Aller au contenu

Promenades Littéraires (Gourmont)/Le Mariage de Balzac

La bibliothèque libre.
Promenades LittérairesMercure de France (p. 173-181).


LE MARIAGE DE BALZAC


Presque tous les historiens de Balzac ont considéré son mariage avec Mme Hanska comme l’événement le plus heureux de sa vie, en même temps que l’aboutissement naturel et logique d’une carrière où le désir de la fortune avait tenu toujours, à côté du travail, une très grande place. Il est convenu, depuis plus de cinquante ans, qu’il faut bénir cette Mme Hanska, qu’il faut la remercier d’avoir réalise l’un des deux rêves de Balzac, de lui avoir donné, à défaut du pouvoir politique, sa plus ferme et aussi sa plus chimérique ambition, la richesse, objet de ses longues et vaines poursuites. La légende est bien accréditée. Mme Hanska, qui avait voué à Balzac une vive amitié, puis un amour profond, se serait hâtée, dès qu’elle fut veuve, de se mettre, elle-même et sa fortune immense, aux pieds du grand écrivain. Son admiration, dit-on encore, aurait égalé son amour, et son dévouement aurait été sans réserves envers Balzac fatigué, malade, mourant. Telle est l’opinion générale.

Sans doute, Mme Hanska, qui avait une assez belle fortune, enrichit Balzac en l’épousant ; mais, pour combien de temps ? Pour quelques mois. Et ce fut au prix de cruels chagrins, de pénibles sacrifices, comme M. Hugues Rebell nous le démontre dans une très intéressante étude.

On la trouvera dans un livre intitulé : les Inspiratrices de Balzac, Stendhal, Mérimée. L’auteur, un de nos romanciers les plus passionnés, les plus hardis et les plus originaux, s’est plu à chercher quelle fut l’influence des femmes sur ces trois grands écrivains qu’il aime particulièrement. Il croit que pour Balzac, en particulier, cette influence fut très grande, bien plus décisive qu’on ne l’a cru jusqu’ici. Une autre légende, en effet, veut que Balzac ait mené une existence absolument ascétique et qu’il se soit jalousement gardé des femmes, ces ennemies, conscientes ou inconscientes, du travail. Il y a quelque vérité dans cette tradition, à laquelle j’ai fait allusion ici-même. Mais, tout en déplorant que les femmes lui fissent perdre un temps précieux pour l’écrivain, Balzac leur cédait encore assez volontiers. Amours presque toujours platoniques, il est vrai ; et plus que platoniques, souvent, amours par correspondance !

Quand il n’écrivait pas des romans, Balzac écrivait encore. Il écrivait des lettres. Elles étaient de deux sortes : d’abord des lettres d’amour ; ensuite des lettres où il racontait ses lettres d’amour. Sa sœur, Mme Surville, la duchesse d’Abrantès, Mme Zulma Carraud furent ses trois grandes confidentes, îi ne lui arrivait pas la moindre petite aventure qu’il ne la racontât immédiatement à l’une de ces amies désintéressées. Il ne leur cache rien, n’ayant rien à cacher d’ailleurs, car ses amours étaient souvent de pures imaginations. Non seulement il se confie tout entier à ces femmes qu’il connaissait depuis longtemps et dont l’amitié était sûre, mais il ne peut résister au besoin de faire des confidences même à la première venue. A toute femme qui lui écrit à propos d’un de ses livres, il adresse de longues lettres pleines d’aveux, de projets, de récits de ses malheurs et de ses espoirs. C’était, pour le sentiment, un grand enfant confiant, toujours prêt à répondre par un sourire à la moindre caresse affectueuse.

« C’était un besoin pour lui de s’épancher, dit M. Hugues Rebell ; peut-être aussi espérait-il provoquer des confidences. » C’est très vraisemblable. Il était romancier avant tout et rien n’était perdu de ce qu’il voyait, de ce qu’il entendait, de ce qu’on lui écrivait. Les femmes qu’il a le plus aimées, il les met dans ses romans. On y reconnaît Mme de Berny, sous le nom de Mme de Mortsauf, et la marquise de Gastries sous le nom de la duchesse de Langeais. Les romanciers sont des confidents redoutables.

Mme de Berny fut la meilleure et la plus tendre amie de Balzac ; amie au sens véritable du mot, car il ne semble pas qu’il y ait jamais eu entre eux d’autres relations que celles de l’amitié profonde. Cependant M. Hugues Rebell est d’une opinion différente, et il cite un passage d’une lettre de Balzac qui pourrait lui donner raison. Quand elle mourut, il éprouva un très grand chagrin. « Mme de Berny, écrit-il à ce moment, a été un dieu pour moi. Elle a été une mère, une amie, une famille ; elle a fait l’écrivain, elle a consolé le jeune homme… » Il est très probable qu’elle a réellement collaboré à l’œuvre du romancier, au moins en lui fournissant des renseignements sur les aventures politiques auxquelles elle avait été mêlée, des anecdotes, des descriptions, des scènes entières. Sa mort fut une perte immense pour Balzac ; il ne la remplaça jamais.

Les deux femmes que l’on voit ensuite mêlées successivement à sa vie, la marquise de Castries et Mme Hanska, n’eurent pas une influence heureuse sur la destinée de Balzac. Après l’avoir conquis par l’aveu d’une admiration, peut-être feinte, Mme de Castries se fatigua assez vite d’un homme dont le caractère trop original et trop indépendant se pliait mal à ses caprices. Elle se montra méchante, cruelle même ; elle alla jusqu’à chercher à le ridiculiser publiquement. Ils n’étaient pas encore tout à fait brouillés, quand Balzac reçut du fond de la Russie une lettre signée de ces mots énigmatiques : « L’Étrangère. » Mme Hanska entrait dans sa vie.

