Promenades Littéraires (Gourmont)/La Légende Dorée
LA LÉGENDE DORÉE[1]
Jacques de Voragine fut moine dominicain et évêque de Gênes de 1292 à 1298, année de sa mort. C’était un homme très bon et très savant ; il mit fin à la guerre civile qui ensanglantait Gênes, écrivit des Sermons, une Chronique de Gênes et la Légende dorée. Il était né en 1228, à Varage, entre Savone et Voltri, sur la côte, et s’appelait Jacopo, ce qui donne en latin Jacobus de Varagine. On ignore comment ce mot s’est déformé en Voragine. La Legenda aurea est parmi les livres les plus anciennement imprimés (Berthold, à Bâle, 1470). Dès 1476, on en donna une traduction française : Cy commence la legende doree et traicte premierement de ladvent nostreseigneur. — Cy finist la legende doree, dicte la vie des saints en françois, veue et diligemment corrigee auprès du latin… par Maistre Iean Bataillier… Imprimée en la dicte ville de Lyon, par Barthélémy Buyer, le dix et huitième jour d’apuril mil quatre cens septante et six. Une autre traduction ancienne (Paris, Anthoyne Verard, 1488) a pour auteur un certain Jean de Vigny. Un autre ouvrage de Voragine a gardé la faveur des théologiens : c’est la partie des Sermones aurei appelée Mariale aureum. Ces louanges de la Vierge Marie, qui ont encore été réimprimées à Toulouse en 1876, sont un commentaire mystique sur les Litanies ; mais Voragine y ajoute des qualifications nouvelles, compare Marie à un amandier, à une abeille, à une poule, à la lune. On y apprend que la future mère de Dieu, vivant recluse dans son oratoire, l’ange Gabriel fut obligé de passer à travers la porte, « ce qui ne lui fut pas difficile, à cause de la subtilité de sa nature ». On y apprend aussi que le ventre de Marie « contenait sept merveilles », à savoir : un feu éternel, une splendeur divine, un trésor de sagesse, une source de miséricorde, une blancheur de neige, une odeur divine, une suave douceur. En somme, comme le résume le bienheureux évêque, ce ventre adorable fut une véritable apotheca carismatum, un réservoir de grâces.
La Légende dorée n’appartient plus à ce genre de mysticisme sensuel, surtout dans les traductions modernes. Brunet dit en signalant l’ancienne traduction dont nous avons donné le titre : « édition très rare dans laquelle se trouvent tous les passages singuliers qui font rechercher les premières éditions de cette légende. » Il n’y a aucun passage singulier dans la traduction de M. de Wyzewa. Je ne l’ai pas trouvée supérieure, je ne dis pas aux anciennes, qui demeurent les seules, mais à celles de Gustave Brunet. Soit qu’ils aient suivi des versions un peu différentes, soit que Brunet se soit conformé avec plus de docilité à la marche de la phrase latine, l’avant-dernière traduction avait un charme que je n’ai pas retrouvé dans la dernière. Dans la Legenda comme dans les Sermones, Voragine use et abuse des conjonctions. Ce ne sont que igitur, nam, et, autem, enim. Brunet les rend ; M. de Wyzewa les supprime. Sa version est plus nette, plus moderne. Dans un passage de dix lignes de la Légende de saint Jérôme, Brunet emploie dix fois la particule et : M. de Wyzewa, trois fois seulement. Il écrit donc mieux. J’aimerais peut-être qu’il écrivît moins bien, en tout cas pas mieux que le bienheureux Jacques de Voragine, homme simple, sans mystères de style et d’un talent baroque.
Le travail de M. de Wyzewa est cependant recommandable. Cette critique, un peu sentimentale, peut-être, ne doit pas faire redouter une interprétation erronée du texte. Il s’agit d’une manière de sentir et non d’une manière de comprendre. En un mot, la traduction est fidèle. Elle est, d’ailleurs, la seule que l’on puisse se procurer facilement en librairie[2].
Depuis longtemps épuisée, celle de Gustave Brunet atteignait des prix énormes. Quant aux anciennes, elles sont très rares et souvent très chères.
Le volume dépasse sept cents pages. Il est donc impossible de songer à joindre à la traduction française le texte latin. Cela est fâcheux, car ce latin ecclésiastique et familier, à syntaxe analytique, est des plus agréables à lire.
