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Promenades Littéraires (Gourmont)/L’Index

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Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 322-329).


IV

L’INDEX


Des catholiques allemands, un peu moins dociles que le commun du troupeau, ont fini par se rebiffer contre la sottise de la congrégation de l’Index. C’est un des tribunaux ecclésiastiques institués près la cour papale. Son rôle est de lire les livres et les divers écrits qui paraissent dans le monde entier et de dresser la liste de ceux dont la lecture est défendue aux fidèles peu soucieux d’encourir la damnation éternelle. Que faire ? se demandait avec mélancolie Stéphane Mallarmé : « La chair est triste et j’ai lu tous les livres. » Je pense que, pas plus que Mallarmé, qui se vantait, la congrégation de l’Index n’a lu tous les livres. Elle se borne à en lire quelques-uns, ceux qu’on lui dénonce, agissant comme le parquet, lequel ne s’émeut des outrages aux célèbres autant que vieilles bonnes mœurs, qu’à l’appel indiscret de M. le sénateur Bérenger. Composé de moines paresseux et ignorants, l’Index condamne généralement ce que les évêques ou certains théologiens lui conseillent de condamner. Les décisions parviennent rarement à la connaissance du public français, qui s’en est toujours fort peu soucié, jadis par gallicanisme et dédain des décisions romaines, maintenant par impiété, ou plutôt par indifférence. L’Index a quelque crédit dans les autres contrées catholiques, dans l’Allemagne papiste, en Belgique, en Espagne, en Italie, et surtout au Canada, pauvre pays complètement sous la main des prêtres.

Si l’Index avait été pris au sérieux en France, il n’y aurait pas de littérature française, car elle est quasi tout entière à l’index, depuis Rabelais et Montaigne jusqu’à Michelet et Zola. Il n’y aurait pas davantage de philosophie française, puisque Descartes est à l’index aussi bien que l’inoffensif Victor Cousin. Descartes fut condamné à corrections, donec corrigatur, selon la formule de ces bonzes. Mais que c’est donc curieux, un comité de capucins jugeant le Discours de la Méthode !

L’Index poursuit beaucoup moins le livre licencieux que les écrits philosophiques ou théologiques contenant des erreurs de doctrine. Ce n’est pas une machine à régir les mœurs, c’est une machine à régir la pensée. Mais il faut croire qu’elle est bien médiocre, puisqu’en somme elle n’a servi presque à rien. Par une extraordinaire rencontre, c’est précisément sur les œuvres mises à l’index que s’est arrêtée l’admiration des hommes ; et les catholiques eux mêmes, pour participer à la civilisation, doivent étudier et s’assimiler ces livres, que d’audacieux imbéciles qualifièrent de néfastes. Et puis, quoi de plus dangereux que déjouer avec l’esprit de contradiction, d’éveiller, par des défenses malhabiles, la curiosité ? L’Église a constamment imité Barbe-Bleue. « Servez-vous de toutes les clefs, excepté de celle-ci. Allez partout, ouvrez tout, excepté ce cabinet. » Elle a été obéie comme Barbe Bleue : certains livres auraient passé inaperçus qui, condamnés par elle, ont eu un moment de célébrité.

C’est d’ailleurs le droit de l’Église, de signaler à ses fidèles les ouvrages qu’elle juge mauvais. De tels jugements étant dénués de sanction, il n’y a qu’à les considérer comme une forme, seulement un peu orgueilleuse, de la critique philosophique. Cela ne fut grave que dans les temps et les pays où elle eut jadis le crédit de faire brûler à la fois et le livre et l’auteur, comme il advint de Giordano Bruno, excellent philosophe, comme il advint, dans une Église rivale, de Michel Servet, cette torche qui éclaire les premiers pas du calvinisme. On dirait que tout théologien contient un bourreau. Hélas ! les magistrats civils ne furent, durant de longs siècles, ni plus cléments, ni plus intelligents. L’Index romain était sans influence en France, mais nous eûmes, pour le remplacer, pendant trois ou quatre siècles, un Index national, le Parlement. On ne saurait compter tous les livres que le Parlement fit brûler par la main du bourreau, depuis les Colloques, d’Erasme, jusqu’à la Pucelle, de Voltaire. Maintes fois le Parlement fit passer au bûcher, non seulement le livre, mais l’auteur du livre. Je raconte ici même comment Théophile échappa au feu[1]. Un de ses disciples, un autre poète, Claude Le Petit, fut, pour quelques vers légers, rôti en place de Grève. Il avait vingt-quatre ans. Son livre, dont le titre est difficile à citer[2], a été entièrement détruit, en partie par le bourreau, en partie sans doute par les inquisiteurs bénévoles, qui l’ont poursuivi jusque dans les bibliothèques publiques. On brûla aussi, en ce temps-là, quelques libraires, avec leurs marchandises. Oui, il fut un moment où il fallait, pour imprimer ou débiter des livres dont l’immoralité nous paraît aujourd’hui soporifique, un héroïsme véritable. Les Parlements de province n’étaient pas moins féroces : celui de Toulouse fit flamber sur le même bûcher Vanini et son Amphitheatrum ! Au dix-huitième siècle, le bûcher fut, pour les auteurs, remplacé par la Bastille ; c’était tout de même une amélioration, Mais les livres suspects flambèrent toujours. Les mœurs, cependant, ont bien changé. L’opinion pubhque, dans tous les milieux, se dresse contre le pouvoir. Le Parlement croyait détruire un livre ; il ne détruisait qu’un monceau de papier : le lendemain, le livre renaissait de ces cendres inutiles.

