Promenades archéologiques/08

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Promenades archéologiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 758-791).
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PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES

LA MAISON DE CAMPAGNE D’HORACE.


Il est impossible de lire Horace sans désirer connaître cette maison de campagne où il a été si heureux. Peut-on savoir exactement où elle était ? Est-il possible de retrouver, non pas les pierres même de sa villa, que le temps a sans doute dispersées, mais le site charmant qu’il a tant de fois décrit, ces hautes montagnes « qui abritaient ses chèvres des feux de l’été, » cette fontaine près de laquelle il allait s’étendre aux heures chaudes du jour, ces bois, ces ruisseaux, ces vallées, cette nature enfin qu’il a eue sous les yeux pendant la plus longue et la meilleure partie de sa vie ? C’est une question qu’on se pose depuis la renaissance, et l’on en a d’assez bonne heure entrevu la solution. Vers la fin du xvie siècle, quelques érudits, qui s’étaient mis en quête de la maison d’Horace, soupçonnèrent l’endroit où il fallait la chercher ; mais, comme leurs indications étaient vagues et qu’elles ne s’appuyaient pas toujours sur des preuves bien solides, ils ne parvinrent pas à convaincre tout le monde. Du reste, il ne manquait pas de gens qui ne voulaient pas être convaincus. Dans tous les coins de la Sabine, des savans de village réclamaient avec acharnement pour leur pays l’honneur d’avoir donné l’hospitalité à Horace et n’entendaient pas qu’il en fût dépossédé. C’est ainsi qu’on mettait sa maison de campagne à Tibur, à Cures, à Reate, un peu partout, excepté où elle devait être.

Le problème a été définitivement résolu, dans la seconde moitié du dernier siècle, par un Français, l’abbé Capmartin de Chaupy. C’était un de ces amoureux de Rome qui vont pour y passer quelques mois et y restent toute leur vie. Quand il se fut décidé à retrouver la maison d’Horace, il n’épargna pas sa peine[1] ; il parcourut presque toute l’Italie, étudiant les monumens, lisant les inscriptions, faisant parler les gens du pays, cherchant de ses yeux quels sites répondaient le mieux aux descriptions du poète. Il voyageait à petites journées sur un cheval qui, s’il faut l’en croire, était devenu presque antiquaire à force d’être conduit aux antiquités. Cet animal, nous dit-il, allait de lui-même aux ruines sans avoir besoin d’être averti, et sa fatigue semblait cesser quand il se trouvait sur le pavé de quelque voie antique. Du récit de ses courses, des résultats où ses travaux obstinés l’avaient conduit, Capmartin de Chaupy a composé trois gros volumes de près de cinq cents pages chacun. C’est beaucoup plus que ne comportait la question ; aussi ne s’est-il pas imposé la loi de s’enfermer dans le sujet qu’il traite. La maison de campagne d’Horace n’est pour lui qu’un prétexte qui lui donne l’occasion de parler de tout. Il a écrit comme il voyageait, s’arrêtant à chaque pas et quittant à tout moment la grand’route pour s’enfoncer dans les chemins de traverse. Il ne nous fait grâce de rien ; il éclaire en passant des points obscurs de géographie et d’histoire, relève des inscriptions, retrouve des villes perdues, détermine la direction des anciennes voies. Cette façon de procéder, qui était alors fort à la mode parmi les érudits, eut pour Chaupy un très grave inconvénient. Pendant qu’il s’attardait ainsi en chemin, on faillit lui enlever l’honneur de sa découverte. Un savant de Rome, de Sanctis, qui avait entendu parler de ses travaux, se mit sur la même piste, et, le gagnant de vitesse, ce qui n’était pas difficile, publia sur cette question une petite dissertation que le public accueillit favorablement. Ce fut un grand chagrin pour le pauvre abbé, qui s’en plaignit avec amertume. Heureusement ses trois volumes, qui furent bientôt en état de paraître, mirent l’opinion de son côté, et aujourd’hui on ne lui conteste guère la gloire, dont il était si fier, d’avoir découvert la maison de campagne d’Horace.

Voici en quelques mots comment il s’y prend pour démontrer aux plus incrédules qu’il ne s’est pas trompé. Il établit d’abord qu’Horace n’avait pas plusieurs domaines ; lui-même nous dit qu’il ne possède que le bien de la Sabine et que ce bien lui suffit : satis beatus unicis Sabinis. Il s’ensuit que toutes les descriptions qu’il a faites se rapportent à celui-là et doivent lui convenir. Ce principe établi, Chaupy visite successivement tous les endroits où l’on a voulu placer la maison du poète et n’a pas de peine à montrer qu’aucun ne répond tout à fait aux tableaux qu’il en a tracés. C’est seulement à l’est de Tivoli et dans les environs de Vicovaro qu’elle peut être ; ce lieu est le seul où tout s’accorde entièrement avec les vers d’Horace. Ce qui est plus frappant encore et achève de nous convaincre, c’est que les noms modernes y ont conservé leur apparence antique. Nous savons par Horace que la ville la plus voisine de sa maison et la plus importante, celle où ses métayers se rendaient tous les jours de marché, s’appelait Varia. La table de Peutinger mentionne aussi Varia et la place à 8 milles de Tibur ; or, à 8 milles de Tivoli, l’ancien Tibur, nous trouvons aujourd’hui Vicovaro, qui a gardé presque entièrement son ancienne dénomination (Vicus Varia), Au pied de Vicovaro coule un petit ruisseau qu’on appelle la Licenza : c’est, avec très peu de changemens, la Digentia d’Horace. Il nous dit que ce ruisseau arrose le petit bourg de Mandela ; aujourd’hui Mandela est devenu Bardela, ce qui est à peu près la même chose, et pour qu’aucun doute ne soit possible, une inscription qu’on y a trouvée lui restitue tout à fait son ancien nom. Enfin la haute montagne du Lucrétile, qui donnait de l’ombre à la maison du poète, est le Corgnaleto, qui s’appelait encore dans les chartes du moyen âge Mons Lucretii. Ce ne peut pas être le hasard qui a réuni dans le même endroit tous les noms de lieux mentionnés par le poète ; ce n’est pas le hasard non plus qui fait que ce canton de la Sabine est si parfaitement conforme à toutes ses descriptions. Il est donc certain que sa maison de campagne était placée dans cette plaine qu’arrose la Licenza, sur les rampes du Corgnaleto, non loin de Vicovaro et de Bardela. C’est là qu’il faut adresser les adorateurs d’Horace, — Dieu sait s’il en reste ! — quand ils veulent faire à sa villa un pieux pèlerinage.

I.

Avant de les y conduire, rappelons brièvement de quelle façon il en était devenu propriétaire. C’est un chapitre intéressant de son histoire.

On sait qu’après avoir combattu à Philippes, dans l’armée républicaine, en qualité de tribun militaire, Horace revint à Rome, dont les portes lui furent ouvertes par une amnistie. Ce retour dut être fort triste : il avait perdu son père, qu’il aimait tendrement, et on lui avait enlevé son bien. Les grandes espérances qu’il avait pu concevoir quand il s’était vu, à vingt ans, distingué par Brutus et mis à la tête d’une légion s’étaient brusquement dissipées : on lui avait, disait-il, coupé les ailes. Il retombait, de toutes ses visées ambitieuses, dans les misères d’une existence embarrassée ; l’ancien tribun militaire était forcé d’acheter une charge de greffier pour vivre. La pauvreté lui fut pourtant bonne à quelque chose, s’il est vrai, comme il le prétend, qu’elle lui ait donné le courage de faire des vers ; ses vers eurent beaucoup de succès. Il avait pris le bon moyen d’attirer sur lui l’attention publique : il disait du mal des gens en crédit. Ses satires, où il parlait librement dans un temps où l’on n’osait pas parler, ayant fait du bruit. Mécène, qui était un curieux, voulut le voir et se le fit présenter par Varius et par Virgile. — Ces faits sont connus de tout le monde ; il est inutile d’y insister.

Mécène était alors un des personnages les plus importans de l’empire. Il partageait avec Agrippa la faveur d’Octave ; mais leur façon d’agir était bien différente. Tandis qu’Agrippa, soldat de fortune, né dans une famille obscure, aimait à se parer des premières dignités de l’état, Mécène, qui appartenait à la plus grande noblesse de l’Étrurie, restait volontairement dans l’ombre. Deux fois seulement dans sa vie, en 717, pendant les embarras que causait la guerre de Sicile contre Sextus Pompée, et en 723, quand Octave alla combattre Antoine, il fut officiellement chargé d’exercer l’autorité publique ; mais il portait un titre nouveau qui le laissait en dehors de la hiérarchie des fonctionnaires anciens[2]. Le reste du temps, il ne voulut rien être ; il refusa obstinément d’entrer dans le sénat ; il resta jusqu’à la fin un simple chevalier et souffrit d’être au-dessous de tous ces fils de grands seigneurs que le nom de leurs familles et les mérites de leurs pères élevaient si rapidement aux plus hautes fonctions. Ce désintéressement singulier, qui était alors aussi rare qu’aujourd’hui, n’est pas facile à comprendre. Les contemporains, qui le comblent d’éloges, ont négligé de nous en apprendre les raisons. Peut-être avaient-ils quelque peine eux-mêmes à les démêler : un politique aussi fin ne laisse pas aisément découvrir les motifs de sa conduite. On l’attribue ordinairement à une sorte de paresse ou d’indolence naturelle qui lui faisait peur du tracas des affaires, et cette explication est assez juste pourvu qu’on ne l’exagère pas. Un historien qui ne l’a pas flatté nous dit qu’il savait secouer sa torpeur quand il fallait agir : ubi res vigilantiam exigeret, sane exsomnis, providens atque agendi sciens ; mais il se réservait pour certaines occasions, et, dans les choses humaines, tout ne lui paraissait pas digne de l’occuper. Il aimait la politique ; il en avait le talent et le goût, et ce qui prouve qu’il ne s’en est jamais tout à fait sevré, c’est qu’Horace éprouva le besoin de lui dire un jour : « Cesse de laisser troubler ton repos par le souci des affaires publiques. Puisque tu as le bonheur d’être un simple particulier comme nous, ne t’occupe pas trop des dangers qui peuvent menacer l’empire. » Il s’en occupait donc avec trop de zèle au gré des épicuriens ses amis. Quoique sans titre officiel, il avait l’œil ouvert sur les menées des partis, sur les préparatifs du Parthe, du Cantabre ou du Dace ; il lui plaisait de dire son avis à propos des grandes questions d’où dépendait la tranquillité du monde ; mais, le conseil donné, il se dérobait et laissait à d’autres le soin de l’exécuter. Il se réservait pour ce qui ne demande qu’un effort de la pensée. Préparer, réfléchir, combiner, prévoir les conséquences des événemens, surprendre les intentions des hommes, diriger vers un but unique les volontés contraires ou les intérêts opposés, faire naître les circonstances et en profiter, c’est assurément une des applications les plus hautes de l’intelligence, un des exercices les plus agréables de l’esprit. Le charme de cette politique spéculative est même si grand qu’il semble que, quand on passe du conseil à l’action, on s’abaisse. L’exécution des grands projets exige des précautions fastidieuses et entraîne avec elle une foule de soucis médiocres. Mais un homme d’état n’est complet que lorsqu’il est capable d’imaginer et d’agir, quand il sait réaliser ce qu’il a conçu, quand il ne se contente pas de voir les questions par leurs grands côtés et qu’il peut descendre aux détails. Il me semble donc que les amis de Mécène, qui le louaient de s’être soustrait à ces misères et de a’avoir voulu être que le plus important des conseillers d’Auguste, lui faisaient un honneur de ce qui n’était, en réalité, qu’une imperfection.

