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Promenades archéologiques/04

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Promenades archéologiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 561-585).
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PROMENADES ARCHEOLOGIQUES

IV.[1]
LES CIMETIÈRES CHRÉTIENS DE ROME.

De Rossi, Roma sotterranea cristiana. Tome III.


I

Il faut que je commence par m’excuser auprès des lecteurs de la Revue de leur parler encore des catacombes, dont je les ai déjà entretenus plus d’une fois. Ce qui m’engage à y revenir, c’est qu’on n’a pas cessé d’y travailler depuis 1870, malgré les événemens politiques, et qu’on y a fait quelques découvertes qu’il n’est pas sans intérêt de connaître. Je viens d’ailleurs de les revoir et j’ai eu la bonne fortune d’y être conduit par M. de Rossi. Tout devient si clair et si attachant avec un pareil guide, il connaît si bien les moindres recoins des cimetières chrétiens, il suggère, en les montrant, tant d’idées nouvelles, tant d’observations curieuses, qu’il est difficile qu’on ne soit pas tenté au retour d’en communiquer quelque chose au public.

Une visite aux catacombes, surtout si elle se prolonge pendant plusieurs heures, risque de causer plus de surprise que déplaisir aux gens qui n’y sont pas préparés par quelques études. Elle laissera peut-être indifférens ceux qui connaissent mal l’histoire des premières années du christianisme ; dans tous les cas, elle perdrait une grande partie de son intérêt, si l’on n’était pas averti à chaque instant de remarquer certains détails qui par eux-mêmes n’attirent guère l’attention et qui ont cependant la plus grande importance. Au premier abord, tout se ressemble, et rien ne frappe. On parcourt d’étroites galeries souterraines où l’on a peine à passer deux de front ; on longe des murs percés de niches parallèles, assez semblables à de grands tiroirs placés les uns sur les autres, qui servaient aux sépultures. Quand on y avait déposé le cadavre, l’ouverture était fermée par des briques sur lesquelles on inscrivait d’ordinaire le nom du défunt, son âge, et la date de ses obsèques. Presque toutes ces briques se sont détachées, et l’on aperçoit librement aujourd’hui au fond de ces niches ouvertes le petit amas de poussière que laisse après quinze siècles un corps décomposé. De temps en temps, on rencontre sur sa route des chambres plus vastes et plus ornées pour les morts d’importance ; elles contiennent d’ordinaire des peintures presque effacées dont on a grand’peine à saisir quelques détails à la lueur douteuse des cerrini, et qui paraissent, quand on les regarde un peu vite, se ressembler beaucoup entre elles. Les galeries se coupent à angle droit ; elles s’enchevêtrent les unes dans les autres et forment un dédale de places et de rues où il n’est pas possible de se reconnaître. Lorsqu’on a fini de parcourir un étage, des escaliers conduisent à l’étage inférieur, où l’on retrouve le spectacle qu’on vient de quitter, avec cette différence que l’obscurité redouble, que la respiration devient plus pénible et que le cœur se serre de plus en plus à mesure qu’on s’enfonce dans la terre et qu’on s’éloigne davantage de l’air et du jour.

Il est pourtant difficile, quand la visite se prolonge, qu’on ne soit pas très frappé de l’immensité même de ces nécropoles. Ces étages superposés, ces galeries qui s’ajoutent sans cesse les unes aux autres, ces sépultures qui se pressent de plus en plus le long des murailles, sont une image saisissante de la rapidité avec laquelle le christianisme s’est propagé à Rome. Les premiers qui enterrèrent leurs morts aux catacombes ne paraissent pas s’être attendus à des progrès si rapides. Ils se contentaient de creuser quelques galeries à fleur de terre et les encombraient de vastes sarcophages déposés contre le mur. Mais bientôt, le nombre des fidèles augmentant toujours, celui des morts devint trop considérable pour qu’on pût ainsi prendre ses aises. On s’est souvent demandé s’il n’y a pas beaucoup d’exagération dans ces passages où les pères de l’église nous dépeignent le développement merveilleux du christianisme, où ils nous le montrent dès la fin du second siècle remplissant « les cités, les îles, les châteaux, les camps, les tribus, les palais, le sénat, le forum, et ne laissant aux païens que leurs temples. » Il faut avouer que l’accroissement indéfini des cimetières, la nécessité d’ajouter sans cesse de nouvelles galeries aux anciennes et de serrer les tombes les unes contre les autres, semble bien leur donner raison.

Cette immense étendue des catacombes suggère bientôt une autre réflexion qui ne manque pas d’importance. Les sépultures païennes, auxquelles on ne peut s’empêcher de les comparer, étaient beaucoup moins vastes, elles ne contenaient d’ordinaire qu’une seule famille. Les plus grandes sont celles qui renferment les affranchis d’un même maître, les membres du même collège, ou les pauvres gens qui s’étaient associés pour se bâtir à moins de frais une tombe commune. C’est une autre raison qui a réuni ceux qui ont voulu dormir ensemble aux catacombes. Leur patrie, leur naissance, leur fortune, étaient souvent très diverses, ils appartenaient à des familles différentes, ils n’exerçaient pas les mêmes métiers ; peut-être quelques-uns ne se sont-ils jamais rencontrés pendant leur vie. Le seul lien qu’ils avaient entre eux était la religion, mais ce lien est devenu si fort qu’il a remplacé tous les autres. L’église ne faisait pas un devoir aux fidèles de la sépulture commune ; elle ne leur imposait qu’une seule obligation, celle de ne pas ensevelir leurs proches dans des lieux où des païens étaient enterrés et qui pouvaient être souillés par les cérémonies d’un autre culte : pour le reste, ils étaient libres, et nous savons qu’ils ont usé quelquefois de leur liberté. Il y en eut, parmi les premiers chrétiens, qui se firent construire dans leurs domaines des tombes particulières où ils n’admettaient que leurs proches[2] ; mais ceux-là durent être rares, et presque tous voulaient être ensevelis avec leurs frères. C’était, quand on y réfléchit, une innovation grave, et l’indice d’une manière nouvelle de considérer la religion. Chez presque tous les peuples anciens, elle ne se séparait pas de la famille et de la patrie ; le christianisme distingua le premier ce que toute l’antiquité avait uni : on cessa dès lors d’adorer des dieux domestiques ou nationaux. La religion exista par elle-même, en dehors de la famille et de la cité, et au-dessus d’elles. Beaucoup de ceux qui reposent aux catacombes possédaient sans doute ailleurs des tombes domestiques ; d’autres pouvaient être ensevelis parmi les gens de leur condition, avec lesquels ils avaient passé leur vie : tous ont voulu reposer dans un des grands cimetières chrétiens. Ils ont renoncé volontairement à ce voisinage de parens et d’amis qu’on avait regardé jusque-là comme une des plus grandes consolations de la mort. Ils ont pris place à leur rang auprès d’inconnus, qui venaient souvent des pays les plus éloignés, et à qui rien ne les rattachait que leur croyance. Esclaves, affranchis et hommes libres, Grecs, Romains et barbares, ont oublié toutes ces diversités de fortune ou d’origine pour ne se souvenir que de leur religion commune. Rien n’était plus contraire aux sociétés anciennes que cette séparation qui s’accomplit alors entre la famille ou l’état et la religion ; elle est l’œuvre du christianisme, et c’est aux catacombes qu’elle se manifeste avec le plus d’évidence.

Voilà les réflexions qui viennent d’abord à l’esprit, même quand on se contente de parcourir rapidement ces galeries interminables. Si l’on a le temps de les regarder de plus près, l’intérêt et la curiosité augmentent. Songeons que les catacombes sont le plus ancien monument du christianisme à Rome. Les autres ne datent que du IVe siècle, c’est-à-dire d’une époque où le dogme est fixé, où la religion nouvelle a trouvé un art et un langage pour exprimer ses croyances. Aucun d’eux ne rappelle le temps des tâtonnemens et des luttes ; aucun n’a conservé de souvenirs de l’âge héroïque de l’église. Ils ont été d’ailleurs trop souvent restaurés et refaits ; ils ont pris un air trop moderne. Que reste-t-il de véritablement antique dans les basiliques de Constantin ? Quelle peine n’éprouve-t-on pas à se figurer ce que devaient être Saint-Laurent, Sainte-Praxède ou Sainte-Agnès, quand on venait de les bâtir ? Les catacombes se sont mieux conservées. Abandonnées définitivement au IXe siècle, quand on eut transporté les corps des martyrs dans les églises de Rome, elles ont eu l’heureuse fortune d’être à peu près oubliées et perdues jusqu’au temps de Bosio. S’il leur est arrivé quelquefois depuis cette époque d’être dévastées par des amateurs cupides ou des explorateurs maladroits, on ne s’est pas avisé au moins de les refaire sous prétexte de les réparer. C’est le débris le plus vénérable, le témoin le plus authentique des premiers siècles du christianisme, et il n’y a pas de monument à Rome qui nous remette mieux en présence de ces temps primitifs, que nous connaissons si mal et que nous souhaitons tant connaître.

