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Promenades Littéraires (Gourmont)/Le célibat et l’amour

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 38-46).


LE CÉLIBAT ET L’AMOUR


On s’est efforcé, depuis une centaine d’années, d’identifier deux états qui n’ont pourtant que peu de rapports ensemble, l’état d’amour et l’état de mariage. C’est tout à fait nouveau dans l’histoire des mœurs. Les anciens n’y avaient jamais songé ; les modernes, non plus. Il a fallu, pour permettre une telle association d’idées, la renaissance chrétienne qui a caractérisé ce siècle fameux par ses incohérences. Cela permet de parodier quelque peu le dire de Pascal sur la justice et sur la force. Les moralistes, ne pouvant vaincre l’amour ni faire qu’il devînt chrétien, l’ont mis dans le mariage, où ils étaient sûrs de le déshonorer et même de l’assassiner. Certes, il serait plus commode et peut-être plus agréable même de trouver l’amour dans le mariage plutôt que d’aller le chercher au hasard des chemins de la vie, mais s’il s’y rencontre quelquefois il n’y fait que de brèves stations pour laisser ensuite fort désemparés ceux qui se sont laissé prendre à un tel piège.

L’amourest passager et le mariage est permanent. Ce sentiment et cette institution sont à peu près contradictoires. D’ailleurs l’amour n’est délicieux que dans ses commencements, ou bien il faut avoir le génie d’aimer pour en renouveler constamment la ferveur. Des amants parfois prennent en eux cette volonté, ils reçoivent cette grâce, à force de la désirer, mais les époux, confiants dans leur sécurité, croient d’abord qu’elle est une des conséquences du mariage et sont fort étonnés de voir qu’elle leur échappe. Ils s’ennuient, l’un en face de l’autre, à regarder des yeux qui ne parlent plus, des bouches sans baisers. L’amour ne dure pas, il se renouvelle. Or, le mariage s’oppose à ce renouvellement. Donc l’amour et le mariage sont incompatibles.

Le mariage a d’autres buts et d’autres mérites. Soit. Mais ce n’est ni pour les contester ni pour les exposer que Octave Uzanne a écrit le Célibat et l’Amour. Cette matière ne l’intéresse pas. Il n’a point l’âme conjugale, ayant tout d’abord pris le parti de l’abstention dans le débat entre Panurge et Pantagruel. Le titre de son traité indique clairement son propos. Il a écrit pour les amants un manuel du libre amour.

Tout d’abord il est un fait certain, c’est qu’on est né amant comme on est né mari. Il faut, pour cela, des qualités spéciales dont la première est la sensibilité, c’est-à-dire l’aptitude à la tendresse. La plupart des hommes confondent l’amour avec le besoin d’aimer, dont Banville disait que c’était une expression et une idée à faire reculer des étoiles, et, bien entendu, ils confondent audacieusement ce besoin d’aimer, que l’on pourrait encore prendre sous un certain sens sentimental, avec ce besoin génésique dont Havelock Ellis a fait tenir tout le mécanisme en ces deux mots fort indécents, tumescence et détumescence.

Sans doute, tout amour, le mystique même, a une base physique, et l’ayant maintes fois affirmé au grand scandale des imbéciles, je ne me contredirai pas en niant un parallélisme, d’ailleurs évident, mais la tumescence et son corollaire ne sont que des incidents naturels dans le roman de la tendresse. Lisez donc, page 19, la précieuse citation de Mme de Lambert. Vous verrez que ce qui symbolise tout l’amour pour le commun est peu de chose pour le véritable amant. J’ai même vu des amants d’expérience éluder ce « terme de l’amour », craignant douloureusement qu’il ne justifiât que trop son nom. Ils avaient tort, sans doute, avec toute leur expérience, car ce moment seul vaut par lui-même qu’on en risque l’épreuve. Le lien amoureux sort de la forge solide à supporter tous les chocs ou fragile à céder à la moindre poussée. C’est une chance à courir, mais qui dira d’autre part la beauté du désir qui s’exalte en se crucifiant ?