Ils se trompent aussi, je crois, quand ils le représentent comme un sage qui a peur du bruit, qui aime le silence et cherche à se dérober aux applaudissemens et à la gloire. Peut-être entrait-il dans sa résolution moins de modestie que d’orgueil. La foule lui déplaisait ; il trouvait une sorte de plaisir insolent à se mettre en lutte avec l’opinion et à ne pas penser comme tout le monde. Horace nous dit qu’il bravait le préjugé de la naissance, si fort autour de lui, et qu’il ne demandait pas à ses amis de quelle famille ils sortaient. Il craignait la mort, et, ce qui est beaucoup plus rare, il osait l’avouer[3] ; mais, en revanche, il ne craignait guère ce qui suit la mort. Le souci de la sépulture, qui faisait le tourment de tant de personnes, le laissait fort indifférent. « Je ne me préoccupe pas d’une tombe, disait-il : si l’on néglige d’ensevelir quelqu’un, la nature s’en charge. »

Non tumulum euro ; sepelit natura relictos.

Ce vers est assurément le plus beau qui nous reste de lui. C’est dans le même esprit de contradiction hautaine qu’il affectait de dédaigner tous ces honneurs après lesquels couraient ses arnis. Il savait bien que ce mépris des opinions vulgaires n’était pas de nature à nuire à sa renommée. La foule est ainsi faite qu’elle n’aime guère ceux qui pensent autrement qu’elle, mais qu’elle ne peut se défendre de les admirer ; aussi y a-t-il des gens qui se cachent pour se faire chercher et qui pensent que l’on est quelquefois plus en vue dans la retraite qu’au pouvoir. Mécène était peut-être de ce nombre, et l’on peut soupçonner qu’il entrait dans son attitude de politique dégoûté un petit calcul de coquetterie. Non-seulement l’obscurité volontaire, à laquelle il se condamnait, ne lui faisait pas perdre grand’chose, mais il pouvait penser qu’elle servait mieux les intérêts de sa gloire que les plus brillantes dignités. Quand il n’est resté des hommes d’état qu’un grand nom, qu’on pense qu’ils ont fait beaucoup sans savoir exactement ce qu’ils ont fait, on est souvent tenté de leur attribuer ce qui ne leur appartient pas et de les croire plus importans encore qu’ils ne l’étaient. C’est précisément ce qui est arrivé pour Mécène. Deux siècles après lui, un historien de l’empire, Dion Cassius, lui prête un long discours dans lequel il est censé suggérer à Auguste toutes les réformes que ce prince a dans la suite accomplies ; à ce compte, c’est au chevalier romain, et non au prince, qu’il faut faire honneur des institutions qui ont gouverné le monde pendant tant de siècles. On voit que si c’est par calcul que Mécène est resté dans l’ombre, ce calcul a parfaitement réussi et que sa conduite habile a du même coup assuré sa tranquillité pendant sa vie et accru sa réputation après sa mort.

Quoi qu’il en soit des raisons qui le poussaient à s’éloigner de la vie publique, il est sûr que, s’il refusait les honneurs, il n’avait pas l’intention de se condamner à la solitude. Ce n’était pas un de ces philosophes qui, comme le sage de Lucrèce, n’ont d’autre distraction que de regarder, du haut de leur retraite austère, les hommes « qui cherchent à tâtons le chemin de la vie ; » il entendait mener une existence joyeuse ; il voulait surtout se faire une société d’élite. C’est ce qui ne lui aurait pas été fort aisé s’il s’était mêlé davantage aux affaires. Un homme politique n’est pas libre de choisir ses amis comme il lui plaît ; il ne peut pas fermer sa porte aux personnages importans, qui sont quelquefois des personnages ennuyeux. La situation que Mécène s’était faite lui permettait de ne recevoir que des gens d’esprit. Il réunissait chez lui des poètes et des grands seigneurs. Les poètes lui venaient de tous les rangs de la société ; il prenait les grands seigneurs dans tous les partis politiques. À côté d’Aristius Fuscus et des deux Viscus, qui étaient des amis d’Octave, on voyait Servius Sulpicius, le fils du grand jurisconsulte que Cicéron a tant vanté, et Bibulus, qui était probablement le petit-fils de Caton. On peut se demander si cette fusion des partis, qui amena l’oubli des haines passées, si cette réunion des hommes politiques de toute origine sur un terrain nouveau, qui fit l’honneur et la force du gouvernement d’Auguste, n’a pas véritablement commencé chez Mécène. Parmi les poètes qu’il avait attirés à lui se trouvent les deux plus grands de ce siècle. Il n’a pas attendu pour se les attacher qu’ils eussent produit leurs chefsd’œuvre : il les a devinés à leur coup d’essai, ce qui fait honneur à son goût. Certains détails des Bucoliques de Virgile lui avaient fait pressentir les grandes touches des Géorgiques et de l’Énéide, et, à travers les imperfections des Épodes d’Horace, il avait entrevu les Odes, C’est ainsi que cette maison, qui restait obstinément fermée à tant de grands personnages, s’était ouverte de bonne heure au jeune paysan de Mantoue et au fils de l’esclave de Venouse.

Ces lettrés, ces grands seigneurs devaient mener ensemble une vie fort agréable. La fortune de Mécèae lui permettait de satisfaire tous ses goûts et de donner à ceux qui l’entouraient une large existence. Les curieux de Rome auraient beaucoup souhaité de savoir ce qu’on pouvait faire dans cette société distinguée où l’on ne pénétrait pas ; nous sommes tout à fait comme eux et il nous prend souvent fantaisie d’imiter ce fâcheux qui suivit un jour Horace, à son grand déplaisir, tout le long de la voie Sacrée, pour le faire un peu parler. Nous voudrions obtenir de lui quelques renseignemens sur ces gens d’esprit qu’il fréquentait ; nous fouillons ses œuvres pour voir si elles ne nous apprendront pas de quelle manière on vivait chez Mécène. Malheureusement pour nous, Horace est discret, et c’est à peine s’il laisse échapper de temps en temps quelques confidences que nous nous empressons de recueillir. Une de ses satires les plus courtes et les plus faibles, la huitième du premier livre, nous offre en ce genre un intérêt particulier, parce qu’elle a été faite quand Mécène prit possession de sa maison de l’Esquilin. Ce fut, pour le maître et ses amis, un événement d’importance. Il voulait se construire un palais qui fût digne de sa nouvelle fortune et ne pas le payer trop cher : le problème était difficile, il le résolut à merveille. L’Esquilin était alors une colline déserte et sauvage ; on y enterrait les esclaves et l’on y faisait les exécutions capitales. Personne, à Rome, n’aurait consenti à y loger. Mécène, qui, comme on vient de le voir, se plaisait à ne rien faire comme les autres, y acheta de vastes terrains qu’il eut à très bon compte, planta des jardins magnifiques, dont la réputation a duré presque autant que l’empire, et fit construire une tour qui dominait tout l’horizon. Ce fut sans doute une grande surprise à Rome quand on vit ces constructions somptueuses s’élever dans le lieu le plus mal famé de la ville ; mais ici encore cet esprit de contradiction, que nous avons remarqué chez Mécène, le servit bien. L’Esquilin, quand il fut débarrassé de ses immondices, se trouva être beaucoup plus sain que les autres quartiers, et l’on nous dit que lorsque Auguste avait pris la fièvre au Palatin, il allait, pour la soigner et la guérir, habiter quelques jours la tour de Mécène. Voilà ce qui donna au poète l’occasion de composer sa huitième satire ; il y célèbre ce changement merveilleux qui a fait du coupe-gorge de l’Esquilin un des plus beaux endroits de Rome :

Nunc licet Esquiliis habitare salubribus, atque
Aggere in aprico spatiari.


et pour qu’on apprécie mieux, par le contraste, l’agrément de ces jardins et la magnificence de ces terrasses, il rappelle les scènes qui se passaient dans les mêmes lieux quand ils étaient le rendez-vous des voleurs et des magiciennes. Je suppose que ce petit ouvrage a dû être lu pendant les fêtes que Mécène donnait à ses amis quand il inaugura sa nouvelle maison, et, comme il avait au moins le mérite de l’à-propos, il est probable qu’il fut très goûté des assistans. Il peut donc nous donner quelque idée de ce qu’on aimait, de ce qu’on applaudissait dans cette société élégante. Peut-être ceux qui liront la satire jusqu’au bout, en se rappelant la circonstance pour laquelle elle était faite et les gens qui devaient l’entendre, éprouveront-ils quelque surprise : elle se termine par une plaisanterie un peu forte et qu’il me serait difficile de traduire. Voilà donc ce qui amusait les convives à la table de Mécène ! Voilà ce qu’écoutaient volontiers ces gens d’esprit dans les fêtes de l’Esquilin[4] ! N’en soyons pas trop surpris. Les grands siècles classiques, que nous admirons tant, sont, en général, sortis d’époques énergiques et rudes, et souvent, dans les premières années, ils gardent quelque chose de leurs origines. Au milieu de toutes leurs délicatesses, il leur reste un fond de vigueur brutale qui aisément remonte à la surface. Dans les entretiens des gens du xviie siècle, que de propos gaillards, qui n’effarouchaient personne et qu’on n’entendrait pas aujourd’hui sans quelque embarras ! que d’usages qui nous paraissent grossiers et qui semblaient alors les plus naturels du monde ! C’est plus tard que les mœurs achèvent de se polir, que la langue devient scrupuleuse et raffinée. Par malheur, ce progrès se paie souvent d’une décadence : en se polissant, l’esprit court le risque de s’affaiblir et de s’affadir. Ne nous plaignons donc pas de ces quelques saillies d’une nature qui n’est pas encore tout à fait réglée ; elles témoignent au moins de l’énergie qui persiste au fond des caractères et dont les lettres profitent. Le temps d’Ovide arrive toujours assez tôt.

On voit qu’à ce moment Horace tenait une place importante dans cette société ; il n’y était pas arrivé du premier coup, nous le savons par lui-même. Quand Virgile l’amena pour la première fois à Mécène, il nous raconte qu’il perdit contenance et qu’il ne put lui adresser que quelques paroles sans suite ; c’est qu’il ne ressemblait pas à ces beaux parleurs qui trouvent toujours quelque chose à dire ; il n’avait de l’esprit qu’avec les gens qu’il connaissait. De son côté, Mécène était un de ces silencieux « auxquels le monde appartient ; » il répondit à peine quelques mots, et il est probable qu’ils se quittèrent assez peu contens l’un de l’autre, puisqu’ils restèrent neuf mois sans éprouver le besoin de se revoir. Mais, cette première froideur passée, le poète montra ce qu’il était. Dans l’intimité, il fit admirer à son protecteur toutes les ressources de son esprit ; il lui fit aimer toutes les délicatesses de son caractère. Aussi Mécène le combla-t-il de prévenances et de bienfaits. En 717, un an après qu’il l’avait connu, il l’emmena dans ce voyage de Brindes, où il allait conclure la paix entre Antoine et Octave. Quelques années plus tard, probablement vers 720, il lui donna le domaine de la Sabine.

II.

Nous connaissons mal les circonstances qui amenèrent Mécène à faire ce beau présent à son ami ; mais un homme d’esprit comme lui possédait sans doute cette qualité que Sénèque exige, avant tout, d’un bienfaiteur intelligent : il savait donner à propos. Il pensait donc que ce domaine ferait à Horace un grand plaisir, et certainement il ne se trompait pas. Est-ce à dire qu’Horace soit tout à fait comme son ami Virgile, dont on nous raconte qu’il n’a jamais pu se souffrir à Rome et qu’il n’était heureux que lorsqu’il vivait aux champs ? Je ne le crois pas. Sans doute Horace se plaisait aussi à la campagne ; il aime les champs et il a su les peindre ; la nature, décrite avec discrétion, tient une grande place dans sa poésie. Il s’en sert, comme Lucrèce, pour donner plus de force et de clarté à l’exposition de ses idées philosophiques. Le renouvellement des saisons lui montre que rien ne dure et qu’il ne faut pas nourrir de trop longues espérances. Les grands chênes, courbés par les vents de l’hiver, les montagnes que frappe la foudre l’aident à prouver que les plus hautes fortunes ne sont pas à l’abri des accidens imprévus. Le retour du printemps « qui frissonne dans les feuilles agitées par le zéphyr » lui sert à rendre courage aux désespérés en leur faisant voir que les mauvais jours ne durent pas. Quand il veut conseiller à quelque esprit chagrin l’oubli des misères de la vie, pour lui faire sa petite morale, il le mène aux champs, près de la source d’une fontaine sacrée, à l’endroit « où le pin et le peuplier mêlent ensemble leur ombre hospitalière. » Ces tableaux sont charmans, et la mémoire de tous les lettrés les a retenus ; ils n’ont pourtant pas la profondeur de ceux que Virgile ou Lucrèce nous présentent. Jamais Horace ne passera pour un de ces grands amans de la nature, dont le bonheur est de se confondre avec elle. Il était pour cela trop spirituel, trop indifférent, trop sage. J’ajoute que, jusqu’à un certain point, sa philosophie même l’en détournait. Il s’est élevé plusieurs fois contre la manie de ces âmes malades qui courent sans fin le monde à la recherche de la paix intérieure. La paix n’est ni dans le repos des champs, ni dans l’agitation des voyages ; on peut a trouver partout quand on a l’esprit calme et le cœur sain. La conclusion légitime de cette morale, c’est que nous portons en nous notre bonheur et que, quand on habite la ville, il nest pas nécessaire de la quitter pour être heureux.

