Aller au contenu

Promenades Littéraires (Gourmont)/La leçon de Saint-Antoine

La bibliothèque libre.
Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 296-302).


LA LEÇON DE SAINT ANTOINE


Comme on narrait dans la presse l’histoire, qui me passionnait peu, du congrès eucharistique à Londres, j’étais en train de relire, goutte à goutte, comme on boit d’une très vieille et très savoureuse liqueur, la Tentation de saint Antoine. J’aime l’effarement de ce bonhomme d’ermite qui voit dans ses hallucinations défiler les fanatiques de toutes les philosophies, les prêtres de tous les cultes, les nécromans de toutes les magies, les fous de tous les systèmes, de tous les ascétismes et de toutes les luxures. Tout le tente, ce pauvre diable. Il voudrait tant être n’importe quoi, excepté lui-même. Il halète aux voluptés que lui offre la Reine de Saba, mais il admire les Valésiens mutilés qui ont renoncé à tout espoir charnel. Les idées, les croyances et les délires se battent dans sa tête vide. Il n’est pas une aberration humaine où il n’entrevoie une lueur de vérité, mais quand le spectacle est fini, quand le monde entier a passé devant ses yeux avec tout ce qui fut, tout ce qui est et tout ce qui sera, il retombe dans l’humble sérénité de son existence solitaire, et il sait que tout est inutile, hormis de vivre sa vie. Il se fit ermite, un jour, il sera donc ermite, sans plus se soucier des rêves, des désirs et des folies des hommes. Le sentiment de la vanité universelle sera sa consolation et il restera enfin lui-même, le pauvre homme nu ou neutre qui mourra de faim ou de vieillesse sous l’œil des chacals et sous le vol des vautours.

Tous les livres de Flaubert finissent ainsi, dans la morne résignation d’un scepticisme triste. Ils seraient une école de découragement, si l’homme pouvait se décourager de la vie avant d’en avoir épuisé tous les espoirs. Il ne faudrait pas, cependant, en les faisant lire aux jeunes gens, leur en expliquer trop clairement le sens véritable. Je pense qu’il vaut mieux les présenter comme des œuvres comiques ; et c’est ainsi que les prennent naturellement les intelligences saines et les sensibilités normales. On doit y voir surtout un tableau symbolique des ambitions de l’humanité, qui ont toujours été supérieures aux possibilités réelles, mais en se disant que le possible n’est accessible qu’à travers l’impossible et que pour réaliser une chaumière au bord d’un ruisseau, il faut peut-être rêver du vaste domaine dont les terrasses dominent au loin les tournants du fleuve. S’il n’avait point subi les attraits douloureux de ses tumultueuses visions, Antoine n’eût jamais retrouvé la paix où s’écouleront ses derniers jours. C’est une excellente condition d’avoir désiré tout pour se contenter de presque rien. Avoir vu passer le long des rêves le cortège de toutes les curiosités et de toutes les beautés de la vie, cela incline assez facilement vers la résignation aux réalités les plus simples. Quand Antoine se retrouve, il doit éprouver le sentiment d’avoir échappé au bonheur, avec la même reconnaissance que le commun des hommes ressent envers le destin, quand il a échappé au péril. Le bonheur d’être aimé par la reine de Saba eût été si lourd qu’Antoine eût été incapable de s’y conformer, et il n’était point fait davantage pour être le chef spirituel du peuple, malgré ce qu’Hilarion tente d’insinuer à son naïf orgueil d’un moment. Et qu’eût apporté de joies la science à sa faible intelligence ? Après un éclair d’extase, elle eût faibli, incapable de concilier les contradictions de la connaissance, de démêler les subtilités de l’esprit, de considérer, de la hauteur qu’il faut, le choc futile des croyances, la vanité des luttes dont un mot est l’enjeu.

Aussi, lorsqu’il a vaincu ses tentations, c’est comme s’il avait vaincu la vie. Il l’a domptée, et il se couche dessus comme sur une peau de lion. Cela lui fera un tapis pour s’agenouiller devant son idole, devant la croix pour l’amour de laquelle il a renoncé à tout, renié tout, méprisé tout, même la tendresse d’Ammonaria ; et les aiçuillons d’une manie, l’érotisme d’une fièvre religieuse, seront les seules causes qui agiteront encore un peu, dans un corps exténué, son intelligence apaisée.

