’est ainsi qu’il me fallut faire, pour éviter de faire un long circuit.

Au risque d’être emporté par le courant, les voyageurs sont obligés de traverser dans un bateau le Spey, torrent très-rapide près de Fochabers. Comme la rivière est peu large, et le courant très-rapide, il serait convenable de faire usage d’un bac, tel que ceux dont on se sert sur le Rhône. Rien ne peut être plus simple et plus sûr. Une longue corde traverse la rivière solidement attachée à deux piliers ou deux chênes sur les bords, une roulette de métal glisse dessus, et la barque qui y tient par un autre cable, va d’un bord à l’autre, par le seul mouvement du gouvernail, sans aucun danger, et au moyen d’un seul homme, tandis qu’il y en a sept ou huit à Fochabers.

Le duc de Gordon a près de cette petite ville, un immense et superbe château, dont la façade a deux cents vingt pas ordinaires de long à ma marche, ce que je suppose faire à-peu-près cinq cents cinquante pieds. On a sacrifié la beauté de cette longue file de bâtimens, au désir de conserver une vieille tour, qui est dans le milieu, et qui en défigure le front. Je me suis amusé à en compter les fenêtres, et j’en ai trouvé plus de quatre cents dans les deux façades, non compris celles des cours de l’intérieur. Si l’on suivait jusqu’à ce nombre la proportion de l’impôt sur les fenêtres, de telles maisons seraient d’un grand profit au gouvernement ; mais je crois qu’on ne peut payer plus de cinquante guinées pour cet article, qu’on tâche d’éviter autant que possible ; j’ai remarqué plus d’une fois, que la plupart des maisons neuves, n’ont que trois fenêtres de face à chaque étage ; l’imposition n’ayant pas lieu pour les six premières, et n’étant que peu de chose pour les six autres.

Le duc de Gordon avait dans l’intérieur des terres, un bois considérable de sapins ; la difficulté des charrois le rendait inutile. Une compagnie anglaise l’a acheté pour la somme de dix mille livres sterlings, et a dépensé près du double pour rendre les chemins praticables jusqu’à la mer.

Près d’un lac nouvellement desséché, un paysan à cheval m’ayant long-temps considéré, en marchant près de moi me fit enfin la question ordinaire, de quel pays êtes-vous ? je lui répondis, de Turquie ; il me demanda si je n’étais pas un docteur ? je lui dis d’abord que non, mais comme il voulut absolument que je fusse médecin, il fallut bien que j’y consentisse ; mon homme descendit de cheval, et m’offrit de le monter à sa place. Je le refusai, mais il insista ! Quand je fus sur son bucéphale, il me fit différentes consultations pour sa femme, qui avait la jaunisse ; je répondis gravement, en l’interrogeant sur les différens simptômes, et lui conseillai d’avoir plus de soin d’elle dorénavant, d’être un bon mari à toutes heures, de ne pas trop la faire travailler, de lui donner une bonne nourriture, et du vin s’il le pouvait : Hippocrate n’aurait pas mieux parlé. Bientôt après je le quittai, il remonta sur son cheval, et disparut. Étant un peu las, je m’arrêtai dans un petit village, où vraisemblablement mon homme avait rapporté à ses connaissances, l’ordonnance salutaire du médecin turc ; il y a apparence qu’elle plut aux bonnes femmes du pays, car un grand nombre vinrent aux fenêtres de l’auberge, afin de jouir de la vue de celui qui l’avait prescrite ; elles m’auraient vraisemblablement, volontiers engagé à ordonner la même chose à leurs maris. Mais moi que la médecine fatiguait déjà, craignant d’avoir à faire avec la faculté, je payai promptement, et m’en fus par les derrières.

