Aller au contenu

Promenades Littéraires (Gourmont)/Panthéon

La bibliothèque libre.
Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 258-264).


PANTHÉON


La France voudrait se créer un Panthéon ; elle voudrait, comme l’Angleterre, réunir en un même lieu les restes de ses grands hommes ; elle s’y prend un peu tard. Non pas que je pense que les grands hommes feront défaut dans l’avenir ; mais quelle que soit la fécondité de notre race, elle ne reproduira pas deux fois les génies qu’elle a déjà produits. C’est très bien qu’un Hugo et un Berthelot soient inhumés au Panthéon, mais pourquoi pas un Corneille et un Buffon ? Sans même remonter dans le passé, pourquoi pas un Lamartine et un Pasteur ? Exhumer tous nos morts illustres et les ranger dans ces caves, ce serait d’ailleurs une entreprise un peu macabre. Les morts, après tout, sont bien là où la destinée les a couchés, et leur gloire ou notre orgueil ne valent peut-être pas qu’on trouble leur sommeil éternel. Et puis, le Panthéon ? Sait-on ce qu’il y a dans cet immense mausolée ? On croit le savoir : Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Victor Hugo… Sans doute, mais les autres ?

Napoléon Ier, qui ne doutait de rien, avait résolu d’avoir deux Panthéons, l’un destiné aux gloires militaires, l’autre aux gloires civiles. La Madeleine, dont la construction s’achevait, fut destinée à l’armée ; le Panthéon actuel fut réservé aux autres gloires. Mais après les militaires, Napoléon n’estimait guère qu’une sorte d’hommes, les administrateurs, si bien que son Panthéon civil devint, par ses ordres, le refuge des anciens préfets et des sénateurs défunts. La liste des grands hommes que Napoléon fit inhumer au Panthéon est comique : Choiseul-Pralin, Resnier, Petiet, Béguinot, Saint-Christau, Durazzo, Malher, Cabanis, Winther, Sers, Champmol, Galles, Songis, Hain, Jean Rousseau, Le Paigne, Viry, Demenier, etc., presque tous sénateurs. Ajoutons y trois cardinaux, Mareri, Ferskine, Caprara, et un ancien notaire, le sieur Bévière. Le gouvernement de la Restauration, qui usa aussi de ce Panthéon grotesque, y enfourna les nommés Walther, Legrand et Thévenard. Ces bonshommes sont toujours au Panthéon, à côté de Voltaire, qui doit bien ricaner, et de Victor Hugo, fort indigné. A part Cabanis, qui est un esprit supérieur, mais qui n’est là qu’à titre de sénateur de l’empire, tous ces défunts devraient être intégrés au Père-Lachaise ou au champ des navets. Ils rendent ridicules un Panthéon, en même temps qu’ils sont une épigramme contre le génie critique de Napoléon Ier. « Si Corneille avait vécu de mon temps, je l’aurais fait prince. » Soit, mais en attendant un Corneille, il faisait entrer Chanipmol et Béguinot dans le temple au fronton duquel il y avait écrit : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante. »

Il faut nettoyer le Panthéon. Mais je suis conciliant. Si l’on ne veut pas faire affront à ces braves gens, dont quelques-uns furent sans doute des coquins, du moins qu’on les mure à jamais dans un coin écarté des caves, et faisons le silence. Ensuite on pourrait aviser à ce que pourrait être le Panthéon, pour être un vrai Panthéon. Ce mot grec veut dire un temple consacré à tous les dieux ; il ne contient nullement l’idée de sépulture. Si nous avons encore besoin de dieux, que les grands hommes soient nos dieux ! Ce n’est pas une idée déraisonnable. On ne respectera jamais trop le génie, l’intelligence et les hautes manifestations de la sensibilité humaine. On n’enseignera jamais trop au peuple que, sans les grands hommes, sans les esprits supérieurs dans tous les genres, la civilisation n’existerait pas. Aucune découverte ne s’est faite toute seule ; à la source de toutes les manifestations de notre activité, il y a un génie qui médite et dont les méditations furent souvent douloureuses. L’idée d’un Panthéon où tous ces génies seraient glorifiés est donc une idée très heureuse. Il reste à la réaliser. De quoi s’agit-il ? Garder des souvenirs, honorer des mémoires. Il semble donc bien inutile de collectionner des cercueils. C’est une forme trop matérialiste du culte. N’imitons pas ces dévots superstitieux pour qui des ossements sont des talismans. La matière, quand la vie l’a quittée, abolissant la pensée, n’est plus rien qu’un amas de choses qu’il faut rendre au creuset d’où sortiront de nouvelles formes. Ce qui reste d’un mort, quel qu’il soit, c’est l’idée que nous en avons, c’est un souvenir plus ou moins vivant dans nos esprits. Pour fixer ce souvenir, une image de pierre ou de bronze, un nom, deux dates, quelques mots ; un Panthéon devrait être cela, une galerie de bustes ou de statues.

