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Promenades archéologiques/05

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Promenades archéologiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 614-652).
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PROMENADES ARCHEOLOGIQUES

V.[1]
LES DERNIÈRES FOUILLES DE POMPEI ET D’OSTIE


I.

Je réunis dans cette étude Pompéi et Ostie : ces deux villes sont les deux débris les mieux conservés qui nous restent de l’antiquité. Comme elles ont l’avantage de nous la montrer par des côtés différens et qu’elles se complètent l’une par l’autre, il est utile, quand on veut la bien connaître, de ne pas les séparer.

Quoiqu’on ait beaucoup parlé de Pompéi, il reste beaucoup à en dire. Les fouilles d’ailleurs continuent et n’ont pas cessé d’être fécondes. Elles sont dirigées depuis 1863 par un des archéologues les plus distingués de l’Italie, M. Fiorelli. C’est une bonne fortune rare et qui a produit les plus heureux résultats. Les personnes qui ne sont pas retournées à Pompéi depuis quinze ans seront frappées de voir l’aspect nouveau qu’a pris la vieille ville. Non-seulement tout y paraît mieux ordonné et les travaux s’y poursuivent d’une manière plus régulière, mais, quand on se promène seul le long des rues, qu’on entre dans les maisons par les portes ouvertes et qu’on fait le tour d’un quartier entièrement déblayé, il semble que l’illusion soit devenue plus facile, plus complète, et qu’on pénètre dans la vie antique plus aisément encore qu’autrefois. Ce progrès est dû à M. Fiorelli et à la résolution qu’il a prise de rompre avec les anciennes routines et d’appliquer les méthodes nouvelles. Il ne faut pas se lasser de répéter qu’on ne se propose plus aujourd’hui, dans les fouilles qu’on entreprend, le même but qu’autrefois. Les gens qui, le 1er avril 1748, commencèrent à déblayer la cendre qui depuis seize siècles recouvrait Pompéi n’avaient qu’un dessein : ils voulaient trouver des objets d’art pour enrichir le musée du roi. Dès lors il est aisé de s’expliquer la manière dont les travaux furent conduits. On fouillait au hasard et en divers endroits à la fois, selon l’espérance qu’on avait de quelque bonne fortune. Si l’on ne trouvait rien, après quelques recherches on abandonnait la fouille commencée et l’on se transportait ailleurs. Lorsqu’on était embarrassé des décombres, on les rejetait sans plus de façon sur les maisons déjà découvertes, qu’on rendait ainsi à l’obscurité d’où l’on venait à peine de les tirer. Quant à celles qu’on laissait au jour, on ne prenait aucune précaution pour les conserver. Les fresques qu’on n’avait pas jugées dignes d’être transportées au musée de Portici ou de Naples restaient exposées au vent et au soleil, qui en effaçaient vite les couleurs. Les mosaïques achevaient de se détruire sous les pieds des voyageurs et des ouvriers, les murs se lézardaient et finissaient par s’écrouler. Quelques hommes de sens et de science, comme l’abbé Barthélémy, faisaient bien entendre des plaintes sur la façon déplorable dont les fouilles étaient menées; mais, comme après tout elles rapportaient des chefs-d’œuvre et que grâce à elles le musée de Naples était devenu l’un des plus riches du monde, on laissait dire les mécontens. — En réalité ce système barbare, malgré quelques ménagemens que le temps fit introduire, a duré jusqu’à nos jours.

Tout a changé avec M. Fiorelli; il a dit, il a répété dans ses rapports que le principal intérêt des fouilles de Pompéi était Pompéi même, que la découverte des œuvres d’art ne devait passer qu’après, qu’on cherchait avant tout à ressusciter une ville romaine qui nous rendît la vie d’autrefois, qu’il la fallait entière et dans ses moindres recoins pour que l’enseignement fût complet, qu’on voulait connaître non-seulement les maisons des riches ornées de leurs fresques élégantes, revêtues de leurs marbres précieux, mais aussi les demeures des pauvres avec leurs ustensiles vulgaires et leurs grossières caricatures. Dans ce dessein tout devenait important, et il n’était plus permis de rien négliger. Aussi M. Fiorelli se décida-t-il, avant de pousser plus loin les travaux, à revenir sur ce qu’avaient fait ses prédécesseurs. Repassant partout sur leurs traces, il fit étayer et soutenir les murs qui menaçaient ruine, releva ceux qui étaient tombés, protégea les fresques et les mosaïques; en même temps il s’occupa de déblayer définitivement tout ce qu’on avait recouvert de décombres ou omis de fouiller. C’était une entreprise pénible et en apparence peu profitable, car on était sûr de ne pas trouver grand’chose de nouveau dans des terrains déjà explorés. Mais il était nécessaire que tout fût débarrassé et rendu au jour, afin qu’on pût connaître l’ensemble de la ville. M. Fiorelli se résigna donc à ne pas éblouir de longtemps l’opinion publique par le bruit de découvertes imprévues[2], et à poursuivre en silence une œuvre plus utile que brillante. Il mit douze ans à terminer ce travail qui semblait ingrat, mais quand il fut achevé on en vit l’importance. Celui qui visitait autrefois Pompéi était à chaque instant arrêté par des montagnes de cendres et des îlots de débris qui embarrassaient la circulation, coupaient les rues, interrompaient les promenades. Même aux environs du Forum et tout près des théâtres il restait des maisons qui n’avaient pas été fouillées. Ces lacunes ont aujourd’hui disparu, La partie découverte de Pompéi l’est entièrement ; on l’a toute sous les yeux, avec ses moindres ruelles, ses maisons les plus médiocres, ses boutiques les plus humbles, et l’on peut prendre en la parcourant une idée plus vraie et plus complète de la vie antique, il faut reconnaître que ce résultat méritait bien d’être acheté par quelques années de travail opiniâtre.

Ce travail de patience et de minutie a conduit M. Fiorelli à faire quelques découvertes curieuses dont il faut dire un mot. Pompéi, au premier abord, produit l’effet d’une ville neuve et improvisée. Tout y paraît avoir le même caractère et le même âge. On sait en effet qu’après le tremblement de terre de l’an 63, qui la renversa presque entièrement, elle fut rebâtie en quelques années. Ce qu’on ignore, c’est que les bâtimens nouveaux ont recouvert sans les détruire d’anciennes fondations. Le visiteur qui traverse Pompéi n’aperçoit que les murs de brique revêtus de stuc ou de marbre qui furent élevés en toute hâte du temps de Néron; M. Fiorelli, qui a tout regardé de plus près, est arrivé jusqu’à ces solides assises qui ont survécu au tremblement de terre et résisté à l’éruption du Vésuve. Sous la ville du second siècle, il retrouve au moins deux villes plus anciennes, dont il nous trace l’histoire. La plus vieille remonte au VIe siècle avant l’ère chrétienne; à ce moment, quelques familles, venues on ne sait d’où, prirent possession du sol qui s’étendait entre le Sarnus et la mer. Elles enfermèrent ce sol dans des murailles formées de blocs énormes, pris aux montagnes voisines, et placés l’un sur l’autre sans ciment. Dans cet espace, trop vaste pour eux, les nouveaux habitans s’établirent à l’aise. Leurs maisons, dont les fondations subsistent encore, ne consistaient qu’en une cour couverte autour de laquelle les appartemens étaient distribués. Chaque habitation était placée au centre d’un petit lot de terre (hœredium) que la famille cultivait. La ville n’était donc pas alors une agglomération de maisons pressées les unes contre les autres, mais une réunion de familles vivant sur leurs terres à l’abri d’une muraille commune. Deux siècles plus tard vinrent les Samnites; c’était un peuple intelligent, civilisé, et qui se laissa vite gagner aux arts de la Grèce. Les Samnites bâtirent une ville véritable, avec de très beaux monumens dont quelques-uns existent encore et conservent les inscriptions que les magistrats y avaient fait placer : tels sont les temples de Vénus et d’Isis, et cet élégant portique dans lequel M. Fiorelli reconnaît un hécatonstylon et qu’on appelait autrefois le Forum triangulaire. Ils élevèrent aussi de plusieurs mètres les murailles de la cité, plaçant des assises régulières en pierre de Nocera au-dessus des blocs grossiers qu’avaient entassés leurs prédécesseurs. Fidèles à leurs instincts belliqueux, ils firent de Pompéi une ville de guerre, munie de fortifications redoutables qui résistèrent même aux Romains. Quand elle eut été enfin soumise, Sylla y envoya trois cohortes de vétérans avec leurs familles et en fît une colonie romaine qui prit son nom (colonia Cornelia). Dès lors Pompéi devint ce qu’elle est restée jusqu’à son dernier jour, une ville de plaisir, où les voyageurs s’arrêtaient volontiers, pour y jouir d’une nature riante, d’une admirable vue et d’un des plus beaux climats du monde.

Depuis que les travaux préliminaires de M. Fiorelli sont achevés et qu’on possède un plan plus exact et plus complet des quartiers qu’on a fouillés jusqu’ici, on a pu reconnaître mieux qu’on ne le faisait auparavant que la ville est régulièrement construite, qu’en général les rues y sont bien alignées et se coupent à angle droit. Il ne faudrait pas croire que cette régularité ait été introduite à Pompéi par les architectes qui la rebâtirent après son premier désastre. M. Fiorelli pense qu’elle existait déjà dans la ville primitive. Les vieux Italiens qui s’établirent les premiers au bord du Sarnus avaient une façon particulière de tracer le plan des villes qu’ils voulaient fonder : c’était une opération religieuse, qui était décrite dans les rituels et dirigée par des prêtres. On conduisait dans un espace vide une charrue attelée d’un cheval et d’un bœuf, et le sillon qu’elle creusait formait l’enceinte de la cité nouvelle. On traçait ensuite deux lignes perpendiculaires, l’une du nord au midi, qui s’appelait cardo, l’autre de l’est au couchant qui s’appelait decumanus : c’étaient les deux rues principales sur lesquelles les autres venaient, plus tard s’embrancher. Comme il est certain que cette régularité qu’on remarque dans les quartiers de Pompéi qu’on a découverts se retrouvait dans les autres, on peut, avec la partie qu’on connaît, se faire une idée de celle qu’on ne connaît pas. C’est ainsi que M. Fiorelli a pu sans témérité imaginer une sorte de plan de la ville entière. D’après l’étendue du terrain et la direction des rues, il la divise en neuf quartiers, ou, comme disaient les Romains, en neuf régions. De ces neuf régions, trois sont entièrement déblayées, trois entièrement couvertes, et l’on ne connaît qu’une faible partie des trois autres. C’est donc de compte fait un peu plus de la moitié de Pompéi qui reste à déterrer.

Sur la carte si exacte et si complète que M. Fiorelli nous a donnée de la ville[3], on ne retrouvera plus les anciens noms sous lesquels les rues et les maisons étaient depuis longtemps connues. Je sais qu’ils avaient cet avantage de s’être gravés dans la mémoire des voyageurs et qu’on aura peut-être quelque peine à les en arracher. Cependant M. Fiorelli n’a pas eu tort de l’entreprendre, et il ne me semble pas qu’il y eût aucune raison sérieuse de les garder. Les plus innocens sont ceux qui rappellent en quelle occasion et devant quels augustes personnages les maisons ont eu l’honneur d’être découvertes (maison du grand-duc, des princes russes, de la princesse Marguerite, etc.) Tout le monde reconnaîtra sans peine que ces souvenirs ne sont pas de ceux qui méritent d’être éternellement conservés. On pourrait tenir davantage aux noms qui indiquent l’endroit où ont été trouvées des œuvres d’art remarquables (maison du faune, des danseuses, du cithariste, etc.), si ces œuvres d’art y étaient encore et n’avaient pas été transportées dans les musées. Il y en a enfin, c’est le plus grand nombre, qui ne sont que des erreurs manifestes : il est sûr que les maisons de Cicéron, de Pansa, de Salluste, de Diomède n’ont jamais appartenu aux personnages dont elles portent le nom. M. Fiorelli a donc bien fait de supprimer toutes ces désignations imaginaires. Mais comment essaie-t-il de les remplacer? Il cherche avec soin, dans les maisons qu’il fouille, si quelque circonstance ne pourrait pas lui révéler le propriétaire véritable. Il n’est pas toujours impossible de le découvrir. On y trouve assez souvent des anneaux, des bagues de prix, sur lesquels un nom propre est gravé : il est bien probable que c’est celui du maître du logis; mais ce sont surtout les inscriptions qui le font connaître d’une manière certaine. Quand les Pompéiens passaient devant la demeure d’un personnage qui leur agréait, ils aimaient à écrire quelque compliment ou quelque souhait pour lui sur les murs : « Terentius Eudoxus est un brave homme, dit l’un ; il soutient ses amis et les défend de toutes les façons. » Ou bien : « Que tout réussisse à Terentius Eudoxus, Terentio feliciter! » Un autre, plus galant et qui trouve sans doute la maîtresse de la maison à son gré, ne résiste pas au désir de lui adresser en passant un souvenir respectueux : « Gemellus à Cæsernina, femme de L. Mumisius, salut! « Il est assez vraisemblable que ce salut adressé à la femme était consigné sur une muraille qui appartenait au mari. Ailleurs une circonstance curieuse a permis à M. Fiorelli de trouver le nom du vrai propriétaire de ce qu’on appelait, on ne sait pourquoi, la maison de Pansa. Comme elle était fort étendue et trop vaste pour une seule famille, on en avait mis une partie en location. L’écriteau existe encore à sa place, sur la rue; on y lit ces mots : « A louer, dans la maison de Cn. Alleius Nigidius Maius, pour le premier des calendes de juillet, des boutiques avec leurs terrasses, des cabinets, etc. S’adresser à Primus, esclave de Cn. Alleius Nigidius Maius. » Cette belle habitation n’était donc pas de Pansa, mais de Nigidius. Voilà comment M. Fiorelli est parvenu à restituer à beaucoup de maisons de Pompéi leur nom véritable; le reste s’en passera. Il vaut mieux les désigner par des numéros que de les affubler de dénominations de fantaisie.