Il lui semblait donc que ces gens, qui prétendaient être des amis passionnés de la campagne et affectaient de dire qu’on ne peut vivre que là, allaient beaucoup trop loin, et il s’est même une fois très finement moqué d’eux. Une de ses plus charmantes épodes, œuvre de sa jeunesse, contient l’éloge le plus vif et peut-être le plus complet qui ait été fait de la vie rustique : « Heureux, nous dit-il, celui qui, loin des affaires comme les hommes d’autrefois, laboure, avec ses propres bœufs, le champ que cultivaient ses pères ! » Une fois lancé, il ne s’arrête plus ; tous les agrémens de la campagne y passent l’un après l’autre. Rien n’y manque, ni la chasse, ni la pêche, ni les semailles, ni la moisson, ni le plaisir de voir paître ses troupeaux ou de dormir sur l’herbe, « tandis que l’eau murmure dans le ruisseau et que les oiseaux se plaignent dans les arbres. » On dirait qu’il a voulu refaire à sa manière et avec la même sincérité le beau passage de Virgile :

O fortunatos nimium, sua si bona norint,
Agricolas !


Mais attendons la fin : les derniers vers nous ménagent une surprise ; ils nous apprennent, à notre grand étonnement, que ce n’est pas Horace que nous venons d’entendre. « Ainsi parlait l’usurier Alfius, nous dit-il. Aussitôt, résolu de devenir campagnard, il fait rentrer aux ides tout son argent. Puis, il se ravise, et cherche, pour les calendes, un placement nouveau, n Le poète s’est donc moqué de nous ; et ce qui rend sa plaisanterie plus cruelle, c’est que le lecteur ne s’en aperçoit qu’à la fin, et que, jusqu’au dernier vers, il est dupe. De toutes les raisons qu’on a données pour expliquer cette épode, il n’y en a qu’une qui me semble naturelle et vraisemblable[5]. Il était impatienté de voir tant de gens admirer à froid la campagne ; il voulait rire aux dépens de ceux qui, n’ayant aucune opinion personnelle, croient devoir prendre tous les goûts de la mode, en les exagérant. Nous connaissons, nous aussi, ces prôneurs ennuyeux de la belle nature qui vont visiter les glaciers et les montagnes uniquement parce qu’il est de bon ton de les avoir vus, et nous comprenons la mauvaise humeur que devait ressentir de ces enthousiasmes de commande un esprit juste et droit qui ne faisait cas que de la vérité.

Mais si Horace ne possédait pas toute l’ardeur du banquier Alfius pour la campagne, s’il habitait Rome volontiers, c’était à la condition de n’y pas demeurer toujours. Alors, comme aujourd’hui, on se gardait bien d’y rester pendant ces mois brûlans a qui donnent tant à faire à l’entrepreneur des pompes funèbres et à ses noirs licteurs. » Dès que soufflait l’auster « lourd comme le plomb, » tous ceux qui pouvaient partir s’en allaient. Horace faisait comme eux. Tandis que les riches traînaient à leur suite un grand équipage, qu’ils se faisaient précéder de courriers numides, qu’ils avaient avec eux des gladiateurs pour les défendre et des philosophes pour les amuser, lui, qui était pauvre, sautait sur le dos d’un mulet court de queue, plaçait derrière lui son petit bagage et se mettait gaîment en route. Il est probable que le but de ses voyages n’était pas toujours le même. Dans les montagnes du Latium et de la Sabine, le long des rampes de l’Apennin, sur le bord de la mer, il ne manque pas de sites agréables et sains ; c’est là que les Romains d’aujourd’hui vont passer le temps de la malaria. Horace les a sans doute visités aussi ; mais il avait ses préférences, qu’il exprime avec beaucoup de vivacité : ce qu’il mettait au-dessus de tout le reste, c’était Tibur et Tarente, deux pays fort éloignés, très différens, mais qu’il semble unir dans le même amour. Il est probable qu’il y est souvent retourné ; et, quoique nos goûts changent avec l’âge, nous avons la preuve qu’il est resté fidèle jusqu’à la fin à cette affection de sa jeunesse.

Malgré ces pérégrinations annuelles, qui l’amenaient quelquefois aux extrémités de l’Italie, je me figure qu’Horace fut longtemps un ami assez tiède de la campagne. Il ne possédait pas encore de villa qui lui appartînt, et peut-être il ne le regrettait guère. Il prenait part volontiers aux distractions de la grande ville et ne s’en éloignait, comme nous venons de le voir, que dans les mois où il est difficile d’y rester. Un moment arriva pourtant où ces voyages, qui n’étaient qu’une distraction, un agrément de passage, devinrent pour lui une impérieuse nécessité, où la vie de Rome lui fut si importune, si odieuse, qu’il éprouva le besoin, comme son ami Bullatius, de se cacher dans une bourgade déserte, « d’y oublier tout le monde et de s’y faire lui-même oublier. » Ce sentiment est très visible dans quelques endroits de ses œuvres, et il est fort aisé de voir d’où il lui était venu.

Au lieu de gémir sur les mésaventures qui arrivent, ce qui ne mène à rien, un homme avisé cherche à en tirer un bon parti, et ses malheurs passés lui servent de leçon pour l’avenir. C’est, je crois, ce qu’a fait Horace. Les premières années qui suivirent son retour de Philippes durent être fécondes pour lui en réflexions et en résolutions de tout genre. Il s’est représenté à cette époque sur son petit lit de repos, songeant aux choses de la vie et se disant : « Comment dois-je me conduire ? Qu’ai-je de mieux à faire ? » Ce qu’avait de mieux à faire un homme qui venait d’éprouver un mécompte aussi fâcheux, c’était assurément de ne pas s’y exposer de nouveau. Le désastre de Philippes lui avait beaucoup appris. Désormais il était guéri de l’ambition. Il reconnaissait que les honneurs coûtent cher, qu’en entreprenant de faire le bonheur de ses concitoyens on risque le sien, et qu’il n’y a pas de sort plus heureux que de se tenir loin des fonctions publiques. C’est ce qu’il prit la résolution de faire lui-même ; c’est ce qu’il recommandait sans cesse aux autres. Sans doute ses grands amis ne pouvaient pas tout à fait renoncer à la politique ou abandonner le forum : il leur conseillait au moins de s’en distraire par momens. À Quiniius, à Mécène, à Torquatus, il disait : « Donnez-vous donc quelque loisir ; laissez votre client se morfondre dans l’antichambre et sauvez-vous par quelque porte de derrière ; oubliez le Cantabre et le Dace ; ne songez pas toujours aux affaires de l’empire, » Quant à lui, il se promettail bien de n’y penser jamais. Loin de se plaindre de n’y plus avoir aucune part, il était heureux qu’on lui en eût ôté le souci. D’autres accusaient Auguste d’avoir enlevé la liberté aux Romains ; il trouvait, lui, qu’en les délivrant du tracas des affaires, il la leur avait rendue. S’appartenir tout entier, s’étudier, se connaître, se faire comme une retraite intérieure au milieu de la foule, vivre enfin pour lui, telle fut désormais sa seule préoccupation.

Mais il est bien rare qu’on règle tout à fait sa vie comme on le voudrait. Là, comme ailleurs, le hasard domine ; les événemens se font un jeu de déranger les résolutions les mieux concertées. L’amitié de Mécène, dont Horace fut assurément très heureux, ne tarda pas à lui causer beaucoup d’embarras. Elle le mit en relation avec de grands personnages auxquels il devait faire bon visage, quoiqu’il lui lût souvent difficile de les estimer. 11 était forcé de bien vivre avec un Dellius, qu’on appelait le voltigeur des guerres civiles (desultor bellorum civilium), à cause de son habileté à passer d’un parti à l’autre, un Licinius Muraeiia, la légèreté même, qui finit par conspirer contre Auguste, un Munatius Plancus, ancien flatteur d’Antoine, bouffon de Cléopâtre, dont on disait qu’il était traître par températuent, morbo proditor. Tous voulaient passer pour être liés avec lui ; ils lui demandaient de leur adresser quelqu’une de ces petites pièces qui faisaient grand honneur à celui qui les recevait ; ils souhaitaient que leur nom se trouvât dans le recueil de ces œuvres auxquelles on promettait l’immortalité, Horace n’y tenait guère ; il lui répugnait sans doute de paraître le chantre banal de la cour et du prince. Aussi, quand il est forcé de céder, ne le fait-il pas toujours de bonne grâce. Par exemple, il n’écrit qu’une fois à Agrippa, c’est pour lui dire qu’il ne chantera pas ses louanges et le renvoyer à Varius, successeur d’Homère, seul digne de traiter un si beau sujet. Il ne veut pas non plus s’occuper d’Auguste ; il prétend qu’il a peur de compromettre la gloire de son héros en la célébrant, il ne se trouve pas assez de génie pour un aussi grand ouvrage. Mais Auguste ne se paya pas de cette excuse ; à plusieurs reprises, il piessa, il pria le trop modeste poète. « Sache, lui écrivait-il, que je suis en colère de ce que tu n’as pas songé encore à m’adresser une de tes épîtres. Crains— tu qu’il ne soit honteux pour toi, dans la postérité, de paraître avoir été mon ami ? » Après ces paroles aimables, Horace ne pouvait plus résister, et de complaisance en complaisance il se trouva conduit contre son gré à devenir le poète officiel de la dynastie.

Il était difficile qu’en le voyant lié avec tant d’hommes importans, familier de Mécène, ami de l’empereur, on ne le regardât pas comme une sorte de personnage. À la vérité, il ne remplissait pas de fonction publique : tout au plus lui laissa-t-on son anneau de chevalier, conquis dans les guerres civiles ; mais il n’était pas nécessaire de porter la prétexte pour avoir de l’autorité. Mécène, qui n’était rien, passait pour le conseiller d’Auguste ; ne pouvait-on pas soupçonner Horace d’être le confident de Mécène ? En le voyant sortir en voiture, s’asseoir au théâtre à côté de lui, tout le monde disait : « Quel homme heureux ! » S’ils causaient tous les deux ensemble, on s’imaginait qu’ils agitaient le sort du monde. En vain Horace affirmait sur l’honneur que Mécène lui avait dit : « Quelle heure est-il ? Il fait bien froid ce matin ! » et autres secrets de cette importance ; on ne voulait pas le croire. Il ne pouvait plus, comme autrefois, se promener dans le forum et le champ de Mars, écouter les charlatans et les diseurs de bonne aventure, interroger les marchands sur le prix de leurs denrées ; il était épié, suivi, abordé à chaque pas par les solliciteurs ou les curieux. Un nouvelliste voulait connaître la situation des armées ; un politique lui demandait des renseignemens sur les projets d’Auguste, et quand il répondait qu’il n’en savait rien, on le félicitait de sa réserve d’homme d’état, on admirait sa discrétion de diplomate. Il rencontrait un intrigant sur la voie Sacrée, qui le priait de le présenter à Mécène ; on lui apportait des placets, on réclamait son appui, on se mettait sous sa protection. Il avait des envieux, qui l’accusaient d’être un égoïste qui voulait garder pour lui seul la faveur dont il jouissait, des ennemis qui rappelaient sa naissance et répétaient partout d’un air de triomphe que ce n’était qu’un fils d’esclave. À la vérité, ce reproche ne le touchait pas, et ce qu’on lui jetait au visage comme une honte, il s’en parait comme d’un titre d’honneur ; mais en attendant, les journées passaient. Il n’était plus maître de lui-même ; il ne pouvait plus vivre à son gré ; sa chère liberté lui était à chaque instant ravie. À quoi lui servait donc de s’être tenu loin des fonctions publiques, s’il en avait tous les ennuis sans en posséder les avantages ? Ces tracas le mettaient hors de lui, Rome lui devenait insupportable, et il cherchait sans doute dans son esprit quelque moyen de fuir les importuns qui l’obsédaient, de retrouver la paix et la liberté qu’il avait perdues.