Je n’eus pas fait trois milles que passant près d’une ferme isolée, je trouvai mon homme et sa femme en sentinelle sur le pas de la porte ; du plus loin qu’ils me virent ils coururent à moi, la femme sur-tout me fit mille caresses, elle m’engagea à entrer dans la maison, où je fus régalé de petit lait, de cakes, de pommes de terre, enfin de tout ce qu’ils avaient. Une jeune fille de seize à dix-sept ans, assez gentille, me servit tout cela, avec la meilleure grâce possible. Pour la récompenser de son attention, j’engageai le papa à la marier promptement, par ordonnance du médecin. On me fit encore différentes consultations pour les enfans ; j’ordonnai qu’on eût soin de les tenir proprement autant que possible, et de ne point les laisser boire de whisky, que ces bonnes gens regardent comme le remède à tous maux ; ils en font avaler une grande cuillerée à l’enfant nouveau né, pour lui donner des forces, et l’empêcher de crier pendant qu’on le baptise. Il est surprenant de voir comme les enfans sont enclins à boire de ces liqueurs fortes, qui étranglent l’homme qui n’y est pas accoutumé.

Ce bon homme me fit voir sa ferme, sa grange, son bétail, à chaque article il me demandait quel était l’usage de mon pays. Les paysans Écossais sont très-questionneurs, et n’en valent que mieux, il y a toujours quelque chose à profiter dans la conversation d’un étranger. Pour achever de lui gagner le cœur, je présentai ma tabatière, et offris la prise ; le cher homme était enchanté, et en me reconduisant sur le chemin, il laissa exhaler sa joie d’avoir eu le bonheur de rencontrer un si savant homme.

Les habitans font sécher leur avoine d’une manière qui me parut bien extraordinaire ; ils bâtissent une espèce de four en terre, traversé à la hauteur de quatre ou cinq pieds par de longues perches qu’ils couvrent de paille et de quelques vieilles toiles ; ils placent là-dessus leur avoine qui sèche à la fumée des mottes, qu’ils font brûler dessous.

Depuis que je voyage en Écosse, j’ai pris la précaution de me faire adresser par les maîtres d’auberges chez qui j’ai demeuré à ceux des villes où j’ai dessein d’aller ; et je n’ai plus éprouvé la moindre difficulté à ce sujet ; c’est ainsi qu’on acquiert toujours de l’expérience à ses dépens ; si j’eusse pensé à cela, en partant de Londres, je me serais évité bien des désagrémens ; si cette réflexion peut les sauver à un autre, ils n’auront pas été inutiles.

Le pays près d’Elgin est très-fertile et très-agréable. Avant d’y arriver on passe près d’un canton entièrement couvert de sable, sous lequel les maisons et les arbres ont disparu. Le vent qui souffle des montagnes en apporte de nouveau tous les jours ; il y a des hommes âgés, qui se rappellent avoir vu les toits et les cheminées des maisons paraître sur la surface ; elles sont à présent entièrement couvertes. On prétend, que ce désastre provient d’un remuement de terre, occasionné par la coupe d’un bois dans l’intérieur. C’est la seule partie de l’Écosse, où j’aye vu du sable en si grande quantité.

Elgin était autrefois le siége de l’évêque, et paraît avoir été considérable, mais on n’y aperçoit à présent que des ruines ; ce qui reste de la cathédrale, la fait vraiment regretter. Le bâtiment, quoique dans le genre gothique, n’était pas très-vieux, il avait été bâti il n’y a guères que trois cents ans, peu de temps avant la réformation. Le roi d’Écosse n’épargna rien pour sa construction, il fit venir des ouvriers d’Italie, il y eut même une quête dans les différens états chrétiens, pour en presser la bâtisse. On voit auprès un baptistère semblable à celui d’Oxford. Le château, le séminaire, les anciens bâtimens appartenans au clergé, tout est détruit de fond en comble.

De quelles fureurs ont dû être animés les peuples de ces pays, dans leurs guerres civiles et religieuses ! Je ne suis plus surpris qu’il reste encore un peu d’enthousiasme, dont la durée peut à la vérité être aussi attribuée à l’incroyable mélange de sectes, et aux troubles qui ont agité ce pays, lors de l’expédition du prince Charles, en 1745.

C’était le moment de la récolte, la campagne était animée ; j’aperçus une danse, cela me donna envie de connaître quels étaient les reels écossais, dont j’avais tant entendu parler ; j’en avais bien vu, mais c’était parmi des gens riches dans un bal. Ici c’était la simple nature, je fus surpris de la vivacité des pas ; ils n’étaient pas élégans, mais ces bonnes gens semblaient avoir bien du plaisir ; ils se tournaient et se retournaient, faisaient des sauts, poussaient des cris de joie ; il y avait particulièrement quelques montagnards dont la joie excessive dérangeait souvent le philibeg, mais personne n’y prenait garde. — L’usage fait tout.

