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Promenades Littéraires (Gourmont)/Il pleut, il pleut, bergère

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IL PLEUT, IL PLEUT, BERGÈRE !

fabre d’églantine


La Révolution ne fut pas clémente aux poètes. On ne peut dire qu’elle les décima, car ils n’étaient pas dix. Ils étaient quatre : elle les supprima tous les quatre. Ce fut d’abord André Chénier, qui devait ressusciter dans la gloire ; puis Roucher, qui avait le sens de la nature ; Fabre d’Églantine, doué d’esprit et de sensibilité ; enfin Florian, le seul fabuliste qui, depuis La Fontaine, ne fasse pas rire. A la vérité, Florian ne fut pas guillotiné ; il mourut d’avoir passé plusieurs mois en prison sous la perpétuelle menace de la mort.

De ces quatre poètes, le plus inconnu maintenant est certainement Roucher, mais Fabre d’Églantine ne lui cède guère en obscurité. Il n’était donc pas inutile d’esquisser son portrait. Ainsi a pensé M. Edmond Pilon. Celui qu’il nous donne[1] est fort joli ; il est même trop joli, et il laisse dans l’esprit des doutes sur sa parfaite fidélité. C’est d’ailleurs le ton du volume : l’auteur a trouvé moyen de louer jusqu’à Saint-Just, cette panthère, de le trouver charmant, « sensible », et de le comparer à saint Sébastien. Il y a là une faute, non de jugement peut-être, mais de goût ; elle se retrouve, moins accentuée, dans le portrait de Fabre d’Églantine.

Celui-ci n’était pas, comme Saint-Just, un criminel voué nécessairement à la potence. S’il devint méchant, haineux et fou, ce ne fut point par un développement logique de sa nature, mais par contagion. Il était fait pour aimer (et il ne s’en priva point), pour chanter des romances, rimer d’agréables comédies, pour parader devant les femmes et sur les planches, car il était comédien. Sans la Révolution, on le distinguerait mal du paterne Collin d’Harleville ; il a seulement plus d’esprit, moins de naïveté et aussi moins d’honnêteté.

C’était un méridional. Élevé chez les Doctrinaires (congrégation enseignante, alors rivale des Jésuites et des Oratoriens), il prit l’habit de l’ordre et fut quelque temps professeur dans un de leurs collèges, à Toulouse. Que faire à Toulouse, en 1770, sinon écrire des vers et les présenter aux concours des Jeux Floraux ? Le jeune Doctrinaire n’y manqua point ; il rédigea des odes et des contes, sans oublier le traditionnel sonnet à la Vierge. Il fut couronné, reçut en grande pompe l’églantine d’or. Dans son ivresse, il résolut d’incorporer à son nom le souvenir de ce triomphe, et il signa désormais : Fabre d’Églantine. Qui aurait osé prédire à ce candide jeune homme une carrière orageuse et une fin tragique ?

Le succès littéraire, cependant, est malsain pour les hommes d’église ; très souvent, il les détourne de leur voie pieuse et les jette dans le siècle. Quelque belle fille acheva de le détacher d’un devoir obscur. Le professeur, un beau jour, a disparu. Ses supérieurs le cherchent : on le découvre à Beauvais ; il est devenu comédien. Il va de ville en ville, gagnant médiocrement sa vie, mais conquérant tous les cœurs. Les femmes qui lui résistent ont beaucoup de vertu, car il est fort séduisant. Mais la vertu était rare en France, au temps de Mme Du Barry. Les hasards de sa profession, ou peut-être l’ambition, l’amenèrent à Paris. Il croyait s’y amuser ; il s’y maria, épousa Mlle Lesage, qui était, dit-on, une descendante de l’auteur de Gil Blas. Le mariage ne calma nullement son humeur ; il vécut, ayant une femme légitime, exactement comme aux années de sa liberté. Mme Fabre d’Églantine supporta tant qu’elle put les infidélités excessives et même indécentes d’un mari qu’elle adorait. Cela dura dix ans, après quoi, à bout de patience, elle abandonna le volage, sans cependant, comme on va le voir, garder de lui un mauvais souvenir. Peut-être ne put-elle jamais oublier qu’elle était l’héroïne de la petite romance exquise qui s’appelle : Il pleut, il pleut, bergère… C’est à Maëstricht, où ils jouaient tous les deux la comédie, que Fabre d’Églantine composa les paroles etla musique de ce petit poème tellement connu qu’on en ignore généralement l’auteur :

Il pleut, il pleut, bergère,
Presse tes blancs moutons :
Allons sous ma chaumière,
Bergère, vite, allons.
J’entends sur le feuillage
L’eau qui tombe à grand bruit ;
Voici, voici l’orage
Voici l’éclair qui luit.

Dans le volume des œuvres mêlées de Fabre d’Églantine, cette romance s’appelle l’Hospitalité. Elle est datée de Maëstricht, année 1780, et se compose de six strophes. Le poète lui donna une suite à Genève, en 1783 ; elle est très médiocre. L’année précédente, il avait écrit, sur l’air « Dieud’amour » des Mariages Samnites, une Romance à ma femme et à mon fils, également assez mauvaise, mais dont le souvenir devait être doux à Mme Fabre d’Églantine. Les femmes oublient plus facilement les hommes qu’elles ont aimés que les vers d’amour qu’on a faits pour elles.

