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Promenades archéologiques/07

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Promenades archéologiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 779-813).
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PROMENADES ARCHEOLOGIQUES

LES TOMBES ETRUSQUES DE CORNETO.

Tacite a dit dans une phrase célèbre, que l’imagination transfigure tout ce qu’on me connaît pas et le fait paraître merveilleux : Omnet ignotum pro magnifico est ; Ovide prétend, au contraire, qu’on ne peut pas désirer ce qu’on ignore Ignoti nulau cupido, et quoiqu’ils semblent se contredire, je crois que tous les deux ont raison. L’inconnu produit sur nous, selon la diversité de nos natures, des effets opposés : il y a des gens qu’il attire, il y en a qu’il repousse. Nous le voyons bien par ce qui arrive à propos des Étrusques. Beaucoup de savans trouvent une sorte d’attrait irritant dans l’obscurité même qui couvre les origines de ce peuple, dans le peu que nous savons de son histoire, dans l’impossibilité où nous sommes jusqu’ici de comprendre sa langue. Ce sont des énigmes qu’ils tiennent à déchiffrer, et ils le désirent avec tant de passion que l’insuccès les excite au lieu de les décourager : moins ils arrivent à connaître et plus ils cherchent à savoir. D’autres prennent beaucoup plus aisément leur parti d’ignorer ; ils soupçonnent même que, dans cette civilisation qui s’obstine à ne pas se laisser deviner, il n’y avait rien qui méritât d’être connu. Aussi ne tarissent-ils pas de sarcasmes sur la sotte curiosité de ces pauvres érudits qui prennent plaisir à errer parmi les ténèbres, qui perdent leur peine et leur temps à essayer de résoudre des problèmes insolubles[1].

Je suis, je l’avoue, du côté des curieux. Leur obstination, quoiqu’elle n’ait pas été toujours heureuse, ne me paraît pas ridicule. Je comprends qu’on se résigne difficilement à ignorer le passé d’un peuple qui a tenu une place importante parmi les nations antiques. Quand je vois, dans un musée, les beaux ouvrages qui nous restent des Étrusques, je suis saisi d’un désir ardent de savoir ce qu’étaient ceux qui les ont faits. Je ne puis passer avec indifférence auprès de ces grandes statues de pierre ou de terre cuite, étendues sur leurs sarcophages et appuyées sur le coude, qui semblent regarder les visiteurs. Elles sont si vraies, si vivantes que j’ai toujours envie de m’arrêter devant elles, de les interroger sur leur histoire et de leur demander leur secret.

Si ce secret a été si bien gardé, s’il est si difficile de connaître ce peuple étrange et obscur, ce n’est pas que, comme tant d’autres, il ait disparu tout entier. Il y en a fort peu, au contraire, dont il reste autant de souvenirs. Ce qu’on a tiré depuis trois siècles de ses nécropoles est incroyable ; les musées du monde entier sont remplis de ses dépouilles ; il les a tous fournis d’objets précieux de toute sorte, et la moisson est loin d’être épuisée ! Le Louvre possédait déjà beaucoup de vases peints qu’il tenait des libéralités de Caylus, de Forbin et d’autres amateurs éclairés, de l’acquisition des cabinets de MM. Durand et Tôchon, et il pouvait passer pour un des musées les plus riches en antiquités étrusques, lorsqu’en 1862, par l’intermédiaire de M. Léon Renier, l’état acquit la collection Campana, qui fit plus que doubler ses richesses. Elle contenait des vases, des peintures, des bijoux de la plus grande valeur et un ensemble merveilleux de terres cuites qui provenaient en général de la Campanie et de l’Étrurie. Rien qu’avec ce qu’on avait trouvé dans les tombes de l’antique Cœre, on a rempli trois grandes salles. On peut donc, sans sortir de Paris, en visitant les galeries du Louvre, se faire quelque idée de cette civilisation si mal connue. C’est un voyage qui est à la portée de tout le monde et dont tout le monde tirera beaucoup de profit.

Il est sûr pourtant qu’il vaut mieux aller voir les Étrusques chez eux et que c’est le meilleur moyen de les étudier. Ces mille objets que nous regardons avec curiosité dans les vitrines d’un musée sont bien plus curieux encore et deviennent plus instructifs quand on les retrouve à leur place. On en saisit alors la destination, on en comprend mieux le caractère. Parmi les villes étrusques, il y en a peu qui aient conservé autant de souvenirs de leur glorieux passé que Corneto, l’ancienne Tarquinies ; c’est là qu’il faut aller si l’on veut connaître sur place la vieille Ëtrurie. Non-seulement cette ville possède un plus grand nombre de monumens antiques que les autres, mais nous avons ici l’avantage que ces monumens ont été étudiés par des savans distingués, surtout par M. Helbig, l’un des directeurs de l’Institut archéologique de Rome, que nos lecteurs connaissent déjà[2]. Je ne vois rien de mieux à faire que de me servir des travaux de M. Helbig, de me mettre, pour ainsi dire, à sa suite, et de visiter les tombes de Corneto avec lui.


I

C’était autrefois un voyage pénible que de parcourir l’Étrurie maritime ; il fallait être très curieux et assez hardi pour se hasarder dans ces régions peu saines et mal habitées. Aujourd’hui rien n’est plus facile. Un chemin de fer fort intéressant longe le littoral de la Méditerranée depuis Gênes jusqu’à Palo, et, comme cette route est la plus courte pour aller de Turin à Rome, elle est très fréquentée. Il est vrai qu’on ne songe guère à s’arrêter aux stations intermédiaires, et que ce qu’on voit de la Maremme toscane, dans cette course rapide, ne donne pas le désir de la visiter de plus près. On a tort pourtant de ne pas le faire, et le voyageur qui s’arrêterait à Corneto pour y rester au moins une journée entière n’aurait pas à se plaindre d’avoir perdu son temps.

Corneto est situé entre Orbetello et Civita-Vecchia. C’est aujourd’hui une petite ville de quelques milliers d’habitans, perchée sur une hauteur verdoyante, et qui d’en bas frappe les yeux par la multitude de ses tourelles. On n’y arrive pas sans quelque fatigue ; là côte est rude à monter, mais une fois qu’on est parvenu au sommet, la vue dont on jouit dédommage de la peine qu’on s’est donnée. On a devant soi la mer, avec le Monte Argentaro, qui de loin semble jeté au milieu des flots. Si l’on se retourne du côté des terres, on voit une petite rivière, la Marta, s’enfoncer dans la vallée au milieu des arbres. En face, une colline s’étend parallèlement à celle sur laquelle est bâtie Corneto. Elles ne sont séparées entre elles que par une petite plaine qui paraît riante et fertile ; puis, après quelques kilomètres, elles se rapprochent en s’abaissant, et finissent par se rejoindre de manière à former une sorte de demi-cercle. Corneto occupe l’extrémité de celle qui est la plus rapprochée de la mer ; Tarquinies était bâtie sur l’autre, juste en face de Corneto.

Tarquinies était l’une des plus grandes cités et des plus importantes de l’Étrurie. Son mur d’enceinte avait 8 kilomètres de tour. C’est là, dit-on, qu’au Ier siècle de Rome, le Corinthien Demarate vint s’établir, apportant toutes ses richesses, et amenant, avec sa famille et ses cliens, quelques-uns des artistes distingués de la Grèce. Quand la guerre éclata entre l’Étrurie et les Romains, c’est Tarquinies surtout qui en soutint le poids. Ses habitans défendirent courageusement leur indépendance, et Rome ne put tout à fait la soumettre qu’après avoir massacré à la fois toute son aristocratie. En perdant sa liberté elle dut perdre beaucoup de son importance. Cependant Cicéron l’appelle encore « une ville très florissante. » Comment s’est-il fait qu’elle ait disparu plus tard tout entière pour revivre à un autre endroit et sous un autre nom ? Nous ne le savons que fort imparfaitement ; mais ces sortes de vicissitudes paraissent être dans les destinées des villes étrusques : elles ont eu des fortunes très diverses, et il y en a plusieurs auxquelles il est arrivé de mourir et de renaître. On se l’explique quand on songe au pays qui les entoure ; ce pays est à la fois attrayant et redoutable, fertile et empesté : c’est la Maremme


Dilettevole molto e poco sana,


comme dit un poète du XIVe siècle. Elle n’a pas l’air désolé de la campagne romaine, quoiqu’elle soit aussi terrible à habiter. La végétation y est vigoureuse dans les plaines ; les collines sont couvertes de bois de chêne-liège, de lentisques, de caroubiers. « Combien de fois, dit M. Noël des Vergers, cherchant sous la végétation luxuriante des forêts les traces de la nation mystérieuse qui peupla ces déserts, et trouvant tant de preuves de son séjour ne me suis-je pas pris à douter que ces bois parfumés, ces pâturages, cet air doux et tiède puissent receler les maladies et la mort ! Il fallait, pour me convaincre, la rencontre fortuite de quelques rares habitans, dont les traits amaigris, les yeux mornes, le teint jaune, le ventre ballonné, disent toutes les souffrances mieux que ne saurait le faire le récit le plus éloquent. » Pour rendre ce pays habitable, il fallait d’abord l’assainir ; les Étrusques l’avaient fait. Il n’y a pas de doute qu’ils n’eussent desséché les marais, donné un meilleur écoulement aux rivières. Pline l’Ancien admire les travaux hydrauliques qu’ils avaient accomplis dans les plaines ; du Pô, pendant qu’ils en étaient les maîtres. Ils avaient dû faire encore davantage pour le pays même qui était leur berceau et le centre de leur domination. On peut supposer aussi qu’ils y avaient creusé de ces grands canaux de drainage qu’on rencontre partout dans les environs de Rome, et qui, suivant l’expression d’un observateur sagace, font ressembler tout le bassin du Tibre et les pentes inférieures du massif du Mont-Albain à une gigantesque garenne[3]. Mais ces travaux, par leur nature même, sont délicats et fragiles. On ne dompte la nature qu’à la condition de lutter sans cesse contre elle ; dès qu’on se relâche un moment, elle reprend tout son empire. Quelques années de négligence suffisent pour perdre le fruit de plusieurs siècles d’efforts ; les canaux s’engorgent, les étangs se remplissent, et les miasmes recommencent à empester l’air. Au XVIIIe siècle, les descendans des grands Médicis ayant cessé d’encourager les travaux entrepris par leurs ancêtres pour assainir les environs du lac Castiglione, et laissé s’obstruer le fosso di navigazione qui reliait ce lac à une rivière voisine, on remarqua qu’en quelques années, la population de Grossetto tomba de trois mille âmes à sept cents habitans, et que les campagnes environnantes, au lieu de semer tous les ans treize cents mesures de blé, n’en semaient plus que trois cents[4]. Cet exemple nous montre avec quelle rapidité les choses marchent dans ce pays. C’est ce qui explique comment, pour les villes étrusques, la dépopulation et la ruine sont venues si vite et ont été parfois si complètes. La décadence a commencé pour elles aussitôt après leur défaite par les Romains. Vers la fin de la république, plusieurs étaient déjà désertes ; la malaria, plus mollement combattue, avait repris sa force. Virgile, parlant de Graviscœ, le port de Tarquinies, qui devait être situé près de l’embouchure de la Marta, non loin de Corneto, dit que c’est un lieu malsain. Assurément, il ne devait pas l’être quand les vaisseaux de la Grèce ou de Carthage apportaient sur ces côtes les marchandises de leur pays ; il l’était devenu depuis que les Étrusques, en perdant leur indépendance, avaient aussi perdu leur activité et ne combattaient plus le terrible fléau avec la même énergie. Mais le mal pouvait se réparer ; avec un redoublement d’efforts, il était possible de rendre encore ces terres habitables, et comme elles sont fertiles et riantes, qu’elles attirent le cultivateur par leur richesse, il y retourne courageusement, il se remet à l’ouvrage toutes les fois que la situation politique devient meilleure et qu’il a l’espoir de jouir en paix du fruit de ses peines. M. Noël des Vergers fait remarquer que l’Étrurie, qui paraissait épuisée vers la fin de la république romaine, se ranime brusquement sous l’empire. Les campagnes se repeuplent alors, les villes se relèvent. Properce disait que de son temps, au commencement du règne d’Auguste, le pâtre menait ses troupeaux sur les ruines de Véies. Sous les successeurs d’Auguste, Véies redevient un municipe important qui nous révèle son existence par des inscriptions curieuses. Strabon mentionne Fidènes parmi ces anciennes cités de l’Étrurie que la guerre a détruites et qui sont devenues de simples propriétés particulières. Du temps de Tibère, Fidènes est de nouveau une ville importante qui donne des jeux où tous les voisins accourent, et Tacite raconte que, dans une de ces fêtes, la chute d’un amphithéâtre fit périr ou blessa plus de cinquante mille personnes. Voilà des résurrections bien rapides ! Mais, quelque temps après, quand viennent les mauvais jours de l’empire, les révolutions intérieures, les désastres de l’invasion, la côte maritime de l’Étrurie se dépeuple de nouveau. Le Gaulois Rutilius Namatianus, qui passa le long de ces rivages pour retourner de Rome chez lui, les trouva déserts. Il n’aperçut sur son chemin que des campagnes dépeuplées par la fièvre et des villes abandonnées. « Que l’homme ne se plaigne pas de la mort, disait-il en regardant l’antique Populonia, dont les monumens jonchaient le sol : voici des exemples qui nous apprennent que les villes aussi peuvent mourir ! »

