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Promenades Littéraires (Gourmont)/Histoire de l’adultère

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Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 265-276).


HISTOIRE DE L’ADULTÈRE


I

L’adultère est un acte d’une nature si spéciale qu’il a toujours dépendu du tribunal de l’opinion, en même temps que des tribunaux juridiques. D’autre part, l’opinion sur l’adultère est assez nettement déterminée par l’importance que les mœurs donnent à la constitution de la famille. A mesure que les liens de famille devenaient moins stricts, moins certaine l’autorité maritale, l’adultère a vu diminuer son apparence criminelle. L’échelle est vaste. De la peine de mort, la pénalité contre l’adultère est tombée à vingt-cinq francs d’amende. Tel est le chemin parcouru depuis les temps du vieux Caton jusqu’à ceux de M. Séré de Rivières, juge bénin et un peu ironique. Mais il ne faudrait pas se récrier sur la cruauté de la loi romaine. Elle fut rarement appliquée. Si on l’avait laissée fonctionner régulièrement, Rome eût été bientôt dépeuplée. Juvénal, qui protégeait la morale, s’indignait de cette indifférence. II interpellait la loi, qui s’appelait la loi Julia : « Dors-tu ? Ou’attends-tu pour sévir ? » La loi dormait si profondément qu’elle ne se réveilla jamais plus avant le règne du christianisme. Elle avait d’ailleurs plusieurs mérites, cette loi Julia, outre celui de n’être pas appliquée. Elle défendait au mari outragé de se faire justice lui-même. S’il tuait sa femme, surprise en flagrant délit, il était assimilé à un meurtrier ordinaire. On ne tolérait sa violence, et encore jusqu’à un certain point, que contre le complice. S’il lui était défendu de tuer sa femme, il lui était également défendu de lui pardonner ; il devait divorcer incontinent, ce qui mettait fin à l’aventure par la solution la plus logique. Sa mansuétude l’aurait fait accuser de complaisance coupable ; il eût été traité comme un ruffian, comme un leno. Tout cela, d’ailleurs, je le répète, était théorique. Il ne faut point juger des mœurs d’après les lois. Les lois ne témoignent souvent que d’intentions passagères ; elles ne reflètent souvent que l’opinion d’un groupe qui a réussi pour un moment à dominer les volontés générales. Il faut aussi, dans l’étude du passé, s’en référer à ce principe que, plus une loi est rude, moins elle est appliquée. Cependant, les sévérités du christianisme vont venir le contredire pour une période assez longue. C’est que le christianisme, comme toutes les réformes, comme celles qu’il suscita lui-même, ne pouvait vivre que de l’exploitation de la vertu. Il se montra si dur, dans les premiers temps de son règne, que les instincts durent plier, au moins en apparence. L’épisode de la femme adultère, dans l’évangile, d’ailleurs apocryphe, de saint Jean, n’est qu’une anecdote sentimentale. Le christianisme n’apportait aucunement dans le monde l’indulgence pour les faiblesses charnelles. En aucun temps, dit M. Nast, qui vient de publier un livre sur l’histoire de l’adultère, l’Église ne frappa le coupable de la peine de mort. Sans doute, mais elle imagina une pénalité plus terrible : devenu chrétien, le droit romain condamna la femme adultère à la réclusion perpétuelle dans un couvent.

