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Promenades Littéraires (Gourmont)/La Littérature anglaise en France

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 304-329).


LA LITTÉRATURE ANGLAISE EN FRANCE


Pendant un long moment historique, aux xiie et xiiie siècles, la France et l’Angleterre n’eurent qu’une seule et même littérature. C’est la période anglo-normande. Robert Wace, Benoît de Saint-Maure, Geoffroy Gaimar écrivent à la fois pour les deux côtés du Détroit. Ce détroit n’est plus la mer ; c’est un fleuve sur les deux rives duquel on parle la même langue, on s’intéresse aux mêmes récits d’héroïsme ou de courtoisie. L’origine anglaise, c’est-à-dire anglo-celtique, bretonne, du cycle d’Artus ou de la Table Ronde n’est plus du tout contestée maintenant. C’est dans des chroniques latines, rédigées en Angleterre d’après des traditions celtiques, qu’il faut chercher la source de ces grands poèmes auxquels les Anglo-Normands Béroul et Thomas, le français Chrestien de Troyes donnèrent leur forme définitive. Tristan et Iseult, Perceval (le Parsifal de Wagner), le Saint-Graal, Merlin, Lancelot sont les produits magnifiques et immortels de la triple collaboration de l’esprit celtique, de l’esprit anglo-saxon et de l’esprit français. Wagner les a transformés et germanisés sans faire oublier leur origine ; et récemment, en traduisant et en arrangeant légèrement ce qui nous reste du Tristan et Iseult anglo-normand, de celui de Béroul et de Thomas, M. J. Bédier a composé un poème délicieux. Ces vieilles imaginations sont toujours fraîches, toujours propres à remuer notre sensibilité.

Après cette période intime, il y a une longue lacune dans les relations littéraires anglo-françaises ; du moins si notre littérature continue de pénétrer en Angleterre comme dans le reste de l’Europe, la littérature anglaise prend alors un caractère particulariste qui s’oppose à son influence extérieure. Elle s’écrit d’ailleurs, ayant abandonné l’expression française, dans une langue instable et qui n’atteindra vraiment qu’avec Chaucer à la véritable valeur littéraire. La littérature anglaise de cette période peut avoir un grand intérêt national ; elle n’eut aucune force d’expansion et la France ne lui emprunta rien.

Ce n’est guère avant les premières années du xviie siècle que la littérature anglaise, enfin maîtresse de sa forme littéraire, attira l’attention des écrivains français. Au moment même où l’Astrée faisait les délices de la société polie en France, en 1624, un sieur Baudouin traduisit l’Arcadie de Sidney. C’est le premier livre anglais moderne qui eut quelque influence sur la littérature française ; mais comme cette influence se confond avec celle de l’Astrée, les deux livres ayant de singuliers rapports, elle est difficile à déterminer.

On trouvera dans « l’Histoire de l’Académie française » de Pellisson quelques détails sur ce Baudouin, car il fut un des premiers académiciens. Il ne fit jamais autre chose que des traductions ; mais il faut le ranger parmi ces traducteurs avisés qui eurent plus d’influence sur la littérature de leur pays que bien des écrivains originaux. Baudouin n’est pas comparable à Amédée Pichot, ni surtout à Letourneur, que personne n’a jamais estimé à sa valeur, et qui fut un des gonds sur lesquels tourna la littérature française ; mais il eut le mérite de s’apercevoir le premier, en France, qu’il y avait une littérature en Angleterre. Après l’Arcadie, il traduisit les Œuvres morales et politiques de Messire François Bacon ; ce sont les Essais. Ce livre eut un succès évident, puisque le traducteur s’exprime ainsi dans l’Avertissement fie Ja troisième édition : « Voicy la troisième édition de ce Livre, qui pourroiî assurément eslre le quatriesme, si les libraires n’eussent négligé, à leur dommage, le soing qu’ils dévoient avoir de le donner au public. »