Après cette petite récréation, je continuai ma route plus lestement ; je vis à quatre milles de Forès, le camp retranché des Danois de Brughs-head (cap de Brugh), sur un roc escarpé qui s’avance dans la mer ; il a encore des restes de fortifications très-visibles ; il est entièrement isolé. À un mille de là, est le champ de bataille où le roi d’Écosse remporta une victoire décisive sur les Danois, en 1008 ; une pierre haute de vingt-cinq pieds, couverte de quelques figures grossières d’hommes nuds, armés de massues, poursuivant des lions qui fuient, est le trophée qui fut élevé par les vainqueurs, et qui fixent encore l’attention[1]. La campagne aux environs de ce monument est dans le meilleur état ; elle était alors couverte d’une abondante récolte. Les moissonneurs se livraient à la joie ! En tout pays, le pauvre se réjouit plus à la vue de l’abondance, dont il n’a que la peine, que le propriétaire qui en jouit.

Forès est une très-petite ville : à quelques milles de là est situé le vieux château du comte de Murray : j’y allai pour voir la grande salle gothique. Ce fut un cuisinier français qui me la montra ; après avoir fait quelque chemin avec moi, me prenant peut-être pour un député de la propagande, il se démasqua et me débita avec une vélocité vraiment jacobine, que le roi était un despote, les nobles des tyrans, et toutes les autres fadaises, que le peuple répète sans trop savoir ce qu’il dit. Je le priai fort honnêtement de se mêler de ses sauces.

En me rendant à Nairn par une route de traverse, je me reposai près d’une maison ; une jeune personne, qui attendait son frère, se présenta, je lui demandai si je pouvais avoir un verre d’eau ? elle me fit entrer, et bientôt la famille vint à moi, et m’offrit toutes sortes de rafraîchissemens ; je suis fâché de ne pas savoir le nom de ces braves gens, qui ensuite m’ont conduit à quelque distance dans mon chemin. Leur maison, qui paraît une assez bonne ferme, est à quatre ou cinq milles au sud de Nairn, dans l’intérieur des terres. L’humanité et la politesse ne sauraient jamais être trop louées.

Le fort George est la seule fortification régulière, que j’aye vue dans la Grande Bretagne. Il fut bâti après les troubles de 1745, et est parfaitement entretenu ; il commande l’entrée du bras de mer d’Inverness, qui n’a guères là qu’un mille de large, tandis qu’un peu plus loin il en a sept ou huit. Ce bassin ressemble assez à celui de Toulon ; l’entrée en est très-étroite, et il forme ensuite un golphe ; on aperçoit de l’autre côté les côtes du Cromarty et la petite ville de Fortrose.

Suivant les côtes par un pays assez bien cultivé, je passai près du château de Stwart, où je m’arrêtai un moment, afin d’en considérer les ruines, juste image de la famille dont il porte le nom, et à qui il appartint.

Bientôt j’arrivai au château de Culloden, chez Mr. Arthur Forbes, pour qui j’avais une lettre ; le lendemain je fus visiter le fameux champ de bataille du même nom, où la fortune des Stwarts fut totalement décidée en 1745. Il est à deux milles du château, sur une hauteur marécageuse et couverte de bruyère, où l’on parvient par un bois assez considérable le long du côteau. Les endroits où on a enterré les morts sont parfaitement distincts ; il y pousse de l’herbe, et partout ailleurs il n’y en a point. En remuant la terre avec mon bâton dans les endroits où il y avait de la verdure, je touchai les corps, et j’amenai plusieurs grands ossemens qu’après les avoir considérés quelque temps avec une attention mélancolique, j’ai respectueusement rendus à la terre.

Le champ de bataille, est à trois ou quatre milles du château de Stwart, qui fut le berceau des princes de cette maison. Ainsi l’on peut dire avec raison, que la même terre les a vu naître et mourir. Les habitans en parlent sans amertume, et si je l’osais dire (quoiqu’à présent très-attachés à la maison régnante) avec une espèce de regret. On reproche au Prétendant d’avoir livré bataille pouvant l’éviter, et attendant du Caithness des secours considérables, qui devaient arriver trois jours après. Parlant à un vieux paysan, qui avait l’apparence martiale, et quelques balafres : « N’avez-vous pas été soldat ? » lui dis-je ; soldat, répondit-il, je ne l’ai jamais été que pour le prince Charles.