C’était en 1832. Leurs relations durèrent donc dix-huit ans, avant d’aboutir au tardif mariage que devait suivre de si près la mort de Balzac. Mme Hanska ne semble avoir jamais rien compris ni à l’homme qu’elle croyait aimer, ni au romancier qu’elle croyait admirer. Elle avait des tendances mystiques, des idées singulières, acquises sans doute sous l’inlîuence de Mme Swetchine, cette autre Russe qui joua un rôle si étonnant au commencement du siècle dernier. Balzac, lui aussi, avait subi une crise de mysticisme ; mais il en était guéri. Il voulut à son tour guérir son amie : « Je vois avec peine, lui écrit-il, que vous lisez des mystiques. Croyez-moi, cette lecture est fatale aux âmes constituées comme la vôtre. C’est du poison, c’est un enivrant narcotique. Ces livres ont une mauvaise infiuence. Il y a les folies de la vertu, comme les folies de la dissipation… Je vous adresse à ce sujet une humble prière. Ne lisez rien de ce genre. J’y ai passé, j’en ai l’expérience. » Malgré ces objurgations, Mme Hanska continua ses mauvaises lectures. C’était d’ailleurs une tête faible et sans volonté. A leur première entrevue, qui eut lieu à Neufchâtel, Balzac la conquit facilement par son éloquence passionnée. Dès ce moment, ils se lient l’un à l’autre. Mais il y a un obstacle, et le plus grave des obstacles : un mari. Ces amours, comme, décidément, presque tous les amours de Balzac, vont donc, en grande partie, se pai>ser en correspondance, car Mme Hanska retourne en Russie et Balzac est rappelé à Paris par ses affaires et par ses travaux.

Pendant treize ans, ils se virent fort peu. Ils s’écrivaient. Mais la correspondance, d’abord fort active et très régulière, avait fini par languir, lorsque Mme Hauska devint veuve. Balzac, à cette nouvelle, voit déjà son rêve réalisé. C’est, au contraire, la plus pénible période de sa vie qui commence. Disposée jusqu’alors à épouser Balzac, si les circonstances le permettaient, cette femme au cerveau léger se refuse à lui, maintenant qu’elle est libre. « Elle affolait Balzac, dit M. Hugues Rebell, en arrangeant des rencontres qu’elle remettait à plus tard ; elle bouleversait les projets de l’écrivain qu’elle empêchait de travailler régulièrement, d’exécuter ses contrats et de se libérer de ses créanciers. C’est à cause d’elle que les Paysans, l’une de ses plus belles œuvres, est restée inachevée ; c’est à cause d’elle que, durant ses cinq dernières années, Balzac cesse de produire et ne publie que des livres écrits antérieurement. » Cela est très exact. Mme Hanska a stérilisé Balzac et très probablement abrégé ses jours en augmentant ses ennuis et ses embarras d’argent.

Presque à bout de forces, trop troublé pour pouvoir écrire, Balzac, cependant, demeurait de plus en plus attaché à l’idée de ce mariage. Pour vaincre l’indifférence de son amie, il fit un premier voyage en Russie. Cela fut inutile. U ne se découragea pas encore. Moins d’un an après son retour, il repartit en quête de cette toison d’or qui ne cessait de le fasciner. Pendant ce nouveau séjour au château de Wierzschovnia, Balzac tomba malade. Est-ce cela qui toucha Mme Hanska ? Brusquement elle se décida, accorda sa main. Ils se marièrent au mois de mars 1850 et vinrent à Paris au mois de mai suivant. Balzac devait mourir moins de trois mois plus tard, n’ayant joui ni d’un amour que le temps et l’éloignement avaient usé lentement, ni d’une fortune que sa santé ruinée lui rendait à peu près inutile.

Telle est l’histoire véridique du mariage de Balzac. Il resterait à parler de sa mort, qui fut sinistre. Cette femme, qu’il avait tant désirée, qu’il avait été chercher si loin, le laissa mourir sans même paraître à son chevet. Enfin, comme si elle s’était prise de mépris pour l’écrivain, en même temps que de haine pour l’homme, elle vendit ses papiers, ses œuvres inédites, dispersa tout ce qui lui avait appartenu. On a cherché la cause de cette animosité finale sans pouvoir la découvrir. Je crois qu’on trouverait la solution de l’énigme dans la vie absurde que mena Mme de Balzac, après la mort de son mari, gaspillant une fortune considérable, achetant au hasard, à des prix fous, des tableaux, des bibelots, des étoffes. Elle n’avait jamais eu l’esprit sain ; cet état s’aggrava dans les dernières années de son existence.

Et voilà la femme qui avait captivé, envoûté Balzac ! On lui pardonnera, d’abord parce qu’elle était fort peu responsable, sans doute, mais surtout, parce qu’elle fut pour le grand écrivain une profonde source d’illusions. C’est nous qui souffrons au récit de cette aventure. Balzac, tout entier à son rêve, fier de l’avoir réalisé, s’il mourut solitaire, mourut en croyant avoir vaincu la vie. Il était homme à ne pas se décourager, même face à face avec la mort.

1903.