Quoi qu’il en soit, le premier ouvrage de Bacon traduit en français fut réimprimé trois fois en l’espnce de cinq ans, ce qui est énorme pour cette époque. Un tel accueil excita l’émulation et le sieur Pierre Amboise de la Magdeleine s’attaqua également à Bacon, dont il francisa l’Histoire naturelle, en 1631. Il faut faire remarquer, à ce propos, que cette traduction, si l’on en croit le traducteur, aurait la valeur d’une véritable édition originale : « Ayant, dit-il, été aidé par la plupart des manuscrits de l’auteur, j’ai jugé nécessaire d’y adjouster ou diminuer beaucoup de choses qui avoient été obmises ou augmentées par l’aumosnier de M. Bacon qui, après la mort de son maistre, fit imprimer confusément tous les papiers qu’il trouva dans son cabinet. »

L’apparition presque simultanée en France et en Angleterre d’œuvres telles que les Essais de Montaigne et les Essais de Bacon, telles que l’Arcadie et l’Astrée, indique bien que les deux pays suivaient dans l’évolution de leur pensée et de leur goût une marche parallèle ; ils n’étaient plus irréductibles que sur le genre de leurs divertissements : ceux qui allaient applaudir Corneille auraient été plus surpris qu’intéressés par Shakespeare. Le théâtre est toujours ce qu’il y a de plus national dans une littérature, parce que c’est ce qu’il y a de plus matériel, de plus physique ; et un peuple qui n’a point de théâtre national, c’est qu’il manque de personnalité, ou que son existence comme nation est très récente. On s’entendit donc, d’Angleterre en France, sur le roman et sur la philosophie avant de s’entendre sur le théâtre. Après Bacon, on traduisit Hobbes. Le Leviathan et le De Cive furent mis en français sitôt après leur apparition et firent apprécier chez nous, en même temps que Descartes, ce grand esprit, l’un des plus raisonnables qui fut jamais. Hobbes fit d’ailleurs un long séjour en France, où il devint l’ami de tous les libres esprits, de Gassendi, de Mersenne, qui le mit en relations avec Descartes.

Milton, pas plus que Shakespeare, ne fut connu en France à sa date, du moins comme grand poète, car ses pamphlets politiques étaient fort discutés. Ce n’est qu’en 1729 que Dupré de Saint-Maur donna une tracluction du Paradis perdu, bientôt suivie par celle de Louis Racine.

La France et l’Europe devaient ignorer Shakespeare jusqu’en l’an 1776 ; mais l’Angleterre donnait l’exemple. La plus ancienne mention du nom de Shakespeare dans un livre français se trouve dans les Œuvres meslées de M. le Chevalier Temple, imprimées à Utrecht, chez Antoine Schouten, en 1693. Mais ce livre français est la traduction d’un ouvrage anglais. Dans le troisième des essais qui composent ce volume, Essais sur la poésie, l’auteur établit une brève comparaison entre Molière et Shakespeare, trouve en ces deux poètes la même qualité d’humeur (humour), encore que, chez Molière, elle ait été « un peu trop tournée au comique ou à la farce, pour être tout à fait la même chose que celle de notre nation. Shakespeare a été le premier qui a introduit sur notre théâtre cette sorte de poésie, à laquelle on a toujours pris depuis tant de plaisir… ». Il y a bien un ancien témoignage français sur Shakespeare, mais c’est un témoignage manuscrit. Vers 1680, Nicolas Clément, garde de la bibliothèque du Roi, rédigea un catalogue, qui existe encore, et où on peut lire ceci :

« Will Shakespeare, poeta Anglicus… Ce poète anglois a l’imagination assez belle, il pense naturellement, il s’exprime avec finesse ; mais ces belles qualités sont obscurcies par les ordures qu’il mêle à ses comédies. »

Cette opinion n’est-elle pas bien de sa date, bien d’un contemporain de Racine ? Elle est meilleure, après tout, et plus juste que celle de Voltaire. L’exemplaire qui a motivé cette appréciation de Nicolas Clément appartient au Shakespeare in-folio de 1632. Il serait bien intéressant de savoir si Clément a donné une opinion personnelle, ou celle de quelqu’un de ses amis, ou, si au contraire, il ne fait que résumer le jugement d’un écrivain anglais.