C’est alors que Tarquinies, à la suite de catastrophes que nous connaissons mal, fut désertée par ses habitans. Aujourd’hui, la végétation a recouvert le peu qui reste de la vieille ville ; de loin, on n’en aperçoit aucun vestige : il faut parcourir la colline où elle était bâtie, écarter l’herbe avec soin pour retrouver quelques substructions de murailles ou quelques pierres écroulées. Pourquoi la ville abandonnée s’est-elle transportée de l’autre côté de la plaine ? Quelle raison pouvait-elle avoir de se mettre sur la colline voisine ? On l’ignore ; mais dans cet emplacement nouveau elle a jeté quelque éclat au moyen âge. On montre à Corneto quelques beaux monumens de cette époque, surtout une église romane, Santa-Maria in Castello, qui n’a pas été gâtée par des restaurations maladroites, ce qui est assez rare en Italie. Comme elle ne sert plus au culte, elle échappe au zèle peu éclairé des fidèles et au mauvais goût des curés. Elle reste comme elle était quand elle fut consacrée au XIIe siècle, avec quelques injures du temps qui ne la déparent pas. Elle conserve intacts son ciborium orné de colonnes légères, son ambon de marbre tout à fait semblable à celui de Saint-Clément de Rome, et sur les dalles brisées des vieilles tombes qui ont servi à raccommoder son pavé on lit encore des inscriptions qui remontent aux premiers siècles du christianisme. A la renaissance, Corneto faisait encore quelque figure. Une famille riche et amie des arts, comme il y en avait tant alors, les Vitelleschi, y fit bâtir un palais magnifique, sur le modèle de ceux de Florence et qui les égale en beauté et en grandeur. Il a, comme eux, des apparences de forteresse dans la partie inférieure, tandis que l’élégance domine dans ses étages plus élevés, en sorte que la force et la grâce s’y mêlent de la façon la plus imprévue. Notre surprise est grande quand nous parcourons Corneto, de trouver dans une petite ville sans commerce, sans industrie, isolée sur un rocher au milieu d’un désert, une église comme Saint-Clément et un palais qui, par ses proportions et son architecture, rappelle les plus beaux de Florence. Mais nous sommes en Italie, où les surprises de ce genre ne sont pas rares. Ailleurs, l’art semble s’être réservé pour les capitales ; dans ce pays privilégié, il s’est développé avec tant de vigueur, il a coulé avec une telle abondance qu’il lui est arrivé de déborder pour ainsi dire jusque sur les villages.

Mais ce n’est pas le moyen âge ou la renaissance qu’on vient étudier à Corneto : on les trouve ailleurs représentés par des monumens plus beaux encore et plus nombreux. Ici nous ne cherchons que les Étrusques. Il faut donc nous contenter d’un regard rapide jeté sur Santa-Maria in Castello et sur le palais Vitelleschi, et nous empresser d’aller voir ce qui reste de ce vieux peuple disparu.

Notre attente ne sera pas trompée et nous pourrons pleinement nous satisfaire. Corneto donne aux autres villes de l’Italie un bon exemple par le soin pieux qu’elle prend de ses antiquités. Elle est très fière de son passé ; et non-seulement elle a ajouté le vieux nom de Tarquinies au sien (Corneto-Tarquinia), ce qui n’est qu’une satisfaction de vanité qui ne lui coûtait guère, mais elle s’impose de grandes dépenses pour bien loger ses richesses et pour les accroître. Ces dépenses sont faites par la ville et par une, société locale, l’Universita agraria, qui en a pris généreusement la moitié à sa charge. Le syndic, M. Luigi Dasti, est un homme éclairé qui aime beaucoup sa petite ville et soutient le zèle de tout le monde. Grâce à lui, depuis dix ans, les fouilles ont pu se poursuivre sans relâche, quoique le gouvernement les ait peu encouragées ; on a découvert des tombes nouvelles, remis au jour les anciennes et fondé un musée qui deviendra bientôt l’un des plus riches de l’Italie. Ce musée, ces tombes, sont précisément ce qui attire l’étranger à Corneto.

Pour voir les tombes, il n’a pas à aller loin. La colline même sur laquelle s’élève Corneto était la nécropole de Tarquinies. Les habitans de la grande ville pouvaient voir de leurs fenêtres s’étager en face d’eux les sépultures de leur famille. Le spectacle de la mort ne leur paraissait donc pas fâcheux ; ce qui prouve qu’ils ne ressemblaient pas à leurs descendans, les Toscans d’aujourd’hui, qui cachent avec tant de soin les funérailles, qui les célèbrent de nuit et emmènent les morts au pas de course comme pour s’en débarrasser plus vite. Tarquinies ayant existé pendant plus de dix siècles, la colline qui lui servait de cimetière se trouve toute percée de tombes. On en a découvert des milliers, et il est probable qu’il en reste beaucoup plus qu’on n’en a trouvé. Comme il est naturel, les sépultures modestes dominent, mais dans le nombre il y en a de belles, et qui ont appartenu à de grandes familles. On en connaît aujourd’hui vingt-huit qui sont ornées de peintures murales. Ce sont elles qui vont surtout nous occuper.

Toutes sont taillées dans le roc à des profondeurs qui varient de 2 à 12 mètres. Il devait y avoir autrefois au-dessus du, sol quelque : signe qui indiquait l’existence de la tombe intérieure. C’était sans doute un tertre de gazon plus ou moins étendu, sur les bords duquel se détachait la porte qui donnait accès au caveau. Au milieu de la plaine désolée de Vulci, dans le désert empesté qui a remplacé la grande ville, se dresse un tumulus de 15 mètres de haut et de 200 mètres de circonférence. On l’appelle dans le pays la Cucumella. C’est un amas de terres rapportées qui recouvre une voûte épaisse de maçonnerie. Des tours rondes, dont on voit encore la trace, s’élevaient au-dessus du monument ; elles étaient surmontées d’animaux symboliques, de sphinx ailés, de lions accroupis ou debout destinés à effrayer les mauvais esprits. Quoi qu’on n’ait pas pu percer encore la voûte de pierres et que la Cucumella garde obstinément son secret, on peut affirmer que c’était le dessus d’une tombe. Il n’y a plus rien de semblable à Corneto. Tous les tumulus ont disparu et la partie seule des sépultures qui était située sous la terre a été conservée. Ces tombes souterraines sont de grandeur fort inégale. Le plus grand nombre consiste en une chambre carrée de 3 ou 4 mètres de long. Mais il y en a qui contiennent plusieurs pièces, d’autres qui sont si vastes qu’on a été obligé d’y ménager des piliers pour soutenir la voûte. Les morts y reposent dans de grands sarcophages de pierre ou de terre cuite. Quand ils ont été brûlés, leurs cendres sont déposées dans des urnes de forme diverse. Il arrive que les mêmes sépultures renferment à la fois des urnes et des sarcophages, ce qui prouve que les deux modes d’inhumation étaient pratiqués à la même époque. Dans quelques tombes anciennes, le mort, revêtu de ses plus beaux habits ou couvert de ses armes, était étendu sur un lit de parade. Ceux qui eurent la chance d’y pénétrer les premiers, quand elles étaient encore intactes, nous ont décrit l’émotion dont ils furent saisis en voyant ces guerriers dans l’attitude même où on les avait laissés, quand le caveau fut muré, il y a plus de vingt siècles. En général, ce spectacle s’évanouissait en quelques minutes ; l’air qui pénétrait dans les chambres funèbres, fermées depuis si longtemps, décomposait vite les cadavres et les réduisait en poussière sous les yeux des visiteurs. « C’était une évocation du passé qui n’avait pas même la durée d’un songe. » Outre les armes, les lits, les sarcophages, les tombeaux contenaient encore des objets de toilette, des miroirs, des armes, surtout des vases. Presque tout ce mobilier a disparu, il était trop tentant pour les voleurs. Dans l’antiquité même, malgré le respect qu’on professait pour les morts, on ne résistait guère a la tentation de piller les vieilles tombes. Le roi des Goths, Théodoric, jugeant plus convenable d’autoriser ce qu’il ne pouvait empêcher, permit au premier venu de s’approprier l’or qu’on y pouvait trouver quand elles n’avaient plus de possesseur légitime ; aurum sepulcris juste detrahetur, ubi dominus non habetur. Les modernes ont continué à profiter de la permission, si bien qu’il n’y reste aujourd’hui que ce qu’on n’a pas pu emporter, c’est-à-dire les peintures murales.

Je ne puis songer à conduire successivement le lecteur dans toutes les tombes de Corneto et à les décrire l’une après l’autre. Ce serait une énumération fastidieuse que remplace avantageusement la lecture d’un bon guide[5]. J’aime mieux supposer la visite faite : où vient de parcourir les tombes les plus importantes ; à la lueur blafarde des cerini, le custode a montré les peintures qui les décorent ; on a curieusement regardé toutes ces scènes, les unes à moitié détruites par l’humidité, les autres qui conservent, après tant de siècles, un éclat et une fraîcheur extraordinaires. La course achevée, cherchons à résumer les impressions qu’elle laisse, les réflexions qu’elle suggère. Demandons-nous ce qu’elle peut nous apprendre du peuple qui a bâti ces tombes, et s’il est possible d’en tirer quelques lumières sur sa façon de vivre, sur son caractère, sur ses croyances.


II

Ce qui nous frappe d’abord, c’est l’importance qu’il donnait à la sépulture. Toutes les nations antiques y tenaient beaucoup sans doute ; elles nous ont pourtant laisse, en même temps que des monumens funéraires, des palais, des temples, des théâtres : nous n’avons guère des Étrusques que des tombeaux. C’est qu’évidemment ils les construisaient avec plus de soin que tout le reste. Ils étaient donc très préoccupés de la mort ; mais quelle idée s’en faisaient-ils ? Il semble qu’il soit aisé de le savoir et que nous n’ayons pour le dire qu’à regarder les peintures qui décorent les tombes. Malheureusement, ces peintures ne sont pas toutes de la même époque, et elles peuvent représenter des états d’esprit très différens. Sous l’influence de leurs voisins, les Étrusques ont plus d’une fois changé d’opinion ; il faut tenir compte de ces variations, ne pas tirer d’une seule peinture des conclusions trop générales, et se garder d’attribuer à un temps ce qui appartient à un autre. N’oublions pas non plus que les religions antiques n’avaient pas de dogmes précis : c’est une vérité qu’il faut toujours avoir devant les yeux quand on étudie l’antiquité. Les Étrusques possédaient sans doute un grand nombre de livres sacrés ; mais, quoique nous les ayons perdus, nous pouvons être sûrs qu’aucun d’eux ne contenait un enseignement religieux au sens que nous attachons à ce mot ; là comme ailleurs les prêtres ne s’occupaient que de régler les pratiques du culte, tout le reste était laissé à la libre interprétation des fidèles. Même sur la question qui nous paraît la plus importante de toutes, sur la mort et ce qui la suit, sur les enfers et sur l’Élysée, chacun pensait à peu près ce qu’il voulait. Les artistes des tombes de Corneto n’étaient donc pas enchaînés, comme ceux des catacombes, par des croyances fixes, et rigoureusement tenus de s’y conformer. Ils pouvaient se livrer davantage à leurs caprices. On risquerait de se tromper, si l’on voulait trop presser le sens des scènes qu’ils représentent, prêter, comme on l’a fait souvent, aux moindres détails de leurs tableaux des intentions formelles, et tirer une doctrine certaine et générale de ce qui n’était quelquefois qu’une fantaisie individuelle.

