Promenades Littéraires (Gourmont)/Le roman de Guillaume de Machaut
LE ROMAN DE GUILLAUME DE MACHAUT
ET DE PERONNE D’ARMENTIÈRES
Ce qui rend suspectes au public les études littéraires sur le moyen âge, c’est surtout l’appareil d’érudition dont on se plaît à les entourer. Il semble que tout poème, tout roman de cette époque ne puisse être présenté ou expliqué au lecteur qu’enveloppé de notes et de recherches savantes dont le premier effet est de décourager les élémentaires curiosités. Des spécialistes écrivent pour des spécialistes et ne quittent guère le ton de la science. Je crois cependant que la matière littéraire appartient à quiconque se croit assez doué de goût et de sentiment pour en juger la forme et en apprécier la beauté, qu’une certaine ignorance du détail érudit n’est pas pour nuire, bien au contraire, à la nouveauté et à l’ingénuité de la critique, et que la condition pour bien voir et bien faire voir une question est peut-être de la considérer d’un peu haut et d’un peu loin. Pour moi, et je l’avoue sans honte et même avec une certaine candeur, je n’ai guère jamais écrit sur un sujet que je n’en fisse, en même temps, la découverte. Discourir sur ce que l’on sait trop bien, quel ennui ! Tandis que débrouiller ses idées à mesure qu’on les expose donne au moins les joies de la trouvaille, à défaut de celles de la création.
Je n’ai donc nullement conféré entre eux les manuscrits de Guillaume de Machaut, celui de Jean de Berry avec celui des Carmes déchaux ou, avec ceux de la Bibliothèque nationale, ceux de Berne ou de Stockholm. Je m’en rapporte à qui fit avec soin de telles recherches[1] pour lesquelles j’ai beaucoup d’estime. On ne trouvera non plus aucune lumière sur la famille du poète, si elle était de Machello ou de Machaudio, sur la date de sa naissance qui flotte entre 1300 et 1306, sur le lieu de cette naissance qui est certainement la Champagne et probablement Reims, sur l’année où fut composé son poème capital, le Voir-Dit, année 1363, selon Paulin Paris qui a étudié avec ténacité ce point obscur, non plus que sur plusieurs autres problèmes qui se rattachent au Voir-Dit, mais dont la solution importe peu à la connaissance de l’extraordinaire psychologie qui s’y révèle.
Ce qu’il faut savoir de façon très nette, c’est que Guillaume de Machaut est le grand poète du quatorzième siècle et que si nous lui préférons peut-être Eustache Deschamps, de plus nerveuse allure, ce n’est pas sans reconnaître qu’il fut un initiateur, le vrai inventeur de la poésie lyrique personnelle et le vrai créateur, en vers, mais peu importe, du roman « vécu ». Il tint une grande place en son siècle, non pas seulement comme poète, mais comme ami et conseiller des princes. Jean de Luxembourg, Charles le Mauvais, le duc de Berry savaient que sa parole aurait du crédit près de la postérité et ils écoutèrent ses discours, et parfois ses avis. Les femmes l’admiraient et il les aimait. Son état de chanoine n’y fut pas un obstacle, non plus que pour Pétrarque ni pour bien d’autres. Au moyen âge, le caractère ecclésiastique n’a d’autre effet que d’élever la position sociale ou la fortune de qui le possède, de lui donner accès parmi la noblesse, de l’introduire dans la société, de lui permettre de participer aux divertissements distingués, le jeu, la chasse, l’amour et si, comme Guillaume de Machaut, il est poète et musicien, sa place mondaine peut devenir prépondérante. Il n’y a en lui rien du trouvère, rien du jongleur. S’il chante et s’il « fabloie », c’est pour son propre compte, pour son propre cœur. Il y a un parallélisme presque complet entre lui et son contemporain exact, Pétrarque. C’est par les mêmes moyens que tous deux ont vaincu la fortune et la gloire, tous deux appuyés sur une femme. La Laure de Guillaume de Machaut se nomme Péronne d’Armentières. Elle est beaucoup plus vivante que l’idéale maîtresse de Pétrarque et on connaît bien son caractère, avoué par des lettres inoubliables, uniques d’ingénuité en même temps que de finesse féminine.
Quand Guillaume de Machaut apparaît dans le monde, il est secrétaire de Jean de Luxembourg, qui fut roi de Bohème et qui mourut à la bataille de Crécy. C’est lui qu’il donna pour modèle à Charles le Mauvais, auquel il adressa plus tard le Confort d’ami, durant sa longue captivité. Il avait un grand attachement et garda toujours une admiration profonde au « bon roi de Béhaigne » (Bohême) dont il vante les vertus de tempérance, d’honneur, de bonté. Il nous montre cet homme, qui guerroya par toute l’Europe, tel que doué d’un vrai tempérament de soldat, sachant vivre de rien, au hasard des camps.
Il n’avait pas tous ses aviaux (aises),
Car souvent mangeoit des naviaux,
Des fèves et du pain de soile (seigle).
D’un haren, d’une soupe à l’oile.
