Promenades aux environs de Naples/01
PROMENADES AUX ENVIRONS DE NAPLES,
ÉRUPTIONS DU VÉSUVE. — DESTRUCTION DE TORRE DEL GRECO.
Vous me demandez, monsieur, de raconter à vos lecteurs quelques-unes de mes excursions aux environs de Naples : nous commencerons, si vous le voulez bien, par Torre del Greco, cette pauvre ville de vingt mille âmes, à trois lieues de Naples, qu’au mois de décembre dernier le Vésuve a méchamment détruite.
Mais d’abord, nous monterons au volcan. Par un singulier hasard, j’ai pu assister à toutes ses dernières éruptions.
Enfant encore, j’ai vu celle de 1839, qui éleva si haut sa colonne de feu. En 1843, par un orage épouvantable, je me suis trouvé au sommet du cône, entre le cratère et le ciel qui se battaient à coups de foudres. En 1850, en 1855, en 1858 et au dernier mois de décembre, j’ai vu de près les colères et les ravages de la montagne enflammée. Je vais donc rassembler, si vous le voulez bien, mes souvenirs et recopier çà et là quelques notes prises sur place et sur le fait. Vous aurez ainsi, non pas un tableau, mais une idée du Vésuve.
Dans les excursions ordinaires, on part de Naples dans l’après-midi. Une voiture vous dépose à Resina, au pied de la montagne. Aussitôt une foule de plébéiens obligeants vous entoure et s’empare de vous. L’un vous offre un âne, un mulet ou un cheval, l’autre en a de meilleurs, celui-ci se charge des torches, celui-là des vivres, un cinquième arrive avec des cordes, dix autres avec des bâtons ; surviennent d’autres âniers, puis vingt guides. Si vous descendez de voiture, des gamins vous débarrassent de votre manteau et de vos provisions et prennent les devants : tâchez de les suivre. Vous avez beau crier et vous démener, jouer des mains et des pieds, brandir votre canne, tout ce peuple ne se fâche pas et ne se décourage point. Vingt hommes font route avec vous avec leurs instruments et leurs bêtes. Il y en a d’autres que vous ramassez en chemin et qui se joignent à la caravane : ils ont des pierres du Vésuve, des sous enchâssés dans des morceaux de lave, ou des brancards pour vous soulever de terre en cas de besoin. Vous trouvez de ces parasites officieux à tous les coins de route. Ils vous attendent, ils vous connaissent, ils vous appellent chevalier. Dès votre arrivée à Résine, on vous guette jusqu’au sommet du cône. Impossible à vous de disperser ces factieux, la route est libre. Vous ne pouvez les écarter qu’en leur jetant des sous, et c’est ce que vous avez de mieux à faire : sinon, prenez garde ! après une cruelle ascension, vous n’aurez rien vu du Vésuve : vous aurez passé six heures à vous mettre en éruption vous-même et à vomir des injures entrecoupées de coups de bâton.
Croyez-moi, ne descendez pas de voiture, et, sans colère, de sang-froid, en arrivant à Résine, parmi la foule qui vous envahit, choisissez un guide officiel, patenté : ce sont de braves gens qui ont du courage et de la probité et qui vous épargneront bien des piastres. Le guide se charge de tout et il sait les jurons nécessaires pour écarter les mendiants qui vous guettent. En vous voyant avec lui, les plus entêtés se découragent ; ils savent qu’ils n’auront rien. Laissez-vous conduire et montez bravement, sans vous inquiéter d’autre chose, que de vos bottes. Il y a cent à parier contre un qu’elles seront brûlées. Vous n’aurez rien à regretter, si cela vous est égal.
Le Vésuve, vu de Naples, est une montagne à deux têtes ; celle de gauche est le sommet de Somma, celle de droite est le volcan lui-même, une vallée se creuse entre les deux. À l’entrée de cette vallée, s’élèvent l’ermitage et l’observatoire, sur un plateau qui forme un belvédère naturel. On monte d’abord à l’ermitage.