C’est alors que Mécène lui donna le bien de la Sabine, c’est-à-dire un asile sûr qui le mettait à l’abri des fâcheux et où il allait ne vivre que pour lui-même. Jamais libéralité ne vint plus à propos et ne fut accueillie avec autant de joie. L’opportunité du bienfait explique l’ardeur de la reconnaissance.


III.

Nous savons maintenant comment Horace devint propriétaire de sa maison de campagne ; il nous reste à faire connaissance avec le pays où elle était située, à chercher s’il mérite ce qu’en a dit le poète, et par quelles qualités il a dû lui plaire.

Elle était, nous l’avons vu, dans le voisinage de Tivoli. Le chemin qui y mène est l’ancienne via Valeria, une des voies romaines les plus importantes de l’Italie, qui conduisait dans le territoire des Marses. La route suit l’Anio et traverse un pays fertile, entouré de hautes montagnes, au sommet desquelles se dressent quelques villages, de vrais nids d’aigles, qui de loin paraissent inabordables. De temps en temps, on rencontre des ruines d’anciens monumens et l’on foule quelques débris de ce pavé romain sur lequel ont passé tant de peuples sans pouvoir le détruire. En trois ou quatre heures on atteint Vicovaro, qui, comme je l’ai dit plus haut, était autrefois Varia, la ville importante du pays. Là, il faut quitter la grand’route pour prendre à gauche un chemin qui suit les bords de la Licenza. De l’autre côté du torrent, un peu plus haut que Vicovaro, on aperçoit Bardela, gros bourg avec un château qui de loin a bonne apparence. C’était un village dont Horace nous dit qu’on y frissonnait de froid : rugosus frigore pagus. L’abbé Gapmartin de Chaupy a cru remarquer qu’en effet la campagne y est quelquefois envahie par des brouillards qui descendent des montagnes voisines. Il nous dit qu’un jour qu’il était en train de dessiner, « il se sentit saisi par derrière d’un froid également piquant et subit ; » mais comme il est suspect de partialité pour Horace et qu’il veut que toutes les affirmations de son poète chéri se vérifient à la lettre, on peut le soupçonner d’avoir mis dans son frisson un peu de complaisance. J’y suis passé au mois d’avril, vers midi, et j’ai trouvé qu’il y faisait très chaud. Quand on a dépassé Bardela, à un détour du chemin, on voit à gauche Roccagiovine : c’est un des villages les plus pittoresques du pays, perché sur un rocher pointu qui semble s’être détaché de la masse de la montagne. La route est rude pour y arriver ; et, pendant que je me fatigue à la gravir, je comprends à merveille l’expression d’Horace qui nous dit qu’il est forcé pour revenir chez lui « d’escalader sa citadelle. »

Ici se rencontre un point de repère qui va nous servir à nous diriger. Dans une épître charmante qu’Horace adresse à l’un de ses meilleurs amis pour lui faire savoir combien il aime la campagne, et qu’il ne regrette, de tous les biens de Rome, que le plaisir de le voir, il termine sa lettre en disant qu’il l’a écrite derrière le temple en ruine de Vacuna,

Hiec tibi dictabam fanum post putre Vacunae.


Vacuna était une déesse fort honorée chez les Sabins, et Varron nous dit que c’était la même qu’on appelait à Rome la Victoire. Or, on a retrouvé, près du village, une belle inscription qui nous apprend que Vespasien a relevé à ses frais le temple de la Victoire, que l’âge avait presque détruit : jEdem Victoriœ vetustate. dilapsamsua impensa restituit. La coïncidence a fait penser que l’édifice relevé par Vespasien est celui qui tombait en ruine du temps d’Horace ; en le réparant, l’empereur a donné à la déesse son nom romain à la place de l’autre qu’on ne comprenait plus. Aujourd’hui l’inscription est encastrée dans les murailles du vieux château, et la place voisine a reçu des habitans le nom de Piazza Vacuna : Horace n’est donc pas tout à fait oublié dans ce pays qu’il habitait il y a quelque dix-huit siècles.

Il faut monter à Roccagiovine si l’on veut connaître au naturel ce que sont les villages de la Sabine. Rien n’est plus pittoresque, tant qu’on se contente de les regarder de loin. On en est charmé lorsqu’on les aperçoit de la vallée, couronnant quelque haute montagne et se serrant autour de l’église ou du château. Mais tout change dès qu’on y pénètre. Les maisons ne sont plus que des masures, les rues que des ruelles infectes où le fumier sert de pavé. On n’y peut faire un pas sans rencontrer des porcs qui se promènent. Dans toute la Sabine, les porcs sont les maîtres du pays. Ils ont le sentiment de leur importance et ne se dérangent pour personne. La rue et quelquefois la maison leur appartiennent. 11 en devait être tout à fait de même du temps des Romains. Alors aussi ils faisaient la principale richesse de la contrée, et Varron n’en parle jamais qu’avec le plus grand respect. J’en vois un, sur une place, qui se vautre avec un air de déhce dans une mare noirâtre, et je me souviens aussitôt de cette phrase charmante du grand agriculteur : (i Ils se roulent dans la fange, ce qui est pour eux une manière de se délasser, comme aux hommes de prendre un bain. » Ici, du reste, l’antiquité se retrouve partout. Les femmes que nous rencontrons sont presque toutes belles, mais d’une beauté vigoureuse et virile. Nous reconnaissons ces vaillantes Sabines d’autrefois, brûlées du soleil, habituées aux plus lourdes tâches. Elles aident encore aujourd’hui leurs maris aux travaux des champs. J’entrevois, au fond de la vallée, un chemin de fer en construction ; les femmes y sont mêlées aux ouvriers et portent comme eux des pierres sur la tête. Il n’y a guère d’hommes dans le village, à l’heure où nous le traversons ; mais nous sommes entourés par une nuée d’enfans robustes, avec des yeux pleins de feu et d’intelligence. Ils sont curieux et importuns ; c’est leur défaut ordinaire ; mais au moins ils ne tendent pas la main, comme à Tivoli, où tout le monde est meûdiant. Dans ce pays perdu, le sang s’est conservé pur ; ce sont les restes d’une forte et fière race qui entra pour une bonne part dans la fortune de Rome.

Si Roccagiovine, comme on peut le croire, est bâti sur l’emplacement du Fanum Vacunœ, c’est par là que devait être l’entrée du domaine d’Horace. Nous continuons donc à monter, en inclinant vers la droite, par un chemin pierreux, qu’ombragent de temps en temps des noyers et des chênes. Devant nous, sur les pentes de la montagne, s’étendent des champs cultivés, avec quelques habitations rustiques. Rien n’apparaît à l’horizon, où l’on puisse reconnaître les ruines d’une maison antique, et nous sommes incertains d’abord pour savoir de quel côté nous devons nous diriger. Mais nous nous souvenons qu’Horace nous dit qu’il y avait, auprès de sa maison, une fontaine qui ne tarissait pas, qualité rare dans les contrées du Midi, et qui était assez importante pour donner son nom au ruisseau dans lequel elle se jetait[6]. Si la maison a disparu, la fontaine au moins doit subsisti r, et, quand nous l’aurons trouvée, il nous sera facile de fixer la place du reste. Nous suivons une petite route qui passe à côté d’une vieille église en ruine, la Madonna délie case, et un peu plus bas nous arrivons à la source que nous cherchons. Les gens du pays l’appellent Fonle dell’Oratini : est-ce le hasard qui lui conserve un nom si voisin de celui du poète ? Dans tous les cas, il est bien difficile de ne pas croire que ce soit celle dont il nous a parlé. Il n’y en a pas de plus importante dans le voisinage ; elle sort avec abondance d’un creux de rocher et un vieux figuier la couvre de son ombrage[7]. Je ne sais si, comme le prétend Horace, « ses eaux font du bien à l’estomac et soulagent la tête, » mais elles sont fraîches et limpides ; autour d’elle, le site est charmant, tout à fait propre à la rêverie, et je comprends que le poète ait mis parmi les momens les plus heureux de sa journée ceux où il venait y prendre quelque repos : prope rivum somnus in herba.

La position de la source retrouvée, celle de la maison se devine. Horace nous dit qu’elles étaient près l’une de l’autre ; nous ne pouvons donc chercher que dans le voisinage. Capmartin de Chaupy plaçait la maison plus bas que la fontaine, vers le fond de la allée, dans un endroit où l’on voit encore quelques débris de murs antiques. Mais ces débris paraissent être postérieurs à Auguste ; d’ailleurs nous savons par Horace lui-même qu’il habitait un plateau escarpé et il parle de sa maison comme d’une sorte de forteresse. M. Pietro Rosa a donc raison de la mettre plus haut. Il suppose qu’elle devait être un peu au-dessus de la Madonna delle case ; là précisément on remarque un terrassement artificiel qui semble avoir été disposé pour servir d’aire à un édifice. Le sol est depuis longtemps cultivé, mais la charrue y fait souvent sortir de terre des morceaux de briques ou des tuiles brisées qui semblent provenir d’une construction ancienne. Est-ce là que se trouvait véritablement la maison d’Horace ? On peut le croire avec M. Rosa : il est sûr dans tous les cas qu’elle ne pouvait pas être fort éloignée.

De cet endroit élevé, jetons les yeux sur le pays qui nous entoure. Nous avons à nos pieds une vallée étroite et longue, au fond de laquelle coule le torrent de la Licenza ; elle est dominée par des montagnes qui, de tous les côtés, semblent se rejoindre. À gauche, la Licenza tourne si brusquement qu’on n’aperçoit pas la gorge dans laquelle elle s’enfonce ; à droite, le rocher sur lequel perche Roccagiovine semble avoir roulé dans la vallée pour en fermer l’accès, en sorte que nulle part on n’aperçoit d’issue. Je reconnais le paysage tel qu’il est décrit par Horace :


Continui montes, nisi dissocientur opaca
Valle.


Après un regard jeté sur ce bel ensemble de montagnes, je reviens à ce qui doit surtout nous intéresser. Dans cette étendue de terres que mes yeux embrassent, je me demande ce qui pouvait bien appartenir au poète. Il ne s’est jamais nettement expliqué sur les limites véritables de son domaine. Quelquefois il paraît désireux d’en diminuer l’importance : sa maison n’est qu’une maisonnette (villula) entourée d’un tout petit champ (agellus), dont son fermier lui-même ne parle qu’avec mépris. Mais Horace est un homme prudent, qui se fait petit volontiers pour désarmer l’envie. Je crois qu’en réalité son bien de la Sabine devait être d’une assez bonne grandeur. « Tu m’as fait riche, » disait-il un jour à Mécène ; riche, non pas sans doute comme ces grands seigneurs ou ces chevaliers qui possédaient des fortunes immenses, mais beaucoup plus assurément qu’il n’avait jamais souhaité ou même rêvé de le devenir. Quelque modéré qu’on soit de sa nature, il est rare qu’on ne se permette pas quelque excès quand on rêve. Ces excès, ces rêves qu’il formait dans sa jeunesse, sans espérer les voir jamais accomplis, Horace nous dit que la réalité les avait dépassés :

Auctius atque
Di melius fecere.