J’ai tenu à donner tous ces détails, qui peuvent sembler de peu d’importance, pour montrer quel esprit de rigueur et d’exactitude scientifiques M. Fiorelli apporte dans tous ses travaux. Quand cette œuvre de révision et de restauration qu’il avait si consciencieusement poursuivie fut terminée, et qu’il ne resta plus rien d’incomplet et d’inachevé dans les fouilles anciennes, il put enfin marcher en avant et entreprendre à son tour des fouilles nouvelles.

Eut-il raison de le faire? Ne valait-il pas mieux s’arrêter et transporter ailleurs, sur un terrain plus neuf et plus riche, cet effort vigoureux d’investigation? C’est ce que prétendait alors Beulé, dans des études pleines d’intérêt que les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oubliées[4]. Beulé était encore plus un artiste qu’un archéologue. Les trouvailles obscures, qui ne servent qu’à résoudre quelque problème historique et à rendre le passé plus vivant, lui faisaient bien moins de plaisir que la découverte de ces statues, de ces mosaïques, de ces belles frises qui charmaient son goût délicat. Or, il se rappelait que toutes les fois qu’on avait creusé au-dessous de Resina, dans les profondeurs où se cache Herculanum, on en était revenu avec des objets d’art admirables. « C’est donc là, disait-il, qu’on doit fouiller; c’est sur ces ruines intactes et qui promettent tant de trésors qu’il faut concentrer les efforts et les ressources. » Et avec cette ardeur qu’il mettait à propager ses opinions, il invitait tous les amis des arts, tous les riches amateurs de l’Europe à se réunir pour faire les frais de ces fouilles fécondes.

Si cet appel est jamais entendu, si les banquiers et les antiquaires apportent à M. Fiorelli de quoi recommencer les travaux coûteux d’Herculanum, je crois qu’il acceptera très volontiers cette offrande généreuse et qu’il sera heureux de diriger de ce côté une partie de ses ouvriers. Mais je doute qu’on obtînt de lui, même dans ce cas, d’abandonner tout à fait Pompéi, c’est-à-dire le succès modeste peut-être, mais certain et facile, pour les difficultés et les aventures. Pourquoi y consentirait-il en effet, et quelle est la raison qui pourrait justifier cet abandon? Pompéi, dit Beulé, a donné à peu près tout ce qu’on doit en attendre. Tout se ressemble dans cette ville neuve, rebâtie et décorée en seize ans par les mêmes artistes. En supposant que les fouilles soient aussi heureuses dans l’avenir qu’elles l’ont été dans le passé, on n’y rencontrera jamais que la même maison, composée des mêmes matériaux, divisée de la même manière, avec son atrium et son péristyle, ses chambres d’esclaves et de maîtres, ses appartemens retirés et publics. Il ajoute que cette maison elle-même, tant de fois étudiée, cette maison élégante où l’on avait toujours l’espoir de découvrir quelque meuble précieux, on ne la retrouvera plus. Les quartiers riches, ceux qui entouraient le Forum et les théâtres, ont été fouillés; on n’a plus guère la chance que de tomber sur des maisons pauvres : et vaut-il la peine de se mettre en frais pour des masures?

M. Fiorelli pouvait répondre qu’après tout ces masures ont aussi leur intérêt. Les classes riches de l’antiquité nous sont assez bien connues : c’est d’elles surtout que la littérature nous entretient; elle nous fait savoir ce qu’elles pensaient et comment elles vivaient. Au contraire, ni les poètes, ni les historiens ne se sont beaucoup occupés des pauvres gens; quel service nous rendrait Pompéi en nous mettant sous les yeux une sorte de tableau vivant des classes populaires de l’empire ! Ainsi, quand on aurait la certitude qu’il n’y reste plus que des habitations pauvres, ce ne serait pas une raison d’y suspendre les fouilles. Mais cette prédiction de Beulé ne s’est pas accomplie. On a continué de trouver dans les quartiers nouveaux de Pompéi autant de maisons élégantes que dans les anciens. et l’on y a fait en ces quelques années des découvertes aussi curieuses qu’autrefois. Comme je suis forcé de me borner, je n’en signalerai que trois : la fresque de l’Orphée, les livres de compte du banquier Jucundus et la nouvelle fullonica.


II.

De la fresque de l’Orphée je n’ai qu’un mot à dire : on l’a trouvée dans le péristyle d’une maison qui n’avait rien de très remarquable, et elle-même n’aurait pas été fort remarquée si l’on ne se souvenait qu’il y en a une presque semblable dans un des cimetières chrétiens de Rome. Les deux tableaux ne sont guère différens que par leurs dimensions. Celui de Pompéi mesure près de 2 mètres 1/2. Les détails y sont donc mieux accusés et plus visibles que dans la fresque des catacombes, qui est plus petite et que le temps a fort effacée, mais l’aspect général des deux peintures est le même. Orphée est représenté assis, une chlamyde légère descend de ses épaules sur ses jambes, il touche avec le plectrum la lyre à sept cordes. A ses pieds, le peintre de Pompéi a entassé des animaux très divers : un lion, une panthère, un tigre, un sanglier, un cerf, un lièvre; plus loin, des arbres et des rochers, attirés par le charme de sa voix, et un ruisseau qui suspend son cours pour l’entendre plus longtemps. L’artiste chrétien a supprimé tous ces animaux et les a remplacés par deux brebis ; il voulait rappeler sans doute le souvenir du Bon Pasteur, qui était l’image ordinaire et pour ainsi dire officielle du Christ dans les premiers temps de l’église. Mais pour l’ensemble, il a reproduit la fresque païenne. Il pouvait le faire sans scrupule : cette belle figure sérieuse et douce, qui paraît ne s’occuper que du sujet de ses chants sans s’apercevoir des effets étranges qu’ils produisent, a par elle-même quelque chose de religieux. Le christianisme n’avait rien à y changer pour l’accommoder à son culte et à ses dogmes; aussi n’a-t-il pas hésité à représenter le Christ sous les traits que les païens avaient donnés au chantre de Thrace. Ce qui prouve qu’il l’a fait volontiers et sans y être contraint par aucune nécessité, c’est qu’il a placé cette image dans un de ses cimetières, où les infidèles ne pénétraient pas et où il pouvait exprimer librement ses croyances. C’est une preuve de plus de la facilité avec laquelle l’église naissante empruntait les types antiques et de l’importance qu’il faut donner à l’imitation des modèles grecs dans la naissance de l’art chrétien[5]. La maison du banquier L. Cœcilius Jucundus a plus d’importance et nous arrêtera plus longtemps. Ce n’est pas qu’au premier abord elle se distingue beaucoup des autres; elle est au contraire construite sur une rue assez étroite et elle a des apparences modestes. Jucundus ne tenait pas aux dehors, et peut-être même, en homme prudent, était-il bien aise de ne pas trop afficher sa fortune; mais quand on pénètre dans la maison, on s’aperçoit bien qu’on est chez un homme riche. La salle de réception est ornée de tableaux mythologiques, et une grande chasse est peinte sur le péristyle. Cette peinture n’est pourtant pas ce que le péristyle contenait de plus curieux : en fouillant au-dessus d’une embrasure de porte, dans un endroit assez bien caché, on a retrouvé les livres de compte du banquier pompéien.

C’était une grande nouveauté; les livres paraissent avoir été fort rares à Pompéi. Tandis qu’à Herculanum, dont on ne connaît guère que quelques maisons, on a presque du premier coup découvert une bibliothèque, depuis plus d’un siècle qu’on fouille Pompéi on n’y avait encore trouvé ni tablettes de cire, ni rouleaux de papyrus, ni livres de parchemin, ni bibliothèque, ni archive d’aucune sorte. C’est ce qu’il n’est pas aisé d’expliquer. Sans doute Pompéi n’était pas un lieu d’études, et les savans n’y devaient pas être nombreux; mais, même dans les villes de plaisir, certains livres sont à leur place. Je suppose que, si quelqu’une de nos belles résidences de bains de mer et de nos stations thermales, où l’on ne va pas pour s’ennuyer, était engloutie par un cataclysme subit, on n’y trouverait pas en la rendant au jour beaucoup d’ouvrages de science, mais une assez belle collection de romans ou de journaux. En supposant qu’il n’y eût pas à Pompéi de livres de philosophie, comme à Herculanum, on devait y lire au moins les poètes qui ont chanté l’amour, puisque leurs vers sont partout crayonnés sur les murailles, et il semble qu’on aurait dû y retrouver depuis longtemps quelques exemplaires des élégies de Properce ou de l’Art d’aimer d’Ovide; mais tout s’est perdu. Le seul indice qui puisse faire croire que les Pompéiens achetaient quelquefois des livres, et que par conséquent ils en avaient chez eux, c’est l’enseigne d’une boutique de libraires, près de la porte de Stables, qui paraît avoir été gérée par quatre associés. Malheureusement, si la boutique est restée, les livres ont disparu. Aussi est-il aisé de comprendre la joie qu’on éprouva quand on s’aperçut, le 3 juillet 1875, qu’on venait de découvrir non pas une bibliothèque véritable, mais ce qu’on pourrait appeler le portefeuille du banquier Jucundus.

C’était un assez grand coffre, placé dans une sorte de niche, au-dessus d’une porte, et qui contenait un grand nombre de ces tablettes (tabulœ) sur lesquelles les Romains inscrivaient les brouillons de leurs papiers d’affaires, leurs petits billets sans importance, le premier jet des ouvrages qu’ils composaient, enfin toutes leurs écritures courantes, réservant le parchemin et le papyrus pour ce qu’ils voulaient définitivement conserver. Ces tablettes consistaient ordinairement en deux ou trois minces planches de bois, réunies entre elles comme les couvertures d’un livre, et qui étaient enduites à l’intérieur d’une légère couche de cire ; on écrivait sur cette cire avec un poinçon de fer. C’est pourtant une matière si frêle, si délicate, si peu faite pour durer, qui a survécu à des accidens de toute sorte, auxquels le marbre et le fer ne purent pas résister! On se demande par quel miracle, au milieu d’une ville embrasée et engloutie, sous cette pluie de boue et de cendres brûlantes qui recouvraient toutes les maisons, ce bois et cette cire, n’ont pas été consumés; on est plus étonné encore qu’après cette terrible aventure ils aient pu traverser dix-huit siècles de ténèbres et d’humidité sans achever de périr. A la vérité, les tablettes de Pompéi ne nous sont parvenues qu’en fort mauvais état, ce qui ne surprendra personne. Elles ne formaient plus, quand on les trouva, qu’un assemblage de charbons calcinés, et à peine furent-elles-touchées des rayons de ce soleil que depuis dix-huit cents ans elles ne voyaient plus qu’on s’aperçut qu’elles se fendaient de tous les côtés, et tombaient en miettes au contact de l’air. On eut besoin de précautions infinies pour transporter ces débris précieux à Naples ; là, dans ces ateliers où l’on s’exerce avec une admirable patience à dérouler et à lire les papyrus d’Herculanum, on travailla à séparer les tablettes les unes des autres, à en réunir les morceaux épais, à les ouvrir, et, quand la chaleur de l’éruption n’avait pas fondu la cire, à déchiffrer les traces que le stylet de fer y avait laissées. En somme, le succès fut plus grand qu’on ne l’espérait, grâce à l’habile et savant directeur du musée de Naples, M. de Petra, qui surveilla le travail, et qui, quand il fut achevé, en fit connaître le premier les résultats au public[6] .

Ces résultats répondent-ils à la peine qu’ils ont coûté? — Il est à remarquer que les découvertes de ce genre ont été toujours suivies d’une déception. Comme on commence par trop attendre, il est naturel que la réalité ne soit pas à la hauteur des espérances. Après tout, on ne pouvait pas supposer que la maison d’un banquier contînt beaucoup d’ouvrages de haute littérature, et il n’y a pas lieu d’être surpris qu’on y ait trouvé des livres de compte. Le coffre de Jucundus renfermait 132 quittances qu’on lui avait signées et dont 127 ont été déchiffrées en totalité ou en partie. Presque toutes ces quittances (116 sur 127) se rapportent aux ventes à l’encan et elles achèvent de nous en faire bien connaître le mécanisme. La vente à l’encan (auctio), qui nous sert aujourd’hui à nous défaire de nos livres, de nos meubles et de nos tableaux, après avoir été d’abord réservée, chez les Romains, aux ventes forcées, c’est-à-dire à celles que l’état faisait des biens des condamnés, et les créanciers de ceux de leurs débiteurs, avait fini par être employée pour toutes les autres. M. de Petra fait remarquer que cette façon de vendre était devenue si générale que les mots auctionari ou auctionem facere étaient regardés comme de simples synonymes de vendere. Il y avait dans les villes importantes de grandes salles bâties exprès, avec des cours et des portiques, qu’on appelait atria auctionaria. Celui qui présidait à l’encan devait savoir tenir les comptes et dresser un procès-verbal en règle; aussi désignait-on souvent pour cet office un banquier de profession. Voilà comment Cœcilius Jucundus en était chargé à Pompéi. La présidence du banquier avait d’ailleurs un autre avantage : la vente se faisait d’ordinaire argent comptant (prœsenti pecunia) et l’acheteur devait s’acquitter tout de suite; quand il n’avait pas la somme à sa disposition, le banquier l’avançait, il faisait donc, dans les opérations de ce genre, deux sortes de bénéfice : d’abord la retenue qu’il prélevait sur la somme totale de la vente pour payer sa peine, ensuite l’intérêt qu’il exigeait de l’acheteur pour l’argent qu’il lui prêtait. Nos tablettes qui, sauf quelques différences insignifiantes, sont toutes rédigées de la même façon, contiennent la quittance du vendeur au banquier, qui fournit les fonds et représente l’acheteur véritable, dont il est l’intermédiaire. Ces pièces ont surtout de l’intérêt pour les jurisconsultes; d’autres, malheureusement en trop petit nombre, une dizaine au plus, nous donnent des renseignemens curieux sur les finances des municipes romains et la manière dont ils administraient leurs propriétés. Elles sont signées du trésorier de la ville, et nous apprennent que Cœcilius Jucundus, qui ne se contentait pas des bénéfices que lui procuraient les ventes à l’encan, avait aussi pris à ferme des biens communaux; nous savons de quel prix il payait des pâturages, l’usufruit d’un champ qui appartenait au municipe et une boutique de foulon qu’il sous-louait peut-être ou qu’il faisait valoir lui-même. Voilà ce qu’imaginait un banquier de petite ville pour s’enrichir ! Les quittances de Jucundus nous font saisir sur le vif une profession que nous ne connaissions guère. Elles ne sont pas sans importance; mais surtout elles ont ranimé, dans le monde savant, l’espoir qu’on avait à peu près perdu de retrouver un jour, parmi les ruines de Pompéi, quelque bibliothèque ou tout au moins une archive un peu plus riche et plus lettrée que celle du banquier Jucundus.

