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Promenades Littéraires (Gourmont)/Le roman de Tristan et Iseut

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LE ROMAN DE TRISTAN ET ISEUT


Avec ce qui a été conservé des anciens poèmes français relatifs à Tristan[1], M. Joseph Bédier a entrepris de reconstituer la célèbre légende[2]. Il a traduit, il a adapté, il a abrégé, il a arrangé, il n’a jamais inventé. Sa part est dans le ton général de la langue simple, claire et sonore, qu’il a choisie, ou que lui imposaient certains fragments français et la connaissance approfondie qu’il possède de notre ancienne poésie. Cette œuvre d’érudition est une œuvre de goût, aussi de bonne littérature : elle mérite de rester, et le nom de M. Bédier d’être dorénavant uni au titre d’un des beaux romans du cycle breton.

L’histoire de Tristan (on dit aussi Tristran et aussi Iseult) appartient, comme on le sait, à la matière de Bretagne, au cycle d’Arthur ou de la Table-Ronde. Vers le milieu du xiie siècle, il se produisit en Angleterre d’abord, puis en France, un mouvement celtique, assez analogue à ceux qu’on a vus de nos jours, mais plus profond et plus fructueux. Des savants et des poètes, qui en latin, qui en langue vulgaire, entreprirent de faire pénétrer dans la littérature générale les légendes particulières de la race celtique. Gaufrey de Monmouth publie son Historia Britonum (1138) et sa Vita Merlini (1158), ce dernier ouvrage en hexamètres latins ; en même temps, des vies de Saints bretons font leur apparition, toutes surchargées d’un merveilleux particulier ; et en même temps aussi des jongleurs bretons courent la France et l’Angleterre en contant, aux sons de la rote ou de la harpe, les aventures de Tristan. Ces lais celtiques, traduits en français, quelques-uns par Marie de France, semblent l’origine littéraire des grands romans qui chantent Tristan. Mais l’origine réelle de cette légende et de toutes celles du même cycle remonte sans doute aux temps obscurs d’un civilisation bretonne autonome.

Tristan a délivré le roi Marc de Cornouailles d’un monstre qui le menaçait. Marc l’envoie chercher sa fiancée, Iseut. Tristan boit par erreur un philtre destiné au roi et qui doit l’attacher éternellement à la femme qu’il a choisie. De là les fatales amour de Tristan et Iseut.

Tel est le thème sur lequel se brodèrent plusieurs romans dont aucun ne nous est venu en entier. Le meilleur était assurément celui de Thomas de Bretagne ; ce qui nous en reste représente l’œuvre d’un poète véritable. C’est d’après Thomas, traduit par Gotfrid de Strasbourg, que Wagner a composé son poème. Le Tristan de Chrestien de Troyes a complètement disparu ; il ne reste qu’un long fragment de celui de Béroul, plus ancien.

M. Bédier a parfois un peu trop abrégé. Quand Tristan paraît devant Iseut travesti en fou, la figure volontairement souillée, la voie contrefaite, Iseut ne veut, ne peut le reconnaître. Dans le roman de M. Bédier, il suffit pour la vaincre que Tristan montre certain anneau de jaspe vert. Dans le fragment qui semble imité, à la vue de l’anneau, Iseut croit que son ami a été tué, car, sans cela, jamais cet anneau n’eût été aux mains d’un autre homme. C’est plus vrai. L’anneau ne prouve rien de plus que tous les détails sur leurs amours que Tristan vient de lui conter. Selon le vieux poète, Tristan renonce à sa ruse, reprend sa voix naturelle et voilà Iseut troublée. Elle croit enfin, et, lui jetant les bras autour du cou, elle le baise sur les yeux,

Ses bras entur sua col jetat,
Le vis et les oilz li baisat.

Tristan fait apporter de l’eau par la fidèle Brengien,

De l’ewe, bèle, me baillez ;
Lavrai inun vis ki est sullez.

Voilà Iseut tout à fait rassurée ; et telle joie elle a de son ami qu’elle ne sait tenir en place,

Nel lerat anuil mes partir.

M. Bédier continue (on entend sonner sous sa prose le vieux français) : « Il entre avec elle sous la courtine. Entre ses bras il tient la reine. »

§

Cette critique touchant la reconnaissance par l’anneau m’a valu une heureuse réplique. J’eusse préféré la voix, meilleur témoin. Mais la version suivie par M. Bédier est impérative. C’est l’anneau qui détermine la reconnaissance d’Iseut. Est-ce logique ? M. Bédier le croit et il donne à l’appui de fort bonnes raisons. Je crois devoir les transcrire, me faisant scrupule de garder pour moi seul cette excellente page de critique.