Beaucoup de batailles ont été plus sanglantes ; il n’y a pas eu en tout cinq mille hommes de tués : aucune n’a été si décisive ; depuis ce moment, il ne s’est fait aucun mouvement en faveur des Stwarts, et la maison de Brunswick a été paisiblement assise sur le trône ; on a remarqué que le duc de Cumberland, gagna cette bataille le jour de son anniversaire, et que ce fut la seule qu’il n’ait pas perdue.

Les vainqueurs ont souillé leur victoire par des cruautés inutiles, tant sur les vaincus, que sur ceux qui étaient soupçonnés d’être de leur parti. Ils ont détruit leurs possessions et brûlé leurs maisons ; un grand nombre des partisans de la maison de Stwart, eut ses biens confisqués. Dernièrement, le gouvernement par une politique humaine et très-sage, s’est fait des amis fidèles, en faisant rentrer dans leurs propriétés, les descendans de ceux qui s’étaient trouvés mêlés dans cette affaire.

Durant les troubles de cette invasion, une dame du pays empêcha son mari d’y prendre part, d’une manière très-singulière. Le mari était partisan de la maison de Stwart, et il avait annoncé l’intention de rejoindre le lendemain, le dernier prince de cette maison qui ait paru dans la Grande Bretagne. Après avoir épuisé toute sa rhétorique pour l’en dissuader, sa femme à la fin lui demanda pour toute grâce, de déjeûner avec elle avant de partir : l’autre ne crut pas pouvoir lui refuser cette légère faveur. Il était botté, prêt à partir, son cheval était à la porte ; la bonne dame, sous le prétexte de faire le thé, prit la bouilloire qui était sur le feu, et tout d’un coup remplit sa botte d’un torrent d’eau bouillante. On peut aisément imaginer la fureur, que la douleur causa au brave homme. « Tue-moi si tu veux, » lui dit sa femme, « mais je n’ai trouvé que ce moyen pour te sauver de la rage des deux partis. Qui pourrait trouver mauvais que tu ne te montrasses pas, puisque j’espère que d’ici à long-temps, tu ne sauras bouger ? » — Il y a bien des gens de ma connaissance, qui ne seraient pas très-fâchés d’avoir été échaudés de la sorte.

La capitale du nord de l’Écosse, Inverness, quoique petite, étant la plus grande ville du pays, est le lieu de rassemblement des gens riches du Caithness, du Sutherland et du Ross-shire ; je suis fâché de n’avoir pas été dans ces parties éloignées, il n’y avait plus que cent milles pour arriver à Johnny Grott’s House (la maison de Jean Grott), le point le plus au nord de la Grande Bretagne ; la saison était si avancée que je n’ai pas osé risquer ce voyage.

Cromwel a détruit le château d’Inverness, il était situé sur la rivière Ness qui est abondante en saumons ; la pêche en est assez ingénieuse : le courant est barré avec des espèces de trappes, par où les saumons peuvent remonter, mais non descendre. Quand le moment de leur retour à la mer arrive, on les prend par milliers. Ce sont des gens de Londres qui ont affermé cette pêche, et l’on ne peut qu’avec beaucoup de peine avoir du saumon à Inverness.

Les habitans du sud de l’Écosse ont un patois anglais, qu’ils appellent écossais ; mais ceux des montagnes ont une langue absolument différente, qu’ils appellent gaelic du côté de Ben-Lomond, et quelquefois Erse ou celtique dans cette partie. Les habitans de la campagne aux environs d’Inverness parlent celtique ou gaelic ; ils portent le philibeg et se couvrent avec un bonnet bleu, qui a un bouton rouge ; les habitans de la ville ont presque tous des culottes, et un chapeau, les gentelmen (les messieurs) parlent un anglais très-pur, et beaucoup meilleur que dans la plupart des comtés en Angleterre : on attribue cela au long séjour que les troupes anglaises y ont fait à différentes époques. Je n’avais point de peine à m’y faire entendre, avantage dont j’ai souvent été privé dans certains comtés, et que je crois pouvoir expliquer en faveur du pays.