Il vivait à la dure, couchait sans tapis ni courtine, donnait sur tous l’exemple du désintéressement et du courage. Jamais il n’y eut pareil roi, ni duc, ni comte, et depuis Charlemagne,
Ne fus bonis, c’est chose certaine,
Qui fust en tous cas plus parfais
En honneur, en dis et en fais.
Si on se ressent toujours de son premier maître, de sa première admiration, Guillaume fut à bonne école. Aussi c’est sans se plaindre jamais qu’il suivit Jean de Luxembourg dans toutes ses pérégrinations à travers l’Europe. Et Guillaume vit du pays, en un temps où c’était bonne et rare fortune, encore que l’on voyageât alors beaucoup plus qu’on ne le croit communément. L’exemple des lointains pèlerinages, dont la tradition, qui ne se perdit jamais, remontait à l’empire romain, celui des croisades avaient prouvé qu’avec un peu de persévérance on pouvait aller partout, et quasi au bout du monde, comme l’avaient fait Rubruquis et Marro-Polo. Il connut donc les Flandres, la Thuringue et la Saxe, tous pays qu’il qualifie strictement, comme ce Messein, sur l’Elbe où on boit « godale » (petite bière) et cervoise. Machaut semble avoir été jusqu’à Vienne, jusqu’à Cracovie, jusqu’à l’Adriatique d’un côté, de l’autre jusqu’en Lithuanie. Ces voyages, qu’il accomplit en sa jeunesse, donnèrent à sa vision de la vie une certaine précision : l’histoire se joue sur un damier dont il connaît les cases.
A partir de 1827, Jean de Luxembourg séjourna assez régulièrement à Paris, où Philippe de Valois lui avait fait don « d’une meson dite de Nesles, séant entre la porte Saint-Honoréetla porte Montmartre ». Il se reposait ordinairement à Durbuy, en Luxembourg. C’est là que Machaut nous le montre avec complaisance en son château entouré d’eaux vives, bruyant d’oiseaux :
Sur la rivière
Est la prée large, longue et plenière
Où se trouve d’erbes mainte manière.
Le roi de Bohême, à partir de ce moment, enchanté de son secrétaire, voulut le pourvoir et lui chercha des prébendes. Qualifié de Clericus elemosinarius et familiaris regis domesticus, c’est, dit la charte d’octroi, en récompense de sa probité et de ses vertus qu’il reçut successivement des canonicats à Verdun, à Arras, à Reims, où il fut admis au chapitre le 25 janvier 1337. C’est là qu’on le trouve en 1340, gémissant de son éloignement de la cour, où il craint qu’on ne l’oublie, de sa pauvreté, de mille ennuis, dus plutôt à la situation générale qu’à des causes personnelles. La vie est précaire en France, à cette date, les Anglais sont menaçants, les guerres se succèdent, la campagne n’est pas sûre. Il s’en plaint à son ami Henry, son habituel confident, celui qui servira si bien ses amours. Maintenant il ne peut courir ni monts ni plaines,
Car à pié sui, sans cheval, et sans selle,
Et si n’ay mais Esmeraude ne Belle
Ne Lancelot.
II lui a fallu se débarrasser de ces bons chiens, car à peine peuvent se nourrir les gens. Dans le désarroi de la ville, menacée d’un siège, il est forcé, lui, chanoine prébendé, de monter la garde comme un bourgeois. Peut-être, au contraire, était-ce un honneur, mais il s’en passerait :
Et si vuet on que je veille à la porte
Et qu’en mon dos la cotte de fer porte.
Ce ne fut qu’une alerte, les Anglais ne vinrent pas et Guillaume commença de se rasséréner. Ses premières compositions poétiques datent sans doute de plus loin, mais c’est à ce moment-là qu’il se met à produire avec abondance et sans guère d’interruption. Chansons, poèmes, dits et ballades de Machaut n’ont guère qu’un sujet : l’amour. Quelle que soit la fable, il l’interrompt volontiers pour raconter ses déboires près des femmes, dont l’amour lui semble toujours intertain. Il est perpétuellement en quête de réconfort et, comme dans le Dit du vergier, c’est de la bouche de l’amour lui-même qu’il veut entendre les paroles de bon conseil. La composition des grands poèmes de Machaut est très simple. Le Dit du vergier rappelle au début le Roman de la Rose, mais il en diffère profondément par le ton, qui, loin d’être satirique, est purement amoureux. Il a un sens très net de ce qu’il y a de personnel dans le sentiment, et même, quand il semble parler de toutes les femmes, c’est la conduite de sa Dame qui lui sert de thème. La poésie, avec Guillaume de Machaut, abandonne franchement le vague des généralités, où elle se complaisait jusqu’alors. Il y a encore en elle beaucoup de lieux communs, mais ils tendent à revêtir une couleur particulière. En même temps, la langue se fait beaucoup plus simple, plus claire, plus familière, plus individuelle aussi.
Les événements politiques et sociaux retentissent fortement dans son imagination. Ses poèmes aux nombreuses digressions sont une des sources historiques du quatorzième siècle. Un des mieux remplis à cet égard est le Jugement du roi de Navarre, où il passe en revue les grands événements qui troublaient alors le royaume, les manifestations des Flagellants, les soulèvements des paysans, les émeutes contre les juifs, enfin la peste noire, dont il nous a laissé un tableau comparable à celui de Boccace pour la lugubre précision des détails. Il y a même là un parallélisme très curieux et qui prouve la véracité des deux récits.
