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Promenades Littéraires (Gourmont)/Une nouvelle censure

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Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 303-309).


I

UNE NOUVELLE CENSURE


La liberté d’écrire est très grande en ce moment. C’est un des bienfaits du présent régime et on pourrait croire que les écrivains lui en sont reconnaissants. Quelques-uns, sans doute, apprécient beaucoup le droit de tout dire, et ils en usent. D’autres jugent ce droit malséant et ne sont pas loin d’accuser le gouvernement de complicité dans ce qu’ils appellent le débordement de toutes les licences. M. de Choiseul, impatienté par une serrure qui lui résistait, laissa échapper devant des dames un gros mot :

« F…… », dit-il. La serrure, raconte Chamfort, obéit aussitôt et Choiseul expliqua, sans se déconcerter : « J’ai eu bien des difficultés dans ma vie, il n’y a que ce mot-là qui m’ait jamais servi. » Il n’y a, pareillement, qu’un seul mot qui serve aux ennemis de la liberté d’écrire, c’est le mot Pornographie. Quand ils ont dit cela, ils croient avoir tout dit. Ils se trompent. Un mot n’a de valeur dans un raisonaement que lorsqu’il a été bien défini. Or le mot de pornographie ne l’a jamais été. Il veut dire en grec discours sur les femmes de mauvaise vie, et c’est le sens que lui a donné Rétif de la Bretonne, qui l’employa le premier. Pour les moralistes d’aujourd’hui, tout écrit est pornographique, qui choque les bonnes mœurs, ou plutôt l’idée qu’il est convenu que nous devons nous faire des bonnes mœurs. Le champ est très vaste. Il y a des contes de Maupassant qui nous paraissent presque édifiants et dont la hardiesse consterne un Anglais. Les Américains, qui font tout en grand, se sont confectionnés une pudeur colossale, une pudeur à trente étages, comme leurs maisons, et ils se demandent à l’heure présente, s’il ne conviendrait pas de proscrire tous les « livres jaunes », c’est-à-dire toute la littérature française, la seule qui se présente au monde sous cette fière couleur.

On taxe les Anglo-Saxons d’hypocrisie. C’est peut-être inexact. Ils sont ainsi. Pour eux, les gestes de l’amour doivent rester absolument secrets ; jamais dans leurs romans les choses ne vont plus loin que le baiser, et le reste n’est même pas sous-entendu ; on ne doit pas, on ne peut pas y penser : ce serait grossièreté. La nudité féminine fait horreur à un Anglais, et son premier soin, aux minutes tendres, est d’éteindre les lumières de peur d’apercevoir une épaule nue. J’ai relevé ce trait dans un roman récent et je le crois exact, quoi qu’il y ait certainement beaucoup d’Anglais émancipés. Dans un tel monde, nos livres d’imagination, où on trouvera toujours quelque page légère ou passionnée, feront nécessairement scandale. M. Bourget, aujourd’hui de si haute réputation morale parmi nos voisins, a longtemps passé, chez eux, pour une sorte de Pigault-Lebrun, et Zola ne s’y vend encore que sous le manteau. Pour nous, l’expression de roman réaliste n’a qu’un sens purement littéraire ; pour les Anglais, cela correspond assez, avec un sens atténué peut-être, à notre mot pornographie. Comme le notait si bien l’autre jour M. Gustave Geffroy, dans les vitrines affriolantes du Palais-Royal, on voit les romans de Flaubert et de Zola affublés de la qualification realistic novels, à côté des Nocturnal Paris et autres livres d’une obscénité réelle ou supposée.