À partir des premières années du xviiie siècle, les bons ouvrages anglais sont immédiatement traduits en français. Il en fut ainsi pour deux livres qui égalent encore aujourd’hui, en France, la popularité de n’importe quel livre français : Robinson Crusoé et les Voyages de Gulliver. Le premier paraît en 1719 : il est traduit en 1720 par Saint-Hyacinte ; le second est de 1720 : il est traduit en 1727 par l’abbé Desfontaines. Cela prouve des relations intellectuelles très suivies ; on n’est guère plus prompt, même aujourd’hni, à faire passer un livre d’une langue dans une autre.

Ces relations vont bientôt devenir encore plus étroites. Cela arriva à la suite d’un événement pour lequel on ne prévoyait pas d’aussi sérieuses conséquences. En 1726, un jeune homme, déjà célèbre par des poésies très légères et d’autres très lourdes, fut exilé en Angleterre ; il en revint à moitié Anglais. Il s’agit de Voltaire. Dix ans plus tard, naissait à Valognes Pierre Letourneur. Ces deux faits eurent une influence immense sur l’orientation de la littérature et de la pensée françaises.

Voltaire était bien préparé à goûter l’Angleterre. Quelques années auparavant il s’était lié d’amitié avec un Anglais illustre, lord Bolingbroke, et avait fait un séjour au château de la Source du Loiret, où cet homme d’État s’était installé à la mort de la reine Anne. Bolingbroke lui avait donné quelques notions de la philosophie de Locke, quelque goût pour le libéralisme, le déisme et autres nouveautés. En France, il n’y avait presque encore jamais eu de milieu entre la religion et l’irréligion ; on était catholique ou athée (libertin, comme on disait alors). Voltaire rapporta d’Angleterre les idées philosophiques libérales et modérées qu’il devait exposer en cent volumes, avec plus d’âpreté, cependant, que les philosophes anglais, respectueux d’une bienséance dont il se moquait.

C’est en 1733, après un séjour de trois ans en Angleterre et trois ans de réflexion, qu’il publia ses Lettres sur les Anglais, connues aussi sous le nom de Lettres philosophiques. Le Parlement, gardien des traditions politiques et religieuses, jugea le livre tel que « propre à inspirer le libertinage le plus dangereux pour la religion et l’ordre de la société civile », le condamna au feu et fit mettre à la Bastille le libraire Jore, qui l’avait édité. Voltaire lui-même, protégé par la Cour, ne fut nullement inquiété.

Les Lettres philosophiques révélaient beaucoup de choses nouvelles, mais l’auteur, dans sa ferveur exploratrice, avait souvent pris pour du nouveau des notions fort répandues en France, dans le monde savant. Il crut découvrir et faire connaître Bacon et la méthode expérimentale. Or, Bacon était connu depuis cent ans et Pascal avait donné de la méthode expérimentale de saisissants exemples. Il crut découvrir Swift, mais nous avons vu que Gulliver avait été traduit, sitôt son apparition.