On y arrivait autrefois par une grande et belle route, chef-d’œuvre du roi Ferdinand. Il en part de Naples, dans toutes les directions, d’aussi grandes et d’aussi belles qui font l’admiration des voyageurs. Elles s’allongent ainsi majestueusement pendant quelques lieues. Alors elles se négligent un peu, gardent leur poussière ou leur boue, jusqu’à ce qu’elles arrivent aux montagnes ; puis elles se rétrécissent en sentiers toujours plus mauvais qui deviennent bientôt impraticables et finissent par manquer tout à fait. Il y a encore des villages où l’on ne peut arriver qu’à pied, peut-être même des hameaux où l’on ne grimpe guère qu’au moyen d’échelles. Mais à l’ermitage du Vésuve, on se faisait voiturer tranquillement à deux chevaux : l’ermitage est à deux lieues de Naples.
Autrefois la route serpentait d’abord à travers des vergers chargés de fruits et des vignobles qui produisent d’excellent vin, quand on le boit pur, mais exécrable quand il est frelaté sous l’étiquette sacrilége de lacryma Christi. Plus haut, on commençait à trouver des rochers de lave et à côtoyer des ravins pierreux et noirâtres. On descendait de voiture à l’ermitage, avec des forces toutes fraîches pour l’ascension.
Par malheur, la lave de 1858 a coupé la grande route en deux endroits, et avant de la réparer, le royaume d’Italie a beaucoup d’autres choses à faire. Vous êtes donc forcé de prendre un cheval à Résine et de grimper plus vite et plus droit, par un chemin fort peu tracé, jusqu’à l’humble maison où prie un prêtre à deux genoux, d’après un hémistiche de Victor Hugo. L’ermite actuel ne prie pas, mais il bat des omelettes à l’huile qu’il vend fort cher. Il a aussi du lacryma-christi qui se fabrique à Naples. Il a enfin une collection de volumes assez curieux à feuilleter : ce sont les registres où les passants écrivent leurs noms et leurs phrases. Il y a la de précieuses signatures, parmi beaucoup d’autres qui le sont moins. Mais on se console de coudoyer tant d’inconnus quand on rencontre çà et là des noms comme Lamartine, Alexandre Dumas (1837), — Marie Malibran (1833), — Monti (18 avril 1812), — Biron, qui ne dédaignait pas de s’inscrire et même de se graver partout : j’ai vu au château de Chillon, incrustées dans le pilier de Bonnivard, ses cinq majuscules glorieuses. — Encore deux signatures et je m’arrête : celle Gœthe, à la date du 7 septembre 1792, — et celle d’Alfieri, dans cette phrase qui paraît sublime aux Italiens : Qui Vittorio Alfieri, nel 1782.
Quand vous avez feuilleté cet album et payé l’ermite en admirant, avec Chateaubriand, « le spectacle de l’hospitalité chrétienne placée dans une petite cellule au pied d’un volcan et au milieu d’une tempête, » vous vous asseyez sous les arbres qui s’élèvent en face de l’ermitage et vous regardez à vos pieds la côte nonchalante qui va de Misène à Sorrente et se recourbe en mille sinuosités comme pour tenir plus de place au bord de la mer. C’est splendide, surtout le soir quand le soleil s’arrête un instant sur Ischia, comme une roue de feu qui redescend ensuite et disparaît derrière le sommet qu’elle embrasse. Mais le tableau qui m’est resté dans les yeux est un clair de lune vu de l’ermitage, pendant l’éruption de 1855 : — une moitié de la montagne dans l’ombre, le reste blanc, puis la mer lumineuse ; les hauteurs de Sorrente bronzées aux flancs, argentées au front, Capri dans une voie lactée étincelante ; plus loin, dans les brumes, Misène, Ischia, la mer lointaine et ce qu’on rêve au delà ; plus près, la ville, le fanal de son môle et les pâles réverbères de ses quais : une rangée de lucioles sous une lisière de maisons, — tout cela se déroulait devant nous, à nos pieds, — et derrière nous, Jehovah flamboyait, et Dieu souriait sur nos têtes !
Mais marchons, nous avons tant à voir. Après l’ermitage, on ne va plus que sur un âne ou sur ses pieds. On passe devant l’observatoire d’où l’astronome, de Gasparis, découvrait, bon an mal an, une planète ou deux : son successeur, M. Luigi-Palmieri, s’occupe plus volontiers de tremblements de terre. L’observatoire est rempli d’instruments curieux qui n’empêchent point les commotions, mais qui les constatent ; le moindre mouvement du sol agite l’extrême sensibilité de ces appareils. Grâce au sismographe du Vésuve et aux savants qui ne le quittent pas des yeux nous avons appris que Torre del Greco s’était écroulée à la suite d’un éboulement du terrain. Et l’on nie la vanité de la science humaine.