En face de la maison du banquier, on a mis au jour une fullonica, c’est-à-dire une boutique de foulon. On en connaissait déjà plusieurs autres, une surtout qui est célèbre parce qu’elle contenait des fresques intéressantes qui représentaient d’une façon fort habile et très vivante toutes les opérations du métier. Ce métier était alors très important. Tous les citoyens romains qui se respectaient, dans la capitale et dans les provinces, portaient la toge : c’était l’habit élégant, le vêtement officiel et de cérémonie; il désignait et distinguait les maîtres du monde,

Romanos rerum dominos gentemque togatam.


Mais, si l’ampleur majestueuse de la toge, l’élégance de ses plis, l’éclat de sa blancheur, surtout quand elle était relevée par une bande de pourpre, en faisaient un des vêtemens les plus beaux que l’homme ait portés, il avait le double inconvénient d’être incommode et de se salir aisément. Quand on voulait qu’il fût propre et qu’il fît honneur à celui qui devait s’en revêtir, on l’envoyait chez le foulon. Là, on commençait par le jeter dans des cuves pleines d’eau, de craie et d’autres ingrédiens. On le lavait ensuite, non pas en le pressant avec les mains, comme on fait aujourd’hui, mais en le foulant avec les pieds. L’ouvrier qui était chargé de ce soin exécutait sur la cuve une sorte de mouvement à trois temps (tripudium), comme celui du vigneron qui presse le raisin. Par un hasard étrange, le tripudium était devenu la danse nationale et religieuse des vieux Romains; c’était celle qu’exécutaient les frères Arvales, pendant qu’ils chantaient cette chanson aux dieux Lares qu’un hasard nous a conservée, ou les Saliens, quand ils parcouraient les rues de Rome au mois de mars en frappant de leur petite épée sur leur bouclier d’airain. Lorsque le linge était ainsi lavé, on l’étendait sur une cage en osier où il recevait les exhalaisons du soufre; on retirait, on le cardait avec une longue brosse; on le plaçait enfin sous un pressoir qui ressemblait beaucoup à ceux dont on se sert pendant les vendanges. Plus il y était serré, plus il sortait blanc et brillant. Ces opérations variées demandaient un vaste local et un personnel nombreux. Les foulons étaient donc en très grand nombre dans les villes antiques. Ils passaient pour être des gens joyeux qui avaient le goût du plaisir et des gais propos ; aussi la comédie populaire de Rome aimait-elle beaucoup à s’occuper d’eux et à les mettre sur la scène. Le spectacle des foulons en bonne humeur (fullones feriati) avait le privilège d’amuser le peuple. La découverte de la nouvelle fullonica nous prouve que les foulons de Pompéi ressemblaient à ceux de Rome. On a trouvé sur le mur du portique où se lavait la laine les restes d’une grande fresque, malheureusement très effacée, mais qui paraît avoir été peinte avec beaucoup de verve comique. On croit qu’elle représentait la fête de Minerve (quinquatrus), qui était aussi celle des foulons. Ils se livrent à la joie avec tant de pétulance que les jeux se terminent quelquefois par des coups, et l’on y distingue un malheureux qui a été battu jusqu’au sang et qui vient se plaindre à la justice. Mais les scènes gaies dominent: ce sont des danses, des festins où les convives sont dépeints dans des attitudes grotesques ou obscènes que Rabelais oserait seul décrire. Cette liberté de pinceau nous rappelle que nous sommes dans le pays où fut créée l’atellane.

La nouvelle fullonica a un autre intérêt pour nous; elle se compose de deux parties : l’une, qui servait d’atelier aux ouvriers, est merveilleusement conservée. On dirait que le travail vient à peine! de cesser; les bassins où l’on plaçait le linge sont intacts, et il semble que les robinets de fer, qui sont restés à leur place, vont y faire couler l’eau du Sarnus. Dans un coin, on voit une urne pleine de la matière crétacée qu’on y avait mise la veille ou le jour même de l’éruption. Toute cette partie paraît déjà propre, convenable, et même élégamment décorée ; mais il est difficile de n’être pas beaucoup plus frappé des appartemens du maître qui sont contigus. On y remarque surtout une assez grande pièce qui communiquait directement avec l’atelier et pouvait servir à recevoir les cliens. Elle est ornée de peintures très agréables, dont l’une représente la toilette de Vénus : la déesse a juste ses cheveux et se regarde dans un miroir, tandis qu’auprès d’elle un amour tient une boîte de parfums. Ce n’étaient donc pas seulement les riches, les lettrés, les gens de loisir et d’étude qui appréciaient les peintures gracieuses. Le goût en était descendu des classes élevées jusqu’aux industriels et aux commerçans ; ils voulaient tous que les murailles de leurs chambres ou de leurs portiques en fussent couvertes. C’est ainsi que, pour les satisfaire, il s’était formé alors une foule de peintres-décorateurs d’une habileté de main vraiment merveilleuse, artisans sans doute et ouvriers par la facilité et la rapidité de leur travail, mais artistes véritables par leur manière de comprendre les œuvres des maîtres, par le talent qu’ils avaient de les approprier à des conditions et à des milieux différens et de conserver quelques-unes de leurs meilleures qualités jusque dans ces reproductions hâtives. C’est la multitude de ces artistes secondaires qui peut seule expliquer qu’après la première catastrophe Pompéi ait été complètement rebâtie et décorée en seize ans; et leur nombre même, ainsi que les ouvrages qu’ils exécutaient partout avec tant de succès et de facilité, montre à quel point le goût des arts s’était rendu dans le monde romain au Ier siècle.

Voilà surtout ce que Pompéi peut nous apprendre. Ce n’était pas une grande ville : elle ne contenait guère que douze mille habitans. Ce ne devait pas être non plus une ville très riche : quoiqu’elle fut en relation directe avec l’Egypte, elle ne connaissait pas la grande industrie, et le seul commerce dont on ait trouvé jusqu’ici des traces chez elle est celui des objets nécessaires à la vie commune. C’était certainement une ville de plaisir, comme toutes celles qui étaient situées dans ce climat heureux, autour de ce golfe admirable[7]; mais on va trop loin quand on la compare à nos établissemens thermaux qui ne sont peuplés que d’étrangers et qu’on ne fréquente qu’une saison. Sans doute autour de la ville, sur les bords du Sarnus, « où l’on respirait le goût du repos, » tout près de la mer, le long des rampes du Vésuve, qui était alors une charmante montagne, verte et boisée jusqu’au sommet, les grands seigneurs avaient fait construire des villas élégantes qu’ils venaient habiter pendant quelques semaines. Cicéron aimait à passer de sa maison de Cumes à celle de Pompéi en s’arrêtant quelques jours à Baies, « le plus beau lieu du monde, » où il retrouvait toute la société distinguée de Rome. Je veux bien croire que l’exemple de cette population flottante propageait dans le pays le goût du luxe et qu’elle pouvait y répandre un peu plus d’aisance par l’argent qu’elle dépensait sans compter. Mais la ville ne se composait pas uniquement de gens de passage; elle possédait une bourgeoisie honorable et importante, qui l’habitait depuis plusieurs générations, et où l’on se succédait de père en fils dans les premières magistratures. Ce n’était donc pas, comme on l’a prétendu, une ville d’exception; elle devait à peu près ressembler aux autres, et il est légitime de les juger sur elle.

Pompéi frappe d’abord le visiteur par un air d’élégance, de richesse, de gaîté. On se dit en parcourant ses rues, en pénétrant dans ses maisons, que la vie devait y être facile et riante. Les habitans semblent préoccupés de chercher par-dessus tout leur bien-être. Ils ne le placent peut-être pas où nous le mettons : chaque siècle en ce genre a ses opinions et ses préférences, et il y a une mode pour la façon d’être heureux comme pour tout le reste. Si nous nous laissons trop dominer par cette tyrannie de l’habitude qui ne nous permet pas de croire qu’il soit possible de vivre autrement que nous vivons, les maisons de Pompéi nous paraîtront petites et incommodes; mais si nous oublions un moment nos idées et nos usages, si nous essayons de nous faire Romains par la pensée, nous trouverons que ceux qui les habitaient les avaient très bien faites pour eux, et qu’elles étaient parfaitement appropriées à tous leurs goûts et à tous leurs besoins. A ceux qui en trouvent les pièces trop étroites à leur gré, on a répondu avec beaucoup de vraisemblance que les habitans ne vivaient guère chez eux et qu’ils passaient une grande partie de leurs journées sous les portiques du Forum et des théâtres. Il faut ajouter que, si les chambres ne sont pas grandes, elles sont nombreuses. Le Romain use de sa demeure comme de ses esclaves, il a des pièces différentes pour tous les incidens de la journée comme il a des serviteurs pour toutes les nécessités de la vie. D’abord la partie de sa maison où il accueille les étrangers est tout à fait distincte de celle où il se retire avec sa famille. On ne pénètre pas aisément dans ce sanctuaire qui est séparé du reste par des corridors, fermé par des portes ou des tentures et gardé par un concierge. Le maître reçoit quand il veut, il s’enferme chez lui quand il lui plaît ; et si quelque client plus ennuyeux et plus tenace l’attend à sa sortie dans son vestibule, il a une porte de derrière (posticum), sur une rue étroite, qui lui permet de s’échapper. Chez lui, chaque pièce est faite exactement pour l’usage auquel on la destine. Il ne se contente pas, comme nous, d’une seule salle à manger ; il en a de plusieurs dimensions, selon le nombre des amis qu’il veut traiter. La chambre où il fait sa sieste pendant la journée, celle où il se retire la nuit pour dormir sont très petites; elles ne reçoivent la lumière et ne prennent l’air que par la porte; ce n’est pas un inconvénient dans le midi, où l’obscurité donne la fraîcheur. Il n’y demeure d’ailleurs que juste pendant le temps de son sommeil. Pour le reste du jour il a une cour fermée, ou atrium, une cour ouverte ou péristyle; si le terrain le permet, il y joint un petit jardin, avec quelques arbres et des treilles suspendues à d’élégantes colonnes. On y rencontre aussi quelquefois une grotte en rocaille; que voulez-vous! c’est dans tous les pays du monde un goût particulier aux bons bourgeois. Mais ceux de Pompéi l’emportent de beaucoup sur les nôtres par les précautions qu’ils prennent pour que leurs regards ne tombent jamais sur quelque objet déplaisant. Ils possèdent de belles mosaïques, des stucs brillans, des incrustations de marbre où leurs yeux se reposent volontiers. L’éclat fatigant des pierres blanches a été partout adouci par des nuances agréables; les murs sont peints en gris ou en noir, les colonnes teintées de jaune ou de rouge. On ne saurait croire combien ce coloris léger donne un air riant à la maison. Le long des corniches courent des arabesques gracieuses, composées de fleurs entrelacées, où se mêlent par momens des oiseaux qui n’ont jamais existé et des paysages qu’on n’a vus nulle part. Ces fantaisies sans signification plaisent à l’œil et n’exercent pas l’esprit. De temps en temps, sur un panneau plus vaste, une scène mythologique, peinte sans prétention et à grands traits, rappelle au maître quelque chef-d’œuvre de l’art antique, et l’en fait jouir par le souvenir. Quelquefois ce petit bourgeois est assez heureux pour posséder une habile imitation en bronze d’une de ces œuvres charmantes des artistes grecs qui font aujourd’hui la fortune du musée d’un souverain[8], un satyre qui danse, un athlète qui combat, un dieu, une déesse, un joueur de cithare, etc. ; il en sait le prix, il en comprend la beauté, il l’a placé sur un socle dans son atrium ou son péristyle pour le saluer du regard toutes les fois qu’il entre ou qu’il sort. C’était en somme une existence heureuse et large que celle de ces riches Pompéiens; ils savaient l’embellir de tous les agrémens du bien-être, la relever par les jouissances des arts, et je crois que beaucoup de personnages importans de nos plus grandes villes seraient tentés d’envier le sort des obscurs décurions de ce petit municipe.

