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Promenades Littéraires (Gourmont)/La Femme naturelle

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 289-303).


LA FEMME NATURELLE


Le dix-huitième siècle fut une des époques où l’on raisonna le plus mal. La science commençait d’être vulgarisée, ainsi que les notions philosophiques. Mais ces nouveautés tombaient dans des intelligences mal préparées à les recevoir. A l’exception de Voltaire, préservé par sa finesse de la crédulité, le philosophe du dix-huitième siècle est un être naïf, quoique de bonne volonté. Le plus naïf est Jean-Jacques Rousseau.

Rousseau avait reçu une éducation profondément chrétienne. Ayant réfléchi, il rejeta les dogmes, conserva la morale. C’était un logicien. Il voulut appuyer cette morale sur de solides fondements. L’homme lui paraissait mauvais, Dieu ne pouvait l’avoir créé mauvais, il fallait donc trouver une explication, une excuse à cette méchanceté. Il imagina que Dieu avait créé « l’homme naturel », et que, à l’instigation de certains pervers, les tyrans, cet homme naturel, abandonnant la nature, s’était soumis, par lâcheté ou paresse, à des lois qui l’avaient corrompu. Admirable, à l’état naturel, l’homme était devenu hideux, à Tétat social. Mais le mal n’était pas sans remède. Il fallait revenir à la nature.

Il n’est pas très difficile de savoir ce qu’était, dans l’esprit vague et sentimental de Rousseau, cet état de nature. On retrouve immédiatement la source de cette conception fantastique dans la croyance au paradis terrestre. L’homme naturel vient de la Bible : mais non directement, cependant ; il a passé par le Paradis perdu de Milton.

« Dans leurs regards divins brillait l’image de leur glorieux auteur, avec la vérité, la sagesse, la sainteté sévère et pure… Lui, formé pour la contemplation et le courage. Elle, pour la mollesse et la douce grâce séduisante… Le beau large front de l’homme et son œil sublime déclaraient sa suprême puissance ; ses cheveux d’hyacinthe, partagés autour de son front, pendent en grappes d’une manière mâle, mais non au-dessous de ses larges épaules. La femme porte comme un voile sa chevelure d’or qui descend éparse et sans ornement jusqu’à sa ceinture déliée ; ses tresses roulent en capricieux anneaux, comme la vigne replie ses attaches… Ainsi, en se tenant par la main, passait le plus charmant couple qui s’unit jamais depuis dans les embrassements de l’amour[1]… »

Tout ce que le dix-huitième siècle français a dit de l’homme et de la femme naturels n’est qu’une amplification, très souvent absurde, des beaux vers de Milton. Cependant, on vient de publier un opuscule inédit où l’on peut relever quelques traits nouveaux, ajoutés au portrait traditionnel. Il a pour auteur Choderlos de Laclos et pour titre De l’éducation des Femmes[2]. Laclos est excessivement connu par ses Liaisons dangereuses, roman qui, après avoir passé pour très immoral, pourrait bien finir par être considéré, malgré quelques traits fort hardis, comme presque trop moral. Que Laclos, du moins, ait eu la prétention d’être un moraliste, c’est ce que ses écrits, jusqu’alors inédits, sur les femmes, mettent hors de doute. C’était un disciple fervent et presque fanatique de Rousseau ; à l’imitation de son maître, il prêche le retour à la nature. Cela fait que les Liaisons apparaissent de plus en plus comme un roman inachevé. Il y manque certainement une seconde partie, où nous aurions vu, après les désordres engendrés par la société, les vertus pratiquées dans l’état de nature. Le traité de l’Éducation des femmes peut tenir lieu, comme l’a remarqué M. E. Champion, de cette seconde partie des Liaisons. Mais après l’avoir lu, on se félicitera qu’il soit resté sous sa forme anodine de dissertation philosophique. Le roman, tel qu’il est, est des plus curieux ; la partie qui lui manque l’aurait gâté. Mais cette fin, elle existe. Un certain abbé Gérard a tiré, hélas ! la moralité des Liaisons dangereuses : il a rédigé un long roman édifiant appelé le Comte de Valmont ou les Égarements de la raison (1801). Cela nous suffit. Laclos a pu lire, avant de mourir, entre deux batailles (car il est mort général d’artillerie), cet épilogue absurde de ses Liaisons, et il a pu se rendre cette justice que, si son roman ne fait pas tout à fait détester le vice, l’autre inspire, à coup sûr, l’horreur de la vertu !