Après l’observatoire, on s’engage dans la vallée qui sépare les deux montagnes, et on longe le cône du volcan jusqu’à ce qu’on trouve un point où l’ascension soit praticable. C’est alors que la fatigue commence réellement. Il n’y a plus ni chemins, ni sentiers, ni rien de pareil : ce n’est plus qu’un monceau de cendres et de scories. Ces scories figurent des éponges de fer : on ne peut dire autrement ni mieux ; le mot est du président de Brosses. Il y a encore « des tas de pierres, de terre, de fer, de soufre, d’alun, de verre, de bitume, de nitre, de terre cuite, de cuivre, pétris ou fondus d’une manière écumeuse, en forme de marcassites ou de mâchefer. Les pluies ont délayé cela à la longue, par où l’on voit quels sont les plus anciens ou les nouveaux dégorgements. Il n’y a rien, en vérité, de si hideux à voir ni de si fatigant à traverser que ces amas d’éponges de fer, aussi dures que raboteuses. Vous ne pouvez rien vous figurer de plus dégoûtant que ces infâmes déjections : on marche là-dessus avec une fatigue inconcevable. Toutes ces mottes de mâchefer roulent incessamment sous les pieds et vous font, grâce à la détestable rapidité du terrain, descendre deux toises quand vous croyez reculer d’un pas. » Ainsi parle très-exactement le président de Brosses.
Il peut se faire alors que vous ne soyez point fâché d’avoir commencé l’ascension en compagnie. Je me rappellerai toute ma vie un de mes amis qui, étant Suisse et ayant le pied montagnard, sourit de pitié en voyant le cône du Vésuve. « Quoi ! s’écria-t-il, c’est tout cela ? » Et il s’élança vers le cône. Au bout de cent pas, il s’arrêta essoufflé, puis il reprit sa course. Je marchais lentement derrière lui. Les scories roulaient sous ses pieds comme les pierres d’une maison qui s’effondre. Il fit cent pas encore et tomba tout de son long, s’écorchant aux mains et aux genoux. Il se releva sans rien dire et courut de plus belle : seconde chute ; il déchira cette fois ses vêtements du haut en bas. Alors seulement il daigna se rendre. Il prit d’abord le bras d’un guide, puis la corde d’un autre, et consentit enfin à se laisser pousser par derrière, comme un simple bourgeois de Paris. Il atteignit enfin la cime et me fit jurer le secret : je tiens parole.
Mais ce n’est rien encore ; on ne peut pas monter toujours par les scories. Il faut quelquefois escalader la pente douce, le côté des cendres, et c’est mille fois plus cruel. Ces cendres sont du sable très-fin, rougeâtre, et qu’on pourrait répandre sans inconvénient, au lieu de poudre d’or, sur la page fraîche qu’on vient d’écrire. En voyant ce talus uni, l’on se rassure, on s’y engage de grand cœur. Hélas ! on ne tarde pas à regretter les scories. Ce ne sont plus des pierres qui dégringolent sous vos pieds, c’est de la poussière dure, serrée, où à chaque pas vous enfoncez jusqu’à mi-jambe. Vous retirez un de vos membres de cet étang solide, et vous faites des tours de force pour le porter en avant ; peine perdue ! l’autre jambe est prise, et vous n’avez pas de point d’appui. Vous voulez vous aider des mains, utopie ! elles plongent aussi dans le terrain mouvant, elles y entraînent vos bras jusqu’aux épaules. Sortez de là, si vous pouvez ?