« Paris, 52, avenue Bosquet.
« 17 janvier 1901.
« Monsieur,

« Je viens de lire le charmant article par vous consacré à Tristan. Voué tout entier à l’étude de notre veille poésie et des littératures populaires, il m’est infiniment précieux d’être jugé avec tant de bienveillance par un critique si expert aux choses de la Romania et du folk-lore. De plus, si mon petit livre a la bonne fortune d’une réimpression, je vous devrai, pour l’épisode de Tristan Fou, un remaniement nécessaire. J’y songerai plus avant, l’heure venue. Pour l’instant, il ne me semble pas qu’il doive être exactement celui que vous me suggérez et je prends la liberté de vous soumettre mes doutes.

« Pour aucun chapitre du livre je ne me suis plus étroitement restreint à l’office de traducteur. Je n’ai eu (sauf quelques contaminations de détail) qu’à translater pieusement un petit poème publié au tome premier de l’édition F. Michel, et qui se termine, en effet, par ces jolis vers :

Entre Tristan soz la cortine ;
Entre ses braz tient la reine,

« Je l’ai préféré, pour sa plus grande beauté, à l’autre Folie Tristan, publiée au t. II de l’édition Michel, qui est celle dont vous transcrivez quelques vers. Or, dans le poème que j’ai suivi, la reconnaissance s’opère bien par l’anneau. La voix prouve plus, dites-vous. Il est bien vrai, mais comme Yseut est en garde contre une ruse possible, ni l’anneau ne prouve, ni la voix. L’anneau peut avoir été volé, mais la voix peut être imitée par sortilège. Pourtant, il faut bien que l’épisode se dénoue, qu’Iseut se rende enfin, et, à y bien réfléchir, la reconnaissance par la voix me semble d’une invention malheureuse. Iseut peut reprocher à Tristan de n’avoir pas repris sa voix naturelle avant de la soumettre à l’humiliation de se faire reconnaître d’abord par son chien. Est-ce sa faute si le chien a des sens plus subtils, l’odorat plus fin, l’ouïe plus délicate ? — Le tragique de la scène est ici : Tristan se présente méconnaissable devant la reine. Il sait bien qu’il n’est pas emprisonné dans son déguisement, qu’il peut à sa volonté reprendre sa forme, montrer l’anneau. Mais il doute d’Iseut, se croit abandonné, trahi. Il veut qu’elle le reconnaisse à des signes moins matériels, au seul rappel de leur amours passées, au son de son âme plutôt qu’au son de sa voix. L’épreuve ne réussit pas : il se désole, s’indigne, oppose à son amie oublieuse la fidélité de son chien. Enfin il montre à Iseut l’anneau de jaspe vert. Iseut avoue alors qu’il est Tristan et peut lui expliquer ainsi ses longues résistances : « Que m’opposiez-vous la fidélité de votre chien ? Il a suivi son instinct, au risque de vous faire pendre et tuer. Moi, je vous ai connu aussi vite que lui peut-être, mais je n’ai pas voulu en croire mon instinct. Nous sommes épiés, enveloppés de ruses. Je me gardais et je vous gardais. Ni les rappels de la vie passée ne me prouvaient rien : quelqu’un pouvait avoir surpris nos secrets ; ni le son de votre voix : un enchanteur pouvait la contrefaire ; ni votre anneau : on pouvait vous l’avoir pris par ruse. Je me suis rendue pourtant à la vue de l’anneau : n’avais-je pas juré que, le jour où je le verrais, je ferais aussitôt tout ce que vous me manderiez, que ce fût sagesse ou folie ? Tant que je ne l’ai pas vu, j’ai persisté à me défendre, à nous défendre ; quand je l’ai vu, au risque de nous perdre, mais l’ayant promis, j’ai cédé… » Tel est, à mon sens, la forme première de l’épisode, bien qu’aucun texte ne la conserve ; seule elle satisfait l’esprit. Par elle seule Iseut n’est pas humiliée, ni Tristan suspect d’avoir joué son amie… Seulement, si cela est — et c’est ici que votre critique porte — il est très sot que, dans le vieux poème comme dans mon livre, Iseut, à la vue de l’anneau s’écrie

Lasse ! fait el, tant sui fole !
Ha ! mauvais cuers, por quei ne fonx
Quant ne conois la rien el mont
Qui por moi a plus de formant ?
Sire, merci ! Je m’en repant…

« Il faudra donc remanier la fin de cette scène.

« Joseph Bédier. »

N’importe, nous avons désormais un Tristan et Iseut. La littérature française s’est enrichie d’un beau roman à la fois ancien et nouveau.

  1. Les fragments de ces anciens poèmes ont été pour la plupart publiés par Francisque Michel : Tristan, recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses aventures. Paris, Téchener, 1835-1837.
  2. Le Roman da Tristan et Iseut, traduit et restauré (1901)