Dès lors tout y devient curieux, et les moindres détails prennent de l’importance. Ces briques qui se sont détachées des tombeaux et que les voyageurs foulent aux pieds, il faut les ramasser avec soin ; elles portent souvent la marque de ceux qui les ont fabriquées, et peuvent aider à fixer la date des galeries. Sur ces sombres murailles que nous longeons, on nous fait remarquer de temps en temps une petite niche ou une console qui déborde ; c’est là qu’était placée la lampe d’argile qui éclairait les visiteurs. Que de fois elle a vu passer des amis ou des parens qui venaient prier et pleurer auprès d’une tombe chérie ! Nous nous arrêtons un moment dans ces chambres plus vastes que les autres et au fond desquelles se trouve une tombe disposée en forme d’autel. Elles servaient, nous dit M. de Rossi, pour les réunions de famille. On y venait, aux anniversaires funèbres, implorer la miséricorde de Dieu pour les défunts, « lire ensemble les livres saints, et chanter des hymnes en l’honneur des morts qui dorment dans le Seigneur. » Il est aisé de se figurer l’effet que ces cérémonies devaient produire sur des âmes pieuses. Au milieu de ce silence solennel, entre ces murs garnis de cadavres, on semblait vivre tout à fait dans la compagnie de ceux qu’on avait perdus. L’émotion dont on était saisi faisait plus clairement comprendre cette solidarité des morts et des vivans que le paganisme avait entrevue et dont l’église fit un de ses dogmes. On se sentait si plein de toutes ces chères mémoires qu’on croyait sans effort que la mort ne peut pas rompre les liens qui attachent l’homme à l’homme, et qu’ils continuent à se rendre des services mutuels au-delà de la vie, ceux qui ne sont plus profitant des prières de l’église, ou, s’ils jouissent de la béatitude céleste, aidant de leur intercession ceux qui vivent encore[3]. C’est le sentiment qu’expriment les exclamations pieuses que les visiteurs des premiers siècles ont tracées en passant sur la muraille avec la pointe d’un couteau, et que M. de Rossi est parvenu, non sans peine, à copier et à comprendre.

L’histoire du christianisme primitif est tout entière aux catacombes ; on peut y suivre en les parcourant toutes les vicissitudes de son existence agitée. Ces galeries qui débouchent librement sur les grandes voies publiques, ces ouvertures destinées à donner un peu d’air et de jour aux hypogées, sont d’un temps où les chrétiens étaient tranquilles et se fiaient à la tolérance de l’autorité. Au contraire ces allées obscures, ces routes tortueuses rappellent l’époque des persécutions. Cette époque est restée plus vivante que les autres dans les cimetières chrétiens, et M. de Rossi nous en montre partout des traces. Il nous fait voir comment les anciens escaliers furent alors démolis et les grandes galeries comblées pour mettre les tombes des martyrs à l’abri des profanations. On creusa en toute hâte des chemins nouveaux qui conduisaient à des carrières de sable abandonnées, par où l’on pouvait entrer et sortir sans éveiller les soupçons ; et même ces issues secrètes, on essaya de les rendre impraticables pour des étrangers et des envahisseurs. M. de Rossi a retrouvé, dans le cimetière de Calliste, un escalier dont les marches sont brusquement interrompues. On ne pouvait arriver de là dans les galeries intérieures qu’au moyen d’une échelle que plaçait un complice à un signal convenu et qu’il retirait quand tous les fidèles étaient entrés. Mais ces précautions minutieuses ne parvinrent pas à sauver toujours les chrétiens. Nous savons qu’il y avait des espions et des traîtres parmi eux qui avertissaient la police. « Vous connaissez les jours de nos réunions, disait Tertullien aux magistrats, vous avez l’œil sur nous jusque dans nos assemblées les plus secrètes, aussi venez-vous souvent nous surprendre et nous accabler. » Les soldats de l’empereur pénétrèrent plus d’une fois aux catacombes, interrompant les cérémonies sacrées et frappant sans pitié tous ceux qu’ils pouvaient saisir. Des inscriptions, dont quelques fragmens nous sont parvenus, conservaient le souvenir de ces exécutions sanglantes. Peut-être retrouvera-t-on quelque jour cette chambre où furent enfermés et murés des malheureux qu’on avait surpris et qu’on laissa mourir de faim. Le pape Damase, dans les réparations qu’il fit aux cimetières chrétiens, avait voulu que le lieu témoin de cette scène terrible fût respecté ; il s’était contenté d’ouvrir dans la muraille une large fenêtre d’où les fidèles pouvaient voir les cadavres couchés sur le sol dans la situation où la mort les avait frappés.

Il est difficile que ces souvenirs nous laissent froids ; aussi éprouve-t-on un grand intérêt à parcourir les lieux qui les rappellent. Une visite aux catacombes peut commencer par l’indifférence ; mais, quand on y est conduit par M. de Rossi, elle ne s’achève pas sans une vive émotion. On les quitte avec un profond sentiment d’admiration pour l’homme qui a su y faire de si belles découvertes et avec un désir ardent de voir continuer des fouilles qui ont éclairé de tant de lumière une histoire si peu connue.


II

On pouvait craindre que ces fouilles ne fussent interrompues par les événemens de 1870, qui ont mis en d’autres mains le gouvernement de Rome ; heureusement il n’en a rien été. On a laissé le pape les poursuivre, et elles n’ont pas cessé de produire les plus heureux résultats. Il faut avouer que ce qui se passe à Rome depuis sept ans est fait pour déconcerter toutes les prévisions. Quand elle est devenue la capitale du royaume d’Italie, nous avons entendu dire que le pape perdait avec son territoire toute son indépendance, et qu’il ne pourrait plus exercer librement son pouvoir dans un pays où il n’était plus le maître. En effet, Pie IX s’est enfermé lui-même dans le Vatican et s’est fait une loi de n’en plus sortir ; mais on peut dire que, dans cette prison volontaire, il a paru plus libre que jamais, et, tandis que ses partisans le plaignaient de son esclavage, il a semblé vouloir, par son indomptable fermeté, par sa fière attitude et la hardiesse de sa parole, leur donner lui-même un démenti. On disait qu’ayant perdu les revenus de son état il ne posséderait plus rien, et l’on gémissait d’avance sur sa misère. C’est le contraire qui est arrivé. La chrétienté est venue à son secours, et les offrandes ont été si abondantes que non-seulement elles ont subvenu aux nécessités présentes, mais qu’on a pu, dit-on, par des placemens habiles, assurer aussi l’avenir. Pie IX a pu suffire à tout ce qu’il avait conservé de ses anciennes dépenses. Il a continué jusqu’à la fin à payer libéralement tous les employés civils et militaires qui ont voulu rester à son service, et l’on plaisante beaucoup à Rome sur le dépit des fonctionnaires italiens qui ne se trouvent pas plus riches pour travailler que ne le sont ceux du pape pour ne rien faire. C’est ainsi que le trésor pontifical a pu continuer à fournir les subventions qu’il donnait autrefois pour les fouilles et l’entretien des catacombes. Les travaux de M. de Rossi n’ont pas été arrêtés, et, après neuf ans d’études et de recherches nouvelles, il publie aujourd’hui le troisième volume de sa Rome souterraine.

Ce volume achève de nous faire connaître le cimetière de Calliste, la plus vaste nécropole de Rome. M. de Rossi avait entrepris de l’explorer de préférence à tous ceux que recouvre la campagne romaine, parce qu’il fut, au IIIe siècle, plus important que les autres, et que les papes, depuis Zéphyrin jusqu’à Melchiade, ont voulu y être ensevelis. On sait quel a été le succès de son entreprise. Il espérait sans doute, quand il y pénétra pour la première fois il y a trente-cinq ans, que ses fouilles seraient heureuses et qu’il parviendrait à nous rendre quelques-unes des tombes célèbres que venaient si dévotement visiter les pèlerins du moyen âge ; mais on peut dire que son attente a été bien dépassée et qu’il y a fait plus de découvertes en ces quelques années que tous ses prédécesseurs depuis trois siècles. L’œuvre est terminée aujourd’hui. M. de Rossi nous a fait parcourir successivement toutes les galeries importantes dans ses deux premiers volumes, celles d’abord qui furent l’origine du reste et qu’on appelait au second siècle la crypte de Lucine, puis celles que Zéphyrin et Calliste firent creuser et qui devinrent le cimetière officiel de l’église romaine. On se souvient qu’il a été assez heureux pour retrouver, en les déblayant, la tombe de sainte Cécile et celles des papes. Il ne lui reste plus qu’à nous décrire quelques cryptes secondaires qui furent rattachées, dans les derniers temps, au cimetière principal. C’est le sujet du volume qu’il vient de donner au public.

