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Promenades Littéraires (Gourmont)/Une Impératrice

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 144-155).


UNE IMPÉRATRICE[1]

Vous êtes empereur. Seigneur, et vous pleurez !
Racine, Bérénice.


C’est la beauté de la tragédie et son intérêt humain et surhumain, qu’elle ne met en scène que des êtres vivant au-dessus des lois, affranchis des devoirs vulgaires, libérés, par leur naissance et par leur bon plaisir, des misères de la promiscuité sentimentale, de certaines obligations hypocrites, des ménagements de l’égalité. Quand Louis XIV pleure Mlle de la Vallière, la sincérité de sa douleur est absolue, car il n’a rien à ménager, ni les convenances, qu’il règle, ni l’opinion, qu’il dirige, ni lui même, modèle des attitudes. L’homme apparaît nu dans sa grandeur et dans sa misère, dépouillé du costume social, tout près d’être dieu ou l’animal pur, homme enfin et rien de plus qu’une physiologie. Voilà le rempart contre l’abstraction. Le héros, humainement tout-puissant, est charnel ; il saigne et il pleure, et il râle ; et ces émotions souveraines s’exaltent librement sans autre obstacle que les limites qu’une sensibilité se pose à elle-même.

La tragédie développait les originalités et les égoïsmes ; à défaut de dieux et de héros, elle créait des demi-dieux de hasard, orgueilleux aventuriers sans peur que de la force, leur maîtresse et leur ennemie, des hommes sans méthode, mais supérieurs dans leur désordre aux plus beaux produits de la règle et de l’obéissance. Le drame d’aujourd’hui et les romans, en avertissant les hommes qu’ils sont soumis les uns aux autres et solidaires, arrêtent les efforts individuels vers la liberté. Il n’y a plus guère d’hommes libres. Les plus forts ménagent la clientèle qui nourrit leur vanité ; la foule dirige les gestes des héros ; les épaules les plus dédaigneuses ploient sous les regards anonymes du peuple.

L’homme qui assassina l’impératrice d’Autriche obéit peut-être à un instinct plus haut que son intelligence ; croyant tuer la force, il poignarda le dédain.

« Elle ne rit presque jamais, — jamais quand elle vit sa propre et véritable vie ; mais quand la vie vulgaire de tout le monde, ce que nous appelons la réalité, vient heurter le flux de son intérieure existence, quand les relations d’hommes l’atteignent et la frôlent, alors elle rit, en roucoulant doucement et convulsivement, jusqu’aux larmes, comme si quelque chose de très comique et douloureux à la fois la frappait ; alors aussi une onde de sang rouge lui monte du cœur aux tempes, jusqu’à la racine des cheveux, et voile sa face de la pourpre de son intime royauté, comme pour la protéger contre une injure du dehors[2]. »

En termes plus simples, elle ne pouvait regarder la vie sans un rire de pitié. Les grands dédaigneux sont portés au rire ; c’est chez eux une attitude de défense. Mais ce qui affirme davantage encore le dédain chez Elisabeth de Bavière, c’est son exil volontaire de la cour, le choix de ses amitiés ou de ses caprices, la licence royale qu’elle donna au développement de ses goûts particuliers, son amour de la solitude, des sommets et des profondeurs.

En véritable impératrice, digue de cet état, rien de moyen ou d’ordinaire ne peut la contenter. Pour ses plus longues promenades, elle choisit l’hiver et des temps de vent et de neige fondue. Et cela, afin d’avoir un plaisir qui eût révolté les autres sensibilités : « Pour moi, c’est le temps que j’aime le mieux. Car il n’est pas fait pour les autres. Je puis en jouir seule. En vérité, il n’est là que pour moi…[3]. » Au dédain se joint l’orgueil, son compagnon sérieux, mais souriant. Elle a conscience qu’à une nature privilégiée, devenue unique par le rejet de tout ce qui la reliait au commun monde des hommes, à une telle âme et à ce corps toujours divin, il faut des sensations inattendues, des fêtes dont la joie épouvante les êtres craintifs ou de nervosité banale.

Ici la recherche du rare exclut l’idée de surpren » dre et de plaire, qui se retrouve, but de presque toutes les excentricités féminines. Et le mot même d’excentricité, s’il venait à l’esprit, devrait être restauré selon son sens normal et primitif. Il s’agit d’un être d’exception, mais qui a gardé toute la beauté de sa logique naturelle. Le drame final, si elle l’a perçu, ne l’a pas surprise, et peut-être alors a-t-ellc rendu grâce au destin qu’une vie exceptionnelle eût une fin tragique : « Parfois, disait-elle, le destin choisit l’un de nous pour en faire un poème magnifique ou pour s’en gorger comme d’Œdipe ou de Médée…[4]. » Si le dénouement, quoique sanglant, avait été obscur comme la chute dans un abîme, elle en eût encore apprécié la realité, en eût joui peut-être immensément. Son âme n’était pas « une infante en robe de parade » ; Elisabeth méprisait trop les hommes pour s’orner à leur intention ou d’un manteau de cour, ou d’une agonie tragique. Elle n’aimait qu’elle-même ou ses pareilles ; mais ses pareilles étaient rares, comme ses illusions furent brèves et mystérieuses.