Ces réserves faites, il est certain que Voltaire fut le premier artisan véritable de l’influence anglaise en France. Avant lui, elle ne s’était manifestée qu’à certaines occasions ; à partir de lui, elle devient constante, elle s’exerce régulièrement et se fait sentir aussi bien dans la philosophie que dans la littérature, aussi bien dans la politique que dans les sciences. C’est Voltaire, par exemple, qui détrôna définitivement Descartes, le remplaçant par Locke et par Newton. La philosophie sensualiste de Locke n’eut d’ailleurs, malheureusement, qu’une vogue éphémère, bientôt éclipsée à son tour par le sentimentalisme de Jean-Jacques Rousseau, ce poison qui donna à la France des convulsions dont elle est encore secouée. Mais la grande révélation de Voltaire, celle qui semble d’ailleurs l’avoir le plus enivré, c’est celle de Newton. Un Français, dit-il, qui passe de Paris à Londres trouve les choses bien changées : « Il a laissé le monde plein, il le trouve vide ; il a laissé une philosophie qui explique tout par l’impulsion, il en trouve une qui explique tout par l’attraction. » Ce sont des allusions aux théories cartésiennes que les idées de Newton allaient bientôt rejeter parmi les curiosités de l’histoire scientifique. L’Angleterre était alors toute à la science, à la philosophie, à l’incrédulité : « Point de religion en Angleterre, dit Montesquieu dans ses Notes. Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met à rire. » Il faut songer à cela, quand il s’agit de l’Angleterre, telle que Voltaire la vit et l’admira. Montesquieu dit encore : « L’Angleterre est à présent le plus libre pays qui soit au monde : je n’en excepte aucune république. » Les deux nations voisines différaient assez sur ce point, car si on vivait assez librement en France, la liberté n’y était pas de principe. Voltaire devait s’ingénier à créer une France sur le modèle de l’Angleterre de 1730. Il y réussit en partie ; mais l’Angleterre, au moins pour les idées religieuses, évoluait dans un sens différent. De si près que se suivent deux grands peuples, leurs oscillations sont rarement convergentes.

Il arriva aussi que la littérature anglaise que Voltaire découvrait, celle de Dryden, Addison, Pope, Butler, était celle qui était en train de mourir sous l’influence tardive de Shakespeare ressuscité, et aussi sous la poussée du romantisme naissant. Il est vrai qu’il révéla Shakespeare aux Français de l’an 1733, en piquant leur curiosité par un mélange bizarre d’admiration et de réticences : « Le Corneille de Londres, grand fou d’ailleurs, mais il a des morceaux admirables. » Assurément celui qui, ayant lu Shakespeare, le juge ainsi, c’est qu’il ne l’a ni compris, ni senti. Mais il fallait un commencement et le jugement de Voltaire fut ce commencement. Shakespeare fut toujours pour Voltaire une énigme qu’il essayait en vain de déchiffrer. Il a imité Hamlet dans Eriphyle. Cette pauvre tragédie donne une idée de Shakespeare comme la version d’un écolier donne une idée d’Homère.

Jusqu’en 1745, Shakespeare ne fut qu’un mot, parfois un éloge, plus souvent une injure dans la littérature française. Cette année-là, le sieur de Laplace fit paraître le premier volume d’une collection intitulée le Théâtre anglais (Paris, 1745-1748, 8 vol.), recueil, encore utile aujourd’hui, des principales pièces de Shakespeare, de ses contemporains et de ses successeurs[1]. C’est là que Ducis fit connaissance avec Shakespeare, dont il devait faire de fâcheuses imitations : « Je n’entends point l’anglais, dit-il dans l’avertissement de son Hamlet, et j’ai osé faire paraître Hamlet sur la scène française. Tout le monde connaît le mérite du Théâtre anglois de M. de Laplace. C’est d’après cet ouvrage précieux à la littérature que j’ai entrepris de rendre une des plus singulières tragédies de Shakespeare. » Dans la suite, Ducis se servit de la traduction de Letourneur, d’après laquelle il fabriqua un Roméo et Juliette, un Roi Lear, un Macbeth, un Othello. Ces tragédies sont médiocres, on le sait, mais elles eurent un très grand succès et achevèrent de faire connaître non pas l’œuvre, à coup sûr, mais le nom de Shakespeare. Son Hamlet fut joué en 1769.