Je présentai ma lettre à Mr. Englis, lord Prévost de la ville ; et sachant que l’évêque de Rhodez était chez son frère, et sur le même terrain où il est né, je demandai à lui offrir mes respects. C’est être dans une position extraordinaire que d’être émigré dans son pays natal. Le lendemain, Mr. Englis me présenta au dessert, une douzaine de diamans écossais, montés sur des épingles d’or, et après avoir dit que c’était une production du pays, il me demanda lequel je trouvais le plus joli ? Je lui en indiquai un. Effectivement, ajouta-t-il, il est bien plus brillant que les autres ; quelque temps après, il me l’offrit en disant, qu’il servirait à me rappeler les montagnes d’Écosse. Il serait difficile de trouver une manière plus délicate de faire un présent, et d’obliger un étranger. Rien n’est plus semblable à la topaze, et il coupe le verre comme le diamant ; il y en a de différentes couleurs ; j’en ai vu de noirs, jaunes, verts, et d’autres aussi purs que le christal.

Je fus voir dans le voisinage une montagne, appelée Craig Phaëdrick, au sommet de laquelle il y a les restes d’une fortification dont les murailles ont été vitrifiées par le feu ; il y en a plusieurs dans ce pays. On pense que ces places peuvent avoir servi de forteresse ou de temple aux Druides. Quelques personnes aussi prétendent que ce sont des vestiges de volcans éteints. Leur forme ne semble nullement se prêter à cette idée.

L’enceinte est un long oval, dans lequel il pousse de bonne herbe, tandis que le reste de la montagne est couvert de bruyère ; il y a deux entrées, l’une à l’est et l’autre à l’ouest : cette dernière particulièrement est plus remarquable. On y arrive par un chemin taillé dans le roc, à la hauteur de dix à douze pieds. Ce qui reste des murailles est peu élevé ; toutes les pierres ou briques, en sont jointes par une matière vitrifiée, qui en fait une masse aussi dure que le roc vif.

On aperçoit dans l’intérieur de l’enceinte quelques enfoncemens, que l’on pourrait croire avoir été des puits ou des caves. Elle est entourée d’un fossé de douze à quinze pieds de large, et dont la muraille extérieure est aussi de pierres jointes ensemble par une matière pareille, et en partie vitrifiées elles-mêmes. Je ne puis guères concevoir quels moyens on a employés pour les mettre dans cet état.

J’ai vu en Écosse différens traités sur ces espèces de fortifications. Mais comme ils ne sont appuyés sur aucuns faits, pas même sur une tradition quelconque, (car les habitans n’en ont aucune). J’ai trouvé que, quoique les explications qu’on tâchait d’en donner fussent assez ingénieuses, elles étaient cependant loin d’être satisfaisantes. C’est ce qui m’a engagé à dire ce que la chose paraît, sans faire de réflexions. J’ajouterai seulement, qu’il est extraordinaire, qu’on ne se soit pas avisé de faire des fouilles dans l’enceinte de ces places : elles donneraient sans doute des lumières sur leur formation.

Du sommet de Craig Phaëdrick, on a une vue très-étendue sur le pays fertile de l’est, et sur les bruyères de l’ouest ; l’on remarque au fond du bras de mer d’Inverness, l’emplacement d’une ancienne abbaye, à laquelle, pour l’agrément de sa situation, on a donné le nom français de Beaulieu. Le pays depuis Banff jusqu’ici, à quelques morceaux près, est généralement fort bon ; celui que je vais parcourir n’y ressemble guères : mais ses lacs et ses montagnes lui donnent un autre genre de beauté, peut-être plus remarquable.

Suivant pendant neuf milles les bords variés de la rivière Ness, j’arrivai sur ceux du lac de même nom. Les hautes montagnes qui l’entourent, sont pour la plupart très-escarpées, et paraissent souvent avoir été coupées à pic, à une hauteur prodigieuse pour faire place au lac. La végétation semble assez animée sur les bords, dans les endroits où les montagnes ne présentent pas une pente si rude. On y voit plusieurs petits bois, mais plus communément une pelouse unie et verte. Le pays est peu habité, on n’y aperçoit que quelques huttes de paysans à des distances prodigieuses les unes des autres ; les habitans d’Inverness m’ayant beaucoup effrayé sur l’état du pays, j’avais porté un peu de pain avec moi, et en passant par un bois de noisetiers dont les arbres étaient couverts de fruits, je m’arrêtai et mêlant le whisky à l’eau limpide des sources qui sont très-communes dans cette partie, je fis un frugal repas qui me sembla exquis.