Quel est donc, se demande Laclos dans son traité, le moyen de perfectionner l’éducation des femmes ? D’abord, il n’en trouve aucun, les femmes vivant dans l’esclavage social, et cet état étant incompatible avec toute éducation sérieuse. Là, il abandonne son travail, comme découragé. Mais, quelque temps après, il le reprend sous une autre forme, mettant en parallèle la femme artificielle, telle qu’il l’avait sous les yeux, et la femme naturelle, telle qu’il la voyait dans ses rêves.

Tout d’abord, il pose ce principe : « La femme naturelle est, ainsi que l’homme, un être libre et puissant ; libre, en ce qu’il a l’entier exercice de ses facultés ; puissant, en ce que ses facultés égalent ses besoins. » Puis il réédite les paradoxes de Rousseau : Les hommes ont voulu tout perfectionner et ils ont tout corrompu ; ils ont abandonné la nature qui les rendait heureux, en l’accusant des maux que cet abandon leur causait. La nature ! tout s’y passe simplement et doucement ; c’est le paradis terrestre, en vérité : et il n’est pas, comme dans la religion, rejeté au lointain des âges, il est là, sous nos mains. Écartons toute la civilisation, allons vivre à demi-nus dans les bois, et nous serons heureux. Rousseau et Laclos ne disent pas cela tout à fait ; ils sont trop intelligents. Mais le peuple, à qui ces idées parvenaient, les prenait ainsi et bientôt il allait se mettre à la besogne. Sans les quelques cervelles demeurées à demi saines, sans Bonaparte, surtout, la France, livrée au délire de la nature, de la simplicité et de l’égalité, de la pauvreté et de la saleté, serait assez vite redevenue une forêt primitive.

Laclos, comme Rousseau, plaçait sa « femme naturelle » dans la catégorie des hypothèses ; il disait ce que la femme avait été, très probablement, dans les temps bénis où la civilisation n’existait pas, mais c’était sans espoir, ou bien incertain, de voir refleurir les joies de l’âge d’or.

Quoi qu’il en soit, dans l’état de nature, l’enfant, élevé librement, comme un petit animal, pousse vite et vigoureusement. Dès l’âge de trois ou quatre ans, il est en mesure de suffire à ses besoins, cherchant lui-même les graines, les fruits, les poissons, les bêtes nécessaires à sa nourriture, tout comme un petit singe ou un ourson. Quand il a bien mangé, il songe à boire. Il se dirige instinctivement vers la source ou vers le fleuve. Il boit, il se baigne, il nage, « il a appris de sa mère cet art qui n’est ignoré que des peuples instruits. Ensuite, il dort. Mais ce produit de la nature est une fille. Elle atteint l’âge nubile. C’est le moment de la considérer, car il est à craindre que sa beauté ne soit assez fugitive. La voici donc, c’est le cas de le dire, au naturel :

« Elle n’a ni la peau blanche et délicate dont le toucher nous flatte si voluptueusement, ni la douce flexibilité, apparente faiblesse, qui semble provoquer l’attaque, par l’espoir du succès, et préparer la défaite par la facilité de l’excuse ; elle n’a surtout aucune des ressources de la parure dont les femmes de tous les climats savent si bien tirer parti ; sa peau, colorée par le soleil, est d’une teinte plus brune, mais plus animée ; ses chairs, continuellement battues par un air vif, sont plus fermes et plus vivantes. On ne peut mieux comparer ces deux femmes (la factice et la naturelle) qu’à des fruits dont les uns seraient venus en pleine campagne, et les autres dans les serres chaudes. Le caractère de sa figure est ordinairement la tranquille sérénité ; elle ne sait pas minauder, mais elle sait encore moins se contraindre. Sa taille est grande et forte. Sa parure est une chevelure flottante, ses parfums sont un bain d’eau claire ».

Ici, se dresse une grave question. La femme naturelle est admirablement faite pour remplir toutes les fonctions de la maternité. Mais est-elle capable d’amour, au sens délicat que nous donnons à ce mot ? Laclos est très embarrassé pour répondre. Il finit par convenir que la femme naturelle ignore nécessairement la passion ; elle ignore même le choix. Enfin, c’est un pur animal. On ne sait pas si elle parle. A quoi bon d’ailleurs et que dirait-elle ? Elle préfère sans doute se laisser vivre ; après quoi elle se laisse mourir. Sa mort, qui n’est pas moins miraculeuse que sa vie, n’est précédée d’aucune déchéance, et « son dernier moment est aussi serein que tous les autres ».

Ici finit le « portrait de la femme naturelle ». Alors Laclos se demande naïvement : Mais cette femme n’esl-elle pas une chimère ? Non, répond-il, c’est, trait pour trait, l’histoire fidèle de la femme dans l’état de la nature.