Après la mort de Jean de Luxembourg, Guillaume de Machaut avait séjourné à Paris. En 1361, on ! e voit de nouveau fixé à Reims où, au cours de la convalescence d’une longue maladie, il lui arrive l’aventure la mieux faite pour flatter et pour émouvoir un poète, même célèbre, qui avait déjà dépassé le commun âge des amours, une aventure qui va le replonger, pendant plusieurs années, dans l’océan des rêveries printanières. Les femmes, certaines femmes du moins, aiment avec leur imagination bien plus qu’avec leurs sens et sont beaucoup plus frappées des qualités intellectuelles d’un homme que de sa jeunesse et de sa beauté physique. C’est par elles que l’intelligence triomphe de la sensualité, et que se rétablit l’équilibre entre les dons spirituels, invisibles à la plupart des yeux, et les dons corporels dont la première venue peut ressentir le désir. On ne vit jamais une chambrière s’éprendre d’un homme de génie pour l’amour de son génie. Les femmes sensibles à ce qu’il y a de plus haut et de plus pur dans l’esprit d’un homme, si elles forment une classe aberrante parmi les amoureuses, y forment aussi une classe privilégiée, à laquelle sont réservés les grandes émotions et les profonds troubles. Plus l’amour se distingue de la fonction et plus il comporte de noblesse. C’est le secret de l’estime où nous tenons, malgré tout et en dépit de nos instincts, les grandes mystiques dont les extravagances mêmes nous séduisent comme des exemples de désintéressèment suprême et d’égoïsme surhumain, deux états où l’être entre également en lutte avec ses fins naturelles. Toutes ces réflexions, certes, ne s’appliquent pas aux amours de Peronne d’Armentières et de Guillaume de Machaut, mais si elle eut surtout l’ambition de créer un autre Pétrarque, ce mobile du moins ne pouvait entrer qu’en une âme dénuée de vulgarité. Il n’est pas accoutumé que les jeunes filles de l’aristocratie, même au quatorzième siècle et au temps des cours d’amour, fassent à la gloire l’offrande de leur cœur et de leur beauté. A défaut d’être une nouvelle Laure, car Guillaume de Machaut n’est tout de même pas Pétrarque, Peronne d’Armentières, plus clémente et plus féminine, se range en tête des amantes dont rêvent, comme Goethe de Bettina, après les moissons humaines, les poètes sur le déclin. Son histoire est vraie ; Guillaume l’écrivit au jour le jour, à mesure que l’amour déroulait la banderole, et Peronne n’y corrigea qu’une lettre qui dévoilait trop clairement son nom, car elle avait ses raisons pour tenir davantage aux louanges de la postérité qu’à celles de ses contemporains.
Peronne d’Unchair, dame d’Armentières, dont la mère s’était remariée avec Jean de Conflans, seigneur de Vielmaisons en Brie, était, en 1862, une belle jeune fille « entre dix-neuf et vingt ans d’âge », selon Guillaume de Machaut, homme discret. On l’appelait aussi Péronnelle, et ce nom, qui a pris un sens ironique ou plaisant, n’était alors qu’un aimable diminutif, avec Perrine et Pernelie l’une des nombreuses formes populaires de Pétronille, illustre sainte. Elle était de grande maison, de bonne éducation, d’esprit charmant, avait tout ce qu’il faut pour donner des femmes du quinzième siècle l’idée la plus heureuse. Mais il est probable qu’il n’y en eut guère de comparable à Peronne, car il faut la tenir, telle que nous la connaissons, comme un des plus agréables poêles de ce temps et la femme qui écrivit peut-être les plus jolies lettres de caresse qu’on puisse imaginer. P. Tarbé, qui ne sut point son véritable nom, l’appelait Agnès de Navarre-Champagne, dame de Foix, fut pourtant celui qui la révéla, mais plutôt aux historiens qu’aux amateurs d’âmes. Paulin Paris, éditeur du Voir-Dit[2], ne porte pas sur elle de jugement littéraire, mais s’intéresse au romanesque de son aventure, qu’il commente même un peu lourdement.
Pour moi, je voudrais tout simplement la faire entrer dans la littérature française, où on ne lui a jamais fait aucune place, et qu’elle fût tenue désormais pour la plus gracieuse des épistolières comme elle est la première par la date, puisque les lettres d’Héloïse sont en latin. Cette petite fille écrit dans une langue éternelle. Ses lettres ont une passion de grâce, un génie de séduction, une franchise de sourire dont on comprend que Guillaume de Machaut fut inconsolable, quand il les eut perdus. Je sais bien qu’une partie de ces charmes tient à la langue même du siècle et aux mœurs qui permettaient au sentiment de se dépasser lui-même dans son expression : ses balbutiements sont des caresses, elle connaît les mots dont la sonorité fait fondre le cœur et on rêve après ses phrases comme après des baisers. Je fais donc la part de l’illusion, mais quand on a confronté les lettres de Guillaume avec celles de Peronne, on se dit tout de même que la jeune fille manie bien délicatement son style tissé, comme la dentelle, avec un fil noué de place en place et toujours le même. On n’a jamais vu peut-être tant d’art atteint avec si peu de moyens, un vocabulaire si pauvre, une syntaxe si incertaine. Une femme d’esprit et étrangère pour qui j’ai mis en français moderne quelques-unes de leurs lettres ne s’y est pas trompée uu instant. N’ayant aucun de nos préjugés littéraires, elle démêla aussitôt la supériorité de l’enfant sur le poète célèbre.