Ces réserves faites, il y a un certain nombre d’observations qu’on peut hasarder sans crainte et qui s’appuient sur trop de preuves pour être contredites. On remarquera par exemple que la mort ne paraît pas inspirer aux artistes étrusques, au moins dans les premiers temps, des idées fort tristes. Les sujets lugubres, qui semblent à leur place sur les murailles d’une tombe, sont très rares à Corneto. Dans la tomba del morto, on nous montre un vieillard étendu sur un lit magnifique. Il vient de mourir : devant lui, une jeune femme, sa fille probablement, les cheveux épars, semble vouloir attacher ou rabattre sur sa figure le bonnet qui lui couvre la tête ; aux deux extrémités du lit, deux hommes lèvent les bras dans l’attitude de la plus vive douleur. C’est une scène semblable qui est peinte dans la tomba del morente, où l’on voit tout une famille désolée auprès d’un homme qui se meurt. Mais ce ne sont là, je le répète, que des exceptions. L’artiste, en général, a prodigué les peintures riantes. On dirait que, dans ce séjour de la mort, il tenait à ne peindre que ce qui donne du prix à la vie. Les banquets surtout y sont fréquemment représentés, et il n’y a presque pas de tombe qui n’en contienne quelqu’un. Les convives sont couchés sur des lits somptueux et tiennent en main de larges coupes : leurs femmes ont pris place auprès d’eux, tout respire la joie ; des couronnes de fleure pendent au plafond ; les tables sont servies et l’on peut distinguer la forme des plats qui les couvrent et en compter le nombre. Auprès des tables se tiennent les esclaves portant des amphores et prêts à verser le vin aux convives ; à côté d’eux, des musiciens jouent de la double flûte ou de la cithare. Il ne faut pas être surpris de voir les musiciens figurer si souvent dans les peintures de Corneto ; c’est que la musique tenait une grande place dans la vie des Étrusques : non seulement ils ne célébraient pas de cérémonie religieuse ou de fête publique sans elle ; mais on peut dire qu’elle accompagnait toutes leurs actions. Un historien cité par Athénée prétend qu’ils pétrissaient le pain et qu’ils fustigeaient leurs esclaves au son de la flûte. Le goût de la musique amène naturellement celui de la danse, aussi les danseuses sont-elles prodiguées à Corneto. Elles y sont représentées d’ordinaire dans des attitudes violentes, les cheveux épars, la tête renversée, comme les Grecs aimaient à peindre les bacchantes. On y voit aussi très fréquemment des chasses : dans ces gorges de l’Apennin la chasse a dû toujours être un divertissement favori. Le chasseur est à pied ou à cheval ; il poursuit les oiseaux à coups de fronde, il attaque le sanglier avec l’épieu, tandis que ses serviteurs portent sur l’épaule les bêtes qu’il a tuées. Un autre sujet que les artistes du pays aiment beaucoup à représenter, ce sont les jeux, surtout les courses de chevaux ou de chars. Dans la tomba delle bighe, les cochers, couverts de tuniques de couleur écarlate, les rênes dans la main, le corps penché, sont en train de disputer le prix. Les cavaliers sont assis sur un cheval et en tiennent un second par la bride, prêts sans doute à sauter de l’un sur l’autre. Des athlètes, des pugiles, font prendre patience à la foule dans l’intervalle des courses. Pendant ce temps les spectateurs se pressent dans des espèces de tribunes assez semblables aux nôtres. On les voit, hommes et femmes, revêtus de leurs habits de fête et attentifs au spectacle. Des personnes qui n’ont pas trouvé d’autre place, des esclaves peut-être, se sont glissées sous les tribunes et regardent de là en compagnie de quelques animaux domestiques ; la scène a un caractère incroyable de réalité. Quelquefois ce sont des histrions, des mimes, des faiseurs de tours de force qui sont chargés d’amuser le public, et qui le font en conscience. Ils se livrent à toutes sortes de contorsions, grimpent les uns sur les autres ou marchent sur la tête ; leurs costumes sont parfois assez étranges : l’un d’eux porte un berret pointu, avec des raies de couleur, terminé par une petite touffe de laine rouge, et qui ressemble tout à fait au bonnet dont les Italiens coiffent leur Polichinelle. Aussi la tombe où on l’a trouvé porte-t-elle le nom de tomba del Pulcinella.

Quelle était la signification réelle de ces peintures ? pourquoi l’artiste préfère-t-il d’ordinaire ces sujets aux autres, et que peuvent-ils avoir de particulièrement convenable à une tombe ? On dit souvent, pour les expliquer, qu’ils représentent les fêtes données en l’honneur des morts, et cette explication paraît d’abord très vraisemblable. On sait, en effet, quelle grande place tiennent les festins dans les rites funèbres à Rome. Le neuvième jour après les funérailles, la famille se réunit pour dîner ensemble autour de la tombe : on appela ce repas cœna novemdialis : c’est proprement l’octave des morts. Un an après, et aux anniversaires qui suivent, le repas recommence ; il réunit les parens et tous ceux qui se souviennent encore de l’ami qui n’est plus. Aussi les gens prévoyans, qui veulent que leur mémoire soit fêtée le plus longtemps possible, ont-ils soin de laisser des fonds par testament pour suffire à la dépense. Le christianisme trouva ces usages si enracinés qu’il n’osa pas d’abord les détruire, et jusqu’à saint Ambroise on vint boire et manger sur la tombe des martyrs à l’époque de leur fête. Quant aux jeux funèbres, ils n’étaient pas, comme on pourrait être tenté de le croire, une simple satisfaction de vanité, une manière comme une autre de glorifier un mort d’importance. Ils avaient une signification religieuse de la plus haute gravité. Le chrétien qui assiste à un sacrifice pour les morts pense qu’il travaille à leur assurer par ses prières la béatitude éternelle : c’est certainement leur rendre un grand service. Le païen qui célèbre des jeux en l’honneur d’un de ses parens l’aide vraiment à devenir dieu, ce qui est bien plus encore. Telle est l’importance du culte dans ces vieilles religions que non-seulement on ne peut pas admettre qu’il y ait un dieu sans adorateurs, mais qu’on soupçonne même que l’adorateur contribue à la divinité de celui qu’il prie,[6], * Les peuples jeunes admettent volontiers que l’homme qui meurt se débarrasse des conditions de l’humanité et devient un être supérieur. La voilà presque un dieu (Dii Manes), et sa divinité s’achève si on lui rend les honneurs qu’on accorde aux immortels. Il est aisé, de comprendre que, puisque les jeux avaient cette importance, on ait tenu à en garder le souvenir, on en ait fait peindre l’image dans la tombe de celui qui en avait été-honoré : c’était une façon d’affirmer son apothéose.

On a, de nos jours, imaginé une explication nouvelle : ces festins, ces jeux, nous dit-on, ne sont pas, comme on le pensait, la représentation des honneurs rendus au défunt, mais, une image de la félicité dont il jouit dans l’autre monde. On avait mis la scène sur la terre ; pour la comprendre, il faut la transporter au ciel. M. Ravaisson, chez nous, a soutenu cette opinion avec une grande force. A propos d’un bas-relief découvert récemment à Athènes, et où l’on voit une jeune femme qui tend la main à des vieillards, il fait remarquer que nous possédons beaucoup de représentations semblables, et que jusqu’ici les antiquaires, croyant saisir sur la figure des personnages un air de tristesse, y ont vu des scènes d’adieu ou de séparation. M. Ravaisson fait remarquer que, dans le monument qu’il étudie, les vieillards et la jeune femme, loin de s’éloigner les uns des autres, sont en marche pour se rapprocher ; et, comme à côté de la femme figure Hermès, le dieu conducteur des âmes, qui l’amène vers les siens, il pense que le lieu dans lequel ils se retrouvent est la séjour même des âmes heureuses. Puis, étendant à tous les monumens de ce genre l’explication qu’il vient de donner de celui d’Athènes, il propose de les appeler non plus « des scènes d’adieu », mais « des scènes de réunion[7]. » Ils lui semblent une affirmation nouvelle de la croyance des anciens à la persistance de la vie, une satisfaction donnée à cette énergique espérance qui ne veut pas admettre d’éternelle séparation. Il en prend occasion pour s’élever contre la doctrine de Lobeck, qui prétend que les Grecs, satisfaits, de la vie présente, étaient restés longtemps étrangers à toute, préoccupation sérieuse d’une vie à venir, et qu’ils n’avaient commencé à s’en inquiéter qu’après que les agitations politiques vinrent troubler la sérénité des consciences et les ouvrir aux terreurs religieuses. Aux archéologues de cette école, qui ne veulent voir sur aucun monument des allusions à ce qui suit la mort, M. Ravaisson oppose l’interprétation qu’il vient de donner des prétendues « scènes des adieux. » Il y ajoute une façon nouvelle de comprendre ce qu’on appelle « les repas funèbres. » Ils sont, pour lui et pour beaucoup d’autres[8], l’expression de la condition divine de l’âme quand elle a quitté le corps, et une manière de représenter la béatitude dont elle jouit après la vie. Aussi voudrait-il qu’on leur donnât le nom de « banquets élyséens. » Aux raisons qu’a réunies M. Ravaisson pour appuyer son sentiment, M. Helbig en joint une qui ne manque pas d’importance. Il a remarqué que, dans la tomba del Orco, dont il sera question plus loin, autour des scènes où paraissent les dieux, l’artiste a tracé une ligne de couleur bleu sombre, qui ressemble tout à fait au nimbe par lequel les peintres du moyen âge désignaient les têtes des saints à la vénération des fidèles. Or cette tombe, comme presque toutes les autres, renferme un banquet, et ce banquet est entouré du même nimbe ; d’où l’on peut conclure que les convives sont censés être aussi des habitans du ciel.

Quelle que soit la force de ces argumens, je crains bien qu’il ne reste quelques doutes à ceux qui viennent de visiter les fresques de Corneto. Elles ont un caractère si franchement terrestre, elles reproduisent avec tant de vérité des actions de la vie ordinaire, qu’on a grand’peine à concevoir que l’artiste ait songé à peindre des dieux et nous transporter dans l’Elysée. Dans la tomba del vecchio, un vieillard dont la barbe blanche fait ressortir le teint bistré est couché auprès d’une jeune femme et lui prend familièrement le menton. Un air de satisfaction-sensuelle est répandu sur ses traits, et la femme elle-même se prête assez volontiers à ses caresses. Il nous faut faire un violent effort pour nous persuader en les voyant que nous ne sommes plus sur la terre. Pour les chasses, pour les jeux, pour les danses, la difficulté est plus grande encore. Il serait sans doute fort naturel d’y voir une image des plaisirs que se donnent les bienheureux dans les pays d’outre-tombe. « Les uns, dit Virgile, exercent leurs membres aux jeux de la palestre et luttent entr’eux sur le sable jaune, d’autres frappent la terre en cadence. Le goût qu’ils avaient pendant leur vie pour les chars et les chevaux ne les quitte pas après qu’ils ont cessé de vivre. » Mais quelque disposé qu’on soit à regarder ces fresques comme la peinture d’une sorte de paradis païen, on y trouve à chaque instant des détails qui nous ramènent sur la terre. Dans la tomba del cacciattore, un des personnages qui poursuit des oiseaux avec sa fronde se laisse si bien entraîner par son ardeur qu’il tombe d’une roche élevée dans la mer. Voilà un accident auquel il semble que des immortels ne doivent pas être exposés. On a beau dire que, dans ces temps reculés, on se représentait la vie future comme tout à fait semblable à la vie présente, il est difficile d’admettre que des morts aient pu courir le risque de se tuer[9].