Ces rêveries avaient eu déjà, comme nous l’avons dit, à l’époque où écrivait Laclos, deux grands contradicteurs, Buffon et Voltaire, l’un parlant au nom de la science véritable, l’autre au nom du bon sens. Laclos connaît leurs objections : « On s’obstine à nous dire : cet état n’a jamais existé, il est impossible, il est invraisemblable. Cette question mérite d’être discutée. »

Elle ne mérite plus d’être discutée, mais elle mérite encore d’être exposée, afin de montrer que, même aux époques où l’esprit humain a le plus follement divagué, il a toujours pu entendre, grave ou sarcastique, la voix de la sagesse. Quand la France s’empoisonnait aux paroles malsaines de Jean-Jacques Rousseau, elle avait sous la main, versé d’avance ou à mesure, l’antidote.

« Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes, disait Voltaire, en songeant aux divagations de Jean-Jacques Rousseau, n’est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu’elle n’est ? » Cela s’applique à merveille au portrait de la femme naturelle dessiné par Laclos. Il n’y a de science que des faits et des faits constants. Il n’est pas permis de se servir de la logique pour construire, soit dans le passé, soit dans le futur, un état social idéal : ou, si cela est permis, c’est à titre d’amusement romanesque. Affirmer que l’homme un jour sera parfait, ou bien qu’il fut parfait jadis, c’est débiter un conte de nourrice dont tout l’intérêt est dans le talent du narrateur, toute la valeur dans la crédulité de l’auditoire. La perfection initiale de l’homme ou sa perfectibilité indéfinie, ce sont là deux chimères de pareille nature ; les esprits simples y peuvent trouver des motifs d’édification ou de consolation, et c’est tout.

Du temps de Laclos, l’idée que l’homme avait, à ses origines, vécu dans la félicité, se continuait par l’idée qu’il retrouverait un jour cette félicité primordiale. Aujourd’hui, on a rejeté la première idée et conservé la seconde : Rousseau, Laclos et Condorcet avaient, jusque dans leurs rêveries, une certaine logique qui nous manque fâcheusement. Mais tout le monde ne leur concédait pas la légitimité de cette première partie de leur raisonnement. Ils avaient un adversaire particulièrement redoutable, Buffon.

Buffon est le créateur de la science que l’on nomme aujourd’hui anthropologie et qu’il appelait, lui, en meilleur français : histoire naturelle de l’homme. Il avait lu tous les récits de voyages, à une époque où les voyageurs trouvaient encore, répandu dans le monde entier, à l’état véritablement naturel, sans aucun vernis de christianisme, le Sauvage. S’il y a un homme qui puisse être considéré comme l’homme naturel, c’est en effet l’habitant du Congo ou celui de la Terre de Feu. Nulle civilisation ne l’a corrompu. Il est nu, il n’a guère que des instincts ; quand il a mangé à sa faim, il est heureux ; ses amours sont sans pudeur ; il ne songe qu’à l’heure présente. « Peut-on dire de bonne foi, continue Buffon, que cet état mérite nos regrets, que l’homme, animal farouche, fut plus digne que l’homme, citoyen civilisé ? Si cela est, disons en même temps qu’il est plus doux de végéter que de vivre, de ne rien appéter que de satisfaire son appétit, de dormir d’un sommeil apathique que d’ouvrir les yeux pour voir et pour sentir ; consentons à laisser noire âme dans l’engourdisseinent, notre esprit dans les ténèbres, à ne nous jamais servir ni de l’une ni de l’autre, à nous mettre au-dessous des animaux, à n’être enfin que des masses de matière brute attachées à la terre. »

Buffon ne croyait pas, d’ailleurs, que l’homme eût jamais vécu autrement qu’en société, et là encore il est le précurseur incontesté des sociologues modernes. Il assurait que, si le monde entier était connu, on ne trouverait nulle part l’authentique homme naturel, c’est-à-dire un homme isolé, presque privé de la parole, insensible aux signes, dénué de la faculté de concevoir des idées, pareil à peu près aux grands singes, n’ayant de l’homme, en somme, qu’une certaine forme humaine. Le monde est presque connu tout entier, et on n’a pas trouvé cette esquisse de l’humanité ; les plus humbles peuplades vivant dans un état assez voisin de celui des animaux, les Boschimans, par exemple, ont néanmoins quelques formes sociales, des usages, des traditions, un langage et même un rudiment de littérature orale, contes et superstitions.