Il faut se résigner d’avance à n’y pas trouver des révélations aussi nouvelles que dans les deux premiers. Les cryptes qu’il étudie sont d’une époque plus récente, et par conséquent plus connue et moins curieuse. Il y en a pourtant une qui présente un intérêt assez sérieux et qui rappelle de grands souvenirs : c’est celle de Sotère, qui prit le nom d’une sainte fille décapitée sous Dioctétien. Sotère était la tante de saint Ambroise, qui a souvent rappelé avec orgueil le souvenir de son glorieux martyre. « Elle appartenait, nous dit-il, à une illustre maison, mais elle préféra sa foi aux préfectures et aux consulats de ses pères, et quand on lui demanda de sacrifier aux idoles, elle aima mieux mourir. » Il raconte ensuite que le juge donna l’ordre de la frapper au visage, espérant que la jeune fille céderait à la vanité ou à la douleur ; mais elle entr’ouvrit sans émotion son voile de vierge et présenta résolument sa figure au bourreau. Quand on vit qu’on ne pourrait pas la vaincre par ces supplices de détail, on se décida à lui trancher la tête. « Sotère, nous dit-on, fut ensevelie dans sa catacombe, » c’est-à-dire dans une hypogée qu’elle avait fait creuser sur ses terres, et qu’elle donna à la communauté chrétienne. M. de Rossi en a fouillé les principales galeries, et il y a trouvé quelques tombes de sénateurs et de personnages importans. À ce moment où la chute de l’ancienne religion était proche, les grandes familles et le monde officiel se rapprochaient de plus en plus du christianisme. Parmi ces galeries, il en est une dont les tombes portent presque toutes le même nom, un nom glorieux, dont la célébrité remontait aux premiers siècles de Rome et qui venait de recevoir une illustration nouvelle, celui des Aurelii. La famille des Aurelii était alors divisée en deux branches également illustres, et qui s’étaient placées à la tête des deux partis qui divisaient Rome, celle des Symmaques et celle des Ambroises. Elles allaient produire deux grands orateurs, les plus fameux du siècle, qui devaient se retrouver en face l’un de l’autre dans le dernier combat que se livrèrent les deux religions rivales. Le préfet de Rome, Aurelius Symmachus, et l’évêque de Milan, Aurelius Ambrosius, qui soutinrent chacun la cause de leurs croyances dans la célèbre affaire de l’autel de la Victoire, étaient donc assez proches parens, et M. de Rossi est convaincu que cette galerie où il a retrouvé si souvent le nom des Aurelii était la sépulture de famille des parens de saint Ambroise. Il est bien naturel de penser que, devenus chrétiens, ils tenaient à reposer auprès de l’illustre martyr qui avait honoré leur nom.

La catacombe de Sotère contient aussi d’intéressantes peintures que M. de Rossi a étudiées avec beaucoup de soin. L’une d’elles représente une scène qui, dans la suite, doit inspirer fréquemment l’art chrétien. La Vierge est assise sur un siège élevé, avec l’enfant Jésus sur les genoux, tandis qu’en face d’elle les trois mages, la tête couverte d’une sorte de bonnet phrygien, viennent lui apporter leurs présens. C’est un tableau bien composé, qui révèle une bonne époque et un artiste habile. Malheureusement les couleurs en sont très effacées, et l’on n’aperçoit plus guère aujourd’hui que les contours des personnages. Il n’en est pas de même d’une autre fresque, voisine de celle-là, et qui, par bonheur, s’est mieux conservée. Elle est connue depuis le siècle dernier, où elle fut découverte par Boldetti, mais M. de Rossi en a donné le premier une copie exacte. Elle contient cinq personnages, deux hommes et trois femmes, les mains levées, dans l’attitude de la prière ; une inscription, placée à côté de chacun d’eux, nous fait savoir son nom. Ils sont tous magnifiquement vêtus ; les femmes surtout portent des colliers de perles et des tuniques de pourpre. Comme leur nom ne semble guère aristocratique, il paraît probable que le peintre ne les a si richement habillées que pour faire entendre que ce sont des âmes bienheureuses et qu’elles jouissent « de la présence du Christ. » Les fleurs et les fruits, qui sont prodigués autour d’elles, nous indiquent qu’elles habitent la demeure céleste. On a voulu nous dépeindre ce jardin de délices que Félicité aperçut dans un rêve, quelques jours avant de mourir, et qu’elle décrivit à ses compagnons de captivité, pour leur donner un avant-goût du paradis. Des deux côtés du tableau sont placés deux paons, symbole d’immortalité. Des oiseaux, posés sur les bords de vases pleins d’eau, viennent y boire : ils représentent les pauvres âmes altérées en ce monde de justice et de bonheur et qui viendront s’en rassasier au ciel. C’est la traduction matérielle de ce souhait du « rafraîchissement » que nous lisons si souvent sur les tombes chrétiennes. Les figures, surtout celle de Dionysias que le temps a mieux respectée que les autres, respirent la paix, la douceur, la béatitude. M. de Rossi a raison de croire qu’elles ne peuvent pas être postérieures à l’époque de Dioclétien. On n’y voit rien qui indique la reproduction servile de types consacrés ou qui rappelle la raideur byzantine. Toutes ces peintures montrent avec quelle aisance le christianisme s’était accommodé de l’art antique ; elles laissent entrevoir comment il en aurait continué les traditions, tout en l’appropriant à son génie, si les barbares n’étaient venus interrompre l’œuvre commencée.

Après avoir achevé l’étude minutieuse de toutes ces cryptes dont l’ensemble compose le cimetière de Calliste, M. de Rossi n’a pas pensé que sa tâche fût finie. Au-dessus des hypogées et sur le sol même qui les recouvre, il y avait un autre cimetière, un cimetière à ciel ouvert comme les nôtres, qui couvrait une vaste étendue et dont il reste d’importans débris. On ne pouvait guère espérer, à la vérité, que celui-là fût aussi riche que les autres en souvenirs antiques. Il ne s’enfonçait pas comme eux dans la terre, il n’était pas protégé par sa situation contre les convoitises et les rapines. Il se trouvait sous les pas des pillards de toutes les nations qui depuis le Ve siècle se sont précipités sur Rome. Cependant M. de Rossi n’a pas laissé d’y faire quelques découvertes intéressantes.

Il fallait avant tout fixer l’époque pendant laquelle les cimetières de ce genre ont été en usage. M. de Rossi y est arrivé facilement, grâce aux inscriptions qu’il y a trouvées. Les plus anciennes sont du temps de Constantin et de ses fils ; les dernières portent la date de 565 ; à ce moment, l’Italie est dévastée par les Goths. Totila campe aux portes de Rome, on ne peut plus sortir sans péril des murailles, et l’on se décide à établir des cimetières nouveaux dans l’enceinte même de la ville. La guerre et les maladies l’ont tellement dépeuplée en quelques années qu’elle suffit amplement à loger les vivans et les morts. On voit donc les raisons qu’on avait au VIe siècle de renoncer aux cimetières placés dans la campagne romaine. Il n’est pas plus difficile de comprendre pourquoi on ne s’en était guère servi avant Constantin. Le terrain appartenait à l’église, car elle ne pouvait s’assurer la possession de ses hypogées qu’en acquérant la propriété du sol supérieur ; elle aurait donc pu l’employer aux sépultures des fidèles, comme on faisait en d’autres pays, mais elle craignait les emportemens populaires, elle savait qu’en Afrique la foule avait plus d’une fois violé les tombes chrétiennes et jeté les cadavres sur la voie publique ; c’étaient, à la vérité, des excès d’un moment. Dans les temps calmes, les sépultures étaient protégées par le respect qu’on portait généralement aux morts et les prescriptions formelles de la loi ; mais ces prescriptions mêmes pouvaient causer quelque inquiétude à des consciences chrétiennes. La loi civile mettait les sépultures sous la garde des pontifes ; ils avaient sur elles une sorte de droit de surveillance. Pour changer une tombe de place, il fallait en obtenir d’eux la permission, et ils exigeaient d’ordinaire qu’on demandât pardon au mort de le déranger en lui offrant un sacrifice. C’est ce qu’un chrétien n’aurait jamais voulu faire : aussi préférait-on les sépultures souterraines où l’on était libre d’enterrer ses morts comme on voulait et qui échappaient plus aisément aux fureurs de la populace et à la protection de l’autorité. Mais après Constantin on ne courait plus les mêmes dangers, et l’église pour ses sépultures put employer sans crainte le sol supérieur des catacombes.