Et les pauvres? — il devait y en avoir à Pompéi comme ailleurs. Un jour sans doute on découvrira les quartiers où ils demeuraient; jusqu’à présent on ne les a pas trouvés : les maisons les plus petites, les plus simplement décorées qu’on ait encore fouillées ne sont pas ce que nous appelons des maisons de pauvres. Peut-être quelques-uns d’entre eux habitaient-ils ces étages supérieurs avec terrasses (cœnacula cum pergulis), dont il est quelquefois parlé dans les écriteaux de location. Malheureusement on n’a conservé des maisons de Pompéi que le rez-de-chaussée ; les étages supérieurs ont presque partout disparu. En attendant qu’on arrive aux quartiers populaires, la présence et les habitudes des petites gens ne s’y révèlent guère que par ces lieux de plaisir qu’ils fréquentaient volontiers, comme partout, les cabarets et les auberges. Il n’en manque pas à Pompéi. A l’entrée de la ville, on trouve des hôtelleries destinées aux paysans des environs quand ils venaient vendre leurs denrées ou acheter ce qui leur était nécessaire. Devant la porte, le trottoir est abaissé pour que les chars paissent entrer dans la remise : il leur eût été très malaisé de circuler dans les rues étroites de la ville où deux voitures seraient embarrassées à passer de front ; aussi trouvait-on plus simple de les laisser à l’auberge. Ces hôtelleries contiennent de très petites chambres où les voyageurs passaient la nuit quand ils étaient contraints de prolonger leur séjour. Ils ont quelquefois laissé leur nom sur le mur, avec des réflexions qui ne manquent pas d’intérêt. On pense bien que ce ne sont pas de grands personnages qui se contentent de gîtes si médiocres. Il y a dans le nombre un soldat prétorien en congé, des pantomimes qui viennent donner des représentations, un habitant de Pouzzoles qui profite de l’occasion pour souhaiter toute sorte de prospérités à son pays natal (coloniœ Clandiœ Neronensi Puteolanœ feliciter !) et un amoureux qui nous apprend qu’il a passé la nuit tout seul et qu’il a beaucoup regretté sa bonne amie (Vibius Restitutus hic solus dormivit et Urbanam suam desiderabat).

Nous sommes là, comme on voit, en compagnie de fort petites gens; ceux qui hantaient les cabarets ne devaient pas être plus distingués. Les boutiques où l’on débitait des boissons chaudes (thermopolia) sont assez nombreuses à Pompéi; on les trouve d’ordinaire, comme chez nous, dans les endroits les plus passagers, surtout à l’angle de deux rues. Devant la porte est placé un comptoir de marbre avec des ouvertures rondes dans lesquelles s’enfonçaient les vases qui contenaient les boissons et des petites étagères où devaient être rangés des verres de différente forme et de diverse grandeur. C’était pour les gens pressés, qui n’avaient pas le temps d’entrer dans la boutique et voulaient boire sans s’arrêter. S’ils avaient du loisir et tenaient à se mettre plus à l’aise, ils allaient s’attabler dans d’autres pièces qui faisaient suite à la boutique. On a précisément découvert un de ces cabarets pendant que je visitais Pompéi; il était décoré de peintures curieuses qui font bien voir quel public le fréquentait, et que c’était à la fois un tripot et un mauvais lieu. L’une de ces peintures montre les servantes du cabaret qui s’amusent avec les cliens, les poursuivent, les embrassent et les excitent à boire. Une autre représente deux hommes barbus qui tiennent une table de jeu sur leurs genoux et jouent aux dés. Ils paraissent tous deux fort animés; l’un semble triomphant du beau coup qu’il vient de faire, tandis que l’autre agite les dés dans le cornet avec l’espoir de faire un plus beau coup encore. Dans le tableau suivant nos deux joueurs se disputent; chacun d’eux prétend avoir gagné. Ils se disent de grosses la jures que reproduisent des inscriptions placées au-dessus de leur tête. Au bruit accourt le cabaretier qui, avec beaucoup de politesse et dans une attitude respectueuse, les prie de « s’aller battre à la porte. »

On voit que les fouilles de Pompéi ont été loin d’être stériles pendant ces dernières années. Elles continuent à nous faire connaître sous tous ses aspects la vie intime et publique de la société romaine; elles fournissent toujours aux historiens des renseignemens importans sur l’état du monde et la prospérité de l’empire au Ier siècle. Les découvertes qu’on y a faites et que j’ai très sommairement analysées nous prouvent qu’on n’a pas eu tort de poursuivre les travaux commencés. Même quand les résultats n’en ont pas été très remarquables, ils suffisent à entretenir nos espérances, et à nous faire deviner ce que Pompéi nous garde encore de surprises et de leçons.


III.

Entre Pompéi et Ostie, les différences sont grandes ; d’abord les deux villes ne sont pas aussi facilement accessibles l’une que l’autre. Tout le monde aujourd’hui visite Pompéi : c’est la grande curiosité de Naples. Les guides la signalent à tous les voyageurs, et il n’y a rien de plus aisé que de s’y rendre. Un chemin de fer, qui longe le plus beau golfe du monde, vous dépose, en une demi-heure, en face d’une des portes de la ville. On ne va pas aussi commodément à Ostie. Il n’y a pas de chemin de fer, ni même de voiture publique qui y mène. C’est une excursion qu’il faut méditer et préparer à l’avance. Aussi les voyageurs, qui d’ordinaire sont pressés, et à qui Rome suffit, se hasardent-ils rarement à l’entreprendre. Ils ont tort et se privent d’un grand plaisir : même après Pompéi, Ostie est curieuse à voir ; elle a de quoi intéresser et instruire tous les amis de l’antiquité.

Le voyage est assez: monotone. On sort par la porte Saint-Paul, l’ancienne porta Ostiensis, et l’on suit presque tout le temps le Tibre. D’ordinaire les bords d’un fleuve sont rians et verts, et l’on en devine le cours aux touffes d’arbres qui l’ombragent. Ici la verdure est absente : le Tibre, jaune et silencieux, coule entre quelques maigres arbrisseaux et des broussailles blanchies par la poussière. C’était pourtant un lieu de plaisir dans les beaux temps de l’empire. Les financiers, les grands seigneurs achetaient très cher un petit jardin sur les bords du Tibre. Ils y donnaient des fêtes à leurs amis des deux sexes, et un poète du temps les représente buvant des vins délicats dans des coupes ciselées par de grands artistes, au bruit joyeux des barques qui sans cesse descendent et remontent le fleuve. Il n’y a plus aujourd’hui ni barques, ni jardins; rien ne trouble la solitude de ce désert que quelques troupeaux de chevaux ou de bœufs conduits par des pâtres à l’œil dur que le passant effarouche. C’est à peine si l’on rencontre par intervalle un ou deux paysans à cheval qui s’en reviennent de la ville, avec leur costume pittoresque, leurs grandes bottes, leur chapeau pointu et leur long bâton qu’ils placent en travers de la selle. Le temps s’écoule, le chemin continue à monter et à descendre, et le spectacle est toujours le même. Enfin, après plus de deux heures de cette route uniforme, les maquis se montrent, les arbres reparaissent, l’horizon s’agrandit. On aperçoit au loin les plus parasols de Castel-Fusano, on traverse quelques champs de blé, et bientôt on arrive à Ostie.

La ville moderne se montre à nous sous l’aspect d’une église du XVIe siècle et d’un élégant château-fort sur lequel sont gravées les armes de Jules II. Autour du château se serrent deux ou trois maisons qui, composent toute la ville. Les habitans sont au nombre d’une dizaine pendant la saison des fièvres, qui commence de bonne heure et se prolonge tard. Au mois de novembre, il arrive quelques centaines de paysans des environs, qui s’entassent dans des huttes et cultivent le pays. Dès que les chaleurs reviennent, ils s’empressent de fuir.

Quand on s’avance de quelques pas au-delà des maisons et du château, et qu’on regarde devant soi, on est saisi du grand et majestueux spectacle qu’on a sous les yeux. De cette immense plaine qui nous entoure, pas un bruit ne s’élève. Tout semble immobile et muet; c’est un recueillement et une tristesse dont l’âme est tout émue. L’émotion redouble lorsqu’on se souvient que ce lieu silencieux était autrefois l’un des plus agités du monde, qu’on le repeuple de cette foule affairée qui s’y pressait quand les flottes de l’Afrique et de l’Egypte y venaient apporter le blé qui nourrissait Rome. La mer, qui scintille à l’horizon, forme comme un cadre lumineux à ce tableau désolé. A droite, le Tibre se sépare en deux branches qui entourent l’isola sacra, peuplée aujourd’hui de troupeaux de buffles. Autour de soi, autant que l’œil peut s’étendre, la plaine est couverte de petits tertres d’inégale hauteur; ce sont des amas de décombres qui recouvrent une grande ville ensevelie. Au-dessous de ces terres amoncelées, où l’on heurte à chaque pas, quand on s’y promène, des fragmens de marbre, des débris de poteries, des vases ou des fonds de vases brisés, on est sûr de retrouver la vieille Ostie. Voilà une affirmation qui, au premier abord, peut causer quelque surprise. On comprend que l’éruption du Vésuve qui a saisi Pompéi en pleine vie et qui, en un jour, l’a toute enterrée sous la cendre nous l’ait conservée comme elle était ; mais Ostie n’a pas été victime, comme Pompéi, d’une catastrophe subite, elle a péri lentement et en détail ; comment se fait-il donc qu’on espère en retrouver d’importans débris? C’est qu’elle a cessé d’être habitée tout d’un coup. Sa prospérité tenait à la puissance de Rome, dont elle était le port ; elle déclina vite quand Rome n’attira plus à elle les voyageurs et les marchandises du monde entier. Les invasions des barbares lui portèrent le dernier coup. Elle était, depuis Genséric, la route naturelle de tous les hardis pirates que tentaient les richesses accumulées dans la campagne romaine[9]. C’est là qu’ils débarquaient pour être plus rapprochés de leur proie, pour tenter quelque coup de main avantageux avant qu’on eût le temps de se mettre en défense. Ces incursions répétées rendirent bientôt le séjour d’Ostie insupportable. La pauvre ville dut regretter alors amèrement ce voisinage de la mer, qui, après avoir fait si longtemps sa fortune, l’exposait à tant de désastres imprévus. Chaque ravage dont elle était victime diminuait sa population. On peut supposer qu’un jour les derniers habitans qui restaient, menacés d’une attaque plus furieuse que les autres, et pris de peur, se sont tout d’un coup enfuis ensemble loin des côtes. Ils cherchèrent sans doute quelque asile, soit dans les montagnes du Latium et de la Sabine, où ils pensaient bien que l’ennemi ne songerait pas à les suivre, soit derrière les murailles de Rome, que l’empereur Honorius venait justement de reconstruire. Une fois sortis, ils ne furent plus tentés de revenir. Les incursions des pillards étaient tous les jours plus fréquentes. On peut dire que depuis les dernières années de l’empire jusqu’à notre époque elles ne se sont jamais arrêtées, et que la sécurité n’a pas été un moment rendue à ce rivage malheureux. Les Sarrasins et les Barbaresques succédèrent aux Vandales, et leurs déprédations, qui ne cessaient pas, causèrent aux gens du pays une terreur dont le souvenir est resté vivant sur toute la côte maritime du Latium. On parlait encore, sous le pape Léon XII, peu de temps avant la prise d’Alger par les Français, de maisons qu’ils venaient de piller, de paysans qu’ils avaient enlevés pour en faire des esclaves. Voilà pourquoi Ostie, abandonnée un jour de ses habitans, ne s’est jamais plus repeuplée; et c’est là précisément ce qui en a conservé les débris. Les autres villes romaines ont eu sans doute beaucoup à souffrir des Goths, des Lombards ou des Francs, mais elles ont continué à vivre, et en vivant elles se sont renouvelées. Comme il fallait se loger, quand les maisons sont devenues trop vieilles on les a rebâties. Les anciennes ont fourni des matériaux pour les nouvelles, et il n’est rien resté des constructions antiques. C’est l’homme, bien plus que le temps, qui détruit les monumens du passé; Ostie, heureusement pour elle, n’a eu affaire qu’au temps. On l’a sans doute bien des fois pillée, mais d’ordinaire les pillards étaient pressés et n’avaient pas le temps de ravager en conscience. D’ailleurs ils ne tenaient pas à tout prendre. Ils entraient dans les maisons désertes et se chargeaient en toute hâte de ce qui leur semblait précieux et qui pouvait s’emporter aisément. Quelquefois ils violaient les sépultures quand ils espéraient y faire un riche butin. Sur la voie qui menait de Rome à Ostie, la large dalle qui recouvrait une des plus belles tombes a été brutalement soulevée par un levier et jetée au milieu de la route, où elle se trouve encore. Les temples surtout les attiraient. Dans celui de Cybèle, on voit le long des murs des revêtemens de marbre en éclats et des crampons de fer tordus. Au-dessous, des inscriptions nous apprennent que d’opulens dévots avaient consacré eu cet endroit des statues en argent qui représentaient des empereurs ou des dieux. Les inscriptions y sont encore, mais les statues ont disparu ; et ce fer tordu, ainsi que ce marbre brisé, nous indiquent avec quelle brusquerie et quelle violence l’opération s’est accomplie. Mais si l’on prenait les statues d’argent, on laissait celles de marbre, dont on ne soupçonnait pas la valeur et qui auraient été trop embarrassantes. On ne pouvait pas non plus emporter les maisons. Voilà comment, malgré tant de ravages, il subsiste encore tant de débris de la vieille Ostie. Quand il n’y resta rien de ce qui pouvait tenter les pillards, ils n’y revinrent plus et laissèrent la ville périr de vieillesse. Peu à peu les murailles se sont effondrées, les colonnes de brique et de pierre sont tombées l’une sur l’autre, s’écrasant mutuellement dans leur chute; puis, avec le temps, une couche de terre a tout recouvert et l’herbe a poussé sur les ruines. Mais au-dessous existent toujours les fondations solides des maisons et des monumens publics, les pavés de mosaïque ou de marbre, les colonnes étendues, les frises brisées, et sans doute aussi des pans de murailles qu’a protégés la chute même des édifices voisins. On pouvait donc fouiller sans crainte; on était sûr, je le répète, qu’en enlevant ces décombres on retrouverait les restes d’une grande ville.