Un jour donc de l’an 1362, étant à Reims et relevant de maladie, Guillaume de Machaut reçut des mains du messager Henry, avec force compliments et souhaits pour sa santé, un rondeau que lui adressait une jeune fille inconnue :
Rondel
Celle qui onques ne vous vit
Et qui vous aime loyaument
De tout son cuer vous fait présent
Et dit qu’à son gré pas ne vit
Quand veoir ne vous puet souvent
Celle qui onques ne vous vit
Et qui vous aime loyaument.
Car pour les biens que de vous dit
Tout li mondes communément
Conquise l’avez bonnement.
Celle qui onques ne vous vit
Et qui vous aime loyaument
De tout son cuer vous fait présent.
L’ayant lu, Guillaume fut ému. Il baisa le papier et puis, dit-il,
Et puis j’ostay mon chaperon
Et devant lui m’agenouillay.
Il s’ensuivit une correspondance d’amour, tout un roman que Guillaume a conté et où il a intercalé les lettres de son amie et les siennes, en narrant les événements qui les éclairassent et en comblent les lacunes, car ils eurent plusieurs entrevues. Peronne lui demande l’envoi de ses vers nouveaux, de sa musique nouvelle, en termes tendres, presque amoureux. Elle dit très bien ce qu’elle veut avec toujours les mêmes mots différemment et gauchement agencés. Elle est sincère, naïve et coquette aussi. Elle veut plaire.
Voici la première de ces lettres :
« Très cher sire et vrai ami, je me recommande à vous tant que je puis et de tout mon cœur, et vous envoie ce rondel. Et s’il y a aucune chose à faire, je vous prie me le mander ; et qu’il vous plaise faire un virelai sur cette matière, et vous plaise me l’envoyer noté avec ce rondel, avec les deux autres, celui que je vous envoyai et celui que vous m’avez envoyé. De ce vous remercie de tout mon cœur, et vous prie, très cher ami, si vous désirez quelque chose en retour, je le ferai de bon cœur et volontiers, comme pour l’homme du monde que le plus je désire voir. Je vous prie, très cher et bon ami, qu’il vous plaise de m’envoyer de vos bons dits notés, car vous ne pouvez faire service qui plus me plaise. Notre Seigneur vous donne honneur et joie en tout ce que votre cœur aime.
Un le second rondel l’accompagne.
Rondel
Pour vivre en joyeuse vie
J’ai mis mon cœur à aimer
Le meilleur qu’on pût trouver.
Je n’ai pas fait de folie,
Nul ne devrait m’en blâmer.
Pour vivre en joyeuse vie.
J’ai mis mon cœur à aimer.
Et quand jeunesse m’en prie,
Qu’Amour veuille commander,
Je ne le dois oublier.
Pour vivre en joyeuse vie
J’ai mis mon cœur à aimer
Le meilleur qu’on pût trouver[3].
Guillaume sent son indignité devant tant de jeunesse et tant de bon vouloir. Il fait par avance de lui-même un portrait qui découragerait son admiratrice, si l’admiration pouvait être découragée quand elle vient d’entrer dans un jeune cœur. Il avoue ses secrètes inquiétudes : « Vous me faites vivre en paix et en joie loin de vous et si j’étais en votre présence je pourrais bien chercher ce que je ne voudrais pas que l’on voulût me donner. » C’est qu’il est vieux déjà et malade, qu’il a soixante ans passés, la goutte et un œil mauvais. Il a honte de lui-même : « Je suis petit, rude, sans esprit, sans bonté, ni beauté, je ne suis pas digne de penser à vous. Si vous me pouviez voir, vous vous repentiriez de vos sentiments pour moi. » Mais il sait bien qu’un sentiment ne se détruit pas avec des raisonnements, et, plus confiant au fond qu’il ne l’avoue, il ne peut s’empêcher de vouer, indigne, à sa « douce amie », une grande tendresse ; car, lui écrit-il, « vous m’avez ressuscité ». Cette jeune vie qui vient à lui rénove son cœur d’homme qui avait abdiqué. Il n’espérait plus rien, elle lui a rendu le sentiment qu’il avait perdu. Ici se manifeste le noble orgueil du poète. Il lui rendra cela en gloire. Parole que son génie a tenue, puisque cinq siècles et demi ont passé et que le Voir-Dit projette plus que jamais dans les imaginations la figure de Peronne d’Armentières. Sans Guillaume, elle serait morte comme ses sœurs, les autres femmes. Aimée et chantée par lui, elle vivra, peut-être éternelle, dans la mémoire et dans l’amour des hommes. Selon la nature, ils sont séparés, selon la civilisation et selon la poésie, ils sont unis. Qu’importe ceux qui peuvent rire d’une liaisons si disproportionnée ? Peronne a pour elle ceux qui songent dans leur cœur à un tel amour, ceux qui, rien que d’y songer, s’en trouvent « ressuscités », voudraient pouvoir répéter, comme Machaut : « Ni je ne puis saouler mon cœur de penser à vous ni de parler de vous à moi seul. » Les lettres de Guillaume, encore que touchées çà et là par la rhétorique amoureuse (il y était maître), sont belles aussi, d’une frémissante sincérité. Le vieux cœur du poète se gonfle de sève et refleurit magnifiquement à ce nouveau printemps.