Ce sol devait être presque partout inoccupé ; M. de Rossi suppose pourtant qu’en certains endroits on y avait construit de petites chapelles. Il est certain qu’on pouvait le faire sans causer aucune surprise ou donner aucun ombrage à personne : c’était l’usage qu’on élevât sur les hypogées païens des salles consacrées au culte des morts, où l’on venait, dit une inscription, célébrer le souvenir de ceux qui reposaient au-dessous, ad confrequentandam memoriam quiescentium. Un testament sur parchemin, qu’on a découvert à Bâle il y a quelques années, contient des prescriptions très curieuses au sujet des édifices de ce genre ; l’auteur du testament donne le plan de celui qu’il veut faire bâtir pour lui : il l’appelle « un monument consacré à sa mémoire, cella memoriœ ; » il demande qu’on y dresse sa statue, qu’on y place des tables et des sièges en marbres précieux, et qu’on l’ouvre à certains jours pour y donner des banquets en son honneur : Rien n’empêchait donc les chrétiens, même avant la paix de l’église, d’élever des édifices de ce genre consacrés à la mémoire des martyrs, et M. de Rossi pense qu’ils ont dû le faire ; en tout cas, si ces édifices ont existé, il est probable qu’ils n’ont pas survécu à la persécution de Dioclétien, qui fit démolir toutes les églises chrétiennes. Les plus anciens que nous connaissions datent du temps de Constantin ; sous son règne et après lui ils se multiplièrent beaucoup dans les environs de Rome. Malheureusement il n’en reste plus aujourd’hui que quelques pans de murailles en ruine, qu’on traite avec peu d’égards, malgré leur vénérable antiquité. Les plus délabrés achèvent de périr sans honneur ; les mieux conservés ont été réparés tant bien que mal et servent de celliers ou de caves. M. de Rossi les a tous étudiés avec soin ; il a pu presque toujours retrouver le nom qu’ils portaient, et il est arrivé quelquefois à en refaire le plan. Les plus anciens paraissent avoir été de petites chapelles à trois absides (trichora), surmontées d’une coupole, dont la façade était entièrement ouverte, en sorte qu’elles devaient ressembler aux exèdres antiques, et qu’on leur en donnait quelquefois le nom. Les jours de fête, la foule qui remplissait la campagne environnante pouvait assister de loin aux offices sacrés et en suivre toutes les cérémonies. Elles étaient bâties au-dessus de la crypte où reposait un martyr célèbre, et l’autel devait s’élever sur sa tombe[4]. Des escaliers placés des deux côtés de l’autel conduisaient à la crypte même, qu’on appelait, qu’on appelle encore « la confession » et où les fidèles descendaient prier. M. de Rossi a raison de prétendre qu’il faut tenir grand compte de ces antiques oratoires quand on fait l’histoire de l’art chrétien et qu’on cherche sur quel modèle le christianisme a bâti ses premiers édifices. Qu’il ait eu devant les yeux les anciennes basiliques de Rome et qu’il en ait reproduit les formes principales, on n’en peut pas douter, et lui-même n’a pas cherché à le cacher, puisqu’il donnait ouvertement ce nom à ses églises ; mais il ne se fit pas scrupule de modifier ces formes qu’il empruntait d’après ses besoins et ses usages ; il les adapta librement aux nécessités de son culte. C’est ainsi que la basilique, qui est ordinairement rectiligne, se termina toujours chez lui par une abside où il plaçait le trône de l’évêque, qu’il creusa au-dessous du sol une confession et flanqua souvent l’édifice d’absides latérales qui devaient servir de chapelles. Il entra donc dans les temples de la nouvelle religion, au moins à Rome, deux élémens divers qui se combinèrent ensemble et dont le mélange finit par produire un édifice nouveau. Ces oratoires devinrent très nombreux dans le siècle qui suivit la paix de l’église. Les contemporains nous parlent de ces petites chapelles des martyrs (innumerœ cellulœ martyrum) qu’on voyait s’élever de tous les côtés dans la campagne romaine. Autant les chrétiens avaient aimé l’ombre et cherché le mystère pendant trois siècles, autant ils tenaient à paraître au grand jour depuis qu’ils se sentaient les maîtres. Il leur plaisait d’étaler leur victoire et d’en jouir. Naturellement ils associaient à leur joie les victimes des persécutions passées, et partout leurs tombes vénérables, qu’on avait tenues si longtemps secrètes afin de les sauver de la fureur des ennemis, semblaient vouloir sortir de terre pour s’offrir à la vénération des fidèles triomphans.

Les chrétiens aimaient beaucoup ces basiliques nouvelles qui, par leur situation même au-dessus des catacombes, leur faisaient mieux sentir la joie d’être libres et victorieux. Ils s’y réunissaient en grande foule aux jours de fête ; ils voulurent reposer autour d’elles après leur mort. C’est ainsi que le sol supérieur de la plupart des cimetières est tout occupé par des tombes. On a remarqué qu’en général les inscriptions qu’on y a recueillies n’ont pas tout à fait le caractère de celles qu’on trouve dans les cimetières souterrains. Le défunt semble n’avoir plus le même souci de dissimuler ses titres et ses honneurs. S’il a occupé des dignités importantes, on ne résiste pas au désir de nous l’apprendre. Ses parens ne lui ménagent plus les éloges, et, quand la prose ne suffit pas à célébrer ses vertus, on les chante en vers. Il n’y avait d’autres vers aux catacombes que ceux que le pape Damase avait composés à la louange des martyrs ; ici la poésie abonde, une poésie emphatique et banale qui distribue à peu près à tous les morts les mêmes complimens. Que nous sommes loin de ces épitaphes modestes des catacombes où le nom du défunt est seul rappelé, avec un souhait de paix et de bonheur, où le plus grand éloge qu’on fait de lui, s’il est mort jeune, c’est de l’appeler « une âme innocente ! » On sent bien qu’un âge nouveau commence polir le christianisme.

C’est en effet une grande épreuve que de devenir tout d’un coup le maître quand on a été longtemps pauvre et persécuté. Il n’est pas étonnant que le christianisme lui-même en ait reçu quelque atteinte. Dans ce brusque passage des persécutions au pouvoir et des catacombes au grand jour, beaucoup d’institutions antiques s’altérèrent. M. de Rossi nous cite comme exemple celle des fossoyeurs. On sait que l’église primitive les tenait en grande estime et leur donnait une place dans sa hiérarchie sacrée. Ils étaient comptés parmi les clercs et mis immédiatement après les sous-diacres. On les appelait les travailleurs par excellence (laborantes), et, quand on songe à l’œuvre gigantesque qu’ils nous ont laissée, on trouve qu’ils méritaient bien de porter ce nom. Sur les murs de ces cimetières qu’ils ont creusés, des peintures les représentent soit au repos, couverts d’une courte tunique et la pioche sur l’épaule, soit occupés à travailler aux galeries, à la lueur d’une lampe. Ces infatigables ouvriers se condamnaient eux-mêmes au supplice que l’autorité civile infligeait aux plus grands criminels. Ils subissaient volontairement cette destinée, qui faisait horreur, de n’habiter que des souterrains et d’y vivre loin du jour dans les plus rudes fatigues. C’était l’ardeur de leur foi qui leur inspirait ce courage ; aussi leur travail était-il gratuit. L’église, sur la caisse commune, subvenait à toutes les dépenses. Dans les actes du martyre de sainte Cécile, un chrétien résume ainsi devant le juge tous les devoirs des frères : « Nous distribuons nos biens aux pauvres, nous accueillons les étrangers, nous secourons les veuves, nous aidons les orphelins, nous élevons des tombes honorables à nos martyrs et nous donnons la sépulture à tous nos morts. » À cette époque, on la donnait ; un peu plus tard on la vendit. Vers le IVe siècle, les inscriptions commencent à nous parler du commerce des tombes. C’étaient les fossoyeurs qu’on en avait chargés et ils y étaient devenus fort habiles. Ils faisaient payer plus cher les meilleures places, celles qui étaient le plus voisines de l’autel ou des reliques d’un martyr, et l’on dressait des contrats en bonne forme. Nous en avons conservé quelques-uns que l’acheteur a fait graver sur son tombeau pour être sûr de n’en être pas dépouillé. Il a soin d’y marquer avec exactitude l’emplacement dont il est devenu propriétaire : « C’est dans la basilique du bienheureux Laurent ou du bienheureux Pierre, la seconde colonne à gauche en entrant, près de la fenêtre, » et il ajoute le prix dont il l’a payé. Je suppose que les fossoyeurs des premiers siècles, s’ils avaient pu lire ces contrats, en auraient un peu rougi. Dans tous les cas, ils nous montrent que l’église victorieuse, au temps où elle bâtissait ses basiliques au-dessus des anciens cimetières, ne conservait plus tout à fait les usages de l’église persécutée qui se cachait dans les catacombes.