Tout ceci n’était qu’une préface ; il faut attendre encore de longues années avant de rencontrer la première traduction complète de l’œuvre de Shakespeare. Cela arriva en 1776, deux ans avant la mort de Voltaire, qui, oubliant son ancienne admiration, se mit à couvrir de sarcasmes et Shakespeare et son traducteur. Voltaire, immensément égoïste, n’aimait pas que l’on touchât aux idées et aux hommes sur lesquels il se croyait certains droits de priorité. Shakespeare a un certain génie, quand c’est Voltaire qui en parle ; il devient un « sauvage ivre », quand d’autres s’en emparent. Letourneur ne se laissa pas intimider. Avec l’aide de Fontaine-Malherbe, un poète originaire de Coutances, et du comte de Catuelan, il mena à bien sa traduction, dont le vingtième et dernier volume parut en 1782.

. Ce fut un événement. En tête de la liste des souscripteurs, on lisait les noms du roi (Louis XVI), de la reine, du comte d’Artois, du comte de Provence, de tous les personnages considérables dans l’État ou dans la république des lettres. Bien que Letourneur ne se fût pas astreint, il le dit lui-même, à une littéralité complète, sa traduction était fidèle, entière, respectueuse de toutes les intentions du grand poète. Shakespeare, du coup, était révélé, non seulement à la France, mais à l’Europe entière, et surtout à l’Allemagne, qui allait en faire son dieu littéraire et y trouver, comme la France un peu plus tard, la source de sa rénovation poétique.

Laplace n’est qu’un homme de lettres laborieux ; il traduit le théâtre anglais sans autre but que de gagner quelque argent. Letourneur sait ce qu’il fait, comme le prouve sa Préface, morceau curieux dont voici les principaux passages :

« Shakespeare plaît et plaira toujours, parce qu’il l’emporte sur tous les écrivains, comme peintre de la vérité et de la nature : il plaît par la magnificence, la fraîcheur, la fécondité de sa poésie, qui n’est pas art, mais, comme les prophéties des Sybilles, semble une véritable inspiration. Il plaît parce qu’il offre à ses lecteurs un miroir fidèle de la vie et des mœurs, des tableaux vrais de l’homme dans tous les états, dans tous les mouvements et dans toutes les situations de son âme. Il plaît parce qu’il a réuni les deux facultés les plus rares de l’invention et les deux formes principales de l’intérêt dramatique : celle de former les caractères et celle d’imiter au naturel les passions et leur langage.

« Les caractères sont le produit de l’humanité, telle qu’elle se présente dans tous les temps et dans tous les lieux. Les personnages parlent et agissent par l’impulsion des passions universelles qui affectent tous les cœurs… Les personnages de Shakespeare sont antant d’originaux qui ont une existence à part, comme les individus réels de la société…

« … D’autres savent se passionner dans une grande occasion et parler le langage de la nature dans une situation forte et pathétique. L’antiquité n’a point eu d’écrivain qui ait possédé ce talent comme Euripide… Shakespeare a la gloire d’égaler le poète grec dans ces élans, dans ces morceaux de véhémence et d’énergie ; mais il a, de plus qu’Euripide, le talent plus rare d’imiter la passion dans tous ses degrés et sous toutes ses faces ; il sait en modérer ou en accélérer l’impétuosité, à proportion de l’influence que doivent avoir sur elle les autres causes, les autres événements accessoires. Doué d’une sensibilité rare, et d’une étonnante flexibilité d’âme, qui prend toutes les impressions, toutes les formes, il est comme le Protée de l’Art dramatique. »

Ce jugement, pour lequel Letourneur s’était d’ailleurs inspiré de certains critiques anglais, m’a paru intéressant à rapporter, à cause de sa fraîcheur et de son enthousiasme. Quelques années auparavant, Diderot, dans l’Encyclopédie, avait fait un bon article sur Shakespeare ; il n’a pas l’ingénuité de celui de ce traducteur, ivre d’avoir découvert un nouveau monde.