Il est difficile de déterminer la part d’invention de Voragine dans sa Légende. Elle est fort minime au fond des récits ; pas très grande sans doute, s’il s’agit de la forme et des ornements. Les sources où il a puisé sont nombreuses. Il y a d’abord les Actes des Martyrs, toutes les vies de saints qui se rédigèrent depuis saint Jérôme jusqu’au xiiie siècle. Voragine avait presque autant de documents sous la main qu’en peut avoir un compilateur pieux d’aujourd’hui. Mais sa critique est nulle ; tout ce qui est édifiant lui semble exact. Cet état d’esprit tient moins au moment qu’au milieu. On a vu récemment M. Huysmans écrire la vie de Sainte Lidwine avec la crédulité, à peu près, d’un Césaire d’Heisterbach ou d’un Jacques de Voragine.
Les plus anciennes légendes chrétiennes sont les évangiles que l’on distingue, pour plaire à l’Église, en authentiques et en apocryphes. Mais un récit miraculeux n’est jamais ni authentique, ni apocryphe. Témoignage des mœurs, des croyances, des rêves d’un groupe d’hommes à un moment donné, il a une valeur psychologique dès que l’on connaît sa date, et jamais aucune valeur historique. Dom Ruinart, savant bénédictin, imagina de choisir parmi les actes des martyrs et de mettre à part ceux qu’il croyait pouvoir, appeler après examen, acta sincera. Son choix est sensé et son recueil intéressant, mais les mérites qui feraient la valeur d’un recueil de morceaux historiques ne sont pas ceux que l’on demande à un recueil de légendes. Quand Eusèbe fixe la date de l’élection d’un pape, on peut le croire, mais non pas quand il rapporte un miracle — raisonnable. Le miracle n’est jamais raisonnable ; plus il est absurde, plus il est caractéristique. Il n’y a pas de critique dans le domaine du possible.
Après la période des Actes, ce fut la période des vies édifiantes. Saint Jérôme conte la visite qu’il fît aux pères du désert, à la Thébaïde, récit délicieux par un des plus grands écrivains qui aient jamais existé. Plus tard, Sulpice Sévère, Grégoire de Tours fondent la véritable hagiographie qui va fleurir dans tous les cloîtres jusqu’à Voragine, qui semble en clore le cycle. Pour les Grecs, le grand hagiographe est Métaphraste, dont le recueil contient à peu près toute la tradition religieuse de l’Orient chrétien. À partir du xvie siècle, des écrivains ecclésiastiques firent des recueils, plus ou moins critiques, de légendes et de vies de saints, Surius, Baronius, Mabillon, Bollandus, Ribadeneira. Dans cette immense littérature, la Légende dorée n’a pas une grande importance. C’est une compilation faite avec un certain goût, mais trop abrégée ; plutôt, malgré le titre, un livre de piété qu’un livre de légendes.
Il y avait peut-être mieux à faire qu’à retraduire ce livre trop vanté : feuilleter les vieux recueils et en extraire les plus beaux récits. Césaire d’Heisterbach, qui est bien supérieur à Jacques de Voragine, et qui représente un mysticisme bien plus rude, eût fourni la Légende de sœur Béatrix ; Métaphraste eût cédé plusieurs de ses Menées ; on aurait interrogé tous les siècles et tous les milieux. Il y a des recueils ainsi compris, mais fort médiocres. On voudrait, non pas un livre de piété, mais un livre de contes, et qui prendrait place, au premier rang, parmi les recueils de contes populaires. Il faudrait arracher ces belles histoires à la piété maladroite du clergé catholique et les venger du dédain stupide que professent pour toute légende, toute poésie, les féroces pasteurs protestants. Cette littérature chrétienne contient tant de paganisme ingénu !
- ↑ Traduction nouvelle de Théodore de Wyzewa (1902).
- ↑ Une autre traduction a paru naguère. C’est d’ailleurs une curiense contradiction économique que les livres de piété, comme les livres de poésie, se font plus nombreux à mesure que le monde se désintéresse et de la piété et de la poésie. C’est probablement qu’il demeure, invaincue et même grandissante, une élite sentimentale.