Du cimetière de Calliste, dont il venait d’achever l’exploration, M. de Rossi comptait passer à celui de Prétextat, situé de l’autre côté de la voie Appienne. Sans être aussi vaste ou aussi renommé que son immense voisin, le cimetière de Prétextât n’en est pas moins l’un des plus importans de Rome. C’est là que, pendant la persécution de Valérien, le pape Sixte II fut surpris célébrant les saints mystères et décapité. Des fouilles y avaient été commencées il y a dix ans, et l’on y avait trouvé du premier coup des inscriptions et des peintures très curieuses. M. de Rossi songeait à les poursuivre et il espérait qu’elles lui fourniraient l’occasion d’études intéressantes pour achever le troisième volume de sa Rome souterraine. Mais lorsque, après le 20 septembre 1870, on essaya de reprendre les travaux entamés, le propriétaire du sol refusa d’y consentir. Il ne voulut ni vendre son terrain ni permettre qu’on le traversât pour arriver à la porte de l’hypogée, et comme on s’était un jour passé de sa permission pour faire quelques réparations indispensables, il se donna le plaisir de poursuivre devant les tribunaux de Rome le cardinal-vicaire et la commission d’archéologie sacrée. La porte du cimetière de Prétextat est donc aujourd’hui fermée à tout le monde, et M. de Rossi a dû renoncer à l’espoir de terminer son troisième volume par le récit des découvertes qu’on y avait déjà faites et de celles qu’il comptait y faire.

Heureusement, tandis que l’obstination d’un propriétaire peu ami des antiquités chrétiennes l’empêchait de pénétrer dans le cimetière de Prétextât, le hasard se chargeait de lui offrir ailleurs d’autres sujets d’études. L’histoire est curieuse et montre combien on peut attendre d’heureuses surprises, de bonnes fortunes inespérées, si l’on se met à fouiller avec un peu de suite cette terre de Rome si riche en trésors cachés. On avait retrouvé en 1867 l’endroit où une célèbre corporation païenne, celle des frères Arvales, qui priaient pour la fertilité des champs, tenait ses réunions. Ce lieu était situé à cinq milles de Rome, le long du Tibre, près du chemin qui mène à Porto. On y faisait des fouilles pour essayer d’y découvrir encore quelques-uns de ces procès-verbaux que la confrérie faisait graver sur la pierre, après chacune de ses cérémonies, et qui nous ont conservé tant de renseignemens précieux ; quel ne fut pas l’étonnement, quand on fut au pied d’une petite colline, d’y trouver, au lieu des monumens païens qu’on cherchait, une basilique chrétienne ! C’était une petite église du IVe siècle dont le fond, qui s’adosse à la colline, était assez bien conservé. On y voyait encore les deux marches par lesquelles on montait au chœur. L’autel avait été brisé par la chute des voûtes, mais on en trouvait sur le sol quelques débris. L’abside était intacte, et elle contenait la dalle de marbre qui servait de siège à l’évêque. On remarqua bientôt, à droite du chœur, un couloir étroit qui contournait l’abside. On s’y engagea, et l’on s’aperçut qu’il conduisait dans une catacombe dont tout le monde ignorait l’existence. La première crypte où l’on pénétra était juste placée derrière le chœur de la petite basilique avec lequel elle communiquait par une fenêtre ; elle contenait des peintures du VIIe siècle qui représentent quatre personnages vêtus à la mode du temps et rangés autour d’une belle image du Christ. Leur nom, selon l’usage, est inscrit près de leur portrait, et chacun d’eux tient à la main la couronne des martyrs.

C’étaient des victimes de la dernière persécution. Nous possédons encore leurs actes qui nous ont conservé le récit de leur mort et de leur sépulture : ils nous racontent que deux frères avaient été exécutés par l’ordre de Dioclétien, et jetés dans le Tibre. L’empereur, qui savait que le culte qu’on rendait aux martyrs dans les catacombes exaltait l’ardeur des fidèles, avait défendu, sous peine de mort, qu’on les ensevelît ; mais ces menaces, qui furent souvent exécutées, n’arrêtaient personne. La sœur des deux chrétiens qui venaient de mourir, Viatrix[5], et deux saints prêtres, Crispus et Jean, décidés à remplir ce qu’ils regardaient comme leur premier devoir, s’étaient placés près de la chapelle des frères Arvales. Le fleuve forme là une courbe assez brusque, et il était naturel de penser que les corps des martyrs y seraient jetés sur le rivage. L’endroit d’ailleurs était favorable à leur pieuse entreprise. Les cérémonies des Arvales avaient cessé de s’accomplir depuis le règne de Gordien et de Philippe ; la foule ne venait plus, comme autrefois, assister aux jeux qu’ils donnaient dans leur hippodrome, quand la fête était finie. Ce qui prouve que ce lieu devait être désert et dangereux, c’est qu’on y a trouvé la. tombe d’un habitant du pays qui fut assassiné par des voleurs, avec ses sept esclaves. Viatrix et ses compagnons ne furent donc pas aperçus quand ils recueillirent les restes des saints qui flottaient sur le Tibre depuis Rome. Ils ne pouvaient pas songer à les déposer dans les grandes catacombes de la voie Appienne, qui étaient trop éloignées, ils les portèrent dans un cimetière voisin qu’on appelait, probablement du nom d’une riche chrétienne qui l’avait donné à l’église, le cimetière de Generosa. C’était une ancienne carrière de sable qu’on avait disposée pour les sépultures, et qui s’étendait jusque sous le bois des Arvales. Cette petite catacombe, qui ne servait que pour les paysans des environs, fut mise en honneur par la réputation des martyrs qu’on y avait enterrés. Plus tard, Viatrix elle-même, qui fut enfin victime de son zèle et qui périt comme ses frères, y fut ensevelie à côté d’eux. Nous savons que sa tombe était pieusement visitée par les pèlerins des premiers siècles. Pendant les guerres du moyen âge, elle fut si bien oubliée et perdue que Bosio et ses successeurs l’avaient longtemps cherchée sans succès : on vient de voir quel hasard singulier l’a fait découvrir de nos jours.

M. de Rossi a établi, par des rapprochemens ingénieux, que la petite basilique qui s’élevait au devant du cimetière de Generosa avait été bâtie du temps de Gratien, et il a retrouvé à quelle occasion on l’avait construite. En 382, Gratien publia un édit qui confisquait tous les biens des temples païens. C’était le dernier coup porté à un culte qui n’était pas accoutumé à la misère et ne vivait plus que de ses riches dotations. Les biens dont on dépouillait l’ancienne religion furent en grande partie attribués à la nouvelle, et les églises héritèrent presque partout des temples. Voilà comment l’évêché de Rome devint propriétaire du bois des Arvales et remplaça la vieille corporation qui durait, disait-on, depuis Romulus[6]. Pour prendre possession de ces nouveaux domaines, le pape Damase y fit bâtir la petite église qu’on vient de découvrir. Elle était destinée à sanctifier les lieux où le paganisme avait si longtemps célébré ses cérémonies. Le temps a ruiné à la fois les constructions du pape Damase et celles qu’avait élevées la corporation païenne ; elles se sont mêlées ensemble, et quand, après quinze siècles, quelques curieux ont remué ces débris, ils ont retrouvé les murailles délabrées d’une vieille église à côté du temple rond où venaient chanter et danser les frères Arvales, et les vases sacrés qui servaient à leur culte secret dans les galeries d’une catacombe chrétienne. — Il n’y a qu’à Rome, dans cette terre qui recouvre deux antiquités, qu’on puisse faire de pareilles rencontres.


III

Avec le troisième volume de la Rome souterraine, l’exploration du cimetière de Calliste est finie : c’est une première période qui s’achève dans l’étude des catacombes. Il convient, je crois, avant que cette étude se poursuive, de chercher à quel résultat elle est en ce moment arrivée. Jetons donc un coup d’œil d’ensemble sur les travaux de M. de Rossi ; demandons-nous quels sont les faits nouveaux dont ils ont enrichi l’histoire et les conquêtes définitives que leur doit l’archéologie chrétienne.

Le premier service que M. de Rossi nous ait rendu, c’est d’avoir inauguré une méthode nouvelle dans l’étude des cimetières chrétiens, ou plutôt d’être revenu à la méthode de son illustre prédécesseur, Bosio. On l’avait abandonnée depuis deux siècles, au grand détriment de la science. La manière dont on explorait les catacombes était assez semblable à celle qu’on suivait pour tous les autres monumens antiques, et qui leur avait été si funeste. On y descendait de temps en temps pour y copier en toute hâte quelque inscription ou quelque fresque. On enlevait tout ce qui pouvait se prendre, et on le plaçait dans quelque musée : là l’œuvre d’art, isolée de ce qui l’entourait, détachée de ces murs pour lesquels on l’avait faite, perdait son caractère et son importance. Ces curiosités de détail, qui ne doivent être qu’accessoires, faisaient oublier l’étude des catacombes elles-mêmes, qui sont l’œuvre la plus étonnante des premiers siècles du christianisme. M. de Rossi au contraire entreprit d’en faire une exploration régulière et méthodique. Il reconnut l’emplacement des divers cimetières, leur rendit leur nom véritable, et recueillit tout ce que les documens antiques racontent de chacun d’eux. Il en refit patiemment toute l’histoire ; il essaya de retrouver autant que possible l’époque où chaque galerie avait été creusée, ce qui du même coup donnait l’âge des monumens qu’on y trouvait. Comme il apportait à ces recherches une sagacité merveilleuse avec une immense érudition, il y a presque toujours réussi. Non-seulement il doit à cette méthode rigoureuse d’avoir fait lui-même de belles découvertes, mais, comme dans l’avenir on ne cessera pas de la suivre, il aura une part aussi dans les découvertes qu’on fera plus tard.