La peine était rarement prononcée d’office, mais elle était obligatoire sur la simple demande du mari. L’histoire du moyen âge a gardé le souvenir de ces recluses qui expiaient par de longues années de claustration un moment d’oubli passionné. Ce droit des maris chrétiens fut reconnu par les lois civiles ou les coutumes jusqu’à la veille de la Révolution française. De plus, le meurtre de la femme adultère par le mari trompé fut, pendant tout le moyen âge, tacitement autorisé par l’Église, comme en fait foi une lettre du pape Étienne. Il blâme vivement Astolphe, roi des Lombards, d’avoir tué sa femme, attendu qu’il ne l’a pas surprise sur le fait, qu’il ne l’a pas vue « commettant avec un autre homme l’acte scélérat ». L’Église essaya cependant de mettre quelque justice dans la répression de l’adultère, en considérant comme des fautes égales celle de l’homme et celle de la femme. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point, l’adultère étant, il me semble, fort différent dans chacun des deux sexes, à la fois par ses mobiles et par ses conséquences. Il est cependant logique de ne pas réserver toutes les sévérités pour un seul des deux conjoints. Si le dommage est moindre dans un des deux cas, il n’en existe pas moins, et si l’on punit ici, il faut punir là, également. Forte de ce principe, l’Église du moyen âge, toute puissante en ces matières, jetait au couvent, en théorie, aussi bien l’homme que la femme, après les avoir préalablement excommuniés. Mais il ne faut pas se fier au droit canon plus qu’au droit civil : en fait, l’homme, sous quelque prétexte, était toujours exempté de la réclusion monastique. De plus, le mari, qui avait le pouvoir de faire enfermer sa femme coupable, avait également celui de la faire sortir à son gré et de la reprendre. Aucun droit de ce genre, est-il besoin de le dire, ne fut jamais concédé à la femme, ni au moyen âge, ni en aucun temps, ni en aucun pays, chrétien ou païen.

Quand la séparation s’accomplit entre le droit canonique et le droit civil, quand les péchés contre les commandements de l’Église cessèrent d’être considérés comme des crimes, l’adultère fut déféré aux parlements et aux tribunaux ordinaires, et la vieille indulgence romaine ne tarda pas à régner à nouveau. Au seizième siècle, les lamentations des juristes ressemblent à celle de Juvénal, dont ils redirent les paroles mêmes. La loi dort-elle donc que l’on ne voit que femmes émancipées et maris débonnaires ? Oui, la loi dormait, parce que l’opinion publique ne s’émouvait plus. Le même phénomène se reproduisait, qui avait énervé jadis la loi Julia. Le droit germanique avait importé en France le principe de la peine de mort contre la femme adultère, mais on n’avait jamais osé l’appliquer. Bien plus, c’était la femme qui, en même temps qu’elle trompait son mari, le rendait coupable. S’avisait-il de déposer une plainte contre sa femme, le peuple, dès qu’il en était informé, le plantait sur un âne, le visage tourné vers la queue, et le promenait par la ville, au milieu des quolibets. « Aussi, dit un vieux jurisconsulte, qui rapporte cette coutume, le parti le plus sage qu’on puisse conseiller à un mari, en pareille occasion, c’est de dévorer ses chagrins et de ne point faire part de son secret au public malicieux, qui paie presque toujours d’ingratitude la confidence de l’imprudent époux. » Cette idée de punir le mari trompé par sa femme est cruelle, sans doute, mais non absurde, car l’infidélité de la femme vient presque toujours de l’incapacité du mari. De là aussi le ridicule des époux trompés, c’est-à-dire, en somme, de ceux qui n’ont pas su se faire aimer, qui ont été au-dessous de leur tâche, soit dans l’ordre physique, soit dans l’ordre sentimental. La malignité publique est en cela fort clairvoyante.

Un des plus anciens textes civils de l’ancien droit français touchant l’adultère est un capitulaire du bon roi Dagobert, permettant au mari, soit d’occire son rival, soit de le faire condamner à son profit à une fructueuse amende. On reconnaît là le système Franc des compensations, lequel est d’une rare immoralité. Dagobert ne fut pas longtemps pris au sérieux, mais le droit au meurtre demeura reconnu au mari, et ce droit, en fait, existe toujours, toujours sanctionné par les jurys. Le seul progrès est que ce droit est également reconnu à la femme trompée ; il est même reconnu entre amant et maîtresse. Progrès dans l’égalité des droits, si l’on veut, mais aussi persistante barbarie ! « Tue-la ! — Tue-le ! » Le second cri ne rend pas le premier moins sauvage.