Les amateurs du siècle dernier le savaient bien ; aussi avaient-ils sondé à peu près toute cette vaste plaine, et à chaque fois ils en tiraient des œuvres d’art très remarquables. Ces découvertes heureuses, les marbres précieux dont ce sol est pour ainsi dire jonché, les inscriptions qu’on y rencontre partout finirent par éveiller l’attention du public. Beaucoup de personnes se disaient qu’on avait peut-être sous la main, à quelques lieues de Rome, une autre Pompéi, et qu’il fallait ne pas négliger cette bonne fortune. En 1800, le pape Pie VII eut l’idée d’y commencer des fouilles régulières, qui furent dirigées par l’architecte J. Petrini ; malheureusement, les événemens politiques les interrompirent bientôt. Elles ne furent reprises qu’en 1855, par Pie IX, qui en chargea M. Visconti. Les travaux, accomplis par des galériens qu’on avait logés dans le château-fort de Jules II, furent bien conduits, et le succès qu’on obtint dès le début attira sur eux l’attention du monde savant.

À l’époque où les fouilles commencèrent, il n’était rien resté debout de la vieille Ostie que les quatre murs d’un temple qu’on appelait, je ne sais pourquoi, le temple de Jupiter, et qui devait être l’un des plus importans de la ville. Ce temple avait été sauvé de la destruction par sa hauteur ; il était bâti au-dessus d’un vaste soubassement qui formait une sorte d’étage inférieur presque aussi haut que le temple lui-même. Les décombres des maisons voisines ayant recouvert tout cet étage, la porte du monument s’était trouvée de niveau avec le nouveau sol, et, la fortune aidant, les quatre murs avaient tenu bon. C’était donc le seul édifice qui eût survécu à la ruine commune, et de tous les côtés de l’immense plaine il attirait sur lui les regards. Du temps de Pie VII, on avait commencé les fouilles de ce côté et dégagé les environs du temple. M. Visconti voulut procéder d’une autre façon et suivre une marche plus régulière. Au lieu de s’établir du premier coup, comme l’avait fait Petrini, au cœur de la ville qu’il voulait découvrir, il l’attaqua, pour ainsi dire, du dehors et il essaya d’y entrer par la porte. Il se souvint qu’on avait trouvé à un certain endroit un assez grand nombre d’inscriptions funéraires, et supposa que cet endroit devait être voisin d’une voie publique. À Ostie, comme partout, les sépultures étaient placées des deux côtés des grands chemins, et l’on n’arrivait à la demeure des vivans qu’après avoir traversé celle des morts. Ces suppositions se trouvèrent justes, et en creusant autour des tombes on ne tarda pas à découvrir les larges dalles de la via Ostiensis. On était sûr dès lors de ne plus se tromper, et l’on n’avait qu’à marcher devant soi pour arriver à la porte de la ville.

La voie a été déblayée sur une assez grande étendue. Elle se compose d’une chaussée de 5 mètres de largeur, avec de spacieux trottoirs, et deux rangées de tombes. Ces tombes, moins belles en général que celles de Pompéi, sont aussi plus mêlées. A côté de columbaria très simples, qui renferment des affranchis ou des pauvres, se trouve la sépulture d’un chevalier romain assez vaniteux, qui s’y est fait représenter avec les insignes de sa dignité et des génies qui lui tendent des couronnes : un chevalier devait être à Ostie un grand personnage. On rencontre ensuite les restes d’un assez vaste local, divisé en un grand nombre de petites chambres, qui servait, selon les uns, de corps de garde, selon les autres, d’hôtellerie. De là, on arrive à l’une des portes de la ville, dont le seuil est encore à sa place, et l’on entre dans Ostie. Le quartier où l’on débouche est assez misérable, comme le sont d’ordinaire les extrémités des grandes villes, surtout des villes de commerce, où tant de pauvres gens s’entassent[10]. La principale rue est bordée de maisons qui paraissent petites et pauvres, et on la voit bientôt se diviser en deux rues plus étroites qui conduisaient dans deux directions contraires. M. Visconti hésita à s’engager dans ces ruelles, où il craignait de ne pas faire de découvertes importantes, et, de ce côté, il ne poussa pas les fouilles plus loin. Mais il avait en même temps abordé la ville par une autre de ses extrémités, vers l’endroit où elle touchait à la mer. Là, il eut la chance de tomber sur un quartier riche; il y trouva des débris de monumens publics, des bains et de belles maisons. Une surtout, plus somptueuse et mieux conservée que les autres, occupe un vaste espace, ou, comme disaient les Romains, une île entière, enfermée entre quatre rues. La principale entrée était ornée de deux colonnes de cipolin qu’on a relevées sur leur base ; la maison est tout à fait construite comme celles de Pompéi, mais les pièces dont elle se compose sont plus nombreuses et plus grandes, aussi a-t-on soupçonné qu’elle ne servait pas à loger un simple particulier; et, comme on savait que l’empereur Antonin s’était fait bâtir une belle habitation à Ostie, on s’est empressé d’affirmer qu’on venait de retrouver son palais. C’est une pure hypothèse, qui ne paraît guère vraisemblable, et il est bien plus naturel de croire que la maison appartenait à quelqu’un de ces riches négocians ou de ces grands banquiers qui ne manquent pas dans une ville de commerce.

On trouve dans d’autres quartiers encore, où l’on a fait des fouilles, les traces manifestes de l’importance et de la prospérité d’Ostie. Ce temple de Jupiter dont je viens de parler est aujourd’hui entièrement dégagé, et quand on l’a eu débarrassé des ruines qui en recouvraient la base, il a paru dans toute sa splendeur. Il se composait, comme la plupart de nos églises du moyen âge, de deux édifices superposés; celui du dessous servait de réserve et de magasin au temple lui-même. Le fronton était soutenu par six colonnes corinthiennes dont il ne reste que d’informes débris ; mais on possède encore quelques-unes des sculptures élégantes qui ornaient la frise, et le temps a respecté le seuil de la porte qui est formé d’un bloc admirable de marbre africain, long de 4 mètres[11]. Par là nous pouvons juger de la magnificence du reste. Du temple part une rue droite qui se dirige vers le Tibre, c’est-à-dire vers le centre du mouvement et des affaires. Elle était, comme notre rue de Rivoli, bordée de portiques des deux côtés. Les piliers de brique qui les soutenaient sont restés à leur place; on y remet aisément par la pensée la foule de promeneurs de tous les pays qui venaient s’y abriter aux heures chaudes du jour. Cette rue, avec les portiques, a 15 mètres de largeur; c’est la plus grande des voies romaines qu’on ait encore découvertes, et il n’y a rien à Pompéi qui en donne l’idée.

On en était là des travaux lorsque en 1870 Rome changea de gouvernement. Les fouilles d’Ostie ne furent pas interrompues; on se contenta d’en confier la direction à M. Pietro Rosa, connu du public par les découvertes qu’il venait de faire au Palatin. M. Rosa, qui est un esprit inventif et plein de ressources, eut dès le premier jour une idée heureuse et qui devait être féconde. Il ne tenait guère à continuer les travaux de M. Visconti, qu’il remplaçait; il voulait tenter des voies nouvelles et diriger les fouilles d’un autre côté. Il se dit qu’Ostie, étant une des grandes villes de commerce de l’empire, qui recevait des marchandises de tous les pays du monde, possédait certainement des magasins pour les remiser, et que, si l’on consultait les usages ordinaires et les données du bon sens, ces magasins devaient être situés le long du Tibre. C’est là qu’il les chercha, et il ne tarda pas à les trouver. Le Tibre forme en cet endroit un demi-cercle, autour duquel la ville est construite. Il n’a pas de quais, et l’eau vient battre les murs des maisons. Il faut donc admettre qu’au moins dans la vieille Ostie, avant les travaux de Claude et de Trajan, ce n’était pas, comme il arrive aujourd’hui, sur le rivage que les navires débarquaient leur cargaison ; ils les déposaient directement dans les maisons qui bordent le fleuve et qui sont percées de larges ouvertures par où elles étaient introduites. Quelques-unes de ces maisons s’appuient sur de solides piliers qui avancent dans le fleuve, en sorte que les barques entraient dans la cave et que le propriétaire pouvait les charger et les décharger à son aise et chez lui, sans courir le risque d’être volé. Les vastes magasins voûtés qui recevaient les marchandises existent encore; en y retrouve ces grandes amphores, à moitié enterrées dans le sol, oïl l’on déposait le blé et l’huile. Elles ont beaucoup servi, et quelques-unes portent la trace des réparations qu’on j a faites. Toutes ces maisons s’ouvrent sur une rue qui devait être très fréquentée et fort brillante du temps de la prospérité d’Ostie. Elle est parallèle au fleuve, avec lequel des ruelles ou plutôt de petits passages la mettent en communication. L’un de ces passages est fermé par une porte d’un aspect monumental, qui prouve que même dans ces quartiers de commerce on avait un certain goût d’élégance, et qu’on y mêlait le sentiment des arts au souci des affaires. La rue des Docks, comme on pourrait l’appeler, a été dégagée dans une grande partie de sa longueur, et l’on peut la suivre aujourd’hui pendant plus d’un kilomètre.


IV.

Tandis qu’on parcourt cette longue rue et qu’on chemine entre ces deux rangées de magasins interrompus de temps en temps par quelques points de vue sur le Tibre, on se trouve transporté dans un monde d’industrie et de commerce, qui nous montre l’antiquité sous un jour nouveau. Les historiens anciens ne nous parlent guère des conditions économiques des sociétés de leur temps ; ils ne paraissaient pas se douter qu’on serait un jour curieux de savoir comment ces sociétés se procuraient leur subsistance, de quelle façon elles échangeaient leurs marchandises avec celles de leurs voisins, d’où leur venaient les objets nécessaires ou agréables à la vie. Ces détails leur semblent trop bas, et, comme ils se plaisent à ne nous faire voir leur époque que par ses côtés les plus nobles, ils n’y descendent pas volontiers. C’est à Ostie surtout que toutes ces questions se posent; c’est là aussi qu’il est le plus aisé de les résoudre. La vue de ses ruines, les souvenirs de son histoire peuvent nous donner à ce sujet plus d’un renseignement utile.

La tradition rapportait la fondation d’Ostie à un roi de Rome, Ancus Martius : «C’est lui, dit le vieux poète Ennius, qui bâtit ce port pour les beaux navires et les matelots qui cherchent leur vie sur les flots. » Quand Rome fut devenue maîtresse du monde, les sages, qui s’occupaient de découvrir les raisons qui l’avaient rendue si puissante, félicitaient Romulus de n’avoir pas placé sa ville sur les bords de la mer. Cicéron, après les philosophes grecs, énumère tous les dangers auxquels les villes maritimes sont exposées. Il nous dit que chez elles rien n’annonce les surprises de l’ennemi, qui peut aborder sur le rivage, et pénétrer dans leurs murs sans que personne ait soupçonné son approche, il ajoute qu’elles sont plus accessibles aux influences du dehors et sans défense contre la corruption des mœurs étrangères. « Les peuples qui les habitent ne s’attachent pas à leurs foyers; une continuelle mobilité de désirs et d’espérances les emporte loin de la patrie, et lors même qu’ils ne changent pas réellement de place, leur esprit toujours aventureux voyage et court le monde. » C’est ce qui a perdu Corinthe et les belles îles de la Grèce, « qui, au milieu de cette ceinture de flots, semblent nager encore avec les institutions et les mœurs de leurs mobiles cités. » Cicéron en conclut que Romulus a fait preuve d’une rare sagacité en s’établissant dans l’intérieur des terres et pourtant à proximité d’un fleuve qui pouvait lui apporter les marchandises des pays voisins. Il est très douteux que le fondateur de Rome ait fait tous les beaux raisonnemens qu’on lui prête; mais il est sûr que la nouvelle ville s’applaudit beaucoup de n’être pas trop éloignée de la mer, et qu’elle chercha très vite à se servir pour sa fortune de ce voisinage avantageux. Les citoyens qui l’habitaient étaient animés de passions qui semblent d’abord incompatibles. On ne les montre ordinairement que sous un de leurs aspects, le plus beau et le plus brillant; ils en ont deux tout à fait contraires. C’étaient des soldats, des conquérans, auxquels la tradition ne donne plus que des attitudes héroïques ; mais dans ces demi-dieux il y avait des négocians et des usuriers. Ils étaient avides autant que braves, ils aimaient la gloire, mais ils tenaient beaucoup aussi à l’argent. Ils savaient très bien calculer, et, sous des dehors dédaigneux, ils se gardaient bien de négliger les beaux profits qu’on tire du commerce. C’est pour les satisfaire qu’Ancus Martius fonda le port d’Ostie, à l’endroit où le Tibre se jette dans la mer.

Un roi de Rome, à cette époque, n’était pas assez riche pour entreprendre loin de chez lui des travaux coûteux. On lui attribue la fondation d’un arsenal (navale), mais il est probable qu’il ne construisit ni bassins, ni jetées; au moins n’en a-t-on trouvé aucune trace. L’embouchure même du fleuve formait le port, et l’on ne se donna pas grand’peine pour le rendre plus commode et plus sûr. Tel qu’il était, il servit pendant toute la république. Dans son enceinte étroite et peu profonde, il abritait non-seulement les navires de commerce, mais les vaisseaux de l’état : Tite-Live nous apprend que plusieurs escadres partirent d’Ostie, pendant les guerres puniques, pour aller attaquer les flottes de Carthage. Il n’était pourtant pas possible qu’on se contentât toujours du vieux port d’Ancus Martius; outre qu’il dut devenir insuffisant quand le commerce de Rome s’accrut avec sa puissance, le Tibre ne tarda pas à en ensabler les abords. Le fleuve jaune, comme on l’appelait, entraîne avec lui de grandes quantités de limon : M. Lanciani a calculé qu’à son embouchure le rivage s’avance dans la mer de 3 mètres tous les ans. L’entrée du port devint donc tous les jours plus difficile, et vers la fin de la république les grands navires n’y pouvaient presque plus aborder.