Il n’y eut vraiment qu’un moment où régna, dans toute sa plénitude, la liberlé de la presse, c’est pendant la Révolution. Ce n’est pas seulement la maigre liberté, c’est là plantureuse licence. Aussi, en un temps où beaucoup d’industries périclitent, la librairie est-elle assez prospère. Je ne connais pas de documents précis sur ce sujet et seul peut-être M. Aulard, qui sait tout sur cette période, pourrait-il nous renseigner, mais je crois que la librairie française de l’époque révolutionnaire exporta immensément. Aujourd’hui, dans une situation analogue et grâce à un libéralisme presque aussi vaste, c’est également l’exportation qui soutient la librairie française ; tels sont les fruits de la liberté.

L’Index national renaquit avec le premier Empire, mais la persécution fut surtout politique. Il faut arriver à 1814, à la Restauration, pour voir le commencement d’un régime d’oppression universelle qui devait durer jusqu’à nos jours ; jusqu’aux derniers temps de l’Ordre moral et même de la République opportuniste. L’ancien régime avait été plus cruel, il n’avait jamais été ni aussi méticuleux ni aussi absurde, dans sa haine de la liberté d’écrire sous toutes ses formes. Les trois premiers quarts du dix-neuvième siècle, quand on les examinera de près, apparaîtront, par bien des côtés, comme une période assez peu glorieuse. La réaction y est bête. Les classes dirigeantes, et qui le sont vraiment, montrent un esprit étroit, bassement moral, ignorant et frivole. On voit la magistrature de la Restauration ou celle de la Monarchie de Juillet ordonner la destruction de l’Origine de tous les cultes de Dupuis, ouvrage d’une curieuse érudition et même d’une belle science, des Divinités génératrices de Dulaure, livre unique en son genre et dont on a donné récemment une édition scientifique. Motif : outrage aux bonnes mœurs et à la religion ! Ils copient l’Index de Rome, mais en le dépassant ; ils y ajoutent le servilisme politique ; ils condamnent non plus au feu, sans doute, mais au pilon, les Lettres de la princesse palatine, mère du Régent, aïeule de Louis-Philippe ! Les propos sont un peu salés, la bonne princesse dit tout ce qu’elle sait et tout ce qu’elle pense, mais jamais on ne vit plus honnête personne. Quoique mère du maître de la France, elle redoutait fort le cabinet noir ; mais imagina-t-elle jamais que les magistrats de son arrière-petit-fils l’accuseraient d’outrager la morale publique et religieuse ? Là, nous sommes en pleine bêtise et en pleine courtisanerie. Comment qualifier le jugement qui condamne à la destruction un des chefs-d’œuvre du roman français, les Liaisons dangereuses ? C’est du pur vandalisme. La cour royale, rendons-lui cette légère justice, n’osa pas condamner l’éditeur : elle apaisa sur le livre sa frénésie morale. On vit des choses peut-être plus inconcevables encore : un éditeur, nommé Deshayes, condamné en 1845 à huit mois de prison pour avoir publié une édition illustrée de la Pucelle, de Voltaire, conforme à l’édition originale. Nous sortons à peine de la barbarie. Je voudrais continuer l’examen de ces mœurs singulières, mais je manque de documents sur les méfaits littéraires de la magistrature du second Empire et de l’Ordre moral. Tout le monde se souvient de la condamnation de Baudelaire et de Barbey d’Aurevilly, des poursuites contre Flaubert et, tout près de nous, contre Richepin, contre Descaves, Maizeroy et plusieurs autres. Malgré les tentatives de M. Bérenger pour le faire revivre, notre Index national semble mort. C’est, à mon avis du moins, un grand honneur pour le régime actuel d’avoir compris que l’écrivain et l’artiste doivent être libres et qu’ils ne relèvent que d’un juge, le public. M. Bérenger a écrit cette chose affreuse ; qu’on devrait poursuivre non seulement le sens apparent des mots, mais encore leur sens caché. Je crois que peu d’honnêtes gens admettront cela. Y en a-t-il un seul qui regrette le temps où la magistrature se livrait précisément à cet exercice et condamnait un poème de Baudelaire sur une métaphore équivoque ? Ah ! que nous sommes heureux de vivre en des temps libres, et que Diderot s’amuserait ! Il verrait sa Religieuse vendue cinq sous, lui qui avait à peine osé en confier le manuscrit à quelques fidèles amis !

  1. Voyez plus haut, p. 207.
  2. C’est, pour tout dire, le Bordel des Muses. Au xviie siècle, le mot était plutôt vulgaire que grossier.