Quelques milles plus loin je fus voir la chûte du Fyers dans un gouffre sans fond, dit-on. Placé sur un roc qui s’avance près du précipice, j’étais comme abymé dans un enfer d’eau ; la masse tombant perpendiculairement de plus de 150 pieds, faisait un tel bruit, qu’à peine pouvais-je entendre ma voix ; l’air était obscurci, et toutes les plantes à une assez grande distance étaient couvertes d’eau ; je me suis trouvé perdu dans la vapeur, et abasourdi par les rugissemens et l’agitation des vagues contre les rochers.


It boils, and wheels, and foams, and thunders through[2].


La roideur des montagnes, qui tombent à pic dans le lac, n’ayant pas permis de continuer le chemin plus loin sur ses bords, je le quittai à la chûte du Fyers, et suivant le cours de cette rivière je me trouvai dans un pays nouveau pour moi, et habité par de vrais montagnards écossais, sans aucun mélange d’autres habitans.

Quoique le pays semblât pauvre, et les maisons misérables, j’étais cependant étonné de l’apparence de satisfaction et d’aisance que je rencontrais partout ; ce qui sur-tout me frappa, était de ne point voir à mon aspect, cet air étonné, que souvent dans les pays les plus fréquentés, les gens du commun témoignent à la vue d’un étranger, particulièrement quand son habillement et son langage diffèrent du leur. Ici, quoique j’eusse des culottes et un chapeau, et que je ne pusse dire un mot de gaelic, ils me virent passer sans rire, et sans paraître surpris de me voir : tandis qu’à Londres, un étranger dont les bottes ne seraient pas faites à la mode, ou qui aurait un chapeau à trois cornes avec une bourse, risquerait d’être couvert de boue s’il passait dans certains quartiers.

Ma tabatière m’ayant servi d’introduction auprès d’un paysan, qui, quoiqu’il n’entendît pas un mot d’anglais, paraissait comprendre mes gestes et y répondait de même ; je cheminai un ou deux milles avec lui, et j’appris un grand nombre de mots de sa langue par les choses que je lui désignais ; lui ayant montré le soleil, il me dit grian, la terre, talhman ; ayant tiré de ma poche quelques miettes de pain il l’appela arran ; et lui ayant fait sentir ma bouteille, qui était vide malheureusement, l’odeur le frappa, parut lui faire plaisir, et il prononça uisge-bea. Je lui fis entendre, là-dessus, que je désirais en avoir encore ; il me mena à une petite maison, où prononçant arran et uisge-bea, on me fit cuire sur-le-champ une cake sous la cendre, et on remplit ma bouteille, dont je donnai un grand verre à mon interlocuteur, qui parut enchanté de ma manière de faire, et me balbutia des remerciemens, auxquels je n’entendis pas un mot.

Ce pays est très-pauvre, mais la hauteur des montagnes et la multitude des lacs qui le coupent et le diversifient aussi bien que l’habillement, le langage et les manières des habitans, le rendent assez intéressant à parcourir. À la lumière de la yallack, c’est-à-dire de la lune, j’arrivai fort tard, et très-fatigué au Fort Augustus, où mon premier soin fut de me reposer, remettant au lendemain les informations sur le pays. Trente-quatre milles de marche dans un jour, et un dîner de noisettes, n’inspirent guères d’autres désirs de voir, ou de connaître autre chose que son lit.

Le Fort Augustus est une espèce de château ou de caserne retranchée. Le gouvernement y entretient quelques troupes, et un état-major. Il est peu fort, et incapable de résister à une armée régulière, qui, il est vrai, ne s’aventurera jamais au milieu de ces montagnes, à moins qu’elle ne soit amie des habitans. Il est situé au fond, et à l’ouest du lac Ness, qui a vingt-quatre milles de long, sur trois ou quatre de large.