Peut-être est-il plus simple et plus vraisemblable de supposer qu’il ne s’agit pas encore ici du Tartare ou de l’Elysée, mais de la vie future comme se la figuraient tous les peuples primitifs. On sait que cette seconde existence leur paraissait être une suite obscure de la première, le crépuscule après le jour. L’homme continue de vivre dans la tombe, mais d’une vie incertaine, avec des besoins diminués et des passions affaiblies. Pour qu’il ne s’aperçoive pas trop du changement, on lui bâtit sa sépulture à l’image de sa maison. Il y a des tombes, à Corneto, qui sont tout à fait disposées comme des habitations ordinaires, celle qu’on appelle tomba degli scudi se compose de quatre chambres ; l’une est placée au milieu, comme l’atrium chez les Romains, et toutes les autres s’ouvrent sur elle. Dans cette maison, on a grand soin de mettre les objets dont le défunt aimait à se servir ou à se parer ; ses armes, ses bijoux, les tapis, les vases qu’il a payés si cher, afin qu’il les retrouve, s’il en a besoin[10]. C’est, dans la même pensée qu’on décore les murs de sa « demeure éternelle », comme on l’appelle dans les épitaphes, des spectacles qui lui plaisaient quand il était eu vie. On espère que tous ces tableaux de festins, de jeux, de danses, auxquels on croit qu’il est encore sensible, le consoleront de sa longue et triste solitude. La réalité le charmait pendant qu’il était vivant, ou pense que la peinture lui suffira maintenant qu’il n’est plus qu’une ombre. Seulement ces peintures, pour produire leur effet, doivent être fidèles et soignées. C’est pour lui seul qu’elles sont faites, car la tombe, une fois fermée, ne s’ouvre plus guère aux vivans ; qu’importe ? on les fera pour lui aussi belles, aussi exactes que possible. Il faut que cet œil qu’on ne croit pas entièrement éteint puisse avoir en les regardant l’illusion de la vie. Voilà, si je ne me trompe, comment on prit l’habitude de peindre dans les tombeaux des scènes si animées et si joyeuses.

Ces scènes, précisément parce qu’elles sont fidèles, ont l’avantage de nous jeter au milieu de la vie des Étrusques. Nous les voyons comme ils étaient cinq ou six siècles avant notre ère, au moment où commence la république romaine. Nous devinons leurs goûts et leurs habitudes, l’existence qu’ils menaient ordinairement et les occupations qu’ils préféraient. Évidemment ce n’était pas la guerre. On a remarqué qu’elle ne figure jamais dans les tombes de Tarquinies. On y trouve à la vérité quelques guerriers, mais revêtus d’armes si brillantes, couverts d’ornemens si coquets qu’on voit bien qu’ils sont plutôt prêts pour la parade que pour le combat. Si la guerre est absente de ces tableaux où les artistes aimaient à peindre ce que les Étrusques aimaient à voir, c’est la preuve que les Étrusques n’avaient pas de goût pour la guerre. Toute l’antiquité leur a reproché leur mollesse, et le doux Virgile lui-même n’a pu se défendre de les maltraiter. Il suppose qu’un de leurs chefs qu’ils abandonnent dans une bataille leur adresse ces mots cruels : « A quoi vous sert donc votre épée et que faites-vous de ces traits que vous tenez dans la main ? Vous n’avez de cœur que pour le plaisir ; vous n’êtes braves que dans les luttes de la nuit. Écoutez : la flûte recourbée annonce les fêtes de Bacchus ; préparez-vous aux festins qui s’apprêtent, tendez la main vers les coupes pleines., Voilà ce que vous aimez ! voilà vos exploits habituels ! » Les peintures de Corneto, il faut l’avouer, montrent que ces reproches ne sont pas sans fondement. Elles nous donnent l’idée d’une société riche et qui veut jouir de sa fortune. On y aime avec passion le bien-être et les arts ; la vie s’y passe joyeusement, les mœurs n’y sont pas austères. Les femmes assistent aux festins avec les hommes, ce qui ne fut permis à Borne que très tard. Les premiers personnages prennent part sans scrupule aux chœurs de danse ; ils veulent même qu’on le sache, comme si c’était une action d’éclat, et dans les fresques où ils figurent, ils font écrire leur nom au-dessus de leur tête. Ce sont donc des portraits que nous avons sous les yeux, et quoique l’original n’existe plus, on voit bien qu’ils devaient être ressemblans. Hommes et femmes nous apparaissent dans leurs attitudes ordinaires, avec les vêtemens mêmes qu’ils portaient et que l’artiste a minutieusement reproduits. Ces détails de costume auxquels nous sommes tentés d’abord de faire peu d’attention ne doivent pas être négligés, et les travaux de M. Helbig montrent le profit qu’on trouve à les étudier de près. Ce qui ajoute ici à leur importance, c’est que les Romains, à ce moment, devaient être à peu près vêtus comme les Étrusques. Nous savons qu’ils leur avaient emprunté les ornemens de leurs magistrats et les insignes le leurs prêtres. Il est très probable que les particuliers aussi imitaient leur façon de s’habiller. Ils avaient alors trop d’affaires pour s’occuper eux-mêmes de ces graves utilités ; ils manquaient d’ailleurs de cette sorte de finesse et d’esprit inventif qui fait imaginer un costume, et trouvaient tout simple de prendre leurs modes chez leurs voisins. Il ne nous reste plus aucun monument qui puisse nous mettre devant les yeux les Romains des premiers siècles. « Si nous voulons, dit M. Helbig, animer les rues de la grande ville et les voir comme elles étaient les jours de fête, il faut y placer par la pensée les hommes et les femmes que représentent les plus vieilles tombes de Tarquinies. Les femmes s’avancent avec ce haut bonnet bigarré, en forme de cône, qu’on appelait tutulus. Un large ruban le serre vers le milieu de la tête, un autre le fixe sur le front. Une sorte de voile de couleur rouge ou brune pend du sommet du tutulus ou se drape sur l’épaule. Les hommes portent le pileus, qui est un bonnet haut et raide, assez semblable à la coiffure des femmes[11]. » C’est ainsi qu’il faut se représenter les contemporains de Camille et non pas avec ces costumes de fantaisie que leur donnent nos sculpteurs et nos peintres. Ces modes, que les Romains tenaient des Étrusques, durèrent jusqu’au jour où la Grèce leur fit adopter les siennes, et l’on peut même dire que les femmes n’y ont jamais entièrement renoncé. Quand elles quittèrent ce bonnet peu gracieux qu’elles avaient porté pendant tant de siècles, elles gardèrent les rubans qui l’entouraient et en firent un ornement pour enlacer leurs cheveux. Avec la longue robe qui descendait jusqu’aux pieds, les bandelettes furent la parure et la distinction des honnêtes femmes ; on défendit aux courtisanes de les porter. Aussi Ovide, qui veut qu’on sache bien qu’il ne s’adresse qu’aux femmes légères, a-t-il grand soin de dire : « Loin d’ici, élégantes bandelettes, insigne de la pudeur ! je n’ai rien à faire avec vous : Nil mihi cum vitta. »

Le savant professeur de Munich, M. Brunn, fait remarquer avec raison que, parmi les monumens qui nous restent de l’Étrurie, ceux qui semblent les plus anciens ne contiennent aucune représentation mythologique. Non-seulement on n’y voit pas de scènes empruntées aux légendes grecques, mais les dieux étrusques eux-mêmes n’y figurent jamais ; il n’y est question que du mort, de ses plaisirs, de ses honneurs, des festins, des danses dont on veut lui donner le spectacle, des jeux qu’on célèbre à ses funérailles. La conclusion qu’il semble légitime d’en tirer, c’est que les Étrusques étaient alors moins superstitieux qu’ils ne le sont devenus plus tard. Pour les peuples, comme pour les individus, il arrive souvent que l’âge affaiblit les croyances ; l’âge, au contraire, rendit les Étrusques plus dévots. La Grèce leur communiqua bientôt toutes ses fables, et ils les acceptèrent avec un remarquable empressement. Il y a à Corneto une tombe très importante qui nous fait assister pour ainsi dire à cet envahissement de la mythologie grecque. Comme elle contient une peinture du Tartare, on lui donné le nom de tomba del Orco. Il est aisé de voir qu’elle n’a pas été décorée tout entière par le même artiste et l’on y sent des époques et des mains différentes. Nous y trouvons d’abord, à l’entrée, une de ces représentations de festin, dont j’ai déjà tant parlé, et qui sont si communes dans les sépultures de l’Étrurie. Elle est traitée à la façon ordinaire des peintres du pays : les personnages sont des portraits, la scène est empreinte d’un grand caractère de vérité naïve. Tout d’un coup, le système change et nous entrons dans un cycle de sujets nouveaux. Les artistes se mettent à représenter des légendes grecques et ils les interprètent avec les procédés familiers à l’art grec. C’est Pluton assis sur son trône et Proserpine debout à son côté. L’attitude du roi des enfers est pleine de majesté. Il tend la main vers un guerrier à trois têtes, placé en face de lui, comme pour lui donner des ordres. Ce guerrier, couvert d’une armure de chevalier, est Géryon, le fils de la Terre, le géant révolté contre Jupiter, qui est devenu, en punition de son insolence, l’un des serviteurs de Pluton. Un peu plus loin, un vieillard vénérable, la tête couverte d’un manteau, s’appuie sur un bâton. Ses yeux sont fermés, il se penche comme pour écouter quelqu’un qui l’interroge ; un air de mélancolie est répandu sur ses traits. Nous n’avons pas besoin de lire l’inscription qui le désigne pour reconnaître Tirésias, le devin aveugle. En face du vieillard et comme pour. faire contraste avec lui, Memnon, le beau Memnon, comme l’appelle Homère, dans une attitude élégante et molle, couvert d’un costume somptueux, personnifie les héros de l’Asie. Entre Memnon et Tirésias s’élève un grand arbre sur les branches duquel grimpent une foule de petits êtres étranges qui ressemblent à des hommes. Ce sont probablement les âmes des morts vulgaires, dont Virgile nous dit qu’elles se pressent sur les bords du Styx plus nombreuses que les troupes d’oiseaux qui se rassemblent pour fuir les premiers froids de l’hiver ou que les feuilles des arbres quand les vents de l’automne les sèment par les chemins. A la suite de ces figures, il y en avait sans doute beaucoup d’autres qui représentaient les principaux habitans du Tartare ; on ne distingue plus aujourd’hui que celle de Thésée. Il regarde tristement un personnage dont les traits sont fort effacés et qui doit être son ami Pirithoüs. Tous deux avaient formé le projet d’enlever Proserpine et ils expient cruellement leur crime dans les enfers. Un démon à l’aspect horrible, qui s’appelle Tuchulcha (l’artiste a pris soin de nous apprendre son nom), agite sur leur tête un serpent furieux. Sa bouche, ou plutôt son bec d’oiseau, est largement ouvert, comme pour pousser d’affreux hurlemens. Peut-être profère-t-il le cri vengeur que Virgile fait retentir dans les enfers autour de Thésée :

: Discite justitiam moniti et non temnere divos !


Au milieu de tous ces tableaux du Tartare se trouve, on ne sait pourquoi, une scène presque comique empruntée à l’Odyssée. Elle représente Ulysse qui crève l’œil du cyclope. C’est une peinture beaucoup moins soignée que le reste et qui est traitée comme une charge. Le cyclope surtout, avec ses grandes oreilles dressées et sa face gigantesque, ressemble tout à fait à une caricature. Il est difficile de voir ce que viennent faire ici les aventures d’Ulysse et de Polyphème et la raison qu’on pouvait avoir de les représenter dans un tombeau.