Les premiers travaux de M. de Rossi ont consisté à confirmer quelques opinions de ses prédécesseurs qu’on avait contestées : il fallait, avant d’aller plus loin que les autres, ne laisser aucun doute derrière soi. Les catacombes sont des cimetières qui n’ont servi qu’aux chrétiens ; on n’en peut plus douter aujourd’hui : les fouilles qu’on y poursuit sans relâche depuis un demi-siècle n’y ont pas fait découvrir une seule tombe païenne. Mais est-il vrai de prétendre que ce soient les chrétiens qui les ont toutes creusées ? On en avait douté à cause de l’immensité même de l’entreprise, et l’on supposait souvent qu’ils avaient profité de travaux antérieurs. C’est une question que M. de Rossi a définitivement résolue. Il a distingué plus nettement qu’on ne l’avait fait les anciennes carrières de sable dont les chrétiens se sont quelquefois servis, des galeries qu’ils ont creusées eux-mêmes, et il a montré que ces carrières étaient en somme fort rares aux catacombes. On ne pouvait s’en servir qu’en construisant de fortes murailles pour les étayer ; ce travail était si pénible et si peu sûr que les chrétiens préféraient attaquer hardiment le tuf et percer des galeries nouvelles. On peut donc dire qu’à l’exception de quelques carrières anciennes qui se reconnaissent sans peine, et qui n’occupent qu’un espace insignifiant, les catacombes entières sont l’œuvre des fossoyeurs chrétiens.

Après avoir prouvé qu’elles avaient été creusées par les chrétiens pour enterrer leurs morts, on s’est demandé si elles n’ont jamais servi à d’autres usages. C’est une question qu’on a beaucoup discutée et que les préventions religieuses ont souvent obscurcie. Quand on la débattit pour la première fois, au XVIIe siècle, Basnage et les docteurs protestans affirmèrent qu’on célébrait aussi les offices divins aux catacombes, croyant que c’était un moyen d’établir que les chrétiens étaient alors en fort petit nombre, puisqu’ils pouvaient tous tenir dans ces étroites galeries. L’argument semblait si sérieux aux théologiens catholiques qu’ils se croyaient obligés de nier de toute leur force que les fidèles s’y fussent jamais réunis. Ils avaient tort. Nous savons certainement aujourd’hui qu’à partir du IIIe siècle, quand les persécutions devinrent plus habiles et plus rigoureuses, lorsqu’il ne fut plus possible aux chrétiens de se rassembler dans leurs oratoires ordinaires, confisqués par l’autorité ou surveillés par la police, ils se cachèrent souvent aux catacombes pour y célébrer leurs mystères. C’est alors qu’on y construisit des chambres plus vastes qui devaient devenir avec le temps de véritables églises souterraines. Le père Marchi en a découvert une, dans le cimetière de Sainte-Agnès, où la place de l’autel était visible, où l’on trouvait encore le siège de l’évêque avec les stalles des prêtres taillées dans le tuf. Le cimetière de Calliste en contient aussi qui ressemblent assez à celle de Sainte-Agnès ; M. de Rossi a démontré qu’on a commencé à les construire vers l’époque de Dèce et de Valérien, qu’elles ont servi aux assemblées des fidèles pendant les persécutions, et qu’on s’y est réuni quelque temps encore, après la paix de l’église, en souvenir du passé.

Ces points définitivement acquis à la science et ce premier terrain bien assuré, M. de Rossi s’est avancé beaucoup plus loin, marchant cette fois tout seul et dans des chemins où personne ne l’avait précédé. Il s’était vite aperçu, dès ses premières fouilles, que les chrétiens, ceux du moins du Ier et du IIe siècle, ne semblaient pas préoccupés de dissimuler à leurs ennemis l’existence de leurs cimetières. il en conclut que, s’ils ne se cachaient pas pour les creuser, s’ils ne prenaient pas la peine de les placer dans des endroits déserts, c’est qu’ils savaient bien qu’on n’était pas disposé à les leur prendre, et qu’ils étaient sûrs que, même quand on poursuivait les vivans, on respecterait les morts. Cette conjecture fut confirmée par la découverte qu’on fit, il y a une quinzaine d’années, de la principale entrée du cimetière de Domitille. Elle était placée le long d’une des voies les plus fréquentées de Rome. La porte s’ouvrait sur le chemin ; rien n’en dérobait l’accès aux profanes. Elle était surmontée d’une inscription aujourd’hui perdue, mais dont la place est encore visible, et qui devait, selon l’usage, porter le nom de ceux auxquels l’hypogée appartenait. Il faut bien croire que du temps où fut bâti ce grand mur de brique, avec les constructions qui le flanquent et qui devaient attirer tous les regards, on ne contestait pas à l’église la propriété de ses cimetières. Évidemment aussi cette tolérance n’était pas pour les chrétiens un privilège ; tout le monde y avait droit comme eux, et il suffit, pour la comprendre, de se rappeler les coutumes et les croyances des gens de cette époque. On sait le respect des Romains pour les tombeaux : le lieu où l’on enterrait quelqu’un, même un esclave ou un condamne, devenait aussitôt un locus religiosus, et il était mis sous la sauvegarde de la loi. La loi devait donc protéger les tombes particulières des chrétiens, comme celles de tout le monde ; mais est-il probable que cette protection s’étendît aux sépultures qui appartenaient à toute la communauté des fidèles, ou, en d’autres termes, les immunités accordées aux individus Tétaient-elles aussi aux associations ? C’est l’étude de cette question qui a conduit M. de Rossi à émettre des idées tout à fait nouvelles sur les premiers rapports du christianisme avec l’autorité civile.

L’empire, au Ier et au IIe siècle, s’était couvert d’associations pour les funérailles (collegia funeraticia). C’étaient des sociétés où l’on versait une somme modique tous les mois et qui se chargeaient de fournir à tous leurs membres une sépulture convenable et des obsèques décentes. Le succès de ces collèges s’explique par la crainte qu’on éprouvait alors que l’âme ne fût errante et malheureuse dans l’autre vie si le corps ne reposait pas dans une sépulture fixe, ou si on ne l’avait pas enterré selon les rites. Les empereurs, qui se méfiaient en général des associations et ne les toléraient guère, firent une exception pour celles-là. Comme elles ne se composaient que de pauvres gens, elles leur parurent peut-être moins redoutables, et ils espéraient devenir plus populaires en les prenant sous leur protection. Un sénatus-consulte spécial autorisa d’avance toutes les sociétés de funérailles qui se fonderaient dans l’empire, en sorte qu’elles n’avaient, pour exister légalement, qu’à se faire inscrire sous ce nom sur les registres des magistrats. Une fois autorisées, elles avaient le droit de posséder une caisse commune alimentée par les cotisations de leurs membres et les libéralités de leurs protecteurs ; elles pouvaient se réunir, tous les mois pour les affaires ordinaires, et tant qu’elles voulaient pour célébrer les fêtes de l’association. Il faut avouer que ce sénatus-consulte offrait aux chrétiens des facilités singulières et qui devaient beaucoup les tenter. On a grand tort de se les représenter comme des gens qui s’étaient mis dès le premier jour en lutte ouverte avec la société ; ils se souvenaient au contraire que le maître leur avait prêché le respect de l’autorité civile et l’obéissance au prince. Ceux qui, comme Polyeucte, s’en allaient le jour de leur baptême renverser les statues des dieux étaient fort rares, et M. Le Blant a montré dans une dissertation intéressante que l’église les condamnait sévèrement et qu’ils commettaient une action coupable. On ne s’exposait pas volontiers aux persécutions ; on faisait tout pour les éviter, et l’on ne se résignait à braver la mort que quand il n’y avait plus moyen de vivre sans renier sa foi. Des gens ainsi disposés, qui souhaitaient la paix et fuyaient avec soin tous les conflits, n’ont dû rien négliger pour se mettre en règle avec l’autorité. Ils ne demandaient pas mieux que de se couvrir eux-mêmes de ces lois qu’on invoquait si souvent contre eux. Précisément ce sénatus-consulte sur les collegia funeraticia leur en donnait le moyen ; il ne demandait aucun sacrifice à leurs croyances, il n’exigeait d’eux aucun mensonge : les chrétiens pouvaient bien affirmer qu’ils formaient, eux aussi, une « association de funérailles, » puisqu’ils regardaient comme leur premier devoir de donner une sépulture honorable à leurs morts de toute condition. En se faisant reconnaître par l’état, qui ne pouvait guère leur refuser ce qu’il accordait à tout le monde, non-seulement ils devenaient propriétaires légitimes de leurs cimetières, mais ils acquéraient le droit de se réunir sans être inquiétés et de posséder une caisse commune. C’était un grand avantage : la façon dont s’exprime Tertullien quand il parle des associations chrétiennes, et plus encore la raison et le bon sens nous engagent à croire qu’ils ne s’en sont pas volontairement privés.