Bientôt, pour le guérir du doute amoureux, elle lui envoie son portrait : « Mon très doux cœur et ma très douce amour, je vous envoie mon image faite au vif aussi proprement qu’on la peut faire, pour vous conforter de ce que nous ne pouvons nous voir. » Lui, il mande à sa dame ses écrits nouveaux, la Fontaine amoureuse, le livre de Morpheus, des rondeaux, des chansons et ballades avec les airs notés, car il est aussi musicien, et la jeune fille est enchantée.
Ils se voient enfin, à Paris. Il vient, elle le fait asseoir, elle prend sa main, elle parle, il se met à trembler. Il ressent à la fois « ardure et froidure ». S’apercevant de son trouble, elle le mène au verger, et reprend la suite de son discours. Il est tendre, Guillaume est très ému. Quand elle dit :
Vesci mon cuer, si je povoie,
Par ma foy, je le metteroie
En vostre main pour l’emporter,
il pleure tendrement, et, plus émue à son tour qu’elle n’aurait voulu, elle lui fait la promesse de récompenser le mal qu’il endure et de doucement le guérir. Il revint ou plutôt elle le fit plusieurs fois querir à son « hostel » et se montra de plus en plus tendre au verger de leurs amours. Sous un cerisier, Peronne s’assied près de son ami et met la tête sur son épaule. Mille enfantillages, cueillir une feuille, la porter à sa bouche, la tenir entre ses dents et dire à son ami : « Baisez cette feuille ! » Il n’ose, puis se hasarde à obéir, se penche vers la feuille qu’elle aspire par un mouvement des lèvres, et c’est le coin de la « douce bouche » qu’il effleure. Alors elle fait mine de se fâcher, mais elle souriait en même temps, ce qui fait augurer à Guillaume que le jeu « pas ne lui déplaisait ». D’autres fois, ils récitent des ballades, chantent des chansons, devisent amoureusement. Guillaume, en remerciement sans doute de sa guérison, avait fait le vœu d’une neuvaine. Peronne ne lui en laisse accomplir qu’une partie, le faisant chercher à tout moment, se jugeant un plus important autel que celui de n’importe quel moutier, et on voit bien à cela que la religion qui dominait alors les mœurs se laissait volontiers dominer par elles. C’est une autre courtoisie. Cependant je crois qu’il vint à bout de sa neuvaine avec le temps, mais que de distractions ! Il dit moins de chapelets qu’il n’en assemble, faits de « noix muguettes », c’est de noix muscades, de roses et de violettes. D’un tel chapel, elle couronnait son ami, et en même temps elle lui jetait au col le plus beau des colliers, ses deux bras blancs et doux. Et comme toute femme en pareil moment, elle lui demande :
… Mon ami très doux,
Dites-moi, à quoi pensez-vous ?
Et il répond : « Ma douce amour, je pense à des vers que j’ai faits pour vous et que je vais vous dire. » Les vers ne sont pas des plus mauvais, mais c’était peut-être le moment d’être moins poète et plus amoureux. Ces vers sont des plaintes, des dits de casuistique d’amour, où l’on voit le poète se lamenter qu’on lui refuse ce qu’il n’ose prendre. Mais elle réplique loyalement : « Je vous aime. Ce trésor que vous désirez tant, je vous l’abandonne. Prenez-le, je vous le donne. »
La lettre où Guillaume commente cette entrevue est tendre et tourmentée. Il prodigue à son amie les noms les plus cordiaux : « Mon très doux cœur, mon très doux souvenir », et la dame lui répond par de pareilles effusions. Leur tendresse paraît égale, mais Guillaume a des scrupules. Il est toujours plein de respect et d’étonnement. Peut-être aurait-il voulu une tendre amie et non une maîtresse. Il songeait à la joie qui convenait le mieux à son état de vieil amoureux, repu de tous les plaisirs, mais surtout peut-être il obéissait à la courtoisie amoureuse qui lui défendait l’emprise sur celle qu’il aimait, et précisément parce qu’il aimait et qu’il était aimé. Au quatorzième siècle tout n’est pas, comme plus tard, confondu. Les actes du mariage appartiennent au mariage. L’amour a d’autres rites dont Pétrarque disait les bonheurs tout spirituels, et dont Guillaume de Machaut, plus charnel, mais aussi soumis à la loi de courtoisie, conte les délices équivoques. Cependant, cette scène du verger suscite la tendresse de la jeune fille, au point qu’il est probable qu’elle se prit à ce moment-là à adorer un si loyal ami. Guillaume souffrait, pris entre sa délicatesse et son amour, entre son amour et l’amour de l’honneur de son amie. Il note ce conflit : « Et quant à la bonne volonté que vous avez de me faire chose qui me doit plaire et donner confort, je ne vous en sais ni ne puis vous en remercier tant que je le voudrais, car je n’en suis pas digne. Et quant à votre honneur (bon renom) que j’aime cent fois plus que ma vie, il ne sera jamais par mon fait tout ou partie mis en péril. » Qu’à la suite de cette lettre elle lui permette de passer trois jours et trois nuits caché dans sa maison, que Guillaume dise :
Que désirs par nuit me tolait (enlevait)
Le dormir…
mais que le jour l’amour guérissait sa peine,
Car des biens de quoy je vous conte
Estoie peu (repu), malgré honte,
Tous les jours une fois ou deus.