La décoration de la tomba del Orco est donc à peu près toute grecque. L’artiste qui peignit sur ces murs Pluton et Proserpine, Tirésias et Thésée, imitait sans doute quelque œuvre connue et admirée chez les Grecs, comme celle dont Polygnote orna le célèbre portique de Delphes. Il y a cependant un personnage, dans la fresque de Corneto, qui paraît appartenir particulièrement à l’Étrurie ; c’est celui qui porte le nom de Charun. On l’y retrouve plusieurs fois et toujours représenté avec une sorte de complaisance. Charun est un démon sur lequel l’imagination populaire semble avoir accumulé tout ce qui pouvait rendre un habitant des enfers à la fois repoussant et redoutable. Sa chair est verte, sa bouche immense et munie de dents menaçantes, son nez recourbé comme un bec de vautour. Il a de grandes ailes au dos et tient un double marteau dans la main. Quoique cette figure paraisse tout à fait étrangère à l’art grec, M. Helbig fait remarquer que les Étrusques l’ont empruntée à la Grèce. Le nom de Charun indique l’origine du personnage : c’est le vieux Charon, le nautonier des enfers, que Virgile représente avec une barbe en désordre, des yeux où brille la flamme, un vêtement sale, sur l’épaule, et un aviron à la main qui lui sert à écarter la foule des morts. Dans les altérations que les Étrusques lui ont fait subir pour qu’il devînt le bourreau des âmes, ils ont encore imité la Grèce, car il semble qu’ils ne puissent pas se passer d’elle. Polygnote voulant représenter Eurynomos, le démon de la putréfaction, avait imaginé, dit Pausanias, de lui donner une couleur bleu sombre, comme celle des mouches qui s’attachent à la viande. Mais ce ne sont là chez les artistes grecs que des fantaisies d’un moment. Ils les abandonnent vite, quand leur caprice est satisfait, pour revenir à la simplicité et au naturel. Dans la peinture des enfers, ils ont remplacé autant que possible les monstres par des allégories, la Terreur, le Chagrin, le Sommeil, etc., qui leur donnent l’occasion de reproduire de nobles attitudes et de belles formes. Les Étrusques, au contraire, se sont enfoncés dans l’horrible ; leur imagination a pris plaisir à des spectacles repoussans. On voit bien que cette société, en vieillissant, se livre aux terreurs de l’autre vie. Elle prend plaisir à peupler de monstres ce monde inconnu ; elle en. fait un lieu d’épouvanté. Elle invente toute espèce de tortures pour les morts et suppose qu’en devenant malheureux, ils deviennent malfaisans et cruels. On les contentait, autrefois avec des fêtes joyeuses ; ils demandent maintenant des supplices, ils veulent qu’on arrose de sang leurs, tombeaux, et l’Étrurie invente les combats de gladiateurs pour les satisfaire. Sur les murs de leur dernière demeure on ne représente plus, comme autrefois, des chasses ou des danses, mais des scènes de meurtre. Une tombe, découverte à Vulci par Alexandre François, est ornée de peintures excellentes, comparables pour, l’exécution aux plus belles qui nous restent de l’antiquité. Le sujet en est tiré de l’Iliade ; mais, par un étrange et lugubre caprice, l’artiste a été choisir dans le poème homérique la scène qui nous choque le plus, celle où Achille ayant pris dans le fleuve. Xanthe douze Troyens nobles et vaillans, les ramène « comme de jeunes faons tremblant de frayeur » et les immole de sa main à l’ombre de son ami Patrocle. Homère ne semble parler qu’avec répugnance de cette action de son héros, et il la condamne en la racontant. « Achille, nous dit-il, était, agité de sombres et cruelles pensées. » Comment se fait-il que, plusieurs siècles après, en pleine civilisation, un peintre ait précisément reproduit de préférence ce que le poète naïf d’une époque, barbare aurait voulu dissimuler ? On dirait même que ce sujet ne lui a pas paru assez repoussant ; il a éprouvé le besoin de le rendre plus sombre, en y mêlant la figure hideuse et bestiale de Charun, le démon, se tient à côté d’Achille, et semble l’exciter à accomplir l’immolation sanglante. Évidemment ce personnage sinistre troublait l’imagination des Étrusques. Ils en étaient eux-mêmes si épouvantés qu’ils croyaient que les autres en auraient peur comme eux. Tite Live rapporte que, dans les combats qu’ils livrèrent aux Romains pour défendre leur indépendance, leurs prêtres se jetaient sur l’ennemi « avec des torches ardentes, des serpens dans les mains et des airs de furie, » c’est-à-dire en imitant autant que possible l’apparence de leur Charun. N’est-il pas curieux que ce pays qui, quatre ou cinq siècles avant le Christ, se préoccupait ainsi de l’autre vie et faisait des tableaux si horribles des enfers et de leurs habitans, soit le même qui ait vu naître au moyen âge le poème de Dante et les fresques d’Orcagna ? À toutes les époques, le diable lui a causé les mêmes frayeurs.


III

Ce qui fait pour nous le prix particulier de ces tombes et de leurs peintures, ce qui explique l’intérêt qu’on prend à les étudier, c’est qu’elles peuvent seules aujourd’hui nous donner quelques lumières sur la vieille Étrurie. Nous pourrions plus aisément nous passer d’elles, nous aurions un moyen plus direct et plus sûr de connaître les Étrusques si nous comprenions leur langue ; mais elle est restée jusqu’ici une énigme pour nous. La science a de nos jours abordé des problèmes qui paraissaient plus difficiles, et elle les a résolus. Elle lit les inscriptions gravées sur les monumens de l’Égypte et de l’Assyrie ; elle a retrouvé la langue des Perses et restitué leurs livres sacrés. Celle des Étrusques ne semblait pas devoir être plus rebelle. Elle a été parlée ou comprise jusqu’au temps de l’empire romain. Il nous reste d’elle un très grand nombre d’inscriptions dont les caractères sont faciles à lire. Comme elles sont presque toutes des épitaphes, on devine à peu près ce qu’elles doivent signifier. Aussi ne peut-on pas dire que personne ne les entend ; au contraire, tout le monde se flatte de les expliquer, mais chacun les explique d’une manière différente, ce qui est pire que de ne pas les comprendre. En réalité, quand nous voulons les analyser scientifiquement, distinguer le verbe du substantif, et chercher le sens exact des mots, tout nous échappe. Après un siècle d’efforts, nous ne sommes guère plus avancés que Lanzi, lorsqu’en 1789 il publia son ouvrage intitulé Saggio di lingua etrusca. On ne put s’empêcher de concevoir quelques espérances, il y a une quinzaine d’années, quand on sut qu’un savant distingué, W. Corssen, connu par ses beaux travaux sur la vieille langue latine, allait appliquer la sagacité de son esprit et la sûreté de sa méthode à l’interprétation de l’étrusque ; mais Corssen n’a pas été plus heureux que les autres ; il est mort, on peut le dire, à la peine, et son livre, dont la publication a été achevée après lui, n’a fait qu’ajouter quelques hypothèses de plus à celles qu’on avait déjà hasardées. Quelque mortifiant que soit cet aveu, il faut reconnaître que la science a été cette fois vaincue. Nous devons donc nous résigner à ignorer et attendre que quelque découverte nouvelle permette à nos philologues de tenter la fortune dans de meilleures conditions.

Les inscriptions restant indéchiffrables, nous n’avons d’autre moyen pour pénétrer dans ce monde inconnu que d’étudier les seuls monumens qu’il nous ait laissés, c’est-à-dire les tombes avec le mobilier qui les garnit et les fresques qui les décorent. Mais ces tombes ne pourront nous être de quelque utilité que si nous parvenons à en fixer l’âge. Tant qu’on n’aura pas établi entre elles une sorte de chronologie et distingué les anciennes des plus récentes, on n’en pourra rien conclure pour l’histoire du développement et des progrès du peuple qui les a bâties. Par malheur, ce travail qui est indispensable, est aussi très délicat. Les monumens de l’Étrurie étant presque toujours imités de l’étranger, c’est en les comparant à ceux de l’Egypte, de l’Assyrie, de la Grèce qu’on peut espérer de trouver à quelle époque et à quelle école ils appartiennent. Il faut donc que ceux qui entreprennent de faire ces comparaisons aient dans l’esprit et devant les yeux toutes les œuvres antiques. Ajoutez que le rapport entre l’original et la copie est d’ordinaire assez difficile à saisir. C’est souvent un détail insignifiant en apparence, l’arrangement d’une toilette, l’ornementation d’un meuble, un trait, une ligne dans la figure ou le costume, qui font deviner l’imitation et retrouver le modèle. L’entreprise était donc fort difficile ; elle exigeait une critique très perspicace et des connaissances infinies. Je crois pourtant qu’on peut dire qu’elle a presque entièrement réussi.

Il est vrai que, parmi ces tombes, les plus anciennes se distinguent aisément. Là, l’erreur n’est pas possible, et l’antiquité se trahit à des signes certains. Précisément, cette année même, les fouilles de Corneto en ont mis au jour un très grand nombre qui remontent à une époque fort reculée. Elles se composent toutes d’un trou rond d’un mètre et demi de large et de deux ou trois mètres de profondeur. Au fond de cette sorte de puits est déposée l’urne qui contient les cendres du défunt. Elle repose directement sur le sol, dans les sépultures ordinaires ; on l’a quelquefois enfermée dans une sorte de récipient rond ou carré, pour la mieux protéger[12]. Autour de l’urne funéraire la piété des survivans a placé divers objets qui devaient être alors précieux. Ce sont des colliers, des bracelets, des fibules de bronze ; il s’y trouve aussi quelques vases, de couleur grise ou noirâtre, faits d’une argile assez impure et travaillés à la main. Quelques-uns de ces vases sont sans aucun ornement, d’autres portent des lignes en forme de rond ou de carré, qu’on a tracées sur l’argile fraîche avec un instrument pointu. C’est ce qu’on appelle, dans la langue des archéologues, la décoration géométrique. Presque tous les musées importans contiennent de ces vases primitifs, et, quoiqu’ils ne soient pas très beaux, j’avoue que je ne puis les regarder sans quelque émotion. Voilà donc comment le goût de l’art s’est d’abord manifesté chez l’homme ! Ces lignes maladroitement tracées prouvent qu’il ne lui suffisait plus de pourvoir à sa nourriture et à sa sûreté, qu’il éprouvait le besoin d’embellir les ustensiles dont il se servait, qu’au-delà du nécessaire il entrevoyait quelque autre chose et qu’il commençait à sentir le prix de l’inutile. C’est un instinct nouveau qui se révèle chez lui et qui ne cessera pas de se perfectionner. Dans ces dessins grossiers tous les progrès de l’avenir étaient en germe. Après avoir jeté les yeux sur ces humbles débuts, si nous pouvons les reporter sur les merveilleuses peintures des lécythes blancs d’Athènes, nous embrasserons d’un regard la route que l’industrie humaine a parcourue en quelques siècles.

L’étude de ces anciennes sépultures suggère quelques réflexions importantes. D’abord il faut remarquer qu’on n’y trouve ni le fer, ni l’or : c’est la preuve qu’elles sont d’un temps où ces métaux étaient inconnus ou du moins très rares, et il est vraisemblable qu’elles remontent à l’époque où l’âge du bronze finit et où l’âge du fer commence. On a conservé, dans ce qu’on appelle les terremare de l’Italie septentrionale, quelques débris de villages bâtis sur pilotis dans les premiers temps de l’âge du bronze. Il y reste, parmi les détritus de toute sorte, des fragmens de poterie qu’on a recueillis avec soin. Or il se trouve que les vases découverts à Corneto ne sont que le perfectionnement de ceux qui se rencontrent dans les terremare de l’Emilie. Voilà donc grâce à eux une lacune comblée ; nous tenons maintenant toute la suite des générations qui ont habité l’Italie, et le progrès se continue sans interruption pour nous depuis la plus complète barbarie jusqu’à la plus parfaite civilisation. Ajoutons que l’usage de ces vieux vases n’était pas particulier à Corneto : on les a retrouvés à Bologne (l’ancienne Felsina), à Cervetri (Cœre), à Palo (Alsium), à Orvieto (Vulsinies), enfin dans toute l’Étrurie. Cela n’a rien qui nous surprenne, et il est assez naturel que des cités de même race aient possédé la même industrie. Ce qui est plus étonnant, c’est qu’il en existe de semblables chez les peuples italiotes dont l’origine est différente de celle des Étrusques, Dans ces dernières années, le goût des études archéologiques s’est beaucoup répandu dans l’Italie, et, chaque ville ayant été prise d’un désir ardent de connaître son passé, on a fouillé le sol méthodiquement d’un bout à l’autre de la péninsule ; on peut dire qu’à peu près partout, quand on a pénétré dans la couche profonde qui contenait les tombes les plus anciennes, le sol a rendu les mêmes débris. Ce qu’on a découvert à Corneto, on le retrouve dans les vieux cimetières de la Campanie, du Picenum, de la Sabine, du Latium[13], et à Rome dans les sépultures de l’Esquilin et du Viminal. Qu’en faut-il conclure ? Que les peuples qui se partageaient alors l’Italie étaient moins séparés entre eux et peut-être moins différens les uns des autres que nous ne sommes tentés de le croire. Leurs frontières n’étaient pas rigoureusement fermées, les marchands y pénétraient pour porter les ustensiles nécessaires à la vie et les ornemens qui l’embellissent. Il y avait donc, jusque dans cette époque primitive et sauvage, quelques élémens de commerce, c’est-à-dire quelques germes de civilisation. Ce qui fit la principale différence entre ces peuples, c’est la façon plus ou moins rapide dont ces germes se sont développés chez eux. Il y en a chez qui cette première période a duré plus longtemps, d’autres qui ont franchi plus vite tous les degrés. On est tenté de croire que l’Italie, aussitôt après avoir été conquise par les Romains, est devenue toute romaine, et qu’étant soumis à la même domination, tous les peuples s’y sont mis à vivre de la même vie : c’est une illusion dont il faut se défaire. Il en est que leur situation ou leur caractère ont défendus longtemps contre l’influence de la ville maîtresse. Il faut se figurer que, dans ce grand pays qui nous semble alors si éclairé et si prospère, il restait encore comme des îlots de barbarie au milieu de la culture générale. L’histoire ne peut pas nous l’apprendre : elle ne descend guère à ces détails ; mais l’archéologie le révèle ; elle nous met sous les yeux, d’une façon vivante, cette persistance des anciennes habitudes, cette lutte de l’esprit local qui résiste obstinément à la langue et aux usages de Rome. Des fouilles récentes ont fait découvrir à Este (l’ancienne Ateste) des tombes qui contiennent des vases assez grossiers et des inscriptions dans le vieil idiome du pays. On les croirait de deux ou trois siècles avant notre ère, si l’on n’avait trouvé dans l’une d’elles une médaille d’Auguste. On voit que ces pays n’avaient pas encore tout à fait subi l’influence romaine à la fin de la république. C’est l’empire qui a uni dans une même civilisation toute l’Italie d’abord, ensuite tout l’univers.