Voltaire avait d’autres arguments : « Quelques mauvais plaisants, dit-il, ont abusé de leur esprit jusqu’au point de hasarder le paradoxe étonnant que l’homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup cervier, et que c’est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que, dans la mer, les harengs sont naturellement faits pour nager isolés, et que c’est par un excès de corruption qu’ils passent, en troupes, de la mer glaciale sur nos côtes ; qu’anciennement les grues volaient en l’air chacune à part, et que, par une violation du droit naturel, elles ont pris le parti de voyager de compagnie. »

Cette ironie, si sage et si gaie en même temps, exaspère Laclos qui trouve que c’est « une mauvaise plaisanterie de vouloir établir une analogie entre l’homme, les harengs et les grues ». Audacieux, quand il s’agit de décrire les mauvaises mœurs de son temps, Laclos, comme son maître Rousseau, est, en philosophie naturelle, de la force d’un petit enfant qui revient du catéchisme. Son ignorance des faits naturels est presque scandaleuse. C’est un pur idéologue, incapable d’observation, dès qu’on le sort du cercle de ses habitudes sociales. Voltaire dit avec raison : « Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s’exprimer. » Cela fâche Laclos qui déclare que l’animal le plus solitaire a ses pensées et son langage. Seulement, Laclos ignore qu’il n’y a pas d’animaux solitaires, du moins parmi ceux qui ne sont pas tout à fait au bas de l’échelle animale. Le mâle et la femelle vivent en couples, au moins temporaires, ou en troupes ; et, presque toujours, quand la mère survit à la naissance de sa progéniture, elle en prend soin, l’initiant ainsi à la véritable vie sociale.

Dans ce grand duel qui divisa jusqu’à leur mort Rousseau et Voltaire, le bon sens et la raison ne furent pas une seule fois du côté de Rousseau. Les paradoxes du Genevois ont même quelque chose de triste à la fois et de répugnant, on dirait de gluant. Il représente, par excellence, l’anarchiste anti-social, qui ne se sent plein de haine pour la civilisation que parce qu’il est incapable de la comprendre et d’en jouir. Laclos s’est singulièrement diminué en se mettant à l’école de cette philosophie déclamatoire et méchante. Il est heureux pour sa réputation que les événements politiques aient arrêté sa carrière littéraire. Vraiment il n’avait qu’un livre à écrire, les Liaisons dangereuses. Tout ce qu’il rédigea par la suite est ou puéril, ou maladroit.

La seconde partie de son essai sur l’Éducation des femmes est cependant moins mauvaise que la première, mais seulement peut-être parce qu’elle est incomplète et que nous n’en avons pas la conclusion. Le chapitre sur la beauté est même agréable à lire et presque toujours d’un ton juste. Là, son ignorance philosophique lui a rendu service, en l’empêchant de s’égarer dans les divagations métaphysiques sur l’origine du beau et sa nature. Constatant que la beauté de la femme change pour les hommes avec les races, les climats, les siècles, il la réduit à n’être qu’une qualité naturelle, une promesse à laquelle l’homme se laisse prendre. Le propre de la beauté est de plaire. Aussi est-il surpris que les hommes admirent, en statuaire, par exemple, une sorte de beauté régulière et froide « qui ne plaît pas », c’est-à-dire qui n’excite pas le désir. Il croit que cette beauté idéale est purement conventionnelle, et c’est peut-être vrai. Les Grecs nous ont appris à mettre au-dessus de tout une certaine régularité de formes que, dans la vie réelle, nous ne recherchons pas particulièrement. Les femmes de ce genre, quand il s’en rencontre par hasard (cela n’est pas fréquent), nous font plutôt l’effet d’un jeu de nature — d’un jeu heureux — que d’une production normale. Mais quel homme d’aujourd’hui oserait dire qu’il préfère à la beauté glaciale et trop majestueuse de la Vénus de Milo la beauté souple, menue et rieuse de la femme de l’Ile-de-France ? Laclos, sur cette question, retrouve un peu de son bon sens de Français du xviiie siècle ; il se rapproche de Voltaire et nous retrouvons un peu de l’esprit du spirituel romancier.

La femme naturelle ! Pourquoi aller la chercher si loin ? La femme est toujours naturelle, ici ou là, à Paris ou en Guinée. La civilisation est un produit naturel, tout comme l’état sauvage ; ce sont des fleurs différentes poussées dans la même forêt.

Si l’on admettait, pour un instant, la division des choses en naturelles et artificielles, ce ne devrait être que pour considérer, avec le plus grand respect, l’artificiel comme un perfectionnement de la nature. C’est même le seul mobile des multiples activités humaines : perfectionner la nature, c’est-à-dire la recréer perpétuellement, la façonner à notre fantaisie et, en même temps, tirer de son sein inépuisable des aliments toujours nouveaux pour nos besoins et nos curiosités.

  1. Traduction de Chateaubriand.
  2. Publié par Edouard Champion. Paris, chez A. Messein, in-18.