Cette opinion, il faut l’avouer, est fort contraire aux idées reçues : elle risque de choquer ceux qui se représentent le christianisme naissant comme une sorte de secte intransigeante qui avait horreur de la société civile et ne voulait à aucun prix s’y mêler ; mais elle a le mérite de rendre raison de faits qui semblaient jusqu’ici fort obscurs. On ne comprenait pas comment les chrétiens pouvaient accomplir de si grands travaux aux catacombes, y introduire leurs ouvriers pour creuser les galeries et en extraire les décombres sans éveiller l’attention de la police impériale. La surprise cesse quand on sait qu’ils l’ont fait au grand jour et avec l’assentiment de l’autorité. La même opinion permet aussi d’expliquer mieux qu’on ne l’avait fait les alternatives que l’église a traversées pendant les deux premiers siècles. Sa situation alors était double, et on pouvait lui être indulgent ou sévère suivant le côté par lequel on la considérait. Comme religion nouvelle, elle devait être interdite : la loi était formelle et proscrivait tous es cultes étrangers qui n’avaient pas été acceptés par un décret du sénat ; mais comme « collège de funérailles » elle était autorisée. Le là une sorte d’hésitation du pouvoir dans ses rapports avec l’église et les vicissitudes par lesquelles on la fait passer. De temps en temps la fureur populaire, toujours excitée contre les chrétiens, entraîne les magistrats des cités, les gouverneurs des provinces et l’empereur lui-même à persécuter des gens qui prêchent un Dieu nouveau. Ils en ont le droit, et, quoi que disent les apologistes, les poursuites sont régulières et légales. Mais, une fois cette effervescence de colère calmée, les rigueurs s’arrêtent. On affecte de ne plus regarder « la corporation des frères, » — « les adorateurs du Verbe, » que comme une de ces sociétés à demi religieuses et à demi civiles (cultores Jovis, cultores Dianœ, etc.) qui ont été instituées pour donner la sépulture à leurs membres, et on les laisse jouir de la même tolérance qu’on accorde aux autres.

M. de Rossi fait remarquer que cette tolérance était rendue plus aisée par le soin que prenait l’église de ne pas heurter les usages communs quand elle n’y trouvait rien à reprendre et de se conformer autant que possible aux coutumes des associations ordinaires. Un païen qui, en passant sur la voie Prénestine, aurait été tenté de visiter le cimetière de Domitille, n’y aurait rien trouvé qui le surprît autant que nous sommes portés à le croire. Les arabesques charmantes qui ornent la voûte du corridor d’entrée, ces branches de vigne gracieusement entrelacées, ces scènes de vendange, et ailleurs ces oiseaux et ces génies ailés voltigeant dans l’espace vide, lui auraient rappelé ce qu’il avait tous les jours sous les yeux dans les appartemens des gens riches. Les épitaphes, s’il s’était arrêté à les lire, pouvaient lui paraître sans doute différer assez des inscriptions ordinaires ; elles ne contenaient pourtant presque rien qui ne se trouvât ailleurs. Même les souhaits « de paix et de rafraîchissement » qui nous en semblent la partie la plus originale sont empruntés à certains cultes orientaux qui s’étaient depuis longtemps acclimatés à Rome. Au premier abord, et pour un observateur un peu pressé, les funérailles chrétiennes devaient beaucoup ressembler aux autres. Prudence dit qu’on semait la tombe de feuillage et de fleurs, et qu’on versait sur le marbre des libations de vin parfumé. On avait surtout conservé l’usage de fêter par des banquets les anniversaires funèbres. A côté de l’entrée du cimetière de Domitille on trouve encore la salle à ranger où se réunissaient les frères pour célébrer la mémoire de leurs morts. M. de Rossi montre par des exemples curieux combien ils s’étaient attachés à reproduire, au moins pour l’extérieur et l’Apparence, ce qui se passait dans les triclinia des autres associations ; en sorte qu’un païen qui aurait assisté à ces repas se serait cru dans l’une de ces belles sépultures que possédaient les grandes familles ou les collèges importans de Rome sur la voie Appienne eu la voie Latine. D’autres historiens ont été surtout frappés des différences radicales qui séparaient le christianisme des religions au milieu desquelles il s’établit ; M. de Rossi nous montre les ressemblances, fortuites ou cherchées, qu’il avait avec elles : ces ressemblances rendaient plus aisée la transition d’un culte à l’autre, ce qui ne fut pas inutile sans doute à la propagation rapide du christianisme. C’est, comme on voit, une façon un peu nouvelle de présenter une vieille histoire.

Voici encore une nouveauté qui change les idées que nous nous faisions des temps primitifs du christianisme. On disait qu’il ne s’était d’abord répandu que dans les classes misérables. C’étaient de pauvres Juifs et de « petits Grecs, » des affranchis et des esclaves, des tisserands, des cordonniers, des foulons » qui en furent les premiers adeptes. Du haut de son opulente philosophie, Celse se moquait beaucoup de ce ramassis « d’âmes simples et ignorantes, d’esprits bornés et incultes devant lesquels les docteurs chrétiens plantaient leurs tréteaux. » On ne peut pas nier en effet que les pauvres gens n’aient été longtemps les plus nombreux parmi les fidèles ; mais n’y avait-il qu’eux, même dans les premières années ? M. de Rossi ne le pense pas. Il a été très frappé de voir que les plus anciennes catacombes sont aussi les plus riches et les mieux ornées. Il se demande s’il était possible à une corporation qui n’aurait contenu que « des tisserands et des cordonniers » de bâtir le vestibule du cimetière de Domitille, avec les peintures élégantes qui en décorent la voûte ; et il lui vient aussitôt à l’esprit qu’il devait se trouver, parmi ces esclaves, ces affranchis et ces ouvriers, des personnages plus importans et plus riches qui faisaient les frais de ces constructions. C’est du reste ce qui arrivait aussi même dans les collèges les plus misérables ; ils avaient grand soin de se choisir des protecteurs qui les aidaient de leur influence et de leur fortune. N’est-il pas probable qu’il existait quelque chose de semblable dans l’association des frères ? On a remarqué que les cimetières sont ordinairement désignés par un nom propre qui n’est pas toujours celui d’un martyr ou d’un saint ; on les appelle cimetière de Lucine, de Commodilla, de Thrason, de Calépode, etc. : ce nom n’est-il pas celui d’un riche chrétien qui a donné le sol à ses frères pour leur sépulture ? Les fouilles ont paru confirmer ces suppositions. Sur ces tombes qu’il a découvertes, M. de Rossi a lu quelquefois les noms les plus glorieux de la vieille Rome, les Cornelii, les Æmilii, les Cœcilii, etc. Il en a conclu que de très bonne heure quelques membres de ces grandes familles avaient connu et pratiqué la doctrine nouvelle[7]. Prêchée par saint Paul dans « la maison de César, » c’est-à-dire parmi les esclaves et les affranchis orientaux du prince, elle avait gagné vers la même époque la noble Pomponia Græcina, femme du consulaire Plautius, le vainqueur de la Bretagne. Elle fut accusée sous Néron « de superstition étrangère, » ce qui ne pouvait désigner alors que le judaïsme ou le christianisme, et, comme on a retrouvé dans le cimetière de Calliste les tombes de ses descendans, on peut supposer avec beaucoup de vraisemblance qu’elle était bien réellement chrétienne. Quelques années plus tard, la foi nouvelle pénétra jusque dans la famille des empereurs, s’il est vrai, comme on a toute sorte de raisons de le croire, que Domitille et son mari Flavius Clemens, les plus proches pareils de Domitien et de Titus, étaient chrétiens comme Pomponia Græcina. Clemens et Domitille ne devaient pas être seuls : il est rare qu’un exemple qui part de si haut ne soit pas imité de quelques personnes. On peut donc croire que le christianisme, même dans les premières années, a fait quelques conquêtes importantes dans cette aristocratie de naissance ou d’argent qui menait l’empire. Ces grands personnages qu’il attirait à lui devaient d’abord l’aider de leur crédit, et peut-être ont-ils plus d’une fois arrêté les coups qu’on se préparait à lui porter, comme fit cette Marcia, la maîtresse de Commode, « qui craignait le Seigneur, » et qui protégeait les évêques. Ils ont dû surtout enrichir par leurs libéralités cette caisse commune qui, dès l’époque des Antonins, était fort importante et qui permit bientôt à l’église de Rome d’étendre ses aumônes presque sur le monde entier. Les catacombes nous ont déjà révélé les noms de quelques-uns de ces grands seigneurs devenus chrétiens de bonne heure et quand il y avait du péril à l’être ; elles nous en feront connaître beaucoup d’autres. C’est sans doute un élément assez faible dans cette société naissante, mais il en faut tenir compte. Quand on le néglige, il est moins aisé de comprendre comment le christianisme soutint les attaques de ses ennemis et parvint à les vaincre.