Avant de donner son Shakespeare, Pierre Letourneur avait publié la traduction d’une œuvre bien moindre, mais dont le succès fut immense et l’influence décisive sur la formation du romantisme. Je ne sais si les Nuits (Night Thoughts) de Young jouissent encore en Angleterre de quelque estime ; en France, le livre est depuis longtemps oublié, et l’auteur inconnu. Quand elles parurent, ces Nuits, dont Letourneur avait encore augmenté l’emphase, aggravé le ton lugubre, ce fut la révélation d’une sorte de poésie entièrement nouvelle. Il faut se rendre compte que cela tomba, en 1769, entre Bernis et Dorat ; il y avait de quoi effaroucher « les tourterelles de Zelmis ». Elles s’enfuirent si loin qu’on ne les revit plus jamais, ou bien, peut-être, elles se métamorphosèrent en corbeaux ou en hiboux. Les Nuits sont un poème à la fois religieux, moral et romanesque : et ces trois caractères furent précisément ceux du premier romantisme tel qu’il s’épanouit dans les Méditations de Lamartine. Tous les jeunes gens, nés à la vie intellectuelle depuis 1769, dévorèrent ces tristes Nuits, dont le succès, s’il est un fait considérable, est un fait assez fâcheux, car rien n’était moins conforme au génie français, plutôt disposé au sourire et au scepticisme qu’aux sombres réflexions sur les peines de la vie. Le romantisme ne pouvait se développer en France que sous des influences étrangères : il y en eut d’heureuses comme Shakespeare, Gœthe, qui élargirent notre génie poétique. Il y en eut de très mauvaises, telles que celles de Young, d’Ossian, d’Hervey.

Les Méditations sur les tombeaux, de Hervey, furent traduites, toujours par Letourneur, un an après les Nuits. Le retentissement fut beaucoup moindre ; elles n’eurent pas, comme les Nuits, cinquante ou soixante éditions en l’espace de quelques années, mais cette littérature de christianisme funèbre ne fut pas non plus sans influence. De qui donc, sinon d’Hervey, les romantiques tinrent-ils cette manie de s’aller promener dans les cimetières, en se laissant aller à de mélancoliques rêveries ? Lamartine, élevé en province dans un vieux château, y trouva certainement ces anciens livres à succès et il en fut troublé ; les tombeaux, dans ses premiers vers, reviennent avec une insistance qui n’est point naturelle chez un jeune homme sain. C’est de la mélancolie apprise, corrigée heureusement par un peu de tristesse réelle et sincère. Que l’on ouvre les Méditations en cherchant ces mots « les tombeaux », on les trouvera presque à chaque page :

De ce hêtre au feuillage sombre
J’entends frissonner les rameaux :
On dirait autour des tombeaux
Qu’on entend voltiger une ombre.
(Le Soir.)

Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme au bord de mon tombeau.
(L’Automne.)

La mort m’a tout ravi, la mort doit tout me rendre,
J’entends le réveil des tombeaux !
(La Semaine Sainte.)

Salut, champ consacré ! salut, champ funéraire,
Des tombeaux du village humble dépositaire…
(Le Temple.)

Et cela revient comme un glas, à propos de tout. Voici « l’épaisse nuit des tombeaux », voici « les fleurs dans les tombeaux », voici « le sentier des tombeaux ». Après le succès des Méditations de Lamartine, les poètes imitateurs ne parlèrent plus que cimetières, tombes et cyprès : il faut rendre à Hervey et à Young ce qui leur est dû, sans oublier le traducteur sans lequel ils nous seraient éternellement demeurés inconnus.