C’était pourtant l’époque où Rome avait le plus besoin d’attirer à elle, pour sa subsistance, les navires du monde entier. Comment la campagne romaine, ce pays d’abord si riche et si bien cultivé, arriva-t-il si vite à ne pouvoir plus nourrir ses habitans? Pline l’ancien en accuse surtout l’extension de la grande propriété, latifundia perdidere Italiam. Dans ces vastes domaines, qui avaient absorbé l’héritage de tant de pauvres familles, les parcs, les jardins, les portiques et les promenades tenaient beaucoup de place : c’était autant d’enlevé à l’agriculture. Dans le reste, les maîtres étaient partout entraînés à remplacer le blé par les pâturages, qui sont d’un revenu plus sûr et d’un entretien plus commode. M. Mommsen ajoute que la concurrence étrangère découragea les agriculteurs romains, et que lorsqu’ils virent les marchands de la Sicile et de l’Egypte apporter en abondance et à bas prix le blé de leur pays, ils cessèrent de le cultiver chez eux. Dès lors Rome, la puissante Rome fut à la merci de ses voisins; elle ne subsista plus que des produits du dehors que la mer lui apportait à travers mille dangers, a Tous les jours, dit Tacite dans son énergique langage, la vie da peuple romain est le jouet des flots et des tempêtes. » En même temps, et comme pour rendre le mal sans remède, les chefs de la démocratie, arrivés enfin au pouvoir, payèrent au peuple leur bienvenue par une libéralité dont les conséquences devaient être fatales à la république. G. Gracchus fit décider que l’état se chargerait désormais de nourrir en partie les citoyens pauvres. On leur distribuait des bons de blé (tesserœ frumentariœ) qui leur permettaient de l’avoir à moitié prix. Comme il est naturel qu’on ne s’arrête pas aux demi-mesures, quelque temps après les Gracques, un autre démagogue imagina de le donner pour rien. Moins on payait, plus augmentait le nombre de ceux qui voulaient jouir de cette faveur : on en comptait 320, 000 quand César s’empara de l’autorité. Tout populaire qu’il voulait être, il trouva qu’il y en avait beaucoup trop, et réduisit le chiffre à 150, 000 ; ce qui est déjà bien honnête. On dit qu’Auguste voulut aller plus loin, et qu’il eut un moment la pensée de ne plus rien donner à personne. Suétone rapporte qu’à la suite d’une famine où l’on chassa de Rome les troupes d’esclaves à vendre, les bandes de gladiateurs et tous les étrangers, à l’exception des professeurs et des médecins, l’empereur songea à supprimer entièrement les distributions gratuites. Il voyait bien qu’elles encourageaient la paresse et faisaient déserter les champs. Il les conserva pourtant, car il craignait, dit son historien, que, s’il les supprimait, quelque ambitieux ne s’attirât la faveur du peuple en promettant de les rétablir. Il finit même par se montrer moins rigoureux que César, et, à sa mort, 200, 000 citoyens recevaient le blé de l’état[12]. C’était beaucoup si l’on songe qu’à Paris 113, 000 personnes seulement sont inscrites sur les listes de l’Assistance publique, que la population de Rome, d’après les calculs les plus favorables, était inférieure d’un bon tiers à celle de Paris, et qu’une grande partie de cette population se composait d’esclaves qui devaient être nourris par leurs maîtres. Nous en devrions conclure qu’il y avait un nombre très considérable de pauvres à Rome, s’il n’était plus naturel de penser que beaucoup de ceux qui venaient recevoir l’aumône du prince n’étaient pas des pauvres véritables, mais de petits bourgeois qui étaient fort satisfaits de toucher ce supplément de revenu qui les faisait vivre plus à l’aise. Ils n’y mettaient aucune honte; au contraire, ils paraissaient en être fiers : comme ces libéralités ne se donnaient qu’aux gens qui jouissaient du droit de cité, on en voit qui mettent sur leur épitaphe « qu’ils ont eu part aux distributions de blé, » pour établir qu’ils sont citoyens.

Dès lors l’approvisionnement de leur capitale devint le plus grand souci des empereurs. Le peuple romain, si soumis, si complaisant, si prêt à flatter tous les caprices de ses maîtres, ne se fâchait plus que lorsqu’il craignait de voir sa ration de blé diminuée. Au moindre retard qu’éprouvaient les distributions, qui devaient se faire tous les mois, cette populace, qui d’ordinaire acceptait tout sans se plaindre, s’ameutait devant le palais, ou, en l’absence du prince, allait piller la maison et briser les meubles du préfet de Rome. Quand le bruit se répandait que le pain pourrait manquer, il courait par la ville de ces frayeurs insensées comme on en a vu chez nous dans les plus mauvais jours de notre révolution, et qui disposaient la foule à tous les excès. Les empereurs n’avaient rien néglige pour prévenir ces craintes; ils encourageaient par toute sorte de privilèges les marchands de tous les pays à porter leur blé en Italie. Claude assura de grands avantages à ceux qui construisaient des vaisseaux dans cette intention; il augmenta leurs bénéfices et leur promit de les indemniser de leurs pertes. Tous ceux qui, de quelque manière, étaient employés dans l’administration des subsistances de Rome (Annona) furent exemptés de tout autre service : « ils travaillent, disait la loi, dans l’intérêt public. » Cette administration fut l’objet de tant de distinctions et de faveurs de la part du gouvernement qu’on finit par la respecter beaucoup dans les provinces; on avait partout le sentiment de son importance et, comme elle se proposait de faire vivre « la ville sacrée, » on l’appelait quelquefois Annona sancta. Les céréales arrivaient en Italie de toutes les contrées du monde, mais c’était l’Égypte qui fournissait la plus grande partie, plus de la moitié, de ce qui se consommait à Rome. Cette énorme quantité de blé, recueillie dans le pays par les employés de l’annone, était envoyée en Italie sur une flottille particulière, au moment qu’on jugeait le plus favorable. Mais, comme en Égypte la récolte dépend de l’inondation du Nil et n’est pas toujours de la même abondance. Commode eut l’idée de s’assurer contre ce hasard fâcheux en créant une flotte nouvelle qui s’en allait tous les ans à Carthage chercher les blés de l’Afrique; on mettait ainsi à contribution les deux pays les plus fertiles du monde. Ce n’était pourtant pas assez encore; l’Égypte et l’Afrique pouvaient être frappées ensemble de la même stérilité; il fallait prendre des précautions contre une disette générale et mettre Rome à l’abri d’une famine qui atteindrait le monde entier. Pour y parvenir, on bâtit d’immenses greniers qu’on remplissait dans les temps d’abondance en prévision des mauvaises années. Les princes prudens avaient soin de les tenir toujours pleins; ils contenaient, nous dit-on, de quoi faire vivre pendant sept ans toute la populace de Rome : il n’en fallait pas moins pour rassurer cette foule si facilement effrayée, et qui avait tant peur de mourir de faim.

Ce qui explique cette frayeur qu’éprouvait le peuple, c’est que la plus grande partie du blé qui approvisionnait Rome n’y pouvait venir que par mer; or la mer épouvantait les Romains. Ces vaillans soldats ne furent pas en même temps des navigateurs intrépides, comme les Grecs. Ils étaient portés à s’exagérer les périls de l’élément perfide; ils tremblaient toujours pour le sort de ces vaisseaux précieux qui portaient leur subsistance et qui avaient la mer à traverser. Aussi était-ce tous les ans un événement que l’apparition de la flotte d’Égypte en vue des côtes d’Italie. Sénèque raconte que, lorsqu’on apercevait, à Pouzzoles, ces vaisseaux légers qu’on appelait « les messagers, » qui précédaient et annonçaient les autres, la Campanie était en joie. La foule se pressait sur les jetées du port, et l’on cherchait à distinguer dans la profondeur de la mer, au milieu de la multitude des navires, ceux d’Alexandrie, qu’on reconnaissait à l’originalité de leurs voiles. C’était beaucoup d’avoir traversé la Méditerranée et d’être arrivé d’Egypte à Pouzzoles; mais le voyage n’était pas pourtant achevé : il fallait aller, en longeant le rivage, de Pouzzoles à Ostie, ce qui présentait beaucoup de danger, et, même quand on était en face du Tibre et en vue d’Ostie, tout n’était pas fini. L’entrée du fleuve était si difficile, la côte si mauvaise et si changeante que plus d’un navire venait misérablement y échouer. N’avait-on pas vu un jour deux cents vaisseaux à la fois périr dans le port même, où ils n’étaient pas protégés contre la tempête ?

Ce dernier péril au moins, on pouvait le conjurer. Il suffisait de construire à Ostie un port plus sûr, où les navires aborderaient aisément et n’auraient rien à craindre des orages. César avait, dit-on, songé à le faire, mais la mort l’en empêcha, et ce projet fut abandonné pendant plus d’un siècle après lui. Ce fut Claude, l’imbécile Claude, qui eut l’honneur de l’exécuter. Ce pauvre prince, que ses malheurs domestiques ont rendu ridicule et dont la tête n’était pas très saine, avait pourtant le goût des travaux utiles. Son zèle ici fut stimulé par un danger personnel qu’il avait couru au commencement de son règne. Quand il arriva à l’empire, Rome souffrait cruellement d’une famine dont on accusait son prédécesseur d’être la cause. Caligula, qui était, lui, tout à fait fou, avait eu la fantaisie de se promener à cheval sur le golfe de Naples. Pour le satisfaire, on avait réuni en grande hâte tout ce qui se trouvait de vaisseaux et de barques dans les ports d’Italie; puis, en les attachant ensemble, on en avait fait un large pont qui allait de Pouzzoles à Bauli, avec des auberges sur la route pour se divertir, et l’empereur s’était passé son caprice. Mais les vaisseaux employés aux plaisirs de César n’avaient pas pu aller chercher dans le temps favorable les blés de l’Egypte et de l’Afrique, et Rome manquait de pain. Le peuple, dans sa colère, s’en était pris à Claude, qui n’était pas coupable, et on avait failli lui faire payer les folies de son prédécesseur. Assailli au milieu du Forum, insulté, battu, il ne s’était sauvé des mains de ces forcenés que grâce à une porte dérobée qui s’était trouvée ouverte et qui lui permit de rentrer au Palatin. Claude eut grand’peur ce jour-là. Pour n’être plus expose à des séditions de ce genre et rendre l’arrivée des blés plus facile, il résolut de rebâtir le port d’Ostie. On raconte que les ingénieurs, contrairement à leurs habitudes, exagérèrent les dépenses de l’entreprise pour l’en détourner; mais il tint bon contre tout le monde, ce qui n’était guère son usage, et, de peur que les travaux ne fussent conduits avec négligence, il prit le parti de les surveiller lui-même. Pendant tout le temps qu’ils durèrent, il fit de nombreux séjours à Ostie. Il s’y trouvait le jour où il prit fantaisie à sa femme Messaline, lui vivant et régnant, de se marier en grande cérémonie avec son amant Silius. Tacite rapporte que le lendemain des noces, tandis qu’elle se livrait avec ses amis à une sorte d’orgie ou de bacchanale furieuse, l’un d’eux, dans une saillie de débauche, monta sur un arbre élevé, et que, comme on lui demanda ce qu’il voyait, il répondit qu’un affreux orage arrivait d’Ostie. C’était le mari qui, prévenu un peu tard, venait troubler la fête.

Le-port de Claude existe encore; seulement, grâce au progrès de l’ensablement, il se trouve aujourd’hui au milieu des terres, mais on peut en distinguer la forme et en mesurer l’étendue. On l’avait creusé à quelque distance de l’ancienne Ostie, au-dessus de l’embouchure du Tibre, peut-être dans la pensée de le préserver des sables. Il était formé, à droite et à gauche, par deux jetées solides, « semblables, dit Juvénal, à deux bras qui s’avancent dans la mer. » En face des jetées, on avait coulé, en le remplissant de pierres, l’énorme vaisseau sur lequel on venait de rapporter un des plus grands obélisques de l’Egypte. C’était devenu une sorte d’îlot, qui protégeait le port contre les vagues et ne laissait des deux côtés, pour y pénétrer, qu’une passe garnie de chaînes de fer. Sur cette petite île, on éleva un phare, c’est-à-dire une tour à plusieurs étages, ornée de colonnes et de pilastres comme celle qui servait à éclairer le port d’Alexandrie. A la lueur des feux que le phare projetait sur les eaux, les navires pouvaient se diriger pendant la nuit et pénétrer dans le port à toutes les heures et par tous les temps.