Si Antoine n’était point, par définition, un saint homme et un croyant naïf, en quel scepticisme d’une extravagante profondeur ne le verrions-nous pas tomber ! Flaubert est bien obligé, à la fin de la dernière page, de le prostrer au pied de la croix, mais nous, ayant fait le même voyage à travers les possibilités humaines, quelle serait donc notre attitude ? Je pense que ce serait celle du sourire mélancolique et un peu dédaigneux. Avoir tout vu, tout senti, même en rêve, et tout compris, cela ne peut guère prédisposer à la joie. L’Antoine moderne, et ce serait une version curieuse, tout au moins, du personnage, aurait commencé d’abord par céder aux tentations, car tel est notre état d’esprit qu’il ne nous est guère plus possible de résister à nos désirs. Nous savons, ce qu’ignorait saint Antoine, qu’une seule vie nous est dévolue, celle-ci, la vie présente, et que le premier de nos soins doit être d’en tirer toutes les satisfactions qu’elle peut contenir, dans les limites des grandes nécessités sociales. Cet Antoine moderne serait donc une sorte de Faust, mais moins solennel, nullement métaphysicien, très peu tenté par les philosophies, dont il aurait sondé le néant, tourné surtout vers la curiosité scientifique et aussi vers les mille plaisirs somptuaires de la vie, vers l’ambition, vers la domination intellectuelle.

Rien ne lui aurait été épargné de toutes les jouissances de la sensualité, de la vanité, de l’intelligence. Il serait tombé dans tous les pièges éludés par le bonhomme, et de son vaste voyage rapporterait nécessairement une lassitude infinie. Le sourire de ses yeux, ce serait pour dire aux hommes qu’il a pénétré tous les mystères et que leurs curiosités lui semblent bien puériles. Sa mélancolie, ce serait le signe du regret qu’il garde malgré tout des féeries dont il fut le héros. Quant au dédain, il serait le signe du peu d’intérêt que la vie du commun des hommes peut lui offrir. Mais peut-être faudrait-il lui assigner encore un autre sentiment, à son retour de la fastueuse exploration au pays des jouissances humaines. Peut-être serait-il juste de lui donner, comme à saint Antoine, une certaine joie d’être revenu, d’avoir échappé à trop de plaisirs, d’avoir retrouvé, lui aussi, la simplicité de sa vie première. Finalement, la différence entre les deux héros ne serait pas aussi grande que je le croyais tout d’abord, car avoir tout rêvé équivaut peut-être à avoir tout éprouvé. Qui ne se souvient de moments très agréables ou même très heureux et dont pourtant tous les détails ont fui de la mémoire ? Il reste en nous, non pas le souvenir d’un fait, mais le souvenir d’un état, le souvenir, non pas d’une sensation, mais d’un sentiment, el cela s’embrume dans les lointains de la vie. Je voudrais cependant que cet Antoine, si c’était moi qui écrivais son histoire, ne laissât point dans l’esprit une impression aussi pessimiste que celui de Flaubert. Je voudrais qu’il s’en dégageât, en même temps qu’une admiration pour les tumultueuses chimères, une tendresse pour la vie elle-même, en ses états les plus ordinaires. Il y a peut-être un sentiment nouveau à créer, celui de l’amour de la vie pour la vie elle-même, abstraction faite des grandes joies qu’elle ne donne pas à tous, et qu’elle ne donne peut-être à personne, si l’on réfléchit bien. Ce sentiment est à peu près absent des œuvres de Flaubert. Les personnages vivent tous dans la chimère ou dans le futur. Le présent existe très peu pour eux, parce qu’il est toujours inférieur à leurs désirs et à leurs imaginations. Ce n’est pas ainsi que la vie doit être prise. Il faut, au contraire, savoir vivre dans le présent, dans la minute même. Ne pas craindre l’avenir, mais ne pas lui accorder non plus une excessive confiance, car son existence même est incertaine. C’est le christianisme qui, avec sa manie de la vie future, nous a appris à toujours remettre tout au lendemain, et surtout le bonheur de vivre. Nulle pratique n’est plus funeste. N’imitons pas le bon saint Antoine qui vécut quarante ans de pain et d’eau en vue de conquérir le paradis à la fin de ses jours. Notre paradis, c’est la journée qui passe, la minute qui s’envole, le moment qui n’est déjà plus. Telle est la leçon de saint Antoine.