cela signifie-t-il que la vravelette[4] fut la maîtresse
de Guillaume de Machaut ? Je ne crois pas qu’il puisse y avoir de doute. Il semble d’ailleurs que cette fille singulière obéisse moins aux circonstances qu’à un dessein prémédité. On dirait qu’avant même de le connaître elle a décidé d’appartenir au plus grand poète de son temps, afin d’en être chantée et emportée dans sa gloire à travers les siècles. Nous n’assistons pas à une amourette, à un caprice que rien dans Machaut n’eût justifié, ni même encouragé. Cette Peronnelle est une volonté. Elle construit une œuvre en même temps
qu’une aventure.Peronne apparaît donc dans le véridique roman dont elle fut l’héroïne, et l’auteur du Voir-dit, le mémorialiste, telle que le personnage qui conduit les événements. Cela est commun, quoique pas à ce point, mais les hommes ne s’en aperçoivent pas car la vanité leur emplit les yeux. Les femmes, en amour, n’en ont aucune. Elles poursuivent un dessein, mais assez rarement avec l’habileté qui se voit dans cette histoire. Il faut dire que Guillaume n’a pas non plus l’ordinaire jactance masculine ; il est secret et discret, prudent jusqu’à se faire ainsi apostropher par Peronne :
(Jamais couard (timide, timoré) ne réussira en amour.)
Sans doute, mais Guillaume, qu’elle méconnaît à ce moment-là, est surtout une sensibilité. La jeune fille en joue à son gré, elle la modère, elle l’exalte, sans guère jamais perdre entièrement la direction d’elle-même. Je ne veux pas dire qu’elle ne trouva pas son aventure émouvante, mais l’émotion de son amant fut assurément plus profonde et plus ingénue. Guillaume de Machaut aurait pu lui dire, s’il avait été plus expert à dissocier les sentiments : « Ce que tu aimes en moi, c’est l’odeur de mes livres ! » Mais il était ivre et jouissait sans réfléchir à ce magnifique exemple de la douce emprise du bien dire sur le cœur incertain des femmes :
Il n’est si dure départie
Comme c’est d’ami et d’amie.
Il fallut se séparer. Guillaume dut se résigner à remettre aux lettres et aux messagers le soin d’exprimer ce qui restait en son cœur de reconnaissance amoureuse : « Mon très doux cœur et ma très chère amour, il me souvient et souviendra de la très douce et sade (délicieuse) nourriture dont votre noble cœur m’a franchement et doucement repu et par plusieurs fois et sans demander. Désir tant me point et assault de telle manière qu’il convient que j’aie le cœur si étreint que la liqueur (des larmes) en descend parmi mes yeux. » Et quelques jours plus tard : « Un bien d’amour donné et reçu secrètement en vaut cent, et un jour bien employé vaut un an, et est remède et confort contre la mort, contre désir et contre fortune. » La réponse de Peronne, bien jolie et bien délicate, est un acquiescement. Elle fera son bon plaisir et le fera volontiers et aimera son ami sur toute créature humaine très loyalement, tous les jours de sa vie ; et elle accorde un nouveau rendez-vous, dans son verger, la nuit,
Après souper, pour nous déduire,
et elle y arrive la première. Le Voir-dit ne nous renseigne jamais sur les lieux de rendez-vous. C’est la seule prudence de ce livre sans voiles. C’est Paris ou quelque ville ou château de Brie ou Champagne où les Conflans avaient de nombreux domaines. Cette fois, c’est à Paris, d’où on s’en va en pèlerinage à Sainte-Jamme et de là à la foire du Lendit à Saint-Denis. Ils sont accompagnés d’une amie, Guillemette, et, la foire parcourue, ne trouvent de logis que chez un riche vilain qui leur cède une chambre à deux lits, toute semée d’herbe verte ; au Louvre, il n’y avait que de la paille. Il y a là un charmant épisode, tout de naïveté, et non de perversité, car c’est encouragée par la présence de Guillemette que Peronne veut chastement dormir (ils sont tout habillés), un bras sur son ami. Guillaume songe, sans oser remuer. Elle se réveille pour dire : « Embrassez-moi », et elle se rendort gentiment. Il fit, de cette nuit singulière, une ballade :
Gent corps, faitis, ceinte, apert et joly,
Juene, gentil, paré de noble amour,
Simple, plaisant, de bonté enrichy
Et de biauté née en fine douçour…
Elle répondit par un rondel « qui ne me semble mie lat (laid) », dit Guillaume ; et, en effet, il est bien gentil dans sa grâce un peu grêle :
Autre de vous jamais ne quier (veux) amer,
Très doux ami, cui (à qui) j’ay donné m’amour ;
Car à mon gré je ne puis mieux trouver…
Il la retrouve à Paris dans sa chambre. Comme il est convenu, il la réveille,
Mais la belle ne dormait mie.