Ce sont là des traits trop exceptionnels. L’amour suit d’ordinaire une marche plus décisive où le beau fleuve prend vite des allures de torrent. Après les premiers regards, les aveux plus ou moins déguisés, les légers contacts, les amants cherchent invinciblement à satisfaire le désir de mutuel plaisir qui crie en eux. Et le « terme de l’amour » est atteint. La nature n’en demande pas plus, et Don Juan non plus, qui lui obéit avec scrupule. Mais Don Juan est un peu borné. Cet homme, qui a mordu à tant de femmes, n’en a peut-être savouré aucune. Au fond, c’est un sot. Il a connu beaucoup de femmes, il n’a pas connu la femme, qui ne se donne jamais toute du premier coup. Figurez-vous un amateur de livres qui passerait en se promenant dans une bibliothèque, allongerait la main çà et là, ouvrirait, remettrait en place, continuerait son chemin en répétant toujours le même geste et qui aurait la prétention d’avoir lu, d’avoir rêvé, d’avoir médité ! C’est le Don Juan, amateur de femmes. Le Don Juanisme n’est qu’une suite de viols plus ou moins consentis. Ce n’est pas ainsi que se conduit l’amant. L’être qui lui donne du plaisir est aussi celui qui lui donne du bonheur, et il sait que le bonheur ne s’épuise pas comme on vide un verre de vin. La femme qu’il a conquise, il veut en dépecer longuement l’âme et le corps, apprendre à lire dans ces yeux changeants, que le rêve clôt à demi et que la volupté agrandissait. On dirait parfois qu’elles marchent au supplice. La montée est douloureuse. Elles voient le sommet et l’atteignent rarement du premier vol. Il faut un peu d’habitude et que l’amant devine les caprices physiologiques de la chair, et quels mots et quelles caresses l’âme et les nerfs attendent pour s’épanouir. Car le véritable amour n’est pas égoïste ou l’est tellement qu’il ne desserre l’étau que sur une proie broyée et ruisselante. Alors l’âme des femmes s’épanche comme une fontaine. Malheureusement le moment parfois leur semble propice pour s’égarer en confidences sur leur prochain chapeau. Ce sont les charmes de l’intimité. Mais on devine parfois aussi que ce système de bavardages n’est qu’une manière d’alibi. La femme a la pudeur de sa joie, puis elle ne trouve pas, comme l’homme, des mots pour chanter sa volupté, ou elle ne trouve pas les mêmes. « Mon chapeau sera très très joli » veut souvent dire : « Mon amour, je t’adore. » Il faut savoir cela.

Il arrive nécessairement, quand on est entré dans la forêt charnelle, qu’on repasse si souvent par les mêmes sentiers que les feuilles, les fleurs et les odeurs s’effacent, pâlissent, s’atténuent. On s’habitue aux épanchements, aux gestes, aux discours. Le cri que l’on prévoyait arrive toujours dans la même modulation, et un jour vient où d’un commun accord on espace les rendez-vous, en attendant le jour où on les oublie. Puis, on se sourit sans étonnement et sans embarras, quand on se rencontre. C’est qu’on a déjà recommencé une autre partie au grand jeu de l’illusion. Et la vie passe. Mais je n’ai pas parlé des cas où l’un des amants s’est lassé plus tôt que l’autre. Ce sont probablement les plus fréquents. On n’est pas arrivé à obtenir le synchronisme de deux pendules. Comment pourrait-on l’exiger de deux cœurs ? II y a là pour l’un des amants de petites ou grandes heures difficiles à passer. C’est une des rançons de l’amour. Aussi bien, on s’y attendait un peu. Les vrais amants n’aiment pas les tragédies. « Je ne sais compter que les heures aimables », me disait une femme de beaucoup d’esprit et qui a le sens véritable de la vie.