L’Étrurie avait marché beaucoup plus vite. Tarquinies surtout, voisine de la mer et qui semblait du haut de sa montagne appeler à elle l’étranger, reçut de bonne heure la visite de hardis marchands qui lui apportaient les produits de leur industrie. Aussi ses progrès furent-ils très rapides. Une tombe curieuse, qu’on a découverte au mois de janvier dernier, permet de les constater. Dans un de ces trous cylindriques dont je viens de parler, au-dessus de l’urne cinéraire qui en forme le fond, on a trouvé un sarcophage de pierre qui contient les restes d’une petite fille dont le corps n’a pas été brûlé ; avec la pauvre enfant on a enterré tous ses bijoux, ce sont surtout des anneaux et des colliers de bronze qui ne diffèrent de ceux de l’époque précédente que par un travail plus habile, mais il s’y joint de plus des bijoux d’or et quelques morceaux d’ambre. Cette tombe placée si près de l’autre et qui sans doute était presque du même âge, représente un premier pas accompli dans cette voie de luxe et d’élégance où l’Étrurie ne devait plus s’arrêter.

A propos des bijoux d’ambre qui se trouvent dans cette tombe et que contiennent aussi beaucoup d’autres sépultures du même temps, je voudrais qu’il me fût possible d’analyser en détail un mémoire de M. Helbig sur l’emploi de cette matière précieuse pendant l’antiquité[14] : c’est un chapitre curieux de l’histoire du commerce antique qui intéresse aussi celle de l’art grec. Le peu de mots que je puis dire de ce travail en montrera l’importance. M. Helbig commence par confirmer les renseignemens que nous donnent les écrivains anciens sur la provenance de l’ambre. Il est certain qu’il venait des rivages de la Baltique : c’est un bien long trajet pour une époque si reculée. Il voyageait par la voie de terre, traversant toute l’Allemagne, de tribu en tribu, avant d’arriver. Le Rhône l’amenait au grand entrepôt de Marseille, d’où il se répandait chez les nations helléniques ; il entrait en Italie par la Pannonie et la Vénétie ; les bords du Pô paraissent avoir été de tout temps le centre de ce commerce ; c’est de là qu’il pénétrait chez tous les peuples italiens. On ne trouve pas encore d’ambre dans les tombes qui remontent à l’âge du bronze, mais un peu plus tard il abonde. La coquetterie et la superstition s’unissaient pour en augmenter le prix. On en faisait des ornemens qui relevaient la beauté des femmes et des amulettes qui préservaient des maux de gorge et des effets du mauvais œil. Ce qui est fort curieux, c’est que ce succès ne se maintint pas : dans beaucoup de pays, notamment chez les peuples les plus riches et les plus civilisés, l’ambre passe de mode tout d’un coup. Après l’avoir trouvé en abondance dans les tombes d’une époque assez ancienne, on cesse de le voir dans les plus récentes, c’est-à-dire au moment même où, les relations entre les peuples devenant plus fréquentes, il était plus aisé et moins coûteux de se le procurer ; c’est un fait étrange dont M. Helbig nous a donné le premier la raison. Selon lui, tout s’explique par l’ascendant que la Grèce prit sur les Italiens. La Grèce n’a jamais aimé, pour exécuter ses chefs-d’œuvre, à faire usagé de l’ambre, et il est facile d’en comprendre le motif. « C’est un principe fondamental de l’art classique, nous dit M. Helbig, de ne se servir de la matière que pour faire valoir l’idée. On veut que la matière n’ait pas ses exigences propres pour qu’elle puisse obéir entièrement à la volonté de l’artiste. Or, l’ambre ne peut produire tout son effet qu’à de certaines conditions et si l’on respecte les qualités qui lui sont particulières. Il ne se prête donc pas docilement à tout ce qu’on veut faire de lui ; il a cet inconvénient que le brillant de la surface et la transparence du fond nuisent à la perception claire des formes, Voilà ce qui a rendu les Grecs ennemis de l’ambre. C’est par un motif semblable que, tout en se servant du verre opaque, ils n’emploient jamais le verre transparent : ils savent que cette dernière matière ne permet pas de donner aux objets des formes parfaitement nettes et circonscrites, et que, quand on les regarde, les lignes du revers en se mêlant à celles de la face produisent un ensemble confus. » Il faut pourtant remarquer qu’ils n’ont pas toujours été dans ces sentimens. A l’époque homérique, lorsqu’ils ne connaissaient pas toutes ces délicatesses, ils faisaient grand cas de l’ambre et en usaient dans leurs parures. Pour séduire l’inébranlable Pénélope, un des prétendans ne trouve rien de mieux que de lui offrir « un collier d’or avec des grains d’ambre, qui ressemblait au soleil. » Ils ont cessé de l’estimer dès qu’un sentiment plus élevé de l’art s’est éveillé chez eux. La répugnance qu’ils éprouvaient pour cette matière rebelle, ils l’ont transmise à tous peuples qui ont subi leur influence : ce qui prouve à quel point tous leurs goûts s’imposaient à ceux qui se mettaient à leur école, et comme ils faisaient de leurs imitateurs des disciples fidèles. Dans l’Étrurie, dans le Latium, dans la Campanie, tant que l’art grec y est florissant, l’ambre disparaît de toutes les tombes. C’est seulement au début de l’empire romain qu’il redevient à la mode. M. Helbig en conclut qu’à ce moment les traditions classiques sont en train de se perdre, et sa conclusion est légitime. Sans doute on se pique alors d’être passionné pour les arts, le nombre des amateurs qui paient cher les statues ou les tableaux n’a jamais été plus grand, mais leur goût n’est plus aussi pur. On recherche l’extraordinaire et le riche plus que le beau ; on aime les matières précieuses pour elles-mêmes, à cause du prix qu’elles coûtent, et on les emploie à des ouvrages où elles ne conviennent pas. Dans l’architecture, par exemple, on dédaigne ces belles pierres qui ont servi à construire les monuments majestueux de Rome, le pépérin, le travertin ; le marbre blanc lui-même paraît trop nu et trop froid, et l’on fait venir des pays lointains les pierres ou les marbres rares, le porphyre, l’obsidienne, pour surprendre l’œil et frapper l’imagination par la richesse des matériaux. L’ambre, on le comprend, profita de ce changement du goût public. Sous Néron, l’engoûment qu’il inspire est à son comble. Comme on trouvait qu’il n’en arrivait pas en assez grande quantité, on envoya tout exprès un chevalier romain qui traversa la Germanie et pénétra jusqu’à la mer du Nord pour en activer le commerce. On en faisait des colliers, des anneaux, des bracelets pour la toilette, des statuettes pour orner les maisons ; pendant les chaleurs de l’été on serrait dans les mains des boules d’ambre pour se rafraîchir et se parfumer à la fois. Brut ou travaillé, on l’employait partout, el l’empereur Hélagabale se désolait de n’en avoir pas assez pour paver les rues par lesquelles il devait passer.

Revenons aux tombes de l’Étrurie et à la tentative qu’on a faite de les classer d’après leur âge. — Nous en étions restés au moment où l’ambre et l’or y font leur première apparition, où les vases de couleur brune à dessins géométriques commencent à prendre des formes un peu moins grossières. L’époque qui suit nous présente un progrès plus sensible. C’est alors qu’on rencontre pour la première fois ces beaux vases noirs que les Italiens appellent vasi di bucchero nero, d’abord entièrement lisses, puis ornés de reliefs. Ils durent être regardés comme des merveilles d’élégance chez des gens qui venaient à peine de connaître les métaux précieux et qui. se contentaient de leur poterie primitive. Plus tard ils passèrent de mode et tombèrent dans le discrédit, quand on connut les vases peints de la Grèce. Nous voyons qu’il était de bon ton, parmi les petits-maîtres de Rome, de se moquer « de cette vieille vaisselle noire, » et que Martial était forcé de rappeler à ces dédaigneux qu’un roi puissant, Porsenna, s’en était autrefois contenté.

Les tombes où l’on trouve ces vases contiennent des objets bien plus curieux sur lesquels il faut nous arrêter un moment. Ce sont des scarabées en pierre dure, des bijoux d’un travail très délicat, des vases à parfums ornés de figures étranges : on y voit des sphinx ailés, des bêtes fantastiques, des personnages raides couverts de petites tuniques, les cheveux rejetés en arrière, semblables à ceux qui couvrent les obélisques, des géants trapus et barbus, tenant un lion par la patte, comme il y en a dans les bas-reliefs des palais de Ninive. La provenance de tous ces objets n’est pas douteuse : nous avons sous les yeux les produits d’un art oriental, et l’on reconnaît du premier coup, dans ces bijoux et dans ces vases, des importations de l’Assyrie, de l’Egypte, ou de quelque nation voisine. Comment ont-ils pu venir de si loin s’enfouir dans les nécropoles italiennes ? Peut-on savoir qui s’est chargé de les apporter, par quelle voie ils sont arrivés, et à quelle date remonte cette première invasion de l’Orient ? — Graves problèmes, qui ont été longtemps agités et dont on entrevoit aujourd’hui la solution.