Quoique le port de Claude mesurât, selon M. Texier, 70 hectares de surface, il fut bientôt trop étroit, et l’on éprouva, sous Trajan, le besoin de l’agrandir. Ce prince infatigable, qui remplit le monde d’édifices de toute sorte, surtout de monumens utiles, s’était fort préoccupé des constructions maritimes. Il avait réparé le port d’Ancône et fondé celui de Centumcellœ (Civita-Vecchia). A Ostie, au lieu de se contenter d’étendre le port de Claude, il en fit creuser un nouveau, qui, comme l’autre, est encore visible au milieu des terres, et dont on distingue aisément la forme et les contours aux ondulations du sol. C’était un bassin hexagone de près de 40 hectares, bordé de tous les côtés par un quai de 12 mètres, avec des bornes de granit qui devaient servir à amarrer les navires et qui sont encore à leur place. Le nouveau port faisait suite à l’ancien, auquel il se reliait par un canal de 118 mètres de largeur. Pour le mettre en communication avec le Tibre, et par le Tibre avec Rome, on creusa un autre canal (fossa Trajana), qui est devenu avec le temps un nouveau bras du fleuve, le seul qui soit aujourd’hui navigable et qu’on appelle le Fiumicino. Les navires entraient donc dans le port de Claude et passaient de là dans celui de Trajan, qui formait une sorte de bassin intérieur. Là, s’ils étaient trop grands pour naviguer sur le Tibre, on les déchargeait de leurs marchandises, qu’on transportait sur des barques plus petites. Une peinture curieuse, découverte à Ostie même, dans le tombeau d’un riche patron de navire, nous montre comment s’accomplissait cette opération. Cette peinture représente une de ces barques qui servaient à la navigation du Tibre et qu’on appelait naves caudicariœ. Chacune d’elles, comme les vaisseaux d’aujourd’hui, avait son nom par lequel on la désignait et qu’on inscrivait en noir ou en rouge sur quelque endroit apparent. Celle-ci avait reçu le nom d’une divinité auquel on ajoutait, de peur de confusion, celui de son propriétaire : on l’appelait l’Isis de Geminius (Isis Geminiana). Sur la poupe, au-dessus d’une petite cabine, le pilote Pharnaces tient le gouvernail. Vers le milieu, le capitaine Abascantus surveille les travailleurs. Du rivage, des portefaix, courbés sous le poids d’un sac de blé, se dirigent vers une petite planche qui joint la barque à la terre. L’un d’eux est déjà arrivé et verse le contenu de son sac dans une sorte de grande mesure (modius), tandis qu’en face de lui le mensor frumentarius, chargé des intérêts de l’administration, s’occupe à voir que la mesure soit bien pleine et tient les bords du sac pour que rien ne se perde. Un peu plus loin un autre portefaix, dont le sac est vide, s’est assis et se repose, et toute sa physionomie respire un air de satisfaction qu’explique le mot que le peintre a écrit au-dessus de sa tête : «J’ai fini, feci. » C’est une scène d’une vérité saisissante, comme on en voit tous les jours dans nos ports de mer. — La barque ainsi chargée se dirigeait par la fossa Trajana vers le Tibre et suivait le fleuve jusqu’à Rome.

Auprès des nouveaux ports, une ville nouvelle se forma. On l’appelait, du nom de son fondateur, Portus Trajani, ou simplement Portus (aujourd’hui Porto). Elle devait être habitée surtout par des négocians et des employés de l’annone : en réalité, ce n’était qu’un faubourg de la vieille Ostie, quoiqu’on paraisse quelquefois l’en distinguer. Autour des bassins, Trajan fît construire de vastes magasins, des entrepôts, un forum, des portiques, dont on a retrouvé les restes, et dans le terrain qui séparait son port de celui de Claude il se bâtit à lui-même un magnifique palais. Ce palais serait sans doute l’une des ruines les plus curieuses de l’antiquité romaine, s’il avait été déblayé d’une manière intelligente; mais il est aujourd’hui à peu près inabordable. M. Texier a raconté, dans un article intéressant[13], de quelle manière il fut découvert. Un ouvrier, qui poursuivait un blaireau, le voyant entrer dans un trou, y avait introduit un bâton pour l’atteindre ; il s’aperçut bientôt que le trou s’agrandissait aisément, et, quand il eut écarté quelques grosses pierres, il vit que l’ouverture donnait accès dans une grande salle. M. Texier, qu’on avertit, y entra le premier et y fut témoin d’un beau spectacle : tandis que ce premier rayon du jour, pénétrant dans des profondeurs où l’ombre régnait depuis des siècles, faisait frissonner tout un monde d’insectes qui en avaient fait leur résidence, il éclairait les lianes et les stalactites qui pendaient à la voûte, et les petites mares d’eau qui brillaient dans les fonds. De cette salle on arrivait dans une autre, qui était suivie d’autres encore. Il y en avait tant, nous dit M. Texier, et elles étaient si vastes, que, pour se reconnaître dans cette obscurité, on fut obligé de se diriger à la boussole, comme dans une forêt vierge. Depuis cette époque, des fouilles ont été exécutées dans le palais de Trajan par l’ordre du prince Torlonia, auquel appartient tout le pays ; malheureusement ce n’était pas dans un intérêt scientifique. Comme on ne cherchait que des objets d’art pour enrichir le musée de la Longara, on a fouillé avec beaucoup de hâte et de secret. La récolte faite, on s’est hâté, selon l’antique usage, de recouvrir tout ce qu’on avait mis au jour. M. Lanciani, à qui on a permis, par grande faveur, d’entrevoir ces belles ruines, n’a pas eu même le loisir d’en lever le plan. Il nous parle de bains, de temples, de salles splendides, d’un petit théâtre, parfaitement visible, où Trajan venait sans doute se délasser au spectacle des pantomimes, qu’on lui reprochait de trop aimer ; enfin d’un portique immense dont les colonnes, qui étaient encore à leur place, ont fait donner au palais entier, dans le pays, le nom de Palazzo delle cento colonne. Ces débris étaient si beaux qu’ils arrachaient des cris d’admiration au paysan grossier qui conduisait M. Lanciani. Après avoir échappé aux barbares du moyen âge et aux amateurs de la renaissance, plus terribles souvent que les barbares, ils ont achevé de périr obscurément de nos jours, par l’ordre d’un grand seigneur, maladroitement épris d’antiquités ; Quod non fecerunt barbari, fecerunt Barberini.

Ce n’était pas seulement le palais de l’empereur qui étalait tant de magnificence ; nous savons que la ville elle-même était riche et somptueuse. C’est ce que montrent assez les belles colonnes, les marbres précieux, les admirables statues qu’on y a trouvés. Tout devait y être en abondance. Tacite raconte qu’après l’incendie de Rome, sous Néron, on construisit en toute hâte, au Champ de Mars et dans les jardins publics, des abris provisoires pour la foule des gens qui n’avaient plus d’asile. Il fallut au plus vite les garnir de meubles : on les fit venir d’Ostie. Il y en avait donc beaucoup plus que pour l’usage des habitans. Les inscriptions nous apprennent que nulle part les corporations n’ont été si nombreuses. Tout le commerce s’y divisait en corps de métiers qui avaient leur lieu de réunion, leur trésor, leurs magistrats. Naturellement, il s’y était fait de très grandes fortunes, et quelques-uns de ces heureux négocians ont tenu à laisser d’eux-mêmes d’importans souvenirs. Comme il arrive d’ordinaire, après avoir conquis la richesse, ils voulaient obtenir la considération et se montraient fabuleusement généreux pour l’embellissement de leur ville ou les plaisirs de leurs concitoyens. Tel fut ce Lucilius Gamala, qui vivait probablement sous les Antonins, et dont quelques inscriptions nous rapportent les libéralités[14]. Il était d’une famille ancienne, et ses ancêtres, pendant plusieurs générations, avaient occupé à Ostie les fonctions les plus honorables. Aussi l’avait-on fait décurion, c’est-à-dire conseiller municipal, dès le berceau. Il devint plus tard pontife, questeur, édile, duumvir, enfin tout ce qu’on pouvait être dans une colonie romaine. Après sa mort, on lui décerna des funérailles publiques et on lui dressa des statues ; mais aussi de combien de bienfaits n’avait-il pas payé d’avance les honneurs dont on le comblait! La liste, qui sans doute n’est pas complète, en est vraiment incroyable; il avait donné des jeux publics, des combats de gladiateurs plus beaux et plus coûteux qu’il n’était d’usage de le faire, sans vouloir accepter la somme d’argent que la ville accordait au magistrat pour l’aider dans ses dépenses. Il avait offert deux fois à dîner à tous les habitans d’Ostie, et une fois même il les avait traités dans deux cent dix-sept salles à manger[15] ; il avait pavé à ses frais une rue, voisine du Forum, dans l’espace qui s’étendait entre deux arcs de triomphe ; il avait réparé le temple de Vulcain, celui du Tibre, celui des Castors, reconstruit celui de Vénus, de la Fortune, de Cérès et de l’Espérance; il avait fait cadeau de poids publics dans le marché et la halle aux vins, élevé un tribunal de marbre sur le Forum; il avait bâti tout un arsenal et reconstruit les thermes d’Antonin détruits par un incendie. Enfin, comme la ville, qui s’était engagée à fournir une somme considérable au trésor de l’état, dans un moment de détresse, avait peine à tenir ses engagemens et qu’elle était forcée de vendre les propriétés communales, Gamala vint à son aide et lui donna d’un seul coup 3 millions de sesterces (600, 000 francs). Quelle immense fortune supposent ces libéralités ! Voilà les personnages qui habitaient les belles maisons qu’on découvre à Ostie ; on n’a pas de peine à comprendre qu’ils les aient bâties avec tant de magnificence et remplies de si beaux ouvrages.


V.

Une particularité qui frappe tous ceux qui s’occupent des antiquités d’Ostie, c’est le grand nombre de temples et de sanctuaires de toute sorte qu’on y avait construits. Les historiens et les inscriptions en mentionnent beaucoup, et quelques-uns ont été retrouvés dans les fouilles de ces derniers temps. Évidemment Ostie devait être une ville dévote. Elle possédait un culte local, celui de Vulcain, auquel elle paraît très attachée. Les pontifes de Vulcain sont chez elle les chefs de la religion : ils surveillent les autres cultes et donnent aux particuliers qui le souhaitent la permission d’élever des monumens dans les édifices sacrés. Mais Vulcain n’est pas le seul dieu qui soit fêté à Ostie, on prie aussi très dévotement les autres, surtout la Fortune et l’Espérance, véritables divinités des négocians. Castor et Pollux, protecteurs des gens de mer, Cérés, qui devait compter beaucoup d’adorateurs dans une ville enrichie par le commerce du blé. Les étrangers, qui formaient une bonne partie de la population, avaient naturellement amené leurs divinités avec eux, et elles jouissaient d’un très grand crédit. Comme les relations avec l’Égypte étaient très fréquentes, on avait élevé des autels et des statues à Isis et à Sérapis. Le culte asiatique de la Mère des dieux était aussi en grande estime, et les habitans d’Ostie avaient eu le spectacle d’un de ces sacrifices solennels qu’on appelait des Tauroboles, dans lesquels un personnage important de la ville, placé dans une sorte de cave dont le plafond était percé de trous nombreux, se faisait arroser du sang d’un taureau immolé au-dessus de lui, qui devait le purifier de ses fautes et assurer le salut de sa famille et de sa cité. Nous avons encore l’inscription destinée à conserver le souvenir de cette fête religieuse. Une des plus curieuses découvertes qu’aient amenées les dernières fouilles est celle du temple de la Mère des dieux, à côté duquel on a retrouvé la salle de réunion de la corporation religieuse des Dendrophores. Mithra, le soleil invincible, le dieu insaisissable (deus indeprehensibilis), comme l’appelle un de ses adorateurs d’Ostie, y était aussi l’objet de beaucoup d’hommages. On sait que ce culte, qui excitait la piété par ses associations secrètes et ses sacrifices mystérieux, obtint une grande importance dans les dernières années de l’empire, et que toutes les forces vives du paganisme semblent s’être alors résumées en lui pour lutter contre la religion nouvelle. On a découvert à Ostie non-seulement des restes nombreux de monumens mithriaques, mais un temple consacré à la divinité persane. C’était une sorte de chapelle domestique située dans la belle maison dont j’ai parlé plus haut, qu’on appelle le palais impérial. Elle est divisée en trois parties, non pas par des colonnes, comme il arrive dans les basiliques chrétiennes, mais par des différences de niveau. Chacune d’elles était réservée sans doute à des fidèles d’un rang différent : cette sorte de classement était naturelle dans un culte où la hiérarchie avait tant d’importance. La chapelle devait être fort élégante, si l’on en juge par les marbres précieux dont elle est pavée. En face de la porte d’entrée se trouve l’autel, élevé de quatre marches au-dessus du sol, avec les deux génies qui représentent les deux équinoxes, l’un qui tient un flambeau droit, l’autre un flambeau renversé. Au-dessus de l’autel on avait placé, selon l’habitude, une image du jeune dieu, la tête couverte du bonnet phrygien et sacrifiant le taureau. On en a retrouvé quelques débris à terre. Une inscription nous apprend « que la décoration de l’autel a été faite aux frais de C. Cœlius Hermeros, prêtre de ce sanctuaire. »

Ostie semblait être un terrain tout préparé d’avance pour le christianisme. On sait que les pays les plus religieux sont ceux où il s’est établi le plus vite. Les ports de mer, les villes de passage et de commerce, où se réunissaient des gens de toutes les contrées, où s’élevaient des temples à tous les dieux, où les cultes de l’Orient comptaient le plus de fidèles, lui étaient particulièrement favorables; aussi est-il probable que ses progrès furent très rapides à Ostie. Il y posséda bientôt deux sièges épiscopaux, l’un à Ostie même, l’autre à Portus Trajani, qui fut illustré par saint Hippolyte. Aujourd’hui le christianisme d’Ostie reste attaché pour nous à deux souvenirs importans qu’il est impossible d’oublier quand on visite ces ruines, le prélude de l’Octavius et la mort de sainte Monique.