Je n’aime pas beaucoup la méthode de Don Juan, ni d’ailleurs aucune méthode, mais il faut avouer qu’elle peut valoir à l’amant d’étranges bonheurs. Dans ce cas, il n’est plus l’amant, il est le voyageur, le promeneur, le rôdeur, et il ne suit pas une méthode, il profite de l’occasion, tout simplement. Je pense à l’union brusque de deux désirs que le hasard a jetés l’un vers l’autre. Ce n’est plus le choix d’un être ennoblissant l’acte nécessaire ; c’est l’espèce tout entière se mêlant en deux êtres avec une obscure frénésie. Pas de nom, pas de lendemain, mais un souvenir qui sera peut-être un regret, lors des rencontres trop civilisées.

Écrire sur l’amour, c’est surtout résumer ses expériences, ou ses espérances, quand on est en âge d’interroger l’avenir ; c’est, en un mot, se raconter soi-même. Je ne vois guère que Spinoza qui ait pu parler de l’amour avec un détachement parfait et une lucidité impersonnelle, situation que l’on considère généralement avec plus d’admiration que d’envie. En dehors de lui, il n’y a que des compilations, des aveux ou des désirs. Je mets les aveux au-dessus de tout. Je veux qu’un livre sur l’amour puisse être précédé d’une de ces anciennes estampes symboliques où le saint patient tient délicatement son cœur au bout de ses doigts. Et je passerais sur ce mauvais goût de l’image en faveur de sa candeur. Mais j’aime assez que ces aveux m’arrivent enveloppés dans une piquante et plaisante doctrine. Je compte sur ma perspicacité pour les découvrir comme « mouche en lait », tout simplement. Avant d’entamer l’éloge du célibat, Octave Uzanne en a mené sagement la vie, plus prudent que les poètes qui vantèrent l’ambroisie sans y avoir goûté. Cette précaution suffirait à me mettre en confiance si je n’avais mille autres raisons pour écouter complaisamment ses discours. Un homme parle de ses expériences. C’est une philosophie colorée par le rêve, car où mettrait-on du rêve, si on n’en mettait dans l’amour ? Un chapitre m’a plu particulièrement par les petites dissertations concentrées qu’il contient sur plusieurs points rares de la théologie amoureuse :

Que l’amour colore la vie et comment une passion en renouvelle la sève et l’éclat ;

Mais combien il est rare, au point que la plupart des hommes ne l’ont pas rencontré, ou ont fui, pris de peur à sa vue insolite ;

De l’avantage qu’il y aurait, pour la culture du bonheur, à donner à la femme l’initiative du choix en amour (Oui, mais elles se tromperaient tout aussi souvent que les hommes) ;

De la médiocrité de l’adultère ;

Sur cette parole de Mme de Staël : « Il faut pour s’aimer dix ans ou dix minutes » ;

Sur la naïveté des femmes que l’on appelle méchamment de la sottise ;

Sur ce point, que les femmes les plus difficiles à conquérir sont encore les plus faciles à conserver ;

Sur les confidences ;

Sur l’avantage pour une femme d’être laide ou de n’être pas, du moins, une beauté éclatante ;

Sur les trois mots qui synthétisent l’amour : désirer, posséder, regretter ;

Et sur bien d’autres points où l’originalité et la pénétration d’esprit de l’auteur se font très bien voir.

Les femmes aimeront-elles ce livre ? Il serait surprenant que leur curiosité au moins n’en fût pas émue. Qu’elles lui cèdent, si elles se sentent au cœur la volonté d’être des amantes véritables, car l’auteur prévient loyalement. Il n’a écrit que pour les amants sincères et libres, ce qu’il vous expliquera bien mieux que moi dans une délicate et sage introduction. Mais qu’il m’ait jugé digne d’écrire cette préface incertaine, c’était me comprendre dans la troupe sacrée des Happy few. C’est pourquoi j’ai modulé ces quelques notes sur la flûte de Pan qui ouvre le chœur.