Il est sûr d’abord que les Étrusques ne les ont pas reçus directement de l’Egypte ou de l’Assyrie. Les Égyptiens, que M. Helbig appelle « la nation la plus hydrophobe de l’ancien monde. » ne s’aventuraient pas volontiers dans ces longs voyages. Quant à l’Assyrie, ses frontières naturelles étaient assez éloignées des rivages de la Méditerranée ; elle n’y a touché que par moment et à la suite de conquêtes éphémères. Mais il y avait entre l’Assyrie et l’Egypte, un peuple de marchands qui se chargeait, de faire le commerce pour ses voisins, c’étaient les Phéniciens. Peu inventifs par eux-mêmes, ils excellent à se servir des inventions des autres. En vrais négocians qu’ils sont, ils n’ont pour leur compte aucun souci de l’originalité ; ils fabriquent chez eux et colportent au dehors les marchandises qui sont assurées d’un prompt débit. Comme celles qui viennent de l’Egypte et de l’Assyrie paraissent de nature à plaire aux étrangers, ils les imitent quelquefois en les gâtant, et les répandent dans le monde entier ; c’est donc par leur intermédiaire, c’est sur leurs vaisseaux qu’elles sont arrivées dans tous les pays où nous les trouvons. La Grèce elle-même, malgré la supériorité de son esprit, dont elle a toujours eu conscience, et quoiqu’elle eut déjà produit de grands poètes, fut d’abord tributaire de l’art oriental, et c’est en l’imitant qu’elle apprit à le surpasser. A plus forte raison, les Italiens, moins heureusement doués de la nature, moins riches de leur fond, en furent-ils charmés. Il est à remarquer que les Latins ne lui firent pas un moins bon accueil que les Étrusques. En 1876 on a découvert aux environs de Palestrina, l’ancienne Préneste, un véritable trésor composé d’une quantité d’objets en or, en argent, en ivoire, en ambre, en bronze, en verre, en fer, et qui contient des cratères, des trépieds, des bijoux, des armes, des ustensiles de toutes sortes, des coupes surtout, dont l’une est décorée à l’intérieur de différens sujets ciselés en relief ; c’est assurément une des pièces les plus curieuses que nous possédions de l’orfèvrerie orientale[15]. Que ces coupes, que ces vases, que ces bijoux aient été portés en Italie par les Phéniciens, on en peut d’autant moins douter que, sur un des objets trouvés à Palestrina, on lit une inscription phénicienne. Mais de quels Phéniciens veut-on parler ? Sous ce nom on peut entendre deux peuples dont la destinée a été fort différente, quoique leur origine fût semblable. L’un d’eux habitait les rivages de l’Asie ; l’autre, fils du premier, s’était établi en Afrique. Est-ce de Tyr, est-ce de Carthage que partaient les marchandises que nous retrouvons en Italie ? M. Helbig n’hésite pas à répondre qu’elles venaient de Carthage. La principale raison qu’il a de le croire, c’est qu’on ne sait rien des relations que les gens de Tyr entretenaient avec les populations italiques, tandis qu’on est certain que les Carthaginois fréquentaient les ports de la péninsule et y apportaient les produits de leur industrie. Si cette hypothèse est sûre, nous arrivons du même coup à fixer d’une façon très vraisemblable l’époque où ce commerce s’est exercé. M. Helbig croit pouvoir affirmer qu’il ne remonte pas beaucoup plus haut que le VIIe siècle avant notre ère. Au siècle suivant, les rapports des Carthaginois avec les Italiens devinrent plus étroits. Ils s’unirent ensemble pour s’opposer aux progrès des Grecs, maîtres de l’Italie méridionale et qui voulaient pousser leur domination plus loin. Il n’est pas douteux que d’adroits négocians comme les Carthaginois n’aient profité de cette circonstance favorable pour placer avantageusement leurs marchandises. Ils n’aimaient pas la guerre pour elle-même, tenaient médiocrement à la gloire et ne cherchaient à faire des conquêtes ou des alliances que pour se créer des débouchés. Aussi voyons-nous qu’à la fin du VIe siècle, ils signent avec la jeune république romaine un traité de commerce dont Polybe nous a conservé le texte. Rome avait alors bien peu d’importance, mais on doit tout prévoir, quand on est habile, et Carthage s’entendait à ménager l’avenir. C’est à la suite de ce traité et de l’alliance avec les Étrusques, que les navires carthaginois, sûrs de n’être pas inquiétés, apportèrent en Italie tous ces objets précieux dont les contemporains de Brutus et de Porsenna se paraient pendant leur vie et qu’on enterrait avec eux après leur mort. Le VIe siècle avant notre ère et le commencement du Ve sont donc l’époque où ce commerce fut le plus actif, et c’est à ce moment surtout qu’il est naturel de rapporter ces grandes importations d’objets orientaux qu’on a trouvés dans les tombes de l’Italie[16]. Dès lors une question se trouve vidée. — Tout le monde sait combien de discussions se sont élevées et que d’hypothèses diverses on a émises à propos de l’origine des Étrusques. La présence chez eux d’objets de fabrication orientale a été souvent invoquée dans ces discussions comme un argument décisif. C’était pour beaucoup de savans une preuve manifeste qu’Hérodote a raison de les faire venir de la Lydie. « Voyez, disait-on, comme ils sont restés fidèles à l’art de leur pays ! ils en ont évidemment emporté le goût en quittant l’Asie, et l’ont conservé jusque dans leur patrie nouvelle ! » Cet argument, qui semblait victorieux, n’a plus aujourd’hui aucune force. Nous savons à quel moment les Étrusques ont reçu chez eux les produits de l’Orient, et qui leur en a donné la connaissance et le goût. Il y avait alors plusieurs siècles qu’ils étaient établis en Italie et ils avaient eu tout le temps d’oublier leurs origines. La faveur avec laquelle ils ont accueilli les marchandises que les Carthaginois leur apportaient ne s’explique donc pas, comme on le prétend, par le charme des souvenirs, mais, au contraire, par l’attrait de la nouveauté. C’est une erreur de croire qu’ils en avaient pieusement conservé l’usage depuis le jour où ils quittèrent leur pays natal. Je viens de montrer que nous possédons des monumens plus anciens et plus voisins de l’époque où ils sont entrés en Italie, et ces monumens ne contiennent rien qui rappelle l’Orient. Il est donc certain que l’influence de l’Asie sur l’art et l’industrie des Étrusques n’a rien à faire avec le problème de leur origine. Voilà, je le répète, une question vidée. Nous continuons sans doute à ignorer à quelle race ils appartiennent et de quel pays ils sont sortis[17] ; mais le terrain est déblayé d’une hypothèse, ce qui rendra la solution du problème plus aisée.

Nous arrivons à une grande révolution qui s’opère dans l’art étrusque. — Les vaisseaux de Carthage devaient rencontrer dans les ports de l’Étrurie ceux des Grecs, et il est probable que les marchands des deux pays s’y faisaient une âpre concurrence. Les relations des Étrusques avec la Grèce ont commencé de très bonne heure ; nous en avons une preuve certaine. M. Helbig a montré par des déductions ingénieuses que ce doit être vers le VIIIe siècle qu’ils ont connu l’écriture ; or nous savons qu’ils la tiennent des Grecs : l’alphabet dont ils se servent est celui des Phéniciens, mais accru des lettres que les Grecs y avaient ajoutées. Ils connaissaient donc la Grèce, ils entretenaient des rapports avec elle, ils s’étaient déjà mis à son école dès le VIIIe siècle. Si son influence n’a pas été d’abord souveraine sur eux, c’est qu’elle-même à ce moment n’avait pas trouvé sa voie et qu’elle se contentait encore d’imiter l’Egypte et l’Assyrie. Mais elle n’était pas faite pour rester longtemps asservie à l’étranger. Son originalité naturelle finit par se réveiller, et elle apporta sur tous les marchés les produits d’un art plus libre, plus jeune, plus vivant, où l’Occident reconnut son génie. — L’Etrurie fut séduite avant les autres nations italiques, et dès lors l’imitation de la Grèce remplaça chez elle celle de l’Orient.

L’art grec est représenté surtout dans l’Etrurie par les fresques sépulcrales : c’est sous son inspiration qu’elles ont toutes été peintes. Celles de Corneto ayant l’avantage d’être nombreuses et d’avoir été exécutées dans le même pays, sous les mêmes influences locales, il est plus facile de les comparer entr’elles et d’arriver à les classer en les comparant. Ce travail, commencé par M. Brünn, a été poursuivi avec encore plus de rigueur et de succès par M. Helbig. Son jugement est déterminé par des raisons de plusieurs sortes : il y en a qui sont plutôt du ressort du goût, d’autres qui lui ont été fournies par son érudition. Une peinture, par la manière dont elle est exécutée, porte son âge avec elle ; un critique exercé peut deviner, en la regardant, à quelle période de l’art elle se rattache et de quelle école elle est sortie. Mais cette sorte d’intuition ne suffit pas ; pour que la décision du critique soit acceptée sans contestation, il est bon qu’elle s’appuie sur des preuves plus précises. Les procédés employés par l’artiste dans le détail de son œuvre peuvent les lui fournir. Nous voyons, par exemple, que Pline dit de Polygnote ; Primus mulieres tralucida veste pinxit ; toutes les fois qu’un tableau nous montrera des femmes avec ces vêtements transparens qui laissent deviner les formes, on est en droit de supposer qu’il est postérieur à Polygnote. On peut quelquefois tirer des renseignemens précieux d’une circonstance qui paraît d’abord assez futile : dans la tomba dei vasi dipinti l’artiste a représenté l’intérieur d’une maison étrusque ; des vases sont disposés sur une table ou reposent à terre ; leur forme est élégante, et ils portent des figures noires sur un fond rougeâtre. Ce détail, auquel on ne fait pas d’abord grande attention, n’est pas sans intérêt. Nous savons à peu près vers quel siècle ce genre de décoration a commencé à être à la mode pour les vases peints et quand on l’a remplacé par les figures rouges sur fond noir. Nous voilà donc en possession d’une date approximative. A l’aide de ces indications, et de beaucoup d’autres que je suis forcé d’omettre, M. Helbig a établi que les plus vieilles tombes de Corneto ne sont pas antérieures au milieu du Ve siècle. C’est un résultat fort important pour l’histoire de l’art et de la civilisation de l’Étrurie.

Il a fait voir aussi, par les progrès qu’on remarque entre ces fresques, que l’art grec ne s’est pas introduit chez les Étrusques tout d’un coup, qu’il y a pénétré peu à peu, s’insinuant tous les jours davantage et s’imposant de plus en plus, jusqu’au moment où il a triomphé sans contestation et sans partage. L’histoire de ces phases diverses serait intéressante à étudier. Elle nous montrerait peut-être qu’après avoir trop exalté les Étrusques, nous leur faisons aujourd’hui une réputation plus mauvaise qu’ils ne le méritent. Leur grand ennemi, M. Mommsen, les compare aux Chinois, qui sont incapables de rien trouver par eux-mêmes ; il ne veut leur accorder « que le génie secondaire de l’imitation ; » et même comme imitateurs il les met au-dessous de toutes les nations italiques qui se sont inspirées de l’art grec. Nous allons voir pourtant qu’il y a eu une époque où ils n’étaient pas tout à fait les esclaves de leurs modèles et où ils savaient mettre quelque originalité dans leur imitation. Nous possédons à Paris des peintures qui montrent ce que les Étrusques savaient faire quand ils osaient se livrer à leur génie propre. Une des salles les plus intéressantes de l’ancien musée Napoléon III, au Louvre, est celle où l’on a placé quelques-unes des plus belles antiquités qui nous viennent de l’antique Cœre. Le public s’y arrête volontiers pour regarder un grand sarcophage qui occupe le milieu de la salle et sur lequel deux personnages, un mari et sa femme, sont à moitiés couchés. Leur costume étrange, leur figure animée, leurs petits yeux vifs attirent l’attention de tous ceux qui passent. C’est déjà un spécimen très curieux de l’art étrusque ; mais on en peut voir dans les vitrines de plus curieux encore. On y a déposé des plaqués en terre cuite qui formaient le revêtement de quelques vieilles tombes. Elles sont couvertes de peintures, exécutées d’après les principes de l’école archaïque et sur le modèle des anciens maîtres de la Grèce. Les gestes des personnages sont raides, les formes épaisses, les extrémités des mains incroyablement allongées, les draperies régulières et lourdes. Ils ressemblent, quand ils sont assis, à des mannequins qu’on a ployés pour les mettre sur des chaises ; quand ils se tiennent debout, leur attitude est contraire à toutes les lois de la statique, et l’on peut prévoir qu’ils tomberont, s’ils se mettent à marcher. Tous ces défauts ne les empêchent pas d’être parfaitement vivans, et tel est l’attrait de la vie que nous les regardons avec plaisir, malgré les imperfections de cette peinture primitive. Une de ces scènes surtout m’a frappé : elle représente deux hommes âgés qui sont assis en face l’un de l’autre sur ces sièges que les Étrusques ont transmis aux Romains et qui sont devenus les chaises curules. L’un d’eux, qui parait être le plus grave et le plus important, tient une sorte de sceptre a la main : il parle et l’autre écoute. Ce dernier, en écoutant, appuie son menton sur sa main avec une attitude naturelle à la méditation ; une mélancolie profonde est empreinte sur ses traits. C’est un affligé qu’un ami console d’une perte cruelle qu’il a faite. Vers le haut du tableau une petite figure ailée, une femme (couverte d’une langue robe rouge qui lui cache les pieds, vole dans l’espace et se dirige vers les deux vieillards. Elle représente l’âme de la morte, qui vient assister à l’entretien dont elle est l’objet. Idée touchante, qui devait venir à ce peuple si préoccupé de la vie future ! Des gens aussi convaincus que l’existence se continue au-delà de la tombe étaient naturellement amenés à croire que nos morts chéris nous écoutent toutes les fois que nous parlons d’eux.