Nous possédons quelques renseignemens qui nous donnent une idée assez précise du bien d’Horace. Il n’avait pas gardé toutes les terres à son compte : les tracas d’une grande exploitation ne pouvaient guère lui convenir. Il en affermait une partie à cinq métayers, des hommes libres, qui avaient chacun leur maison, et s’en allaient toutes les nundines à Varia, soit pour leurs intérêts propres, soit pour les affaires du petit municipe. Cinq métayers supposent un domaine assez considérable ; et il faut ajouter que ce qu’il avait conservé pour lui n’était pas sans quelque importance, puisqu’il fallait huit esclaves pour le cultiver. Je m’imagine donc qu’une grande partie des terres qui m’entourent depuis le haut de la montagne jusqu’à la Licenza, devait être à lui. Ce vaste espace contenait pour ainsi dire des zones différentes, qui se prêtaient à des cultures diverses, qui offraient au propriétaire des températures variées, et par suite des distractions et des plaisirs de plus d’un genre. Au centre, à mi— côte, se trouvait la maison avec ses dépendances. Tout ce que nous savons de la maison, c’est qu’elle était simple, qu’un n’y voyait ni lambris d’or, ni ornemens d’ivoire, ni marbres de l’Hymette et de l’Afri |ue : ce luxe n’était pas à sa place au fond de la Sabine. Près de la maison, il y avait un jardin qui devait contenir de beaux quinconces bien réguliers et des allées droites enfermées dans des haies de charmilles, comme c’était la mode alors. Horace s’est élevé quelque part contre la manie qu’on affectait de son temps de remplacer l’ormeau, qui s’unit à la vigne, par le platane, l’arbre célibataire, comme il l’appelle ; il attaque ceux qui prodiguent chez eux les parterres de violette, les champs de myrte, « vaines richesses de l’odorat. » Était-il resté fidèle à ses principes ? N’avait-il rien donné à l’agrément ? et son jardin ressemblait-il tout à fait à celui de Caton, où l’on ne trouvait que des arbres ou des plantes utiles ? Je n’oserais pas trop l’affirmer. Il lui est arrivé plus d’une fois de ne pas s’appliquer à lui-même les préceptes qu’il donne aux autres, et d’être plus rigoureux dans ses vers que dans sa vie. Au-dessous de la maison et du jardin, les terres étaient fertiles. C’est là que poussaient ces moissons qui, à ce que prétend Horace, ne trompaient jamais son attente ; c’est là peut-être aussi qu’il récoltait ce petit vin qu’il servait à sa table dans des amphores grossières et dont il ne fait pas l’éloge à Mécène[8]. Un peu plus bas encore, vers les bords de la Licenza, le terrain devenait plus humide, et les prairies remplaçaient les champs cultivés. Il arrivait alors comme aujourd’hui que le torrent, grossi par les pluies d’orage, sortait de son lit et se répandait dans le voisinage, ce qui faisait maugréer le fermier d’Horace, qui prévoyait avec douleur qu’il aurait quelque digue à construire pour mettre les terres à l’abri de l’inondation. Si le pays était riant vers le bas de la vallée, au-dessus de la maison il devenait de plus en plus sauvage. Il y avait là des buissons « qui donnaient libéralement des prunelles et de rouges cornouilles ; » il y avait des chênes et des yeuses, qui couvraient les rampes de la montagne. Dans les rêves de sa jeunesse dont je parlais tout à l’heure, le poète ne demandait aux dieux qu’un bouquet d’arbres pour couronner son petit champ. Mécène avait mieux fait les choses : le bois d’Horace couvrait plusieurs jugères. Il y en avait assez « pour nourrir de glands le troupeau et fournir une ombre épaisse au maître. »

Ce n’était donc pas seulement un petit jardin d’homme de lettres, un trou de lézard, selon l’expression de Juvénal, qu’Horace tenait de son protecteur ; c’était un domaine véritable, avec des prés, des terres, des bois et toute une exploitation rustique, une fortune en même temps qu’un agrément. Comment ce domaine était-il tombé dans les mains de Mécène ? On l’ignore. Quelques méchantes langues ont prétendu qu’il pouvait bien avoir été confisqué sur des ennemis politiques et que probablement Mécène avait donné à son ami des terres qui ne lui appartenaient pas. Ces libéralités, qui ne coûtaient guère, n’étaient pas alors tout à fait rares. On raconte qu’Auguste offrit un jour à Virgile la fortune d’un exilé et que le poète la refusa. J’espère bien qu’Horace n’aurait pas été moins délicat que son ami. Mais ce ne sont là que des hypothèses auxquelles on ne doit pas s’arrêter. Tout ce qu’on sait du bien d’Horace, c’est qu’il était en très mauvais état quand il lui fut donné. Les ronces, les épines couvraient la terre, et la charrue n’y avait pas passé depuis longtemps. Il eut l’imprudence, quand il en prit possession, d’amener, pour diriger les travaux, un de ces esclaves de la ville qui, selon Columelle, ne sont qu’une race de paresseux et d’endormis {socors et somniculosum genus). Le malheureux ne connaissait sans doute la campagne que par les jardins si bien soignés des environs de Rome. Quand il arriva dans la Sabine et qu’il vit ces champs en friche qu’on lui donnait à cultiver, il se crut tombé dans un lieu sauvage et pria qu’on le laissât partir au plus vite. Horace lui-même, malgré l’affection qu’il porte à sa propriété, n’en a pas exagéré les mérites. La terre, nous dit-il, est loin d’y être aussi fertile que dans la Sicile ou la Sardaigne ; les troupeaux n’y viennent pas si bien que dans la Galabre ; les vignes surtout y sont fort inférieures à celles de la Campanie. Ce qu’il loue sans réserve, c’est la température, qui est égale en toute saison, ni trop froide pendant l’hiver, ni trop chaude en été. À propos de cette qualité, il ne tarit pas d’éloges, et l’on comprend bien qu’il y soit très sensible. Est-il un plus grand plaisir, quand on quitte la fournaise de Rome, que de se réfugier dans une retraite charmante où l’ombre des grands arbres et le vent frais des montagnes permettent au moins de respirer ?

Je remarque aussi qu’il n’a jamais vanté avec excès la beauté du pays qui entourait sa maison de campagne. Les préventions du propriétaire ne l’égarent pas jusqu’à le comparer aux sites célèbres de l’Italie, à Baïes, à Tibur, à Préneste. Baies, nous dit-il, est une des merveilles du monde ; on ne trouve ailleurs rien d’aussi beau :

Nullus in orbe locus Baiis prælucet amœnis.


Préneste aussi est un endroit admirable, d’où l’on jouit d’une des vues les plus variées et les plus larges qu’on puisse imaginer. Horace s’y plaisait beaucoup et y retournait souvent. Il faut avouer que la vallée de la Licenza n’a rien de semblable, et je ne serais pas surpris qu’un voyageur qui viendrait de Palestrina ou de Tivoli n’éprouvât quelque mécompte en y arrivant. C’est sa faute et non celle d’Horace, qui n’a pas voulu nous tromper. Si notre attente n’est pas d’abord tout à fait remplie, ne nous en prenons qu’à nous-mêmes. Nulle part il n’a prétendu que cette petite vallée solitaire fût le plus beau lieu du monde, comme il fait pour Baies ; il nous dit simplement qu’il y a été heureux. Est-il donc indispensable, pour être heureux, d’avoir sans cesse un horizon immense devant soi et de vivre dans une extase perpétuelle ? Il ne faut rien exagérer en aucun sens ; si le site de la vallée Sabine n’est pas comparable à celui des beaux pays dont je viens de parler, il est pourtant fort agréable dans ses petites proportions. J’ajoute que bien des choses ont dû changer depuis l’antiquité. Les montagnes sont nues aujourd’hui ; elles étaient autrefois couvertes d’arbres. Pour me figurer l’aspect qu’elles devaient avoir, j’y place par la pensée cet admirable petit bois de chênes verts qu’on traverse en allant au sacro speco de Subiaco. La vallée non plus ne ressemble pas à ce qu’elle était autrefois ; elle a perdu les ombrages qui plaisaient tant à Horace et lui rappelaient la verdure de Tarente.

Credas adductum propius frondere Tarentum.

Mais ce qui n’a pas changé, ce qui faisait, ce qui fait encore le caractère de ce charmant paysage, c’est le calme, la tranquillité, le silence. De la Madonna delle case, à midi, on n’entend que le bruit affaibli du torrent qui monte du fond de la vallée. Voilà précisémçnt ce qu’Horace venait y chercher. Les spectacles extraordinaires jettent l’âme dans une sorte de ravissement qui l’excite et la trouble ; c’est à la longue une fatigue qu’il aurait mal supportée. Il ne voulait pas que la nature l’attirât trop à elle et l’empêchât de s’appartenir à lui-même. Aussi rien ne lui convenait-il mieux que cet horizon tranquille, où tout est repos et recueillement. Quoiqu’il fût ici près de Rome et qu’à la rigueur son mulet à la queue coupée pût l’y mener en un jour[9], il pouvait s’en croire à mille lieues. C’est ce qu’ailleurs il ne trouvait pas. À Préneste, lorsqu’il venait s’asseoir, en lisant Homère, sur les marches du temple de la Fortune, il apercevait dans la brume les murailles de la grande ville. ABaïes, il en rencontrait partout la jeunesse, occupée de ses fêtes bruyantes : c’était Rome encore, entrevue dans le lointain ou coudoyée dans la rue. Rome ne venait pas dans la vallée de la Sabine : qui donc aurait osé, parmi cette jeunesse élégante, s’aventurer dans la montagne au-delà de Tibur ? Horace y était donc vraiment chez lui. Il pouvait se dire, en mettant le pied dans son domaine : « Ici, je n’appartiens plus aux importuns ; j’ai quitté les soucis et les ennuis de la ville ; je vis enfin et je suis mon maître : vivo et regno. »

IV.

La villa de la Sabine, qui tient tant de place dans la vie d’Horace, n’en occupe pas moins dans l’histoire de la littérature. Depuis le jour où Mécène en a fait cadeau à son ami, cette maison tranquille, avec son jardin, sa source voisine et son petit bois, est devenue comme un idéal vers lequel les poètes de tous les temps ont toujours eu les yeux tournés. Ceux de Rome cherchaient à se le procurer de la même façon qu’Horace : ils s’adressaient à la générosité des gens riches et tâchaient de les piquer d’honneur par leurs vers. Je n’en vois pas à qui ce métier ait paru répugnant, et Juvénal lui-même, qui passe pour un républicain fougueux, a proclamé qu’il n’y a d’autre avenir pour la poésie que la protection du prince. C’est aussi l’opinion de son ami Martial, et il en a fait une sorte de théorie générale qu’il expose avec une naïveté singulière. Il y a, selon lui, une recette sûre pour faire éclore les grands poètes : il suffit de les bien payer.

Sint Mœcenates : non doerunt, Flacce, Marones.


Si Virgile fût resté pauvre, il n’aurait rien fait de mieux que les Bucoliques, heureusement il avait un protecteur libéral, qui lui dit : « Voilà la fortune, voilà de quoi te donner tous les agrémens de la vie : aborde l’épopée. » Aussitôt il composa l'Énéide. La méthode est infaillible et le résultat assuré. Le pauvre poète aurait bien souhaité qu’on en fît l’application sur lui ; il ne demandait pas mieux que de devenir, au plus juste prix, un homme de génie. Aussi usat-il sa vie à s’offrir successivement à tous les protecteurs ; aucun n’accepta de faire l’expérience : le temps des Mécènes était passé.

Il ne manque pas de gens que cette bassesse indigne et qui croient devoir faire à ce sujet des tirades vertueuses ; ils commencent par attaquer Martial et finissent par atteindre Horace. On leur a déjà répondu plus d’une fois que ce qu’ils appellent une bassesse n’était qu’une nécessité[10] ; on a fait voir que la littérature alors ne donnait pas de quoi vivre à ceux qui la cultivaient. Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, on ne pouvait pas avoir une idée nette de ce que nous appelons le droit d’auteur. Une fois qu’un livre était publié, il appartenait à tout le monde. Rien n’empêchait ceux qui se l’étaient procuré de le faire copier autant de fois qu’ils le voulaient et de mettre en vente les exemplaires dont ils ne se servaient pas. Le libraire pouvait bien acheter de l’auteur le droit de faire paraître son livre avant tout le monde ; mais, comme rien ne lui assurait la propriété durable de l’ouvrage, qu’une fois qu’il avait paru, tout le monde pouvait le reproduire et le répandre, il payait fort peu, et ce qu’il donnait ne suffisait pas à l’auteur pour vivre[11]. L’auteur n’avait donc d’autre resssource, s’il ne voulait pas mourir de faim, que de s’adresser à quelque personnage important et de solliciter ses libéralités.