Mais la gloire de Pierre Letourneur n’est pas épuisée. On lui doit encore une œuvre, plus caractéristique peut-être que les précédentes, la traduction des poésies d’Ossian. Ossian est important dans la littérature française, puisqu’il fut le véritable maître de Chateaubriand. Bien que Chateaubriand connût parfaitement l’anglais, il est probable que c’est dans Letourneur qu’il lut et admira trop ces faux poèmes habilement remaniés — ou fabriqués de toutes pièces — par l’audacieux Macpherson. La phraséologie des Martyrs vient de là, directement ; c’est absolument visible. Ossian troubla Chateaubriand. C’est un grand honneur, dont une partie revient encore à cet extraordinaire Letourneur, à ce traducteur si adroit et d’un tel sens critique qu’il ne se trompa jamais, que tout ce qu’il emprunta à l’anglais fut aussitôt adopté par le public, admis par les écrivains de son temps ou des années suivantes. À la vérité, l’Ossian de Letourneur, paru en 1777, n’eut pas un succès immédiat. Cela parut singulier, plutôt qu’enchanteur. Tandis que les Nuits se vendaient couramment, « Ossian, fils de Fingal, barde du troisième siècle », ne fut pas réimprimé avant l’année 1799. Mais alors l’enthousiasme, tout d’un coup, éclata. La France en quelques mois devint tout entière ossianesque. Les fils reçurent au baptême le nom d’Oscar (par exemple le fils de Bernadotte, né cette même année), et les filles, le nom de Malvina. Il y a de cette époque un tableau de Girodet, reproduit en lithographie, qui représente les plus célèbres généraux de la Répubhque comparaissant devant Ossian qui leur tient un discours. C’était un délire. Un poète, que les romantiques ont ridiculisé depuis, quoiqu’il fût un de leurs précurseurs, Baour-Lormian, profita de cette vogue et mit en vers la prose de Letourneur. Ainsi versifié, l’Hymne au Soleil fut longtemps célèbre :

Roi du monde et du jour, guerrier aux cheveux d’or…

Établir l’influence d’Ossian sur la littérature française des vingt premières années du dix-neuvième siècle, ce serait un travail assez facile, mais trop long pour être entrepris maintenant. Il n’en reste plus rien que ce qui est entré dans la circulation générale ; mais Ossian n’est pas oublié comme Young-. On ne le lit plus ; on sait ce que c’est. Letourneur traduisit encore le Charles-Quint de Robertson et son Clarisse Harlowe. Il mourut en 1788, laissant une œuvre dont la valeur était alors difficile à estimer à son prix.

Mais comment se fait-il qu’aucun des historiens de la littérature française n’ait jamais, depuis un siècle, porté sur ce traducteur un jugement équitable ? Les revirements de notre littérature sont incompréhensibles, si on omet de mentionner les traductions. C’est un des points les plus importants. Mais nul ne l’a vu encore. Aussi n’y a-t-il pas encore d’histoire de la littérature française. Si, au lieu de faire de la critique littéraire, on faisait de la critique sociologique, les traductions de Letourneur apparaîtraient selon leur réelle importance et cet homme, que les professeurs de belles-lettres ne nomment qu’avec dédain, surgirait à nos yeux étonnés tel qu’un « véritable créateur de valeurs littéraires », En lui-même, Letourneur n’est rien ; par le courant qu’il a déterminé, il est beaucoup.

Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, le courant anglais s’était donc fort accentué. Tout, désormais, était traduit, qui semblait présenter quelque intérêt. La France connut dans sa langue, à mesure qu’elles paraissaient, les œuvres de Fielding, de Smollet, de Sterne, dont le Voyage sentimental fut extrêmement goûté. Sucessivement, on voit se franciser les Saisons, de Thomson (1759), le Vicaire de Wakefield (1767), les Lettres de Chesterfield (1776), les poésies de Gray ; plus tard, les romans d’Anne Radclyffe, tous ouvrages qui laissèrent leur empreinte sur telles régions de notre littérature. Dans le même temps, on lisait les philosophes. Hume, Reid, les Écossais, et leurs idées formaient des esprits précis et un peu secs, comme Destut de Tracy et, par ricochet, Stendhal.