Mais, ce qu’il y a de curieux, c’est que les romans de Zola, de Huysmans, de Descaves et de quelques autres furent vraiment considérés chez nous, par des critiques, heureusement défunts, comme des livres pornographiques. Ce mot a peut-être été écrit quinze cents fois à propos de Zola. Il y avait jadis à l’Événement, je crois, un chroniqueur, nommé Léon Chapron, qui n’appelait jamais Huysmans que : Orduremans. Par ce seul mot il exprimait sa haine du naturalisme et son amour de la vertu. Qui donc, à l’heure actuelle, aurait l’idée d’aller demander aux Sœurs Vatard ou même à Nana des sensations pornographiques ? Ce qui a paru hardi est, vingt ans après, devenu anodin. La pornographie d’aujourd’hui est la berquinade de demain. Je citais, quelques lignes plus haut, Pigault-Lebrun. Ce nom, bien oublié, est celui d’un romancier qui scandalisa plusieurs générations de moralistes. Son succès était très vif près des amateurs de littérature pimentée. Le temps a fait son œuvre : le piment est devenu de la guimauve. C’est d’ailleurs ce qui attend la prétendue littérature pornographique d’aujourd’hui. Elle ne l’est que sur la couverture, dans quelques vilaines images et dans l’intention des auteurs. Ouvrez ces volumes, vous n’y trouverez rien que les coutumières rengaines. Qu’on laisse donc en paix ces pauvres gens qui passent leur vie à déshabiller devant les badauds des filles dont la vue est plutôt décourageante. Les étrangers qui se laissent prendre à cela ne sont guère intéressants. Ne sont-ce pas les mêmes qui se régalent de champagne allemand et de bordeaux australien ? Il faut des ordures pour les goûts orduriers. Ni les bons vins français, ni la bonne littérature française ne reçoivent un vrai dommage de l’existence de ces marchandises avariées ; la clientèle qui s’en délecte mourrait d’inanition devant des produits trop fins pour sa grossièreté. Supprimez la pornographie et vous ne vendrez pas un exemplaire de plus du Mannequin d’osier.

Mais il y a un autre point de vue, celui de l’extension que pourrait prendre une guerre commencée contre la seule pornographie. On voit bien à qui seraient portés les premiers coups, mais il est difficile de prévoir qui recevrait les derniers. C’est une question assez délicate de savoir où doit s’arrêter, pour respecter la pudeur, la description d’une scène d’amour, par exempte. Et en fait de langage, quels sont les mots permis et les mots défendus ? Établira-t-on un tribunal où devront comparaître les livres nouveaux ? Si on l’établit, ne faudra-t-il pas aussi qu’il entreprenne une révision générale ? Lui soumettra-t-on Rabelais, La Fontaine, Voltaire ? Jugera-t-il de la valeur littéraire des œuvres en même temps que de leur valeur morale ? Mais j’ai l’air de faire de l’ironie et j’expose tout simplement une idée que vient de lancer le Bulletin des libraires. Cette excellente publication ne demande rien moins que le rétablissement de la censure préalable pour les livres, telle, à peu près, qu’elle fonctionna de François Ier à la Révolution. La seule différence entre les deux censures, c’est que la nouvelle serait dirigée par les libraires eux-mêmes, tandis que l’ancienne était régie par l’État et destinée à mater l’audace de ces mêmes libraires. Curieuse, l’idée de cette corporation qui demande à restreindre son commerce ! Voici le projet : « Comme il n’est pas loisible à un libraire d’étudier tout ce qui paraît, je termine par un vœu que je soumets à l’expérience de mes collègues. Ne peut-on arriver à fonder une sorte de comité de lecteurs chargé de nous indiquer, par une liste consciencieusement établie et paraissant périodiquement, les ouvrages qui conviennent à notre clientèle sérieuse, en éliminant les productions douteuses tant au point de vue du style qu’à celui de la morale la plus élémentaire ? » Ce comité de censeurs aura donc des attributions bien plus étendues que les censeurs de l’ancien régime. Il décidera de la beauté du style en même temps que de la pureté de la morale. Bureau redoutable où peut-être il faudra aller plaider, exposer ses intentions, solliciter une approbation de faveur en promettant d’être bien sage à l’avenir ! Je conseille à ces messieurs, pour éviter des frais inutiles aux éditeurs et aux auteurs, d’exiger la communication préventive des manuscrits. Aucun ne pourrait être imprimé sans avoir été revêtu de la formule chère aux anciens censeurs, légèrement modifiée pour la circonstance : « Par ordre de messieurs les libraires, j’ai lu le livre intitulé… et je n’ai rien vu qui puisse en empêcher l’impression… » Les hommes sont drôles : quand on ne vient pas assez vite leur voler leur liberté, ils se la volent eux-mêmes.