On a fait remarquer aussi que ce qui nous paraît bas et humiliant dans cette nécessité était fort diminué alors, et presque dissimulé, par l’existence de la clientèle. C’était une institution ancienne, honorable, nationale, que protégeaient la religion et les lois. Le client ne se trouvait pas déshonoré par les services qu’il rendait à son patron et le salaire qu’il en recevait. Il ne semblait singulier à personne qu’un grand seigneur payât de son argent, aidât de son influence, nourrît dans sa maison une foule de gens qui venaient le saluer le matin, qui lui faisaient cortège quand il sortait, qui soutenaient ses candidatures, qui l’applaudissaient à la tribune et injuriaient ses adversaires ; que, parmi ces cliens, il donnât quelque place à des poètes qui chantaient ses exploits, à des historiens qui célébraient ses ancêtres, à des grammairiens qui lui dédiaient leurs ouvrages, personne aussi n’y trouvait à redire ; cette clientèle littéraire ne semblait rien avoir de choquant et profitait de la popularité dont l’autre jouissait. J’ajoute que ces écrivains, qui entraient ainsi dans la maison d’un grand seigneur, étaient en général de fort petits personnages qui n’avaient pas le droit de se montrer bien difficiles. Quelques-uns, comme Martial, avaient quitté une province éloignée, où ils vivaient misérablement, pour venir chercher fortune ; les autres étaient d’ordinaire d’anciens esclaves. À Rome, l’esclavage a recruté la littérature et les arts. C’était une spéculation, chez les maîtres d’esclaves, de donner à quelques-uns une très bonne éducation pour les vendre cher. Ceux-là devenaient souvent des hommes distingués dont on faisait des précepteurs ou des secrétaires, et qui étaient quelquefois aussi des écrivains et des poètes de mérite. Quand ils avaient conquis la liberté, qui ne leur donnait pas toujours la fortune, ils n’avaient rien de mieux à faire que de s’attacher à leur ancien maître ou à quelque patron généreux qui s’oifrait à les protéger. Pour des gens de cette origine, ce n’était pas déchoir ; au contraire, la clientèle était un progrès quand on sortait de la servitude. Voilà comment les gens de lettres ont été si longtemps les cliens des gens riches sans que personne en ait paru choqué ni même surpris. Ils se firent plus tard professeurs, lorsque l’instruction publique fut organisée à Borne et dans les provinces. Pendant trois siècles, les grammairiens, les philosophes, les rhéteurs attachés aux grandes écoles de l’empire furent en même temps des historiens, des poètes, et les loisirs que leur laissaient leurs fonctions, ils les consacraient à la littérature. Cette situation valait mieux assurément pour leur dignité et leur indépendance ; mais elle avait d’autres inconvéniens dont ce n’est pas le lieu de parler ici.

On comprend que tous ces affamés, à la recherche d’un Mécène qu’il n’était pas facile de trouver, n’aient rien imaginé de plus heureux que le sort d’Horace. Non-seulement ils l’enviaient d’avoir reçu le bien de la Sabine, mais ils ne revenaient pas de leur surprise quand ils le voyaient vivre si familièrement avec son protecteur. Eux n’avaient pas la même chance. Lorsqu’ils venaient saluer le maître le matin, c’est à peine s’il daignait les reconnaître et leur sourire. Il les laissait tête-à-tête avec son intendant, qui se faisait beaucoup prier pour leur distribuer les six ou sept sesterces (à peu près 1 fr. 50) dont se composait la sportule. Si le patron daignait les inviter à dîner, c’était pour les humilier par des affronts de tous genres. On les faisait asseoir à quelque table écartée, où ils étaient rudoyés par les esclaves. Tandis qu’ils voyaient passer devant eux, pour les préférés, des langoustes, des murènes, des poulardes grosses comme des oies, on leur servait à grand’peine quelques crabes, ou quelques goujons péchés près des égouts et engraissés par les immondices du Tibre. Comme ils étaient humbles par nécessité et fiers par caractère, ces outrages les indignaient, quoiqu’ils fussent toujours prêts à s’y exposer. Quand ils venaient de les subir, ils ne pouvaient s’empêcher de songer à Horace, un homme de lettres comme eux, un fils d’esclave, qui non-seulement s’asseyait à la table d’un ministre d’état avec les plus grands personnages, mais qui l’invitait à sa maison et traitait presque d’égal avec lui. Yoilà ce qui leur causait autant d’admiration que d’étonnement. Aussi s’était-il fait à la longue une sorte de légende sur cette intimité entre le favori de l’empereur et le poète. Il semblait que rien n’en eût jamais troublé la sérénité ; c’était entre les deux amis comme un combat perpétuel de générosité et de reconnaissance, l’un donnant sans cesse, l’autre remerciant toujours, tandis qu’autour d’eux la société de Rome restait en extase devant ce touchant tableau.

La réalité ne ressemble pas tout à fait à la légende ; elle est moins édifiante peut-être, mais plus instructive ; surtout elle fait plus d’honneur à Horace. Quand ses contemporains le félicitaient, comme d’une chance heureuse, de s’être glissé dans l’amitié de Mécène, il répondait fièrement que le hasard n’y était pour rien. Il aurait fait la même réponse aux lettrés du siècle suivant, qui attribuaient uniquement au bonheur qu’il avait eu de vivre dans un milieu favorable et à l’estime qu’on professait alors pour la littérature et les gens de lettres la situation qu’il s’était faite dans un monde pour lequel il n’était pas né. Ils se trompaient : cette situation lui avait coûté plus d’un combat ; il l’avait conquise, il la maintenait par la fermeté de son caractère ; il la devait à lui-même. Il pouvait dire, suivant le mot célèbre du vieil Appius Claudius, qu’il était seul « l’artisan de sa fortune. » J’ai souvent entendu des moralistes rigoureux traiter sévèrement Horace et parler de lui comme d’un personnage bas et servile. Beulé déclarait même un jour qu’il fallait le bannir de nos maisons d’éducation parce qu’il n’avait que de mauvaises leçons à donner à la jeunesse. La jeunesse n’a-t-elle donc plus besoin qu’on lui apprenne le moyen de se tirer d’affaire dans les positions délicates, de vivre avec de plus grands que soi sans s’abaisser, de faire accepter sa liberté à tout le monde sans blesser la dignité de personne, de saisir enfin, entre la rudesse qui se perd et la complaisance qui se déshonore, ce degré d’honnêteté adroite dont personne ne peut se passer dans la vie ?

Il n’est pas possible d’admettre que la liaison entre Horace et Mécène ait été tout à fait exempte d’orages. Les amitiés les plus tendres, les plus intimes, sont aussi les plus délicates, celles où les moindres froissemens produisent les effets les plus sensibles. Les âmes, en se rapprochant, se heurtent : c’est la loi ; il n’y a que les indiflférens qui ne se querellent jamais. Quelle que fût la sympathie qui rapprochait Horace de son ami, les causes de dissentiment ne manquaient pas entre eux. D’abord Mécène était poète, et fort mauvais poète. Ses vers obscurs, pénibles, pleins d’expressions maniérées, semblaient faits exprès pour mettre hors de lui un homme de goût. Que devait penser, que pouvait dire Horace quand il était admis à l’honneur de les entendre ? Quel danger s’il osait exprimer ses sentimens ! Quelle humiliation pour lui, quel triomphe pour ses ennemis, s’il était réduit à les admirer ! Nous ne savons pas comment Horace, dans l’intimité, évitait cet écueil. Ce qui est sûr, c’est que, dans ses œuvres, il n’a jamais dit un mot des vers de Mécène. Il l’appelle un savant homme, docte Mœcenas ; de tous ses ouvrages, il ne parle que d’une histoire en prose qui n’est pas encore commencée et qui probablement ne fut jamais finie ; il pouvait la louer sans se compromettre. Cette réserve prudente ne paraît pas avoir blessé Mécène, ce qui prouve que c’était un homme d’esprit qui n’avait rien des petitesses d’un auteur de profession ; elle fait honneur aux deux amis.

Ce qui présentait plus de péril pour Horace, c’était le mélange qu’on trouvait dans le palais de l’Esquilin de gens du monde et de gens de lettres. Ces deux sociétés ne sont pas toujours d’accord entre elles et risquent de se heurter quand on veut les faire vivre ensemble. Chez Mécène, les gens du monde appartenaient à la plus haute aristocratie de Rome ; c’étaient des personnes d’un goût exquis, connaissant et respectant tous les usages, fort asservis à la mode du jour et la faisant quelquefois. Ils ne pouvaient s’empêcher de plaisanter quand ils voyaient leurs voisins, les gens de lettres, manquer à ces coutumes sacrées qui sont pendant quelques mois des lois rigoureuses pour devenir aussitôt après des vieilleries ridicules. Ce crime impardonnable, les pauvres poètes le commettaient quelquefois sans s’en apercevoir. Ils n’obéissaient pas toujours aux règles que le maître avait tracées dans son livre sur sa toilette {de Cultu suo) ; ils arrivaient mal peignés, mal chaussés, mal vêtus ; ils portaient du linge usé sous une tunique neuve ; ils n’avaient pas pris le temps de bien ajuster leur toge. En les voyant ainsi accoutrés, l’assistance éclatait de rire, et Mécène riait comme les autres. Je ne crois pas que ces railleries aient été fort sensibles à ceux contre lesquels elles étaient dirigées. ’irgile, qui était distrait, ne s’en est probablement pas aperçu ; Horace les acceptait de bonne grâce ; mais, comme il était malin, il s’en est vengé à l’occasion. Ces grands seigneurs avaient leurs travers aussi et leurs ridicules, qui ne pouvaient échapper à un esprit aussi perspicace. La vie du monde était devenue alors fort exigeante et très raffinée : elle possédait son code et ses lois. Les dîners surtout avaient pris beaucoup d’importance, et on les regardait comme une véritable affaire d’état. Varron, toujours pédant et grave, même dans les choses légères, se chargea d’exposer didactiquement toutes les conditions que doit réunir un repas pour être accompli. C’était une science très compliquée : dans l’entourage de Mécène, on se piquait de la pratiquer en perfection. Horace s’est moqué de cette prétention dans deux de ses satires : l’une, où il nous montre l’épicurien Catius occupé à recueillir des préceptes de cuisine ; l’autre, où il raconte le dîner de Nasidienus, un de ces prétendus docteurs dans l’art de bien traiter les convives. Les deux peintures sont fort plaisantes ; l’épicurien nous amuse par la gravité avec laquelle il débite ses préceptes, l’autre nous égaie par les soins fastidieux qu’il se donne pour maintenir sa réputation et les contretemps comiques qui dérangent ses projets. Ces railleries atteignaient des personnages connus, des amis de Mécène, et l’on peut soupçonner qu’il en devait retomber quelque chose sur Mécène lui-même. N’encourageait-il pas les sottises de Nasidienus en allant dîner chez lui ? N’avait-il pas, comme Catius, inventé des plats nouveaux, dont Pline nous dit que son autorité les mit à la mode tant qu’il vécut, mais qu’ils ne purent pas lui survivre ?

Ce ne sont là, je le reconnais, que de petits différends qui n’ont pas beaucoup d’importance. Les difficultés véritables commencèrent un peu plus tard ; elles vinrent des libéralités même de Mécène. Les bienfaits des grands sont des chaînes : Horace ne l’ignorait pas ; au moins essaya-t-il de rendre les siennes légères. D’abord il ne voulut pas prendre tout ce qu’on lui offrait. Dans l’ardeur de son amitié. Mécène désirait lui donner tous les jours davantage. Horace n’accepta que le bien de la Sabine. « C’est assez ; c’est même trop, » lui disait-il,

Satis superque me benignitas tua
Ditavit.