On m’a assuré que ce lac a presque par-tout, de 50 à 60 toises de profondeur. Il a cela de particulier c’est qu’il ne gèle jamais, même dans les hivers les plus rigoureux, non plus que la rivière qui en sort. Quelques personnes attribuent cela à son fond, qui, dit-on, est sulphureux. Je crois difficile d’en donner la vraie raison ; celle-ci ne me paraît pas satisfaisante. Il y a dans la cale un petit vaisseau qui sert quelquefois à transporter des troupes et des provisions. Il y a près du Fort Augustus, et près de l’auberge à moitié chemin d’Inverness, des châteaux vitrifiés comme Craig-Phaedrick, mais je ne les ai pas vus.

Je passai dans la famille du gouverneur Treppeaux, la plus grande partie des deux jours que je demeurai dans le Fort Augustus ; j’y appris assez de gaelic pour demander les choses de première nécessité, commençant, comme à mon ordinaire, par thair dhamb pog (donnez-moi un baiser), avec quoi je me faisais entendre par-tout, — particulièrement des jeunes filles.

Dirigeant ma course vers le fort William, j’eus deux ou trois fois occasion de faire usage de ma bouteille, de ma tabatière, et de quelques mots de gaelic avec les habitans ; les efforts que je faisais pour dire quelque chose dans leur langage leur plaisaient infiniment. Si jamais je refais le voyage, j’adopte le philibeg et le bonnet bleu, et je suis sûr d’y être reçu comme un frère.

On m’a conté, au sujet de leur goût marqué pour le tabac et le whisky, qu’un homme riche demandait un jour à un d’eux, « Ce qu’il pensait qui dût le rendre heureux ? » Le montagnard, après avoir rêvé quelque temps, s’être bien frotté la tête et les épaules, répondit dans le patois écossais : A kirk fu’ a’ sneeshin, an’ a well o’ whisky[3]. — Mais si vous aviez cela, que désireriez-vous encore ? Mair sneeshin, an’ mair whisky (plus de tabac, et plus de whisky) ». Si Mahomet eût établi sa religion en Écosse, voilà sans doute quel eût été son paradis.

Puisque rien au monde ne saurait empêcher les habitans de ce pays, de boire des liqueurs fortes, je vais du moins tâcher de leur en procurer une plus agréable au goût, et plus saine que leur whisky. Il y a certains cantons de la Grande Bretagne, où les prunelliers, (the sloe-tree), sont dans la plus grande abondance. J’ai vu les paysans des environs de Thionville en France, faire, du fruit de cet arbrisseau, une eau-de-vie, que dans le pays on préférait à celle du vin. Le procédé est fort simple : il suffit seulement d’écraser le fruit bien menu avec le noyau et d’en extraire le jus. On laisse ensuite cette liqueur fermenter et se faire, à-peu-près un an avant de la distiller. Il faut la soigner de la même manière que le vin.

Les chemins, quoique dans un pays si peu fréquenté, et d’ailleurs pauvre et sauvage, sont tenus dans le meilleur ordre ; le gouvernement les fait réparer par les soldats aussi bien que les ponts ; il y en a un très-beau, et d’une seule arche à six ou sept milles du Fort William.

La même vallée traverse l’Écosse, depuis le Fort George jusqu’au Fort William. Il est singulier qu’on n’ait pas pensé à y faire un canal : ce serait certainement le seul moyen de donner de la vie à ce pays, et cela ne semble pas offrir de grandes difficultés. Il suffirait de creuser le lit des rivières entre les différens lacs ; quoique l’espace entre Inverness et le Fort William soit de près de 60 milles, il n’y en aurait tout au plus que quinze à ouvrir, et cela en grande partie dans la tourbe ou le gravier.

Les rochers perpendiculaires, n’ayant pas permis de faire toujours passer le chemin le long des lacs, on découvre des hauteurs sur lesquelles on est obligé de monter, d’autres lacs plus élevés, qui pourraient fournir autant d’eau, qu’il serait nécessaire pour les différentes écluses. L’industrie avec laquelle les habitans cultivent le peu de terre propre à la culture, semble mériter cette amélioration qui produirait bientôt des changemens avantageux.