II

Ni en Angleterre, ni en quelques cantons de Suisse ou États de TAmérique du Nord, l’adultère ne relève du Code pénal. Il donne seulement lieu, en de certaines circonstances, à des dommages et intérêts infiniment variables, parfois très élevés, parfois presque nuls, si le conjoint trompé peut être lui-même convaincu d’infidélité conjugale. Ce système, qui représente le droit anglais, est loin d’avoir conquis le monde, dans la pratique, mais il a fait en théorie des progrès immenses pendent ces dernières années.

L’Angleterre est le pays où jadis, sous l’influence de l’Église, la répression de l’adultère s’exerça avec le plus de sévérité, de cruauté, de sauvagerie peut-on dire. Certes, il y eut à la même époque, en France, quelques exécutions capitales pour adultère, mais nous avons vu que l’internement dans un couvent était la peine de beaucoup la plus ordinaire. On ne trouverait pas sans doute, dans toute notre histoire criminelle, le récit de cruautés pareilles aux tortures qui furent infligées à Roger de Mortimer, convaincu, en 1329, d’adultère avec Isabelle de France, reine d’Angleterre. Il est vrai qu’il y avait là, en même temps qu’une question d’adultère, une question de lèse-majesté. Dans les mêmes circonstances, Philippe et Gautier de Lannoi, accusés de relations coupables avec les brus de Philippe le Bel, avaient été, dit-on, quinze ans plus tôt, fort proprement écorchés vifs. Mais cela n’approche pas du supplice de Mortimer, tel que nous le rapporte le vieux Froissart : « Fut donc traîné parmi la cité de Londres sur un coffre, et puis placé sur une échelle et puis coupés le… et les… (ici un détail horrifique de mutilation), et lesdites choses jetées en un feu qui là était[1]. Et puis lui fut le ventre ouvert et le cœur tiré hors, pour ce qu’il avait fait et pensé trahison, et jeté audit feu et ensuite toute sa coraille (tripaille). Et puis fut écartelé et chaque pièce envoyée à quatre maîtresses cités d’Angleterre, et la tête demeura à Londres. Ainsi finit le dit messire Roger de Mortimer. Dieu lui pardonne tous ses forfaits. » Voilà ce qu’il en coûtait, dans l’Angleterre du quatorzième siècle, pour coucher avec sa bonne amie. Croyez seulement qu’on prenait un peu moins de soins pour les manants et que leurs débris étaient tout bonnement jetés au ruisseau ou « en la Thamise », L’Angleterre, sous la secousse de sa précoce réforme, évolua plus vite que le reste de l’Europe, dont elle devait faire l’éducation philosophique.