Qu’est-ce qu’un Panthéon français sans Descartes, qui nous a appris à douter méthodiquement, à ne céder qu’à l’évidence ? Mais Descartes est à Stockholm. Qu’est-ce qu’un Panthéon français sans Rabelais, le grand railleur devant qui comparurent en égaux Calvin et le pape ? Mais on ne sait même pas où Rabelais fut enterré. Alors la figure de Descartes et la figure de Rabelais ne remplaceront-elles pas avec avantage cette poussière sans nom qui repose au fond d’un coffre ? Cependant, dira-t-on, les Anglais ont suivi une autre méthode et leur Panthéon, l’ancienne abbaye de Westminster, est un cimetière véritable. Sans doute, mais les Anglais s’y sont pris à temps. Il y a plus de cinq siècles qu’ils inhument à Westminster, côte à côte avec leurs rois, leurs hommes illustres. Le plus ancien poète entré à Westminster est Chaucer, mort en l’an 1400. Shakespeare, qui mourut dans l’obscurité, n’entra pas tout d’abord dans la nécropole déjà glorieuse ; mais dès que sa gloire commença à rayonner, on lui éleva là un monument. Ou n’y trouve pas, et cela serait difficile, Shelley, qui mourut en Italie et qui voulut que son corps fût brûlé sur un bûcher, à la manière antique ; je ne crois pas que Byron, mort en Grèce, y ait été ramené : il doit y avoir quelques autres exceptions, mais en général, tous les hommes illustres de l’Angleterre sont à Westminster. Il n’y a qu’à continuer, jusqu’à ce que le mausolée, trop plein, refuse de nouvelles gloires. La situation, en France, est toute différente et nous n’aurons jamais que les murs d’un Panthéon, si nous ne consentons pas à faire du nôtre une galerie de monuments commémoratifs.

L’objection la plus forte, c’est que cela serait très laid. L’aspect intérieur de Westminster, avec toutes ces sculptures, la plupart fort médiocres, est des moins engageants. Il faudrait peut-être, en ce cas comme en plusieurs autres, suivre l’exemple des Chinois, qui avaient érigé en plein air, dans une vaste plaine, les tombeaux de leurs anciens empereurs. Je verrais fort bien une de nos forêts transformée en Panthéon. Parmi les arbres, au bord des ruisseaux, dans les hautes herbes, de partout, au hasard, surgirait la figure d’un des hommes qui ont été, pendant leur vie, les représentants du génie de la France. Rien de funèbre : une assemblée glorieuse, des fronts souriants et méditatifs. On renoncerait à l’habitude de représenter les hommes qui moururent vieux dans l’état le plus avancé de leur âge. Aucun ne devrait être figuré sous les traits d’uu homme âgé de plus de quarante ans, et quant aux femmes on les montrerait toutes dans la fleur de leur jeunesse et de leur beauté, même quand la beauté n’aurait pas été leur qualité dominante. J’y voudrais aussi quelques images symboliques des Poésie, des Rêve, des Sagesse et même des Folie, marbres élégants qui charmeraient les promeneurs las de méditer et sur l’œuvre et sur la destinée des grands hommes. La vigne grimperait à la stèle de Rabelais et le lierre mélancolique à celle de Lamartine. Hugo méditerait à l’ombre d’un chêne et Musset, sous un saule. Michelet se sentirait revivre parmi la nature dont il a chanté les luttes et les ivresses. Pasteur ne serait-il pas à l’aise parmi le houblon fleuri, qu’il sauva en guérissant la bière de ses maladies mortelles ? Et Berthelot, qui goûtait la campagne, n’aimerait-il pas à voir reverdir toutes ces plantes où il se plaisait à chercher l’un des secrets de la vie ? On trouverait même pour les hommes politiques, dont beaucoup eurent des goûts champêtres, des coins qui leur agréeraient : Waldeck-Rousseau souriait énigmatiquement à l’eau qui fuit, traversée par l’éclair des truites.

Je pourrais continuer longtemps, mais je sais bien que mon idée n’aura d’autre réalisation que celle que je lui donne, que celles que lui conférera pour un moment l’imagination de lecteurs indulgents. Mon Panthéon forestier n’aura duré que l’espace d’un matin : je le regretterais, si j’étais candidat à l’immortalité du marbre.