Revenu à Paris, Fabre d’Églantine, lassé de jouer les comédies des autres, voulut devenir poète dramatique, et il réussit presque du premier coup. Moins connue, assurément, qu’Il pleut, il pleut, bergère, son ingénieuse comédie, Philinte ou la suite du Misanthrope, conserve encore l’estime des rares critiques qui l’ont lue. C’est une pièce morale, surtout de morale politique. « Philinte, dit M. Aulard, c’est l’aristocrate déguisé, doucereux et perfide ; Alceste, c’est le patriote vertueux, le citoyen sensible. » Mais, ce que ne dit pas M. Aulard, c’est que ce pauvre Fabre d’Églantine devait être voué à la mort la plus injuste, par ces mômes « patriotes vertueux », ces mêmes « citoyens sensibles ».

Ce Philinte, en somme, n’a plus qu’un intérêt historique ; c’est un document pour la psychologie révolutionnaire ; et cela n’a rien à faire, ou bien peu de chose, dans le tableau de la littérature française. Philinte et les autres comédies de Fabre d’Églantine, telles que le Convalescent de qualité, ce sont des pièces de circonstance ; on y cherche un reflet de l’état des mœurs, un écho des opinions en ces temps troublés ; si l’on y cherchait un peu de beauté, un peu de rêve, quelque philosophie, on serait déçu.

C’est un des plus grands malheurs de ces époques tragiques, que l’art lui-même y devient temporaire ; il croit faire du nouveau, en faisant de l’actualité, et il ne crée que de la mort. A peine ses enfants ont-ils poussé un cri, pour annoncer leur naissance, qu’ils sont déjà froids et raidis.

Lorsque Fabre d’Eglantine faisait jouer son Philinte, il était déjà, plutôt qu’un poète, un homme politique. Lié avec Danton et d’autres hommes de ce parti, il avait subi la contagion de leurs violences ; il partageait leurs préjugés, leurs audacieuses ambitions ; il communiait avec leurs haines. Pendant quelque temps, cette fraternité lui fut utile. On joua ses pièces un peu partout, en province, pour faire la cour au parti dominant, et Fabre gagna beaucoup d’argent. Il avoua lui-même, dans son apologie, que le théâtre, en quelques années, lui « avait rendu plus de cent cinquante mille francs ». Eu égard au pouvoir de l’argent pendant la Révolution, c’est une somme énorme ; cela éveilla donc des soupçons. On l’accusa de concussion ; on imagina aussi qu’il avait falsifié un projet de décret destiné à prévenir les fraudes des fournisseurs de l’État. L’histoire est obscure, mais sans intérêt. Fabre faisait envie ; l’envie fut la plus forte : on lui coupa le cou. Hélas ! il faut bien dire qu’il l’avait mérité, s’il est vrai que celui qui se sert de l’épée doit périr par l’épée. Participant au pouvoir, il avait été impitoyable. Il se vantait de sentir les suspects d’une lieue comme un bon chien de chasse sent le gibier ». Il était devenu fou, comme tous ses contemporains. Comment juger de tels hommes ?

En mourant, Fabre d’Églantine laissait, avec sa célèbre romance, une œuvre moins durable, mais qui intéresse encore par son ingéniosité, un peu simpliste, quoique un peu prétentieuse, le calendrier républicain. Tout le monde connaît ces jolis noms de mois, ventôse, prairial, brumaire, fructidor, etc. Parmi les douze, quelques-uns sont incompréhensibles pour les illettrés, thermidor, messidor, vendémiaire, et c’est là un grave défaut ; mais l’ensemble est joli. C’est de l’excellente poésie. Pratiquement, cela était absurde ; car les vieux noms de mois que les Romains ont imposés au monde sont tellement entrés dans nos habitudes, dans notre pensée, dans notre sang, que nul pouvoir ne peut les en arracher. En même temps qu’il chassait le mois de mai et le mois d’octobre, le poète fanatisé entreprenait aussi d’expulser du calendrier les noms de baptême. Au lieu de Marie, on trouvait écrit carotte ; au lieu de Georges, fenouil, etc. Et quand on cherchait la date d’une fête de famille, on trouvait pomme de terre, oignon ou navet. Cela aurait-il pu réussir ? Peut-être. Mais il faut réussir : les excentricités qui ne réussissent pas deviennent ridicules et même méprisables.

La Révolution achevée, et, en grande partie, annihilée, l’an XI, c’est-à-dire, je pense, vers 1802, la veuve de Fabre d’Églantine prouva publiquement qu’elle n’avait jamais oublié son mari : elle publia elle-même le recueil de ses Œuvres mêlées et posthumes. Le livre porte cette adresse : A Paris, la Veuve de Fabre d’Églantine, rue de la Planche, n° 539 ; et tous les exemplaires sont signés à la main ainsi : f. d’Églantine f. En guise de préface, on lit en tête de l’ouvrage, qui a deux volumes, un Précis apologétique, écrit en prison par le poète. C’est un recueil de poésies, hélas ! bien médiocres, et on n’en ferait aucun cas, si le second tome, à la page 182, ne contenait Il pleut, il pleut, bergère. Mais il vaudrait peut-être mieux ne pas savoir que l’auteur de cette romance, si enfantinement amoureuse, fut un des meurtriers des Girondins. Quand les hommes de ces temps-là fredonnent : « Il pleut, il pleut, bergère », on a peur ; on croit qu’ils veulent dire : Il pleut du sang !

1904.
  1. Dans ses Portraits français, préface de P. et V. Margueritte, — Bibliothèque internationale d’édition, 1904.