Et ce bien lui-même, dont il était si heureux, au moment où il en jouissait avec le plus de plaisir, il laissait entendre qu’il pourrait au besoin s’en passer. « Si la fortune me reste fidèle, je la remercie ; mais dès qu’elle agitera ses ailes pour me fuir, je lui rendrai ce qu’elle m’a donné ; je m’envelopperai de ma vertu ; je saurai me contenter d’une honnête pauvreté. » Voilà Mécène bien averti : son ami ne sacrifiera pas son indépendance à sa fortune ; il redeviendra pauvre plutôt que de cesser d’être libre. Un jour vint où il éprouva le besoin de le dire plus clairement encore. Il avait quitté Rome au commencement d’août, promettant de ne rester que quatre ou cinq jours à la campagne ; mais, une fois qu’il y fut arrivé, il s’y trouva si bien qu’il oublia de tenir sa promesse. Le mois entier passa sans qu’il lui fût possible de s’en arracher. Mécène, qui ne pouvait plus vivre sans lui, se plaignit avec quelque amertume ; peut-être insinua-t-il, dans sa lettre, qu’il comptait sur plus de reconnaissance. Nous avons la réponse d’Horace, qui est assurément l’un de ses meilleurs ouvrages. Il est impossible d’envelopper plus de fermeté ; dans plus de douceur. À travers d’agréables récits et de complaisans apologues, sa résolution se montre aussi précise, aussi nette que possible. Il ne reviendra pas dans quelques jours, comme on le lui demande ; il ne veut pas s’exposer aux fièvres tant que durera l’automne. Bien plus, si l’hiver s’annonce rigoureux, si la neige couvre le mont Albain, il descendra du côté de la mer et s’enfermera dans quelque chaude retraite pour y travailler à son aise. C’est seulement au printemps, « à la première hirondelle, » qu’il sera de retour. Ce terme, comme on voit, est fort reculé. C’est exprès qu’il le rejette aussi loin : on dirait qu’il a voulu faire accepter aux autres par une épreuve définitive et se bien prouver à lui-même sa liberté. Pour la conserver intacte, il est prêt à rendre tout ce qu’il a reçu : ciincta resigno. La maison de la Sabine elle-même lui semblerait payée trop cher par le sacrifice de son repos et de son indépendance, a Quand on voit, dans un échange, que ce qu’on reçoit vaut moins que ce qu’on donne, il faut laisser au plus vite ce qu’on a pris et reprendre ce qu’on a laissé. » À ce ton résolu. Mécène comprit que la décision d’Horace était prise et ne renouvela pas ses exigences. En somme, la conduite du poète en cette circonstance était aussi habile qu’honorable. Il savait que l’amitié demande une certaine égalité entre les personnes qu’elle lie. En se préservant de complaisances exagérées, en veillant sur sa liberté, en maintenant avec un soin jaloux la dignité de son caractère, il s’élevait à la hauteur de celui qui l’avait comblé de ses bienfaits. C’est ainsi que fut chargée la nature de leurs relations et qu’au lieu de rester son protégé, il devint son ami. — Il faut avouer que les poètes de l’époque suivante n’ont pas imité cet exemple. Ils se sont contentés d’accabler les grands personnages qui les protégeaient de flatteries et de bassesses. Faut-il s’étonner que ceux-ci, se voyant regardés comme des maîtres, les aient traités en serviteurs ?

V

Il est bien fâcheux qu’Horace, qui nous a décrit avec tant de détails l’emploi de ses journées pendant qu’il restait à Rome, n’ait pas cru devoir nous dire aussi clairement comment il passait sa vie à la campagne. La seule chose que nous sachions avec certitude, c’est qu’il y était très heureux. Il goûtait, pour la première fois. le plaisir d’être propriétaire. « Je prends mes repas, disait-il, devant des dieux Lares qui sont à moi : Ante Larem iJroprium vescor ! « Avoir un foyer, des dieux domestiques, fixer sa vie dans une demeure dont on est le maître, c’était le plus grand bonheur qui pût arriver à un Romain ; Horace avait attendu d’avoir plus de trente ans pour le connaître. Nous avons vu que son domaine, quand il en prit possession, était fort négligé et que la maison tombait en ruine. Il lui fallut d’abord bâtir et planter ; ne l’en plaignons pas, ces soucis ont leurs charmes : on aime mieux sa maison quand on l’a construite ou réparée, on s’attache à sa terre par les soins mêmes qu’elle vous coûte. Il y venait toujours avec plaisir et le plus souvent qu’il pouvait. Tout lui servait de prétexte pour quitter Rome : il y faisait trop chaud ou trop froid ; on approchait des saturnales, époque insupportable de l’année, où toute la ville était en l’air ; c’était le moment de terminer un ouvrage que Mécène réclamait avec insistance : or le moyen de rien faire de bon à Rome, où les bruits de la rue, le tracas des relations, les importuns qu’il faut recevoir ou visiter, les mauvais vers qu’il faut entendre, vous enlèvent le meilleur de votre temps ! Il serrait donc, dans sa valise, Platon avec Ménandre, emportait l’œuvre commencée, promettant de faire merveille, et partait pour Tibur. Mais, quand il était chez lui, ses belles résolutions ne tenaient pas. Il avait bien autre chose à faire que de s’enfermer dans son cabinet d’étude ! Il lui fallait causer avec son fermier et surveiller ses travailleurs. Il allait les voir à l’ouvrage, et quelquefois il y mettait lui-même la main. Il enfonçait la bêche dans le champ, il en ôtait les pierres, au grand amusement des voisins, qui admiraient à la fois son ardeur et sa maladresse,

Rident vicini glebas et saxa moventera.


Le soir, il recevait à sa table quelques propriétaires des environs. C’étaient de braves gens, qui ne disaient pas de mal du voisin, et n’avaient pas pour unique conversation, comme les élégans de Rome, de parler des courses ou du théâtre. Ils traitaient des questions plus sérieuses, et leur sagesse rustique s’exprimait volontiers en proverbes et en apologues. Ce qui plaisait surtout à Horace dans ces dîners de campagne, c’est qu’on s’y moquait de l’étiquette, que tout y était simple etfrugal, qu’on ne se croyait pas tenu d’obéir à ces sottes lois que Varron avait rédigées et qui étaient devenues le code de la bonne compagnie. On se gardait bien d’élire un roi du festin, qui imposât aux convives le nombre des coupes qu’il fallait vider. Chacun mangeait à sa faim et buvait à sa soif : c’étaient, dit Horace, des repas divins : O noctes cœnœque Deum !

Cependant il ne restait pas toujours chez lui, quelque plaisir qu’il trouvât à y être. Cet homme rangé, régulier, pensait qu’il faut mettre de temps en temps quelques irrégularités dans sa vie. N’est-ce pas un sage de la Grèce, Aristote, je crois, qui recommande, dans l’intérêt de la santé, qu’on se permette un excès par mois ? Cela sert au moins à rompre les habitudes. C’était aussi l’opinion d’Horace : quoiqu’il fût le moins fou des hommes, il trouvait assez agréable de faire une folie à l’occasion : diilce est desijjere in loco. Avec l’âge, ces folies étaient devenues moins vives et plus rares ; il aimait pourtant toujours à interrompre par quelques équipées de plaisir la sage uniformité de son existence. Il retournait alors à Pféneste, à Baïes, à Tarente, qu’il avait tant aimées et tant visitées pendant qu’il était jeune. Une fois, il fut infidèle à ces vieilles affections et choisit pour but de son voyage des lieux qui lui étaient nouveaux. Voici quelle fut l’occasion de ce changement. Un médecin grec, Antonius Musa, venait de guérir Auguste d’une très grave maladie, où l’on avait craint de le perdre, par l’application de l’eau froide. Aussitôt l’hydrothérapie devint à la mode. On fuyait les sources thermales, autrefois si recherchées, pour s’en aller à Glusium, à Gabies, dans les pays de montagne où se trouvaient des fontaines d’eau glacée. Horace fit comme les autres : pendant l’hiver de l’année 730, au lieu de se diriger du côté de Baïes, comme à l’ordinaire, il tourna la bride de son petit cheval vers Salerne et Velia. Ce fut l’affaire d’une saison. L’année suivante, le gendre et l’héritier de l’empereur, Marcellus, étant tombé très malade, on s’empressa d’appeler Antonius Musa, qui appliqua son remède habituel ; mais le remède ne guérissait plus. L’hydrothérapie, qui avait sauvé Auguste, n’empêcha pas Marcellus de mourir. Elle fut aussitôt abandonnée, et les malades reprirent le chemin de Baies. Quand Horace se mettait en route pour ces voyages extraordinaires, il entendait changer de régime. « Chez moi, disait-il, je m’accommode de tout ; mon petit vin de la Sabine me paraît délicieux ; je me régale avec des légumes de mon jardin assaisonnés d’une tranche de lard. Mais, une fois que j’ai quitté ma maison, je deviens plus difficile, et les fèves, toutes parentes qu’elles sont de Pythagore, ne me suffisent plus. » Aussi, avant de se diriger du côté de Salerne, où il n’allait pas d’ordinaire, prend-il la précaution de demander à l’un de ses amis quelles sont les ressources du pays, si l’on y peut trouver du poisson, des Uèvres, des sangliers, de quoi revenir chez lui gras comme un Phéacien ; il tient surtout à connaître ce qu’on y boit, il lui faut un vin généreux qui le rende beau parleur, « qui lui donne des forces et le rajeunisse auprès de sa jeune maîtresse de Lecanie. » C’est, comme on voit, pousser la précaution fort loin. À Baies, à Préneste, à Salerne, dans ces lieux fréquentés par tout le beau monde de Rome, il n’était pas assez riche pour posséder une maison qui lui appartînt ; il avait ses gîtes ordinaires {deversoria nota), où il allait loger. Ces appartemens d’occasion n’étaient pas toujours commodes. Sénèque, qui était bien plus riche qu’Horace, habitait, quand il était à Baies, au-dessus d’un bain public, et il nous a fait une description très amusante des bruits de tout genre qui troublaient son repos. Horace, qui aimait ses aises, et qui souhaitait être tranquille, ne devait pas faire, dans ces endroits agités, un fort long séjour. Sa fantaisie satisfaite, il revenait au plus vite dans sa paisible maison des champs, et je me figure que ces quelques semaines de fatigue la lui faisaient trouver plus agréable et plus douce.

On s’aperçoit bien, quand on lit avec soin ses œuvres, que son affection pour sa campagne va sans cesse en grandissant. Au début, quand il y avait passé quelques semaines, le souvenir de Rome se réveillait dans sa pensée. — Ces grandes villes, qu’on déteste, quand on est forcé d’y vivre, : il suffit d’en sortir pour les regretter ! — L’esclave d’Horace, le jour où, abusant de la liberté des saturnales, il dit à son maître tant de vérités désagréables, ne manque pas de lui reprocher de ne jamais se plaire où il est :

Romae rus optas, absentem villicus urbem
Tollis ad astra levis.

Lui-même s’en voulait beaucoup de son inconstance ; il s’accusait « de n’aimer que Rome, quand il étaità Tibur, et de songer à Tibur, dès qu’il se trouvait à Rome. » Il finit pourtant par se guérir entièrement de cette légèreté qui l’impatientait. C’est un témoignage qu’il se rend dans l’èpître qu’il adresse à son fermier, et où il essaie de le convaincre qu’il n’est pas nécessaire, pour être heureux, d’avoir un cabaret dans son voisinage. « Quant à moi, lui dit-il, tu sais que je suis aujour’i’hui conséquent avec moi-même, et que je ne m’éloigne d’iciqu’avectristessetoutes les fois que d’odieuses affaires me rappellent à Rome. » Sans doute il s’arrangeait pour séjourner de plus en plus dans sa maison de campagne ; il espérait qu’un jour pourrait venir où il lui serait possible de ne plus guère la quitter, -il comptait sur elle pour porter plus légèrement le poids des dernières années.