Cependant, je crois que son indifférence légale pour l’adultère est assez récente. Du moins est-elle complète. Et ici se voit encore bien nettement le désaccord entre les lois et les mœurs, car ce même adultère que le code anglais traite comme une simple rupture de contrat, l’opinion anglaise lui est extrêmement sévère. Le mot lui-même inspire une sorte de dégoût physique et les allusions au fait sont toujours voilées. En France, au contraire, où l’adultère est une des bases de notre littérature, la raison d’être de notre théâtre, le piment obligé des conversations mondaines, le chapitre favori des histoires nationales, l’auréole enfin de nos familières héroïnes, en France, l’adultère, s’il n’est plus un crime, est encore un délit. De trois mois à deux ans de prison, dit le Code. Le juge s’en tire par le jeu des circonstances atténuantes et prononce une médiocre amende. C’est encore trop. Il semble bien que c’est l’Angleterre qui a provisoirement raison. On peut aller encore plus loin et dire que la loi ne devrait connaître l’adultère que pour le retenir comme motif de divorce, à la requête de la partie lésée. Les dommages et intérêts nous sembleront toujours une réparation un peu matérielle, une compensation trop positive et même quelque chose comme un bénéfice honteux. Je connais peu de Français honorables qui consentiraient à recevoir dix ou cent mille francs de la main elle-même qui vient de les trahir. Et puis quel encouragement au chantage, sous les formes les plus retorses, les plus perverses ! Laissons donc ce point pour examiner quelle est l’opinion des jurisconsultes et des sociologues sur l’abolition des articles 336 à 339, qui sont ceux par lesquels le Code pénal continue de réprimer l’adultère. Les uns, dit M. Nast, dans sa Répression de l’Aadultère, et c’est également son opinion personnelle, désirent conserver ces célèbres articles. Pour un peu, ils demanderaient qu’ils fussent renforcés. « L’adultère constitue une atteinte très profonde à la famille, molécule primordiale de la société. Il importe donc d’ériger ce fait en délit et de le sanctionner sévèrement. » Ils ajoutent que l’adultère de la femme, étant beaucoup plus dangereux, au point de vue social, que celui du mari, doit être puni d’une manière plus rigoureuse et dans tous les cas. Le mari, selon eux, doit rester indemne tant qu’il respecte le toit conjugal. Franchi le seuil de la maison, il est libre. C’est la thèse du Code. Elle n’enchante pas les femmes. J’ajouterai qu’elle est rédigée de la manière la plus absurde, car enfin combien y a-t-il donc de maris qui soient en situation « d’entretenir une concubine au domicile conjugal » ? On dirait que cet ariicle ne vise que les femmes de chambre. Il serait parfaitement inepte, s’il n’avait pour but secret d’excuser l’homme dans tous les cas, sauf dans le cas même où l’adultère lui est à peu près impossible. A Paris, du moins, l’exiguité de nos logis s’oppose à la fantaisie visée par le Code. La loi, prise à la lettre, permettrait même au mari de recevoir chez lui, dans sa chambre même, la visite de sa maîtresse. C’est ridicule. Passons.

La seconde opinion ne voit à l’adultère de l’un ou l’autre conjoint indifféremment qu’une seule sanction logique, le divorce. On peut considérer l’adultère comme une faute morale ; ce n’est pas un fait antisocial. L’infidélité conjugale lèse un des époux ; elle ne lèse pas la société tout entière. Ce sont des affaires privées. Il ne faut pas confondre les actes immoraux et les délits. Les uns relèvent du Code ; les autres, de la conscience ou de l’opinion. Dès 1895, M. Viviani a déposé à la Chambre un projet de loi qui abolit ces articles du Code. En 1906, M. Paul Meunier est revenu à la charge, disant excellemment en son exposé des motifs : « L’adultère du mari comme de la femme ne peut avoir d’autre sanction que le divorce, la séparation de corps ou le pardon. » Il y a une troisième opinion, qui n’est pas ennemie de la répression pénale, mais qui voudrait assurer l’égalité, en ces matières, de l’homme et de la femme. Cette opinion, plus religieuse que sociale, considérant le péché plutôt que le fait dans toutes ses conséquences physiques et familiales, n’a aucune chance d’être prise au sérieux. La quatrième et dernière opinion réclame, dans les cas d’adultère, quels qu’ils soient, des dommages et intérêts. C’est le système anglais, tel que je l’ai exposé et réfuté.

En somme, la question est très simple. Il s’agit ou de conserver ou de supprimer, purement et simplement, les articles du Code qui punissent dans tous les cas l’adultère de la femme et, dans un cas très rare, l’adultère du mari. Ce dernier parti, je l’avoue, est celui que je prends. Je n’y ai aucun mérite. Ce sera, dans un délai très bref, le parti de tous ceux que l’esprit religieux n’aveugle pas. Et l’on verra, chez nous aussi, ce fait qui eût paru impossible à nos aïeux : un acte jadis puni de mort devenir indifférent à la loi. Ce sera un gain pour la liberté, la dignité humaine et la civilisation.

  1. « … et puis li vis copes a toutes les coulles et jettees en un euf qui la estoit. »