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Promenades Littéraires (Gourmont)/Verlaine et Victor Hugo

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 182-190).


VERLAINE ET VICTOR HUGO[1]


La littérature, qui n’est cependant pas un pays habité par des gens simples, est pleine des plus naïves légendes. C’est ainsi que l’on croit généralement que tous les grands écrivains d’une période ont vécu dans un état de parfaite amitié ou, tout au moins, de profonde estime réciproque. Les professeurs de second ordre, qui n’estiment les lettres que comme une école de morale, une méthode éducatrice, n’hésitent pas à nous décrire les sentiments d’admiration respectueuse qu’éprouvaient l’un pour l’autre Molière et Racine, Boileau et La Fontaine, et même Bossuet et Fénelon, Jean-Jacques Rousseau et Voltaire. Il faut, à tout prix, insinuer aux enfants et au public, ce grand enfant, que le génie est toujours accompagné de la vertu, de toutes les vertus. Ces éducateurs audacieux n’ont-ils pas été jusqu’à faire de George Sand le modèle des mères de famille, la « bonne dame » par excellence, une sorte de madone laïque ? Quant à Victor Hugo, il est convenu que tous ses contemporains l’ont admiré, l’ont adoré ; qu’il ne rencontra jamais un contradicteur, sinon dans la plus basse classe des politiciens ou des littérateurs ; qu’il fut un dieu, devant lequel les bons esprits du dix-neuvième siècle se trouvaient honorés d’être admis à agiter l’encensoir.

Le culte de Victor Hugo, cependant, s’il a existé réellement, pratiqué surtout par des parasites pieux, qui vivaient de cet autel, a toujours rencontré de nombreux contradicteurs. On peut admirer un homme et le tenir pour un grand poète, sans se croire tenu de tomber à genoux devant lui ou de se découvrir quand on prononce son nom, ainsi que faisaient les Espagnols autrefois quand ils nommaient Dieu ou le Roi. On n’aime pas beaucoup en France de telles exagérations ; on les juge de mauvais goût. Les thuriféraires de Victor Hugo l’auraient rendu ridicule, si cela était possible : le ridicule est retombé sur eux, et c’est au milieu d’un enthousiasme assez modéré qu’on a inauguré l’autre jour le musée, assez pauvre, que de braves gens ont voulu consacrer à sa mémoire.

Malgré la profonde influence que le romantisme a exercée sur l’esprit français, il est resté classique, ami de la mesure, de la règle, d’une simplicité digne. Il serait difficile de faire croire à ceux qui ont gardé quelque sens de la tradition et de la vérité historique, que la littérature française se résume tout entière en Victor Hugo, qu’il n’y avait rien avant lui et qu’il n’y aura rien après. La littérature française compte présentement neuf siècles d’existence ; elle a fait et refait plusieurs fois l’éducation de l’Europe : un homme, si grand qu’il soit, un Victor Hugo lui-même, ne tient que sa place dans un cycle aussi immense ; il ne remplit pas le cycle tout entier.

Une telle appréciation ne satisfera pas les dévots littéraires dont la manie est de ramener tout à Victor Hugo, d’en faire le centre, sinon du monde, du moins de la pensée française au dix-neuvième siècle. Ils ne sont pas loin, ces dévots, de considérer comme des malfaiteurs ceux qui gardent, en face du colosse, la pleine liberté de leur jugement. Mais le plus souvent, affligés dans leur piété, ils se bouchent les oreilles, pour ne pas entendre les blasphèmes ; ou bien ils feignent de ne pas avoir compris. Ici se place l’histoire des opinions de Verlaine sur Victor Hugo. Elle est assez curieuse.

Verlaine avait-il une grande admiration pour Victor Hugo ? Oui, disent les fanatiques ; non, disent ceux qui ont connu Verlaine et qui se souviennent de ses conversations.

La question serait restée douteuse, faute de témoignage écrit, si l’on ne venait précisément de publier les Œuvres posthumes de Verlaine ; on y trouve, très franchement exprimée, l’opinion du poète de Sagesse sur le poète des Orientales. Verlaine reconnaît d’abord que, dans ses causeries avec ses amis, il a parfois maltraité Victor Hugo, plus que de raison. Sans renier absolument ces propos improvisés, il ne veut pas répéter, au moins sous leur forme brutale et malveillante, « ces boutades irréfléchies » ; il a relu plusieurs des œuvres du grand poète et il prétend, cette fois, « faire une profession de foi publique équitable ».

Verlaine était spirituel, et non sans quelque méchanceté, quand il parlait dans l’intimité ; quand il écrivait, il rentrait sa méchanceté, et trop souvent aussi, hélas ! son esprit. C’est un prosateur, non pas médiocre, car il demeure toujours original, mais gauche, lourd. Cela l’ennuie d’écrire des articles ; il a hâte d’en finir ; il dit n’importe quoi, tout ce qui lui passe par la tête, en des phrases contournées, lentes, boiteuses. Parler de Victor Hugo l’embarrasse visiblement ; il a plus de choses à dire qu’il n’en peut et qu’il n’en veut dire. On le sent partagé entre une admiration ancienne et une antipathie récente.

Ceux qui sont étonnés de cette attitude ont fait preuve d’une assez grande naïveté. Les amitiés littéraires sont en effet nécessairement basées sur la communauté des opinions, des goûts, des esthétiques : or Verlaine était absolument, en art, à l’opposé de Victor Hugo.