Une autre question peut-être plus importante encore, qui est très loin d’être vidée, mais que l’étude des catacombes a rendue un peu plus claire, est celle de la confiance que méritent les vies des saints et les actes des martyrs. Ces documens sont fort discrédités non-seulement auprès des sceptiques, mais parmi les gens pieux, comme Tillemont, quand ils ne croient pas que la dévotion fait un devoir de renoncer à la critique. Tels qu’ils nous sont parvenus, ils ne méritent guère de créance. Il s’y est mêlé, dans les siècles qui ont suivi la paix de l’église, des légendes ridicules. Comme on les lisait dans les fêtes des saints pour l’édification des fidèles, on y ajoutait sans scrupule tout ce qui pouvait frapper les imaginations et toucher les cœurs. La rhétorique surtout, la mauvaise rhétorique du VIIe et du VIIIe siècle les a tout à fait gâtés. Il faut pourtant avouer que, quelque défiance qu’ils nous causent, depuis les dernières fouilles des catacombes, on ne peut plus les rejeter sans examen. Tout n’est pas imaginaire dans ces récits, puisqu’on a retrouvé dans les galeries des cimetières la sépulture de ceux dont ils racontent l’histoire. Ainsi au IIIe et au IVe siècle on croyait posséder leurs tombes, on lisait leurs noms sur leurs épitaphes, on venait prier devant leurs restes. Le récit des faits peut être très légendaire, mais il est difficile de douter que le nom du personnage soit réel. Dans ces récits mêmes, au milieu de beaucoup d’erreurs ridicules, on remarque des détails vraisemblables ou certains. Quelques-uns sont confirmés par les inscriptions ou les peintures antiques des catacombes ; d’autres supposent une connaissance parfaite de lieux qu’assurément les gens du VIIIe ou du IXe siècle ne visitaient plus. M. de Rossi en conclut très légitimement que la nouvelle rédaction amplifiée et corrompue suppose l’existence d’une rédaction ancienne, plus sobre et plus vraie. Il est donc d’avis qu’au lieu de rejeter le récit entier pour quelques absurdités qu’il renferme, on doit le débarrasser de toutes ces retouches fâcheuses et qu’il faut essayer de retrouver le texte original sous la copie altérée. C’est un travail délicat, où il entre toujours un peu de divination et d’hypothèse, mais où le succès n’est pas impossible à une critique exercée, et qui s’accomplit tous les jours dans la restitution des textes classiques. M. de Rossi l’a fait avec beaucoup de talent pour les actes de Sainte-Cécile ; M. Le Blant l’essaie en ce moment pour beaucoup d’autres. Si l’entreprise réussit, ce qui ne paraît guère douteux, elle augmentera de beaucoup le nombre des documens dont nous disposons et nous fera mieux connaître la lutte héroïque que soutint l’église contre ses persécuteurs.

Je me suis volontairement tenu dans les questions générales : que de découvertes inattendues, que d’observations ingénieuses n’aurais-je pas à signaler, si je descendais dans le détail ! M. de Rossi est un épigraphiste consommé ; il excelle à interpréter une inscription, ce qui ne veut pas dire seulement qu’il nous la fait bien comprendre, mais qu’il sait en tirer toutes les conséquences qu’elle renferme. Celles qu’il a recueillies aux catacombes sont plus simples et plus courtes que nous le voudrions. Les chrétiens de cette époque n’étaient pas bavards ; ils ne tenaient pas à nous apprendre, comme le faisaient si complaisamment les Romains ordinaires, les fonctions qu’ils avaient occupées et le rang qu’ils tenaient dans la vie : un nom propre, une date et quelques souhaits touchans de paix et de bonheur, voilà en général toute l’épitaphe. On en peut pourtant tirer sur la situation de ces pauvres gens, (sur leurs sentimens et leurs espérances, des indications curieuses, et ils nous en apprennent quelquefois avec un seul mot plus qu’ils ne veulent. Les peintures sont encore plus importantes, et M. de Rossi les a interprétées d’une façon fort habile. Comme en général elles sont symboliques, elles répandent beaucoup de lumière sur les croyances primitives du christianisme et seront un élément important dans la querelle des diverses églises. Pour moi, ce qui me frappe surtout dans ces peintures, et principalement dans les plus anciennes, c’est la facilité parfaite avec laquelle l’art antique y est imité. Les chrétiens n’avaient alors aucune répugnance à s’en servir ; ils employaient sans scrupule les symboles et les images du paganisme qui leur semblaient exprimer leurs croyances. Ils représentaient leur divin maître sous les traits d’Orphée, et la belle figure du chantre de Thrace, attirant à lui les bêtes et les rochers, leur semblait convenir à celui dont la parole a conquis les nations les plus sauvages du monde. Je ne vois rien là de ce fanatisme sombre dont on accusait alors les chrétiens. C’était peut-être le défaut de quelques sectaires, comme Tertullien, mais le grand nombre ne partageait pas ces rigueurs. Ils ne renonçaient pas, en devenant chrétiens, à comprendre et à admirer les beaux ouvrages des sculpteurs ou des peintres de la Grèce ; ils ne se croyaient pas tenus à les condamner et à les proscrire, puisqu’au contraire ils essayaient de les approprier à leur culte. S’il est vrai de dire que la renaissance ait eu surtout pour principe de revêtir les idées nouvelles dos formes de l’art antique, la renaissance a commencé aux catacombes.

Voilà la moisson de faits inconnus, de suppositions fécondes, d’aperçus nouveaux dont M. de Rossi a enrichi la science. Au moment de dire un dernier adieu à ce cimetière de Calliste dans lequel il a si longtemps vécu et où il a fait de si belles découvertes, il a grand’peine à contenir son émotion ; il lui est impossible de prendre congé, sans un déchirement de cœur, de ce grand travail qui lui a demandé trente-cinq années, les meilleures de sa vie, et lui a donné la plus noble jouissance qu’un savant puisse connaître, celle de découvrir ou d’entrevoir la vérité ; mais il s’arrête vite : non è dell’ indole di si grave et si seria opera il poeteggiare, nous dit-il. D’autres travaux l’appellent ; de grands cimetières, aussi curieux peut-être que celui de Calliste, restent à étudier, et il nous annonce que, sans perdre un moment, il va commencer des explorations nouvelles. Tous les amis de la science l’accompagneront de leurs vœux et souhaiteront aux recherches qu’il entreprend la même fortune qu’à celles qu’il vient d’achever.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, du 15 juillet et du 15 novembre 1877.
  2. On a trouvé aussi quelques tombeaux de famine aux catacombes ; mais ils ne pouvaient pas être nombreux. La plupart du temps on employait la terre qu’on tirait des galeries nouvelles à combler les galeries anciennes quand elles étaient pleines. Il devenait donc impossible à une famille de conserver une tombe au-delà d’une ou deux générations.
  3. Ces expressions sont empruntées à l’un des plus anciens rituels de l’église romaine, cité par M. de Rossi : Defunctorum fldelium animæ quæ beatitudine gaudent nobis opitulentur ; quæ consolatione indigent ecclesiæ precibus absolvantur.
  4. D’autres fois on creusait le sol jusqu’à la crypte où le martyr était enterré, et l’on faisait de sa tombe même un autel. Dans ce cas, la basilique est enfoncée à moitié dans la terre et n’en sort que par son toit et sa partie supérieure. C’est ainsi que sont construits Saint-Laurent et Sainte-Agnès, et cette basilique de Sainte-Pétronille que M. de Rossi a découverte il y a trois ans au-dessus du cimetière de Domitille et qui a donné une si éclatante confirmation à ses prévisions.
  5. Les actes des martyrs donnent à cette sainte le nom plus ordinaire de Béatrix. M. de Rossi pense qu’il n’y a pas de raison de lui enlever celui de Viatrix qu’elle porte sur la peinture qui la représente. N’est-il pas convenable à une chrétienne, tandis qu’elle vit dans le monde, de s’appeler « la voyageuse ? »
  6. M. de Rossi fait remarquer que la propriété où l’on a retrouvé les restes du temple des Arvales n’a pas cessé, depuis Gratien, d’être un bien d’église ; elle paie encore aujourd’hui une redevance au chapitre de Santa Maria in via lata.
  7. Il se peut à la vérité que ce ne soient souvent que des noms d’affranchis qui appartenaient à des familles illustres ; mais des affranchis les croyances montaient vite jusqu’aux maîtres, et une fois que le christianisme était entré dans une maison, il s’insinuait partout et gagnait tout le monde.