Elles sont lourdes, quoi qu’on fasse, et l’âge ne vient jamais sans amener avec lui beaucoup de tristesse. C’est d’abord une nécessité qu’on laisse, quand la vie se prolonge, beaucoup de ses amis sur la route. Horace en a perdu auxquels il était très tendrement attaché ; il a eu le malheur de survivre dix ans à TibuUe et à Yirgile. Que de regrets n’a pas dû lui coûter la mort du grand poète dont il disait « qu’il ne connaissait pas d’âme plus candide que la sienne et qu’il n’avait pas de meilleur ami ! » Le grand succès qu’obtint l’œuvre posthume de Virgile ne dut le consoler qu’à moitié de sa perte, car il regrettait en lui l’homme autant que le poète. Mécène aussi, qu’il aimait tant, lui donna de grands sujets de tristesse. Ce favori de l’empereur, ce roi de la mode, dont tout le monde enviait la fortune, finit par être très malheureux. On a beau prendre toute sorte de précautions pour s’assurer du bonheur, fuir les affaires, chercher le plaisir, amasser des richesses, s’entourer de gens d’esprit, réunir autour de soi tous les agrémens de l’existence, les ennuis et la douleur, quelque effort qu’on fasse pour leur fermer la porte, trouvent le moyen d’entrer. Ce qu’il y a de plus triste, c’est que Mécène fut d’abord malheureux par sa faute. Il avait eu le tort, — i : n homme si prudent et si sage ! — d’épouser sur le tard une coquette et d’en devenir très amoureux. Elle lui donna des rivaux, et, parmi eux, l’empereur lui-même, dont il n’osait pas être jaloux. Lui, qui avait tant ri des autres, il donnait aux Romains la comédie à ses dépens. Son temps se passait à quitter Térentia et à la reprendre : « Il s’est marié plus de cent fois, disait Sénèque, quoiqu’il n’ait eu qu’une femme. » À ces tracas intérieurs se joignirent les maladies. Sa santé n’avait jamais été bonne ; l’âge et les chagrins la rendirent plus mauvaise. Pline nous dit qu’il passa trois années entières sans pouvoir dormir. Comme il supportait mal la souffrance, il désespérait ses amis par ses plaintes. Horace, qu’il entretenait toujours de sa fin prochaine, lui répondait en beaux vers : « Toi, Mécène, mourir le premier ! toi, l’appui de ma fortune, l’ornement de ma vie ! Les dieux ne le permettront pas et je n’y veux pas consentir. Ah ! si le destin hâtant ses coups me ravissait en toi la moitié de mon être, que deviendrait l’autre ? Que ferais-je désormais, odieux à moi-même et ne me survivant qu’à demi ? »

Au milieu de ces tristesses, Horace lui-même se sentait vieillir. C’est une heure grave dans la vie que celle où l’on se trouve en présence de la vieillesse. Cicéron, qui s’en approchait, voulut se donner du cœur par avance, et, comme il se consolait de tout en écrivant, il composa son de Senectute, livre charmant, où il essaie de parer de quelques grâces les dernières années de la vie n’eut pas à faire usage des consolations qu’il s’était préparées, et l’on ne sait si, le moment venu, elles lui auraient paru suffisantes. Je crains bien que cet esprit si jeune et si plein de vie ne se fût résigné qu’avec peine aux décadences inévitables de l’âge. Horace, non plus, n’aimait pas la vieillesse, et il en a fait un tableau assez morose dans son Art poétique. Il avait d’autant plus de motifs de la détester qu’elle avait dû venir pour lui d’assez bonne heure. Dans un de ces passages où il nous fait si volontiers les honneurs de sa personne, il nous dit que ses cheveux blanchirent vite ; pour comble de disgrâce, il avait beaucoup grossi ; et, comme il était de petite taille, son embonpoint lui allait fort mal. Auguste, dans une de ses lettres, le compare à ces mesures des liquides qui sont plus larges que hautes. Si, malgré ces signes trop évidens qui l’avertissaient de son âge, il avait tenté-de se faire illusion à lui-même, il ne manquait pas de gens autour de lui pour le détromper. C’était le portier de Néère, qui ne laissait plus entrer son esclave, affront qu’Horace était forcé de supporter sans se plaindre, a Mes cheveux qui commencent à blanchir, disait-il, m’avertissent de ne pas chercher de querelle. Je n’aurais pas eu tant de patience du temps de ma bouillante jeunesse, sous le consulat de Plancus. » Puis, c’était INéère elle-même qui refusait de venir quand il l’appelait ; et cette fois encore, le pauvre poète se résignait d’assez bonne grâce trouvait, après tout, qu’elle avait raison et qu’il était naturel que l’amour préférât la jeunesse à l’âge mûr :


                                                      Abi
Quo blandæ juvenum te revocant preces


Heureusement, ce n’était pas un mélancolique comme ses amis Tibulle et Virgile. Il avait même sur ce point des opinions très différentes des nôtres. Tandis que nous avons pris l’habitude, depuis Lamartine, de regarder la tristesse comme un des élémens essentiels de la poésie, il croyait, au contraire, que la poésie a le privilège de nous empêcher d’être tristes : « Un homme que protègent les Muses, disait-il, jette aux vents qui les emportent les soucis et les chagrins. » Sa philosophie lui avait appris à ne pas se révolter contre les maux inévitables. « Quelque pénibles qu’ils soient, on les rend plus légers en les supportant. » Il acceptait donc avec résignation la vieillesse, parce qu’on ne peut pas s’y soustraire et qu’on n’a pas encore trouvé le moyen de vivre longtemps sans vieillir. La mort elle-même ne l’effrayait pas ; il n’était pas de ceux qui s’en accommodent tant bien que mal à la condition de ne s’en occuper jamais. Il conseillait au contraire d’y penser toujours. « Ne comptez pas sur l’avenir. Croyez que le jour qui vous éclaire est le dernier qui vous reste à vivre. Le lendemain aura plus de charme pour vous si vous n’espériez pas le voir.


Omnem crede diem tibi diluxisse supremum ;
Grata superveniet quæ non sperabitur hora. »


Ce ne sont pas là, comme on pourrait le supposer, de ces forfanteries de peureux qui crient devant la mort pour ne pas l’entendre venir. Jamais Horace n’a été plus calme, plus énergique, plus maître de son esprit et de son âme que dans les ouvrages de son âge mûr. Les dernières lignes qui nous restent de lui sont les plus fermes et les plus sereines qu’il ait écrites.

Alors, plus que jamais, la petite vallée sabine devait lui plaire. Quand on visite ces beaux lieux tranquilles, on se dit qu’ils paraissent faits pour abriter la vieillesse d’un sage. Il semble qu’avec d’anciens serviteurs, quelques amis fidèles, une provision de livres bien choisis, le temps doit y passer sans tristesse. Mais je m’arrête : comme Horace ne nous a pas fait de confidences sur ses dernières années et que personne après lui ne nous les a racontées, nous serions réduits, pour en parler, à former quelques conjectures, et il en faut mettre le moins possible dans la vie d’un homme qui a tant aimé la vérité.


Gaston Boissier.
  1. Il faut dire aussi que Capmartin de Chaupy était passionné pour Horace. Il avait la manie de vouloir tout retrouver dans son auteur favori. Il vécut assez pour assister à la révolution française, et l’on dit qu’elle ne le surprit pas. Horace lui avait appris à la prévoir, et il montrait volontiers les endroits de ses ouvrages où elle était prédite en termes exprès.
  2. On croit généralement qu’il avait été nommé par Octave préfet de Rome, prœfectus urbi ; mais un scholiaste de Virgile, qu’on a découvert à Vérone, l’appelle préfet du prétoire, et M. Mommsen pense que c’est bien le titre qu’il a porté et que cette fonction fut créée pour lui.
  3. Les vers dans lesquels Mécène avouait qu’il avait peur de mourir sont connus de tout le monde, grâce à la traduction que La Fontaine en a faite dans ses fables :

    Mécénas fut un galant homme ;
    Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
    Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
    Je vive, c’est assez ; je suis plus que content

  4. N’oublions pas que c’est la même société qui, dans le voyage de Brindes, prit tant de plaisir à la dispute insipide de deux bouffons. On a grand’peine à comprendre qu’après avoir entendu ces plaisanteries grossières, Horace nous dise : « Nous passâmess une soirée tout à fait charmante. »
  5. Quelques critiques ont voulu voir dans cette épode une parodie des Géorgiques. Je n’en crois rien. Tout au plus sa raillerie pouvait-elle atteindre ceux qui croyaient devoir exagérer les idées de Virgile.
  6. M. Pietro Rosa fait remarquer qu’encore aujourd’hui la Licenza ne prend ce nom qu’à partir du moment où elle reçoit l’eau de la petite fontaine. Jusque-là, on l’appelle seulement il Rivo. Voyez l’intéressante notice que Noël Des Vergers a placée en tête du charmant petit Horace de Didot.
  7. C’est tout à fait ainsi qu’Horace a dépeint la fontaine de Bandusie. Il parle « de ce chêne placé au dessus du rocher creux d’où jaillit l’onde babillarde. » On sait aujourd’hui que Bandusie était située dans l’Apulie, près de Venouse. Mais il est bien possible qu’Horace ait donné à la petite source qui coulait près de sa maison le nom de celle où il s’était souvent désaltéré dans sa jeunesse, quand il n’avait pas quitté son pays natal. La ressemblance entre le paysage décrit dans l’ode d’Horace et le site réel de la fontaine dell’Oratini rend cette hypothèse fort vraisemblable.
  8. Il y a quelque obscurité sur la question de savoir si la campagne d’Horace produisait du vin. Le poète semble à ce propos se contredire. Il dit, dans l’épître à son villicus : « Ce coin de terre porterait plutôt de l’encens et du poivre qu’une granpe de raisin. » Ailleurs, il invite Mécène à dîner et lui annonce qu’il ne peut lui donner qu’un vin médiocre de la Sabine qu’il a mis lui-même en bouteille ; ce qui semble bien indiquer qu’il le récoltait chez lui. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a aujourd’hui des vignes dans la vallée de la Licenza, et qu’on boit à Roccagiovino un vin du pays qui n’est pas mauvais.
  9. Horace nous dit, dans la satire où il raconte son voyage à Brindes, que les gens pressés et alertes pouvaient faire 43 milles (un peu plus de 63 kilomètres) dans leur journée. L’ai qui aimait ses aises, iit la route en deux jours. Le second jour, il parcourut 27 milles. La distance de Rome à la villa de la Sabine devait être de 31 ou 32 railles (à peu près 45 kilomètres). Le voyage pouvait donc se faire en un jour. Il est pourtant vraisemblable qu’Horace, qui ne voulait pas se fatiguer, couchait souvent à Tibur. On a pensé que, pour éviter d’aller à l’auberge, il y avait, acheté ou loué une maisonnette ; c’était l’usage des riches Romains. Suétone prétend même que, de son temps, on montrait à Tibur une maison qui, disait-oa, lui avait appartenu. En réalité cette prétention ne s’appuie sur aucun texte précis du poète. Quand il nous dit qu’il retourne à Tibur ou qu’il aime à y habiter, il est probable que le nom de la ville est pris pour celui de son territoire. M. Camille Jullian a montré, dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire, publiés par l’École française de Rome, que Tibur, quoique d’origine latine, était le chef-lieu d’un district sabin et que le territoire de Varia en dépendait. On peut donc entendre, lorsque Horace parle de Tibur, qu’il veut désigner sa maison de la Sabine.
  10. On peut voir surtout ce que dit à ce sujet Friedlender, dans son Histoire des mœurs romaines. On trouvera des renseignemens curieux dans le ive volume de la traduction française.
  11. Martial regrette de ne pas tirer de ses livres assez de profit pour acheter un petit coin de terre où il puisse dormir en paix (x, 84). Il nous dit ailleurs que ses vers se vendent et se lisent dans la Bretagne. « Mais qu’importe ? ajoute-t-il, ma bourse n’en sait rien. » Ce qui prouve que les libraires de ce pays ne le payaient pas.