La poésie de Victor Hugo, c’est de l’éloquence. Les sentiments les plus simples, il les enveloppe en des flots de sonorités. Il n’est jamais banal, mais il n’est jamais naturel : il cherche toujours à produire un effet. C’est un orateur qui récite d’harmonieuses phrases, qui scande de belles périodes. Quel est l’un des premiers articles de l’Art poétique de Verlaine ? Ceci, tout simplement : « Prends l’éloquence et tords lui son cou. » Victor Hugo est le rénovateur de la rime riche ; ses vers reposent sur la rime : il est le virtuose ; nul n’a eu, à un pareil degré, ce génie de la rime, cet art de prendre deux mots très éloignés de sens, très voisins de son, de les battre l’un contre l’autre comme des cymbales et d’en tirer, en plus de la musique, quelque chose de vague et de mystérieux qui donne l’illusion d’une pensée. Que dit Verlaine de la rime ? Il la méprise. Il jette par la fenêtre « ce bijou d’un sou ».

Victor Hugo procède par de longues antithèses qui n’ont de valeur que maniées par lui, que revêtues de la magnifique parure verbale qu’il est capable de créer, qui ne sont supportables que grâce à son habileté extrême à filer les phrases et les raisonnements. Verlaine encore dédaigne cela ; à ces couleurs crues qui se coupent brutalement, il oppose la nuance : « Nous voulons la nuance encore ; pas la couleur, rien que la nuance. »

Après s’être posé ainsi, devant Victor Hugo lui-même, en chef d’une école nouvelle, pouvait-il vraiment l’admirer sans restrictions ? Cela eût été absurde ou hypocrite.

Voici donc ce que dit Verlaine : « Les Orientales me plurent à quinze ans (j’y voyais des odalisques), et me plaisent encore, comme beau travail de bimbeloterie « artistique », comme article de Paris pour la rue de Rivoli… » La partie de l’œuvre de Victor Hugo qui lui semble la meilleure et la plus durable, c’est celle où le poète, jeune et amoureux, montre le plus de simplicité, où il semble avouer de sincères émois, et en particulier, les Rayons et les Ombres, malgré la puérilité de l’antithèse. Il a gardé une tendresse pour ces poèmes de demi-teinte, de « nuances », avec leur musique discrète, comme en sourdine. Quant aux œuvres de déclamation poétique, aux Contemplations, par exemple, il avoue qu’après y avoir pendant longtemps rien compris du tout, il est arrivé à les comprendre trop. Ce qu’il admire peut-être le plus, ce sont les romans et surtout les drames ; mais il prétend que Victor Hugo n’a presque jamais pu créer, sauf peut-être Esméralda et Éponine, une figure de femme vraiment vivante. Ici, il est particulièrement dur : « Quelles petites horreurs fadasses et bébêtes que toutes ces jeunes filles ! » Et il cite surtout la « stupide » Déa, de Torquemada, l’« ennuyeuse » Deruchette et l’ « insupportable » Cosette, des Misérables.

L’article est très court et passablement obscur. Verlaine n’y a pas dit toute sa pensée, mais on peut la restituer : il n’aimait pas Victor Hugo, dans lequel il ne voyait qu’un ancêtre très lointain, d’un intérêt purement historique. Et, de fait, l’influence de Victor Hugo sur Verlaine fut vraiment nulle : presque seul de ses contemporains, il a échappé à la domination du grand, du trop grand poète. Son véritable maître, c’est Théodore de Banville. Il la reconnu lui-même[2] : la lecture des Cariatides et des Stalactites « frappèrent littéralement d’admiration et de sympathie mes seize ans déjà littéraires ». Et il continue, disant : « Il y a dans ces poèmes une telle ardeur, une telle fougue, une telle abondance, une telle richesse en quelque sorte, que je ne crains pas d’affirmer qu’ils exercèrent sur moi une influence décisive. »

On ne peut rien ajouter à cet aveu. Le premier maître de Verlaine fut Banville ; le second fut Baudelaire ; le troisième fut lui-même.

Et quel avait été le maître de Victor Hugo ? Un poète bien oublié aujourd’hui, mais doué cependant d’une sorte de génie de transition, Alexandre Soumet. De 1818 à 1822, il le célèbre sur tous les tons dans ses lettres :

« Alexandre Soumet vous dit des choses tendres. Il fait ici des vers admirables et se porte mal. » Il admire surtout son théâtre : « Alexandre, qui est toujours malade ou paresseux, a cependant terminé Saül que je préfère à sa Clytemnestre, que je préfère à tout ce qui a paru sur notre scène depuis un demi-siècle. J’attends avec bien de l’impatience la représentation de l’une ou l’autre de ces belles tragédies… Je désirerais vivement que Saül fût joué le premier ; cet ouvrage, entièrement original, sévère comme un drame germanique, révélerait du premier coup toute la hauteur de Soumet… » Et encore : « Soumet va être joué presque à la fois aux deux théâtres, c’est-à-dire qu’il va obtenir deux triomphes. Il a fait à son chef-d’œuvre, Saül de très beaux changements. Vous verrez, je vous promets que vous serez aussi heureux de la beauté de l’ouvrage que de l’auteur. Saül et Clytemnestre sont à mes yeux les deux plus belles tragédies de l’époque et ne le cèdent en rien aux chefs-d’œuvre de notre scène, en rien. »

Comment l’admirateur du Saül de Soumet (1822) devint-il l’auteur de Cromwell (1827), c’est ce que l’on n’a pas encore très bien expliqué.

1903.
  1. Paul Verlaine, Œuvres posthumes. Paris, Librairie Vanier.
  2. Œuvres posthumes, p. 189.