Elle se retourne, et son ami peut l’admirer dans toute sa beauté, sans atours cette fois,
Fors que les œuvres de nature[5].
Guillaume, toujours timoré, a peur qu’on ne vienne. Mais elle est de grande maison. On n’entre chez elle qu’à son ordre, et elle laisse contempler sa couleur vermeille, sa gorge polie et tendre. Guillaume ému tombe à genoux et commence une prière à Vénus, vraiment d’une grande allure :
Vénus, je t’ay toujours servi,
Depuis que ton ymage vi (je vis)
Et dès lors que parler oï (j’ouis)
De ta puissance…
Tu ies ma dame et ma déesse.
Tu ies celle qui mon cuer blesse
Et le garis par la noblesse
Si doucement…
Et Vénus évoquée descend dans une nue et fait le miracle que le poète attend avec ferveur :
Et mes désirs fut accomplis.
C’est alors que Peronne lui remet la clef de son trésor, de son honneur, de sa richesse, de tout « ce dont puis faire largesse », dit-elle, en ajoutant que ce trésor ne peut être diminué par le récit de leurs amours, tel qu’elle veut que Guillaume l’écrive à mesure que la vie en fait naître les épisodes. Elle est fière de cette tendre liaison.
Les lettres échangées après leur nouvelle séparation rappellent amoureusement le souvenir de cette fête matinale. Peronne avoue qu’elle pense à cela et à son ami plus qu’à prier Dieu. Elle l’a longtemps regardé par la fenêtre, à son insu, pendant qu’il s’éloignait. Quoi qu’il se soit passé entre eux, elle ne regrette rien, sinon l’heure écoulée dont elle espère le retour. Et quelles appellations tendres : « Mon très doux cœur et mon très doux et très loyal ami. » Presque pas une phrase qui ne soit ponctuée de ces mots qu’elle ne se lasse pas de répéter : « Mon très doux cœur. » Elle reçoit une lettre de lui, se trouve presque mal en reconnaissant l’écriture, va s’enfermer dans sa chambre, s’enivre des dits de son bien-aimé. Guillaume lui adresse une curieuse et belle pièce de vers monorimes où tous les deux vers revient celui-ci :
Mon cœur, ma sœur, ma douce amour.
On n’a peut-être jamais rien écrit de plus tendre, de plus musical. C’est une plainte de harpe et de hautbois, monotone délicieusement. La langue disait alors plour, coulour, chalour ; de tels jeux ne sont plus possibles.
Mon cuer, ma suer, ma douce amour,
Voy ma peine, voy mon labour.
Mon cuer, ma suer, ma douce amour,
Voy ma très amère tristour.
Mon cuer, ma suer, ma douce amour,
Voy mes meschiés, voy ma doulour.
Mon cuer, ma suer, ma douce amour,
Voy que de mort suy en paour…
Elle lui répond, car elle est dans un pareil état d’esprit, par une ballade qui à pour refrain :
Et tout pour vous, biaus dous loyaus amis[6].
« Otez de votre cœur douleur et ennui, car toute ma vie, vous ne me trouverez lasse de faire chose qui vous doive plaire. » Donc, soyez en joie et en liesse. Pour cela, je vous envoie cette ballade « que j’ai puisée en la fontaine de larmes où mon cœur baigne quand je vous vois si malheureux ». Et elle revient sur le sentiment de fierté qu’elle éprouve à l’idée que leurs amours vont être divulguées par son amant, par celui qui est pour elle la plus chère chose qui soit au monde. Et de cela elle loue « Dieu, Amour et Vénus ». Elle a un regret, mais c’est de n’avoir pas connu et aimé plus tôt son ami, « car c’est le plus grand regret que j’ai du bon temps que nous avons perdu ». En lui renvoyant le même messager qui porta sa première lettre, elle a ce mot charmant : « Nous le devons aimer, car c’est par lui que nos amours furent commencées. » Sa tendresse s’étend jusqu’au frère de Guillaume, qu’elle appelle « mon frère et le vôtre », et elle lui envoie un anneau d’or. Puis c’est toute la matière des vains et adorables dialogues d’amour, ces sentiments de doute, d’indignité, cette exaltation, ces redites émouvantes. Nul changement dans la situation amoureuse. C’est le point mort du roman, c’est-à-dire son point le plus haut, son moment d’immobilité, entre ciel et terre, l’instant où les amants sont comme suspendus dans l’espace, dans un beau nuage qui est pour eux le monde.