L’Octavius est le premier essai d’une apologie chrétienne, écrite par un Romain, dans la langue de Rome; c’est encore aujourd’hui l’un des ouvrages les plus intéressans qu’on puisse lire. L’auteur, Minutius Félix, était un avocat et un homme du monde, qui vivait sans doute dans une société élégante et devait s’y plaire. Il s’adresse à des lettrés, à des mondains, et veut s’en faire écouter; aussi se garde-t-il de présenter ses opinions sous une forme aride et dogmatique qui pouvait rebuter des indifférens ; il leur dorme un tour agréable et cherche à piquer la curiosité des lecteurs par une mise en scène dramatique. Son livre est un dialogue où il met aux prises non pas des théologiens qui dissertent, mais d’honnêtes gens qui s’entretiennent un jour de loisir. Il suppose qu’un de ses anciens amis, Octavius, chrétien comme lui, le vient voir après une longue absence, et que, pour être plus libres et s’appartenir davantage l’un à l’autre, ils quittent Rome pendant quelques jours, en compagnie d’un ami commun, Cœcilius, qui est resté païen. C’était pendant les fériés des vendanges, époque où, les tribunaux étant fermés, les avocats sont en vacances. Ils partent donc tous les trois pour Ostie, « site charmant, » où l’esprit jouit du repos et le corps retrouve la santé. Un matin qu’ils se dirigeaient vers la mer, « se livrant au plaisir de fouler le sable qui cédait sous leurs pas et d’aspirer cette brise légère qui rend la vigueur aux membres fatigués, » Cœcilius, le païen, ayant aperçu une statue de Sérapis, la salue, selon l’usage, en approchant sa main de sa bouche. Cet acte religieux blesse Octavius, qui ne peut s’empêcher de dire à l’autre chrétien : « C’est mal, mon frère, de laisser dans cette grossière erreur un ami fidèle. Lui permettrez-vous d’envoyer des baisers à des statues de pierre qui ne méritent pas cet honneur, toutes couvertes de couronnes et arrosées d’huile qu’elles sont? » Personne ne répond d’abord, et la promenade continue. Quand on a visité la plage d’Ostie, il est aisé de refaire par la pensée le chemin que les amis parcoururent ensemble. Ils suivirent sans doute cette longue rue qui longe le Tibre ou quelque rue parallèle, puis, arrivés à l’endroit où les maisons cessaient et où rien ne bornait la vue, ils jouirent de l’aspect de cet immense horizon. Ils marchaient sur le sable humide, le long du rivage, parmi les barques qu’on avait tirées sur le bord, à côté des enfans qui s’amusaient à faire rebondir des cailloux sur l’eau. Les deux chrétiens, dont l’âme est tranquille, se livrent entièrement au plaisir de ces spectacles, mais Cœcilius ne regarde rien ; il est muet, sombre, préoccupé; les quelques mots qu’il vient d’entendre le troublent, il veut qu’on s’explique, il demande à être éclairé. Alors tous les trois s’asseyent sur les grandes pierres qui protègent la jetée, et, en face de cette mer tranquille, sous ce soleil éclatant, ils commencent à s’entretenir ensemble de ces grandes questions qui agitaient le monde. — Est-ce bien un roman que Minutius nous raconte? Dans tous les cas, c’est un roman qui ressemble beaucoup à la vérité. Je ne doute guère que plus d’une conquête que le christianisme a faite au second siècle n’ait été amenée par des incidens semblables, que souvent un mot, jeté comme par hasard dans un moment favorable, ait ému une âme bien disposée et qu’elle ait achevé de se rendre après quelques entretiens comme ceux qui furent alors tenus sur le rivage d’Ostie et que Minutius a rapportés.

La mort de sainte Monique est l’autre grand souvenir chrétien que rappellent les ruines d’Ostie. Saint Augustin en a raconté les circonstances dans l’un des plus beaux passages de ses Confessions. Ramené, après des luttes terribles, à la foi de sa mère et de sa jeunesse, il venait de recevoir le baptême des mains de saint Ambroise. Comme il était résolu à rompre entièrement avec le monde et qu’il voulait quitter pour toujours cette chaire de rhétorique dont il était d’abord si fier, il avait annoncé aux Milanais « de chercher pour leurs enfans un autre vendeur de paroles. « Il s’en retournait en Afrique, avec sa mère, et il attendait à Ostie que le temps fût favorable pour la traversée. Il est probable qu’Augustin, qui était pauvre, s’était logé dans quelque médiocre hôtellerie, au milieu de la vieille ville. Il ne dit pas que de la maison qu’il habitait il eût la vue de la mer. Peut-être les riches étaient-ils les seuls qui pouvaient faire bâtir leur demeure dans les sites favorisés qui longent le rivage. Il nous parle seulement d’une fenêtre qui donnait sur un jardin paisible. C’est là qu’eut lieu cette scène mémorable, immortalisée par un grand peintre, et que n’oublieront jamais tous ceux qui ne peuvent se figurer, quoiqu’on leur dise, que ces préoccupations inquiètes de l’avenir ne soient que des curiosités inutiles. Placés près de cette fenêtre et le regard tourné vers le ciel, la mère et le fils, qui semblaient pressentir que leur séparation était prochaine, s’entretenaient ensemble de ces espérances de l’autre vie qui passionnaient alors tout le monde. Ils conversaient, dit saint Augustin, avec une ineffable douceur, oublieux du passé, penchés sur l’avenir et tendant les lèvres vers cette source immortelle où se rafraîchit l’âme fatiguée. Comme ils se séparaient par degrés des choses du corps, et qu’ils élevaient de plus en plus leurs pensées vers cette vie qui ne finit pas, à laquelle ils aspiraient sans la connaître ni la comprendre, « ils y touchèrent un moment par un bond du cœur. » Quelques jours après cet entretien, Monique mourut, et en mourait elle donna la dernière et la plus forte preuve du changement qu’avait accompli en elle l’ardeur de ses croyances. Son fils nous dit que, comme toutes les personnes de son temps et de son pays, elle avait été jusque-là très préoccupée de sa sépulture. Elle s’était préparé une tombe près de celle de son mari, et sa plus grande consolation était de penser que la mort la réunirait à celui dont elle avait été l’inséparable compagne pendant la vie. Elle y renonça pourtant d’elle-même quand elle se sentit mourir. « Vous ensevelirez votre mère ici, » dit-elle à ses enfans, et comme on lui demandait si elle ne redoutait pas de laisser son corps si loin de son pays, elle répondit : « Rien n’est loin de Dieu, et il n’est pas à craindre qu’à la fin des siècles il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter. » Augustin fit ce que sa mère demandait et il ensevelit la sainte femme dans une des églises d’Ostie.

Il faut aujourd’hui un violent effort d’imagination pour réveiller ces grands souvenirs sur cette plage muette. Tout y est si changé, tout y paraît si calme, si mort, qu’on a peine à se figurer l’époque où elle était animée par le mouvement de la vie et l’activité des affaires. Et pourtant cette solitude contenait une des villes les plus bruyantes du monde; des campagnes fertiles occupaient la place de ce désert. A l’endroit où l’on n’aperçoit plus que des sables arides, il y avait de beaux ombrages et des jardins qui produisaient des fruits délicieux. — On raconte que l’empereur Albin, qui passait pour un fin gourmet, faisait grand cas de melons d’Ostie. — Pline le Jeune a célébré la beauté de ce rivage où se pressaient des maisons de plaisance grandes comme des villes, riches comme des palais : c’est à peine aujourd’hui si l’on y trouve de loin en loin quelque misérable cabane. Il n’y a pas de nos jours un Romain qui consentît à séjourner une heure sur ces bords empestés après le coucher du soleil. Nous venons de voir dans l’Octavius qu’au second siècle on y venait de Rome chercher le repos et la santé. L’isola sacra, où paissent à peine quelques troupeaux de buffles, était un des plus beaux lieux du monde, si plein de verdure et de fleurs qu’on le regardait comme un des séjours préférés de Vénus. J’ai souvent entendu dire à Rome que cette antique prospérité pouvait revenir, qu’en cultivant mieux le pays on l’assainirait, qu’il serait aisé d’en chasser la fièvre, si l’on donnait un écoulement aux eaux qui croupissent, et qu’on arriverait à reconquérir ainsi tout un grand territoire inutile. Il me semble que cette ambition est de nature à tenter l’Italie. Les Italiens ont cette heureuse fortune, après tant d’autres, que pour s’étendre ils n’ont pas besoin d’attaquer leurs voisins et qu’ils peuvent faire des conquêtes sans sortir de chez eux. Ils ont bien raison de prétendre qu’ils n’ont pas encore racheté tout l’héritage paternel ; mais cette partie d’eux-mêmes dont ils n’ont pas repris possession, cette Italia irredenta qui les occupe et les passionne, elle est chez eux, dans leur pays, à leurs portes. Auprès de leurs grandes villes, si vivantes et si belles, ils trouveront, s’ils le veulent, des villes mortes à ranimer ; au lieu d’entretenir cet état militaire qui les épuise et d’avoir toujours l’oreille tendue vers les moindres bruits des discordes extérieures pour en profiter, ils peuvent s’occuper à repeupler leurs déserts, à cultiver leurs terres stériles, à rendre enfin à l’Italie tous ces riches territoires que la négligence ou la barbarie des siècles précédens lui a fait perdre. — C’est une entreprise qui ne leur fera pas courir de hasards et à laquelle le monde applaudira.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, du 15 juillet, du 15 novembre 1877, du 1er avril 1878.
  2. Il ne faut pas oublier pourtant que c’est M. Fiorelli qui a eu l’idée de couler du plâtre dans le vide qu’ont laissé les cadavres des Pompéiens en se décomposant. Quand l’opération est bien faite, le plâtre donne exactement l’image du mort. On comprend en effet que cette cendre humide, ou plutôt cette boue brûlante, qui s’est répandue sur Pompéi, quand elle s’est refroidie, ait conservé, comme un moule, les contours des objets qu’elle avait recouverts. C’est ainsi qu’on a pu réunir, dans le petit musée placé à l’entrée de la ville, une collection de personnages qui sont reproduits comme ils étaient quand la mort les a frappés, les uns luttant contre elle avec désespoir, les autres s’abandonnant sans résistance. C’est un spectacle saisissant et l’une des plus grandes curiosités de Pompéi.
  3. Cette carte se trouve à la fin de l’ouvrage intitulé Descrizione di Pompéi, qui contient l’étude de tous les monumens et une mention de toutes les maisons qui ont été jusqu’ici fouillées. C’est un livre indispensable à tous les archéologues qui veulent visiter Pompéi avec fruit. On trouvera à l’acheter à la porte même de la ville, à l’endroit où se distribuent les billets pour la visiter.
  4. Voyez la Revue du 1er juin 1870.
  5. Je dois ajouter qu’on étudiant les peintures de Pompéi quelques jours après avoir vu celles des catacombes, j’ai été plus frappé que jamais de leur ressemblance. On trouve, surtout dans les maisons qui viennent d’être découvertes, quand le soleil et le vent n’en ont pas fané les couleurs, de ces personnages aux yeux ardens, au teint bistré, comme on en voit si souvent dans les fresques chrétiennes. Il serait bien utile qu’un artiste intelligent comparât de plus près les procédés des deux peintures, et nous fît connaître les résultats de cette comparaison.
  6. La mémoire de M. de Petra, intitulé : le Tavolette cerate di Pompei, a d’abord paru dans le recueil de l’académie des Lincei. Depuis cette époque, M. Mummsen a étudié les tablettes, surtout au point de vue juridique, dans un article important de l’Hermès, revue philologique de Berlin.
  7. On a retrouvé à Ostie la tombe d’un Grec, né à Tralles, dans l’Asie Mineure, qui nous apprend, en vers assez réguliers, qu’il a souvent visité Baies et les pays voisins, propter aquos calidas deiciasque maris.
  8. C’est de Pompéi et d’Herculanum, c’est-à-dire de deux petites villes sans importance, que viennent les beaux bronzes du musée de Naples qui font l’admiration des étrangers. Chez les bourgeois de nos villes de province, on ne trouverait rien de semblable. Il faut ajouter que ce qu’il y avait de plus beau à Pompéi n’y est pas resté. Nous savons que les habitans ont fait des fouilles après la catastrophe, et qu’ils sont venus enlever leurs objets les plus précieux. Nous n’avons donc aujourd’hui que ce qu’on n’a pas pu retrouver ou ce qu’on a négligé de prendre.
  9. Déjà, du temps de Cicéron, une flotte romaine commandée par un consul avait été surprise et détruite à Ostie, presque sous les yeux de Rome, dit Cicéron, à qui ce malheur semble une honte et une ignominie. Les pirates, écartés dans les beaux temps de l’empire, revinrent au IVe siècle.
  10. M. C.-L. Visconti, qui a consacré aux fouilles d’Ostie des articles très intéressans dans les Annales de l’Institut de correspondance archéologique, pense que plusieurs des maisons qui ont été découvertes en cet endroit sont des habitations refaites en toute hâte, au Ve ou au VIe siècle, après un premier désastre d’Ostie, quand les habitans effrayés cherchaient à s’éloigner de la mer, qui leur amenait des ennemis, et s’entassaient dans ce petit coin de la ville, du côté de Rome, d’où pouvaient venir les secours.
  11. On a trouvé, dans les ruines d’Ostie, une grande quantité de marbres précieux. Les plus beaux ont servi à orner la confession de Sainte-Marie-Majeure.
  12. Ce nombre fut conservé jusqu’à l’époque des Sévères. On peut consulter sur toutes les questions qui concernent les distributions de blé un travail très complet de M. Otto Hirschfeld, intitulé : Die Getraideverwaltung in der römischen Kaiserzeit, qui a paru dans le Philologus en 1870.
  13. Cet article a été publié dans la Revue générale d’architecture de Daly, t. XV. M. Texier avait été chargé par le gouvernement français d’étudier les atterrissemens des grands fleuves de la Méditerranée. M. Lanciani, qui a visité Porto plus tard, a consigné ses observations dans les Annales de l’Institut de correspondance archéologique. (Sulla cita di Porto, 1868.)
  14. Ces inscriptions ont été étudiées à la fois par M. Mommsen, dans l’Ephemeris epigraphica, et par un jeune élève de notre école d’Athènes, M. Homolle, dans la Revue archéologique. — À ce propos, je dois exprimer tous mes remercîmens à M. Homolle, qui, avant de faire à Délos les belles fouilles qu’on connaît, s’est beaucoup occupé d’Ostie. Il a bien voulu mettre à ma disposition le mémoire qu’il adressait à l’Académie des inscriptions et qui contient le résultat de ses études. J’en ai largement profité.
  15. Plutarque nous apprend que César, après son triomphe, donna à dîner au peuple à Rome dans 1,022 salles à manger. On voit que Gamala imitait de grands exemples.