Faite pour l’éclat du soleil et du trône, elle cache sa face et son cœur ; elle doit tolérer qu’on la regarde, elle ne veut pas qu’on la voie : son éventail se dresse ou son ombrelle s’incline entre elle et ces curiosités où il y a souvent du désir. Un désir trop humain et naturel l’eût tellement humiliée !

Ses rapports même avec la littérature, art ou théâtre, sont défiants. Elle n’accepte la fiction que comme un prétexte à regarder au fond de soi : « Et quand nous sommes saisis, nous ne le sommes pas par le tragique du théâtre, mais par des sens plus profonds qui ont été éveillés dans notre cœur[5]. » Voilà bien l’attitude de la sensibilité égoïste pour qui la douleur d’autrui n’existe que si par hasard le cri extérieur a vibré à l’unisson du timbre intime. Il ne faudrait pas se laisser prendre trop souvent à ce que les gestes d’une telle créature peuvent simuler de pitié ; ce sentiment ne peut vivre en elle que passager. Quelle pitié d’autrui est possible à qui n’a pas pitié de soi-même ?

La pitié suppose une certaine crédulité. Elisabeth jugeait les hommes à peu près comme La Rochefoucauld : « Chaque salut a son but, chaque sourire veut être payé[6]. » Elle payait, et sans amertume. Autant qu’un désir, une dette l’eût révoltée : le désir est une sorte de dette, quoique imaginaire. Cela est fort bien dit dans le vers célèbre (et pas assez, car il est des plus beaux) :

C’est moi qui te dois tout, puisque c’est moi qui t’aime.

Comme elle se joue de ce sentiment vulgaire, si symbolique de nos lâchetés sociales, la sympathie I Elle le revêt comme des gants fourrés contre le froid, comme un manteau contre la pluie : « Quand je me meus parmi les gens, je n’emploie à cela que la partie de moi-même qui m’est commune avec eux. Les gens s’étonnent de me trouver si semblable à eux, parce que je les interioge sur le temps qu’il fait ou sur le prix des brioches[7]. » Et ainsi, on l’aime pour ce qu’elle n’est pas. La communion s’est faite à travers les invincibles mailles d’une cuirasse d’acier : le dieu qui s’est donné reste intact. Et c’est le cas de rire longuement, car la comédie est bonne.

« Impératrice de l’âme, comme dit M. Christomanos, elle se vantait[8] de ne se laisser influencer par rien. » Illusion, mais de celles qui entretiennent dans un être humain le sens de la liberté et la confiance en soi. Ainsi les caprices mêmes sont justifiés et prennent, comme ceux de l’océan, un air de volonté jusque dans la furie. Si l’on se choisit des principes, ou ce simulacre seulement, une devise, il les faut tels que l’évolution de notre nature n’en soit pas contrariée. Quoi de plus fâcheux que de se tresser soi-même les liens de chanvre trop solides où les membres vont se révolter immobiles ? Les esprits supérieurs ne sont jamais enclins à ces erreurs de jugement. La prison qu’ils élisent est si vaste qu’on y taillerait d’immenses domaines pour un million de désirs. Elisabeth disait : « Ne rien craindre, souhaiter tout, être indifférent à tout. »

Cependant, voici le point douloureux. L’indifférence naturelle n’est plus souvent que le signe de l’inintelligence. L’indifférence acquise est une conquête glorieuse et douloureuse. Il faut avoir cruellement souffert pour avoir appris à ne plus souffrir. Mais le détachement entretient encore, et dans l’être tout entier, un état général de sensibilité que le moindre écho du passé va exalter jusqu’à l’anéantissement. Alors, l’idée de la mort se présente ; car il faut que la vie ait un but : c’est la mort, si ce n’est la vie. M. Christomanos devine et démêle cet écheveau. Voici trois petites phrases qui prouvent qu’il a compris[9] :

« En ses secrets, elle doit puiser de merveilleuses agonies.

« Souvent dans ses yeux passent des désespoirs dont on ne saurait dire l’effroi.

« Sa vie, dans quels abîmes roule-t-elle, sa vie qu’elle creuse si profondément dans le roc de la solitude ? »

Telles sont les délices des grandes âmes indifférentes ; telles sont les joies terribles du détachement.