Au commencement du dix-neuvième siècle, le nom d’un poète, tout d’un coup, emplit l’Europe, Byron. Son influence en France fut immédiate. En même temps qu’il lisait les poètes anglais du dix-huitième siècle, Lamartine s’enthousiasmait pour Byron. La seconde pièce des Méditations, l’Homme, est adressée à lord Byron :

Toi, dont le monde encore îgnore le vrai nom,
Esprit mystérieux, mortel, ange, ou démon,
Qui que lu sois, Byron, bon ou fatal génie…

Trois ans plus tard, en 1823, les Nouvelles Méditations contiennent le dernier chant de Childe Harold, nouvel hommage à un poète dont la gloire était devenue presque populaire. Dès 1820, Amédée Pichot avait commencé la traduction des Œuvres complètes de Byron : le romantisme avait découvert un de ses maîtres les plus tyranniques. Les premiers vers de Musset sont très nettement influencés par le Byron ironique de Don Juan, tandis que Lamartine, toujours grave, n’avait senti que Childe Harold et Manfred. Ce Manfred, quelle destinée il eut dans la littérature française ! Il est partout, jusque dans Octave Feuillet, jusque dans Villiers de l’Isle-Adam. Il persiste jusqu’à ce que Zarathroustra, dont il a préparé la voie, le vienne remplacer. Le testament de M. de Camors, de ce timide Feuillet, que M. Zola méprisait faute de le pouvoir comprendre, est, au point de vue de cette filiation, un document des plus curieux. C’est Manfred qui parle ; c’est aussi un peu et d’avance, tout en sourdine le Nietzsche superficiel, tel qu’on devait nous le présenter d’abord avec peur.

Shelley, au même moment, passa inaperçu. Un peu plus tard, Sainte-Beuve s’inquiéta des lakistes, imita Wordswoth. Depuis cela, aucun des grands poètes anglais n’a eu beaucoup d’influence en France, ni Swinburne, ni Browning, ni Tennyson. Ils ont été connus de quelques lettrés, mais sans pénétrer comme Byron dans la culture générale. Ils n’ont même été traduits que très fragmentairement. Vers 1880, Shelley, qui avait attendu si longtemps, fut découvert un beau jour. Il trouva quelque faveur, on essaya de le franciser, ainsi que Rossetti, et certains poètes symbolistes trouvèrent là des inspirations. La Demoiselle élue excitait beaucoup, il y a dix ans, les jeunes imaginations. Bien plus sensible, grâce à Baudelaire, puis à Mallarmé, fut l’influence d’Egar Poe ; elle est même toujours vivante : ses œuvres font partie de la littérature française. On traduisit également, vers 1883, quelques poèmes de Walt Whitman, dont la libre rythmique ne fut pas sans influence sur le mouvement symboliste et la création du vers libre.

Mais la popularité est surtout allée, au siècle dernier, vers les romanciers. Ici les explications sont inutiles. Il suffit de nommer Walter Scott et Dickens. Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, doit beaucoup aux romans de Walter Scott, et sans Walter Scott, Alexandre Dumas n’eût peut-être pas trouvé sa voie. Quant à Dickens, c’est de son œuvre qu’est sorti notre réalisme ; il n’a pas été, non plus, étranger au mouvement naturaliste, quoique cela soit, au premier abord, moins visible. Thackeray et Bulwer ont eu leur influence aussi, le premier surtout comme ironiste, le second surtout comme occultiste. Maintenant Kipling est à la mode et Wells est en train de conquérir la popularité.

On pourrait parler de l’influence de Shakespeare sur le drame romantique, mais cela est connu ; de l’influence de Herbert Spencer et de Darwin sur nos études philosophiques et scientifiques, mais cela est connu aussi et d’ailleurs cela dépasse un peu le cadre littéraire. Carlyle, Emerson, Ruskin ont également modifié quelques-unes de nos idées, et aussi Stuart Mill, dont les principes libéraux demeurent d’une actualité éternelle.

À cette heure, les échanges intellectuels continuent entre les deux pays, sans qu’on puisse dire qui reçoit le plus ou qui donne le plus. Des deux côtés, on est très riche ; on peut donner sans s’appauvrir ; on peut recevoir sans s’humilier : conditions excellentes pour que les prochaines années voient s’accentuer encore une entente littéraire vieille de plusieurs siècles.

1904.
  1. Un sieur Patey donna une suite à cette collection avec son Choix de petites pièces du Théâtre anglois (1751).