Assurément tout n’est pas original dans ce tableau : le peintre imite les procédés d’un art étranger, mais on sent qu’il en est maître et qu’il les approprie librement à ses pensées. Le sentiment lui appartient, et il le traduit comme il l’éprouve. Quand on regarde ces belles fresques de Cœre et d’autres encore qui sont disséminées dans les musées italiens, il est impossible de ne pas se dire que le peuple qui possédait, dans ces temps reculés, des artistes capables de reproduire ainsi la vie et de donner aux figures qu’ils dessinent cet air de réalité naïve pouvait aller plus loin et créer un art national. Il me semble même que mous pouvons deviner, d’après ces débuts, quel aurait été le caractère dominant de l’art étrusque s’il avait pu se développer en liberté. Il se serait sans doute peu soucié de l’idéal ; il n’aurait pas trop recherché la dignité et la grandeur ; nous avons vu que, dans les fresques des tombeaux, les artistes aiment à peindre des scènes de la vie réelle, des jeux, des chasses, des festins ; qu’ils les peignent comme ils les voient, sans faire aucun effort pour les ennoblir par l’exécution, que leurs personnages sont des portraits ; et que non-seulement ils cherchent à les faire aussi ressemblans que possible, mais qu’ils s’attachent à rendre les moindres détails du costume. Cette préoccupation de copier exactement la réalité est si naturelle aux artistes étrusques qu’on la retrouve chez les sculpteurs aussi bien que chez les peintres. Quand on visite, dans le musée de Corneto, la salle où l’on a réuni les sarcophages, on éprouve une impression étrange. Les morts des deux sexes y sont représentés tantôt étendus tout de leur long sur leurs tombes, comme ils le sont sur le pavé de nos cathédrales, tantôt relevés sur le coude ; les artistes ont tenu à leur donner une attitude religieuse : hommes et femmes tiennent une patère à la main, comme si la mort les avait surpris pendant qu’ils étaient en train de faire un sacrifice. Mais, malgré la gravité de l’acte qu’ils accomplissent, leur figure est souvent vulgaire. Le vêtement et le bas du corps sont traités ordinairement avec élégance. Le sculpteur devait avoir des cahiers de modèles, et il préparait d’avance et à loisir ces parties de son œuvre qui ne changeaient pas. La figure est celle du mort. L’artiste l’a ajoutée au dernier moment et il l’a reproduite avec une fidélité parfaite. Quand il a des vieillards ou des vieilles femmes à représenter, il ne nous fait grâce d’aucune des déformations que l’âge inflige à la face humaine ; il nous montre avec complaisance les rides du front, la saillie des traits, les chairs pendantes, les poitrines flasques, les cous décharnés. Ce réalisme souvent grossier, quelquefois puissant, était la tendance des artistes étrusques ; voilà dans quelle voie ils auraient marché s’ils avaient suivi jusqu’au bout leurs instincts naturels.

Ils s’en éloignèrent pour se rapprocher de l’art grec. Tant que la Grèce ne leur avait envoyé que les ouvrages de ses premiers maîtres, pleins encore d’inexpérience et de tâtonnemens, l’admiration n’avait pas été assez forte pour paralyser chez eux toute originalité. Quand arrivèrent les chefs-d’œuvre, la séduction fut telle qu’ils s’oublièrent tout à fait eux-mêmes. En présence de ces merveilles, ils furent entièrement soumis et domptés et ne songèrent plus qu’à les reproduire. M. Helbig nous fait suivre, dans les fresques de Corneto, l’influence de plus en plus puissante de la Grèce. Il y a des tombes, — les plus anciennes, — où l’art national essaie timidement de résister, où l’on trouve les caractères des deux écoles mêlés quelquefois assez maladroitement ensemble. Mais, dans les suivantes, la Grèce l’emporte sans partage. Sa victoire se révèle par la présence de scènes ou de personnages empruntés aux poèmes homériques, par l’emploi du nu, par le caractère idéaliste des peintures. A l’école des Grecs, le goût de l’artiste étrusque devient plus fin, et sa main plus habile ; ses défauts disparaissent ou diminuent, il produit des œuvres plus élégantes, mais son inspiration n’est plus aussi sincère. Il compromet ses qualités naturelles sans parvenir à égaler celles de ses maîtres. Bientôt la décadence se montre : elle est déjà visible, à Corneto, dans le Polyphème de la tomba del Orco. La défaite de Tarquinies et sa soumission aux Romains la rendirent irréparable. Il arriva alors en Italie ce que nous voyons de nouveau se produire sous nos yeux. Toutes ces cités qui avaient conservé une physionomie distincte tant qu’elles étaient restées libres et souveraines, ces petites capitales de petits états où régnait une certaine activité d’esprit, qui cultivaient les arts et formaient des écoles indépendantes, furent absorbées dans la grande unité romaine. La vie, comme toujours, se porta au centre. Les municipes, entraînés dans le mouvement général, les yeux fixés sur Rome, n’eurent plus aucun caractère propre, et le peu qui restait d’originalité à l’art étrusque acheva de se perdre.

Voilà ce que nous apprennent de plus important les derniers travaux sur les Étrusques. Ces travaux, comme on vient de le voir, embrassent toute leur histoire. Sans quitter la colline de Corneto, on peut se donner le spectacle de toutes les révolutions que ce peuple mystérieux a traversées depuis son entrée dans l’Italie centrale jusqu’à sa défaite par les Romains. Tout n’est pas achevé sans doute ; il reste, dans cette histoire, des conjectures à vérifier, des lacunes à remplir, et l’on peut être sûr que les fouilles qui continuent ajouteront beaucoup à nos connaissances. Cependant les grandes lignes sont tracées et nous tenons la suite des faits principaux. Nous sommes mêmes parvenus, au milieu de cette nuit obscure, à établir quelques dates assez probables : nous savons à peu près à quel moment l’Étrurie a commencé à subir l’influence phénicienne, et quand l’art grec lui fut révélé. Ces résultats n’ont peut-être pas autant d’éclat et d’imprévu que certaines découvertes ; on y est arrivé lentement, à force d’observations minutieuses, par des efforts de travail assidu, en recueillant des tessons de vases, en épluchant de vieux textes, en entassant de petits faits. Cette route paraît longue aux impatiens et elle ne plaît guère aux faiseurs de généralisations brillantes. C’est la façon ordinaire dont procèdent les sciences d’érudition ; elles marchent à petits pas, mais elles avancent toujours, et quand on mesure le chemin qu’elles ont fait en ces quelques années, il n’est plus permis de les dédaigner. Nous avons éprouvé de nos jours beaucoup de mécomptes et il nous a fallu plus d’une fois renoncer à des espérances dont la réalisation semblait certaine. Seule, la science a tenu toutes ses promesses. Il est inutile de rappeler ici que de lumière elle a jetée sur le passé depuis le commencement de ce siècle ; l’étude que je viens de faire montre qu’au moment où il va finir, elle n’est pas encore épuisée. Nous lui devons une grande reconnaissance non-seulement pour l’honneur que nous tirerons de ses découvertes dans l’avenir, mais pour le bien qu’elle nous fait aujourd’hui. Elle a donné aux esprits curieux que captive la recherche de l’inconnu les joies les plus vives qu’ils puissent ressentir ; elle leur fait ainsi oublier d’amères déceptions ; elle les relève, elle les soutient ; malgré les tristesses de la veille et les inquiétudes du lendemain, elle leur permet de se dire de temps en temps, comme les Romains de l’empire à l’avènement d’un bon prince, quand une éclaircie se faisait dans leur ciel orageux, que malgré tout il est bon de vivre : vivere lubet !


GASTON BOISSIER.

  1. M. Mommsen est un de ces railleurs et des plus impitoyables. Au début de son Histoire romaine, il plaisante les gens qui entassent les hypothèses à propos des Étrusques et de leur origine. « Les archéologues, dit-il, ont la manie de chercher avec passion ce qu’on ne pout savoir et ce qui ne vaut pas la peine d’être connu. » Puis il les compare à ces sots grammairiens de l’antiquité à qui Tibère demandait, pour se moquer d’eux, « qui fut la mère d’Hécube ! »
  2. Voyez l’article de la Revue du 1er octobre 1879, où il est question des travaux de M. Helbig au sujet des peintures de Pompéi.
  3. Ces petits tunnels, qui ont en général 1m,50 de haut et qui s’étendent quelquefois pendant plusieurs kilomètres, sont connus depuis longtemps. Ils sont si nombreux dans la campagne romaine qu’il était difficile qu’on ne les remarquât pas, mais on n’en soupçonnait pas la destination. On s’accorde à croire aujourd’hui qu’ils formaient une sorte de drainage destiné à écouler l’humidité du sol et à combattre la malaria. On peut consulter à ce sujet les travaux de M. Tommasi Crudeli, directeur de l’Institut anatomique et physiologique de l’université de Rome, et un article de M. de La Blanchère dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire que publie notre École française.
  4. Je tire ce renseignement de l’ouvrage de M. Noël des Vergers sur l’Étrurie et les Étrusques.
  5. Le syndic de Corneto dont je viens de parler, M. L. Daeti, a publié deux brochures intitulées : Tombe etrusche dipinte et Museo etrusco Tarquiniese, qui seront d’un grand usage pour les visiteurs de ces ruines.
  6. C’est ce que Stace me paraît exprimer dans sa Thébaïde d’une manière très précise : il représente une nymphe qui, à force de rendre des hommages à un chêne, en a fait une sorte de puissance divine : Numenque colendo fecerat.
  7. Le mémoire de M. Ravaisson été publié dans la Gazette archéologique en 1875. Ses conclusions ne peuvent pas évidemment s’appliquer à tous les bas-reliefs, sans exception, et il y en a où il est bien difficile de voir des « scènes de réunion. » Ceux dont parle M. Brünn dans les Annales de l’Institut de correspondance archéologique, dans lesquels, à côté des deux époux qui se serrent la main, les démons attendent le mort pour l’acheminer vers une porte ouverte, sont bien de véritables « scènes d’adieu. »
  8. Cette opinion a été notamment soutenue en Allemagne par MM. Ambrosch et Stephani.
  9. J’ajoute que ces personnages qui dansent ou qui montent à cheval paraissent bien être parfaitement vivans, et que l’artiste a quelquefois écrit leur nom au-dessus de leur portrait.
  10. Dans la Grèce aussi, malgré le progrès des idées, cette première conception de l’autre vie ne s’est jamais effacée. Lorsqu’à Tanagra et ailleurs, on plaçait dans les tombes ces statuettes charmantes qui en sont sorties après tant de siècles et que les amateurs se disputent avec tant d’acharnement, ou voulait sans doute qu’elles tinssent compagnie au mort.
  11. Le pileus étant la coiffure des hommes libres, on le mettait sur la tête des esclaves quand on les affranchissait. Il devint ainsi pour les peuples un symbole de liberté. Sur la monnaie frappée par Brutus après la mort de César, on trouve un pileus entre deux poignards avec ces mots : Eidus Martiae, qui rappelaient la date du jour où l’on avait assassiné le dictateur. Pendant notre révolution, on confondit le bonnet de la liberté et le bonnet phrygien qui ne sont pas tout à fait la même chose. Ce dernier, dans les monnaies phrygiennes, coiffe le roi Midas. On l’adopta, dit-on, chez nous, parce qu’il était porté par les Marseillais quand ils entrèrent à Paris en chantant l’hymne de Rouget de l’Isle.
  12. On a eu l’heureuse idée, au Museo civico, qu’on vient d’installer à Bologne, sous la direction intelligente de M. Gonzaddini, de placer quelques-unes de ces tombes avec tous les objets qu’elles contiennent. C’est une exhibition très curieuse et fort instructive.
  13. On regarde comme tout à fait propre au Latium l’habitude de donner aux urnes funéraires la forme de petites cabanes. Les urnes de ce genre n’avaient été rencontrées jusqu’ici que dans le territoire d’Albe. On vient d’en trouver une à Corneto tout à fait semblable à celles du Latium.
  14. Ce mémoire qui est intitulé : Osservazioni sopra il commercio de l’Ombra a été publié en 1877 dans le recueil de l’académie de Lincei.
  15. Cette coupe a été étudiée par M. Clermont-Gannau, dans un ouvrage intéressant et plein de vues nouvelles intitulé : l’Imagerie phénicienne.
  16. M. François Lenormant, tout en acceptant en général les opinions de M. Helbig, y met pourtant une restriction : il croît que quelques-uns de ces objets d’apparence orientale ont pu être apportés en Italie, non par les Carthaginois, mais par les Grecs. Les Grecs aussi imitaient alors l’Orient, et lus produits de l’industrie des Ioniens ne différaient pas beaucoup à ce moment de ceux des Asiatiques. M. Lenormant a rapporté de Vulci et de Cervetri des vases dont le style parait au premier coup d’œil absolument égyptien ou phénicien ; mais quand on en regarde les peintures de plus près, on s’aperçoit qu’elles retracent des fables purement grecques. Il faut donc, selon lui, même dans ce commerce primitif, faire quelque part aux Grecs.
  17. On est porté à croire aujourd’hui qu’il n’y a rien de vrai dans le joli conte d’Hérodote et qu’il est vraisemblable que les Étrusques sont arrivés par les Alpes. Mais on ignore absolument à quelle race ils appartiennent.