Elle ne fut donc pas heureuse, au sens vulgaire de ce mot déshonoré, mais surtout elle ne chercha pas le bonheur, elle ne le voulut pas. Un jour, pendant une traversée, elle se compara à un écueil[10] : « Le bonheur n’est pas donné aux écueils. Fatalement, la lumière se brise contre les écueils. Je suis comme un écueil. La lumière ne risque pas de m’approcher. Et si elle venait jusqu’à moi, il y a des ténèbres dans lesquelles tous les clairs rayons se dissolvent, qui absorbent toute lumière et ne la rendent jamais. » C’est un peu sibyllin, mais cela se comprend, dit par cette bouche orgueilleusement sincère. Elle est trop seule, trop différente pour partager avec qui que ce soit des sentiments ou des sensations, ou bien ses désirs sont tellement étranges qu’elle ne veut ni les avouer, ni les tolérer. Cependant des flots avaient joué autour de cet écueil. Avaient-ils joué en vain ? Le rocher sombre et ironique n’avait-il jamais accueilli le sourire de la lumière ? L’impératrice ne se parle jamais qu’à demi. Dès qu’elle sent que le manteau glisse de son épaule, elle interrompt le geste commencé, ramène l’étoffe au devoir de tomber en plis sévères. Cette femme n’eut jamais de confidentes ; dans la tragédie de sa vie, si on l’ordonnait, il faudrait rayer ce rôle ; et les monologues d’Hamlet seraient encore pour elle des morceaux bien longs et bien indiscrets.

Mais si elle n’a pas dit sa vie, il lui a plu de dire un peu de sa pensée. M. Christomanos lui a donné un tour lyrique, mais avec assez de vérité dans la transcription pour qu’on y trouve bien ce qui décidément fait la trame du caractère de l’impératrice, le dédain.

Elle n’a l’air de tenir ni à ses impressions, ni à ses admirations ; souvent une brève phrase d’ironie vient briser le son trop musical de paroles trop claires. Si maîtresse d’elle-même qu’elle soit, elle a parfois besoin de se reprendre ou de se contredire. C’est très féminin ; mais une femme supérieure n’en est que davantage une femme.

C’est d’une femme qu’il s’agit. Supérieure et différente, solitaire et dédaigneuse, l’impératrice a toujours possédé, et jusqu’à sa dernière heure, les dons les plus exquis de cet état. Elle fut jolie, avec de la beauté dans l’attitude, dans les yeux ; elle fut gracieuse et prenante, malgré elle, parce que l’inconscient féminin était plus fort que sa volonté d’isolement. Son intelligence s’adaptait à la causerie, comme au rêve ou à la méditation ; elle avait de l’esprit, et du plus vif. Enfin la bonté fit souvent, en cette âme complexe, capituler le mépris.

Rien de plus charmant que sa visite à la villa Capo d’Istria[11], l’étonnement religieux de la jeune fille (« Vous êtes la reine ! »), la branche chargée de fleurs et d’oranges mûres. L’impératrice était capable de jouir des plaisirs les plus simples, peut-être parce que sa vraie vie alors fuyait : or Le sentiment du temps est toujours douloureux, car il nous donne le sentiment de la vie[12]. »

Il y a un certain sérieux dans les caractères assombris par l’expérience qui ne s’égaie qu’aux enfantillages. Aussi de menues pratiques superstitieuses aident à supporter les journées[13].

« Il faut qu’elle boive à chaque source qu’elle rencontre sur son chemin.

« — C’est toujours une nouvelle saveur, me dit-elle, et elle boit de préférence dans le creux de sa niain, bien qu’elle ait toujours sur elle un gobelet d’or. »

Et cela par manière de communion avec la nature, avec la croyance de célébrer de mystérieuses noces.

Il semble aussi qu’elle ait cru à la métempsychose[14].

Voilà des contradictions et des faiblesses ; et cela est heureux, cela certifie la vie. Un être tout uni se lit trop bien et trop vite : mauvais signe.

Les beaux exemplaires de l’humanité ne sont jamais des produits bruts de la nature. Ce sont des œuvres d’art, façonnées par la volonté en lutte avec l’instinct. Mais il ne faut pas que l’instinct soit vaincu et chassé ; il faut qu’on le retrouve, comme l’or dans le métal de Corinthe.

1900.
  1. Constantin Christomanos : Elisabeth de Bavière, impératrice d’Autriche. Pages de journal. Impressions, conversations, souvenirs. Traduction de Gabriel Syveton. Portrait de l’impératrice par Fernand Khnopff. Préface de Maurice Barrès. — Paris, Société du Mercure de France.
  2. Page 69.
  3. Page 92.
  4. Page 98. Et (page 259) les tragiques paroles : « Je marche toujours à la recherche de ma Destinée : je sais que rien ne peut m’empêcher de la rencontrer, le jour où je dois la rencontrer. Tous les hommes doivent, à un certain moment, se mettre en route à la rencontre de leur Destinée. Le Destin, pendant longtemps, tient ses yeux fermés, mais un jour il vous aperçoit tout de même. »
  5. Page 100.
  6. Page 102.
  7. Page 108.
  8. Page 134.
  9. Pages 109, 110, 111.
  10. Page 138.
  11. Page 260.
  12. Page 146.
  13. Page 256.
  14. Page 111 et (page 187) le mot soudain interrompu : « Quand je reviendrai sur la terre... »