Les chariots dont les habitans de ce pays font usage, ne m’ont pas paru bien adaptés à leur nature montagneuse. Ils sont beaucoup trop lourds. J’en ai vu dans le Jura, qu’on appelle Char-à-bancs, qu’un seul cheval peut traîner chargé de cinq ou six personnes. C’est tout simplement une longue planche supportée sur l’essieu des roues ; il y a dessous un timon qui joint toute la machine, auquel sont attachés avec des crampons de fer, un couvert rond en toile, et une espèce de case où les jambes sont logées. Il y en a aussi dans le même genre, mais sans couvert, pour transporter les marchandises. Quand le cheval est fatigué, il peut s’arrêter sans danger au milieu de la montée la plus rapide : un bâton ferré est suspendu derrière, qui pique en terre, aussitôt que la voiture recule. Ces chariots ne coûtent guères que quatre ou cinq livres sterlings.

Je passai au pied de Ben-nevis, la plus haute montagne de la Grande Bretagne. Elle a 4500 pieds de hauteur ; la neige s’y conserve dans des trous exposés au nord. On voit au pied de Ben-nevis, le vieux quadrangulaire castel d’Inverlochy, autrefois la résidence des rois d’Écosse, et d’où est daté le traité d’alliance que fit un d’eux avec Charlemagne, en 808, pour faire cesser les pillages et les vexations des Francs, ses sujets.

Comme je parcourais les ruines de ce vieux château, un jeune homme habillé à la mode du pays, qui, à son ton et à ses manières, n’était certainement point un homme du commun, m’aborda avec un pot de lait ; suivant l’ancien usage, il commença par en boire un peu, et ensuite me l’offrit. Il voulut bien m’accompagner quelque temps : il me fit voir à quelque distance, le pavé d’une ancienne ville du même nom que le château. On peut le suivre près d’un mille ; mais il n’existe point d’autres vestiges de cette ville, que l’on dit avoir été assez considérable.

Le Fort William, quoique plus régulièrement bâti que le Fort Augustus n’est qu’une bicoque où il y a toujours une garnison d’invalides. Il a cependant été en état de se défendre contre le Prétendant, ce qui prouve bien la faiblesse de l’un, mais point la force de l’autre. Auprès est une petite ville, nommée Maryburgh. La pêche du hareng est très-considérable dans ces parages.

Dans la Grande Bretagne, on déjeûne communément avec du thé ; au sud de l’Écosse on y joint des œufs et du miel ; au nord, depuis Dundée, du poisson sec et fumé ; et dans cette partie on y ajoute des harengs accommodés de quatre ou cinq manières.

Je reçus l’hospitalité chez le capitaine Cochrane, commandant du fort.

Je fus me présenter chez un grand propriétaire, Mr. Cameron of Glen-nevis, dont le domaine a près de vingt milles de long, sur quinze de large, sans autre possesseur que lui. Il peut avoir dix mille moutons qui paissent à l’aventure, sans aucun soin ni l’été ni l’hiver. Le produit de son terrain, l’un portant l’autre, ne va pas à quatre pences, ou huit sous de France, par acre. Sa maison est dans la vallée de Ben-nevis qui est à pic au-dessus. Du sommet de cette montagne, on découvre les îles de l’ouest, et comme elle est la plus élevée, la vue domine sur toutes les autres montagnes. J’étais si fatigué des courses que j’avais faites, et si effrayé par le terrible voyage qui me restait encore à faire, que je crus devoir me ménager, d’autant que c’est une promenade de dix à onze heures. Je grimpai pourtant au sommet d’une moins élevée, de l’autre côté de la vallée, pour voir un autre fort vitrifié, entièrement semblable à Craig-Phaedrick, même pour la disposition des entrées ; il s’appelle Dun-Jardill[4].

À quarante milles au nord du Fort William on voit deux chemins parallèles, à égale hauteur, sur deux montagnes dans la même vallée ; ils ont cinq ou six milles de long, et sont larges de cinquante pieds ; les habitans n’ont conservé aucune tradition sur la formation de ces chemins, ni sur leur usage.


  1. Les armes du Dannemark sont trois lions.
  2. Qui bouillonnent, tournent, écument et tonnent.
  3. Une église pleine de tabac, et un puits de whisky.
  4. Dun en gaelic veut dire colline, petite montagne ; Craig en écossais, a à-peu-près la même signification.