Mais voici l’heure fatale. Il y eut des rendez-vous manqués, des malentendus, des justifications, une réconciliation, puis le silence. Pourtant Guillaume aima son amie jusqu’à la mort et rien ne prouve que Peronne ne conserva pas de lui un très tendre souvenir. Sa dernière lettre, celle qui clôt le roman, est très loin d’ailleurs d’indiquer la fin de leurs relations. Elle semble bien l’aimer toujours ; elle lui recommande la prudence. On devine que sa conduite a été soupçonnée sinon découverte par sa famille, ou qu’il est question pour elle d’un mariage, d’un sérieux et féodal mariage, mais elle ne parle pas moins de certaines corrections au Voir-dit dont elle désirerait entretenir Guillaume de vive voix. Le poème parut bientôt, et Peronne, cachée sous d’obscurs anagrammes, ayant joui de l’amour qu’elle avait voulu, put jouir aussi de la renommée que lui fit la poésie de Machaut. Son nom demeurera-t-il si mystérieux ? En 1377, à la mort de Guillaume, Eustache Deschamps adressa une ballade à celle qui avait été la dame de son maître :
Après Machaut qui tant vous a amé,
Et qui était la fleur de toutes fleurs…
Veuillez, lui mort, pour l’amour de celui,
Que je sois votre loyal ami.
Eustace suis par droit nom appelé ;
Hé Peronne !…
Ne faisons pas la vilaine supposition que, mariée ou non, elle se soit alors repentie de la gloire amoureuse qu’elle avait désirée plus que l’amour même et, puisque ne nous savons rien de plus sur elle, accordons-lui une constance sans laquelle les plus beaux sentiments n’atteignent pas à toute leur beauté. Ce qu’il y a toujours de moins bon et de moins intéressant dans les romans, comme dans la vie, qui est la matière de quoi ils doivent être faits pour être valables, c’est la conclusion. Nous sommes enclins à y mettre ou à y chercher une logique que ne comporte guère le développement des jours, qui s’y plie rarement. Laissons donc ce que ne nous dévoile pas le Voir-dit et même n’en retenons que l’exceptionnel, c’est-à-dire le caractère même de la dame qui en dicta les événements. Il est singulier, et c’est à peine si on en trouverait dans l’histoire un second qui pût lui être mis en parallèle. J’y trouve un mélange prévue inexplicable de volonté et d’ingénuité, de sensibilité et d’adresse à diriger en vue d’un but lointain cette lourde masse d’émotions que constitue un amour provoqué et partagé. Ce n’est pas très clair, peut-être. Je veux dire que la passion que veut faire naître Peronne d’Armentières, elle y est prise, elle-même, au point de perdre un moment la tête, mais un moment seulement puisqu’elle a l’énergie de se retirer du jeu au moment le plus pathétique sans autre motif qu’un retour de volonté. Qu’elle eût quinze ans, ou qu’elle en eût vingt, c’est une maîtresse fille. Et comme elle manie les sentiments en action, elle les manie littérairement, avec une vive souplesse. Elle se plie avec tant de grâce à toutes les situations qu’on voit bien qu’elle les a prévues et qu’elle y dessina d’avance ses attitudes. Quel contraste avec la simplicité de Machaut que ses expériences amoureuses laissent désarmé devant l’âme compliquée de cette jeune fille dont la petite main le guida et le plia ! Mais, après tout, il se peut qu’il n’y ait là qu’une illusion et qu’on la doive au talent poétique et psychologique de Machaut, qui aurait voulu présenter cet épisode de sa vie comme une œuvre du destin, pour diminuer sa responsabilité dans une conquête si extraordinaire. Il y a réussi, si tel a été son dessein, car il apparaît dans cette histoire tel que mené vers un but qu’il n’a pas choisi, qu’il n’a même pas soupçonné. Il serait d’ailleurs téméraire d’affirmer que Peronne, qui le connaissait et qui y tendait de toutes ses forces, connût également tous les moyens qu’il lui faudrait employer pour l’atteindre. C’est la curiosité de l’aventure que, commencée sous la forme d’une correspondance littéraire, elle traversa toutes les phases d’une passion charnelle, pour retourner enfin à sa forme première. La vie fournit rarement à un homme de génie un roman aussi harmonieusement construit. C’est pourquoi il est également à la gloire de Guillaume de Machaut et à la gloire de Peronne d’Unchair, dame d’Armentières.
- ↑ Par exemple à M. Chichmaref, Poésies lyriques de Guillaume de Machaut. Champion, éditeur, 2 vol. in-8e, 1909.
- ↑ Le livre du Voir-Dit de Guillaume de Machauf, où sont contées les amours de G. de M. et de P., dame d’A. Avec les lettres et les réponses, etc.
- ↑ Je modernise l’orthographe. Début de la lettre : « Très chieres sires et vrais amis. » Une faudrait pas prendre cela pour un pluriel. Voir la note, p. 31.
- ↑ Demoiselle, puellula. Diminutif du mot allemand frælein.
- ↑ On couchait sans chemise, au quatorzième siècle. Voyez, entre autres, le début de Partenopeus de Blois, cet envers de la fable de Psyché.
- ↑ Remarque grammaticale : l’s est encore très souvent, au rebours du français moderne, la marque du singulier.