Enfin l’on arrive. On commence par s’envelopper dans son manteau, car le froid est vif sur la montagne. Et puis on va jusqu’au bord du cratère : c’est un gouffre fumant, dont la forme change tous les jours. Je n’y ai jamais vu, pour ma part, quand il n’y avait pas d’éruption, que ce qu’on voit dans une chaudière : un gros nuage humide et blanc. Mais d’autres, plus heureux, et favorisés par le vent du nord, qui déblayait les bords du gouffre, ont découvert le sol, qui paraissait être de soufre et de mine de fer ; les parois intérieures, « de rocher vif, scabreux, brûlé jusqu’à la calcination, comme de la chaux, blanc, citron, recouvert en mille endroits de soufre pur et de salpêtre ; en d’autres endroits tendant à la vitrification, en quelques-uns ferrugineux, presque partout fendu de longues crevasses, d’où sort une grande quantité de fumée mal odoriférante. » Quelques-uns sont même descendus, au moyen de cordes qui les empêchaient d’y rouler, jusqu’au fond du gouffre, entre autres notre poëte Chateaubriand, l’emphatique voyageur. Il y a vu des blocs de granit recourbés en feuilles d’acanthe, des rosaces, des girandoles et un cygne de lave blanche parfaitement modelé. Il en a conclu que les temps varient et que les destinées humaines ont la même inconstance. La vie, dit la chanson grecque, fuit comme la roue d’un char…
Pour ma part, quand il n’y a pas d’éruption, je tourne le dos au cratère et je plonge mes yeux dans la plaine. C’est la vue qu’on a de l’ermitage, mais étendue, développée à l’infini. Je ne décris pas, j’ai trop à décrire encore, et je réserve mes esquisses de Naples pour d’autres excursions ; je dis seulement qu’on découvre de là-haut trois golfes, trois îles, je ne sais combien de promontoires sur lesquels on plane, en voyant la mer au delà, jusqu’à l’extrême horizon où elle touche le ciel, une plaine immense, une grande ville et cinq petites, pour le moins, sans compter les villages, puis des montagnes à n’en plus finir, pelées ou boisées, vertes ou grises, blanches même en janvier, toutes les merveilles du monde : c’est le paradis vu de l’enfer, a dit un poëte, au temps où ces deux mots étaient jeunes, parce qu’on y croyait.
Mais quand il y a éruption, l’on oublie ce calme et radieux spectacle. On regarde alors le cratère qui vomit des flammes, des cendres, des quartiers de roche et une sorte de neige rouge et brûlante qui, retombant en flocons de feu sur les pentes du cône, s’amoncelle, s’écroule en avalanches formidables et couvre alors des terres, engloutit des maisons, ensevelit des villes, sans qu’aucune force humaine puisse l’arrêter jamais.
Le spectacle est dangereux quand on le contemple du grand cratère. Mais il est rare depuis douze ans que les éruptions jaillissent de là. Depuis 1850 il s’est formé des sources au pied du cône, dans le ravin qui sépare les deux montagnes, et l’on en voit sourdre la lave à peu près comme l’eau des fleuves sort des glaciers. On peut alors s’approcher sans péril de la rivière enflammée. En 1855 et en 1858, elle roulait lentement dans le ravin, comme une Tamise qui aurait pris feu. Les accidents du terrain la changeaient çà et là en cascade rouge, tombant comme du métal en fusion, rejaillissant en écume, en poussière ardente ; ailleurs la surface de la rivière était parfaitement plate, on eût dit un lit de braises sur lesquelles auraient couru des charbons allumés. On voyait tout cela sans danger du bord du ravin ; l’assistance était nombreuse et point effrayée ; on venait là comme au feu d’artifice et les étrangers qui avaient un peu de lecture appelaient cela une belle horreur.
Mais le spectacle était fort ordinaire. Pour avoir vraiment peur, il ne faut pas dominer la lave. Il faut la voir venir à soi, comme je l’ai vue venir en 1855, au pied du Vésuve, entre Massa et San Sebastiano. Alors ce n’est plus une Seine quelconque, charriant du charbon de terre au lieu d’eau, c’est un rempart incendié qui marche. Ce mur avait au moins un mille de large et vingt pieds de haut. Il venait lentement, fatalement, obstruant les terrains, brûlant les arbres, enlaçant d’abord les maisons qu’il trouvait sur son passage, pour les envelopper ensuite et les couvrir. On pouvait marcher à reculons devant lui, comme un capitaine devant sa compagnie, et je voyais quelque chose comme des vagues de pierres, roulant jusqu’à trois pieds du haut de cette muraille qui marchait toujours, avec une irrésistible puissance et une implacable obstination. À chaque éboulement, les progrès de la lave paraissaient s’arrêter, mais venait ensuite une autre vague amoncelant à mes pieds d’autres pierres, puis d’autres encore, et, croulant toujours devant elle, cette lave comblait les ravins, envahissait la plaine et menaçait tous les villages qui sont au pied du volcan. C’était vraiment sinistre. Les curieux n’affluaient pas de ce côté-là de la montagne ; mais les villageois effrayés, les laboureurs désolés poussaient des cris déchirants ; quelques-uns se jetaient devant la lave, à plat ventre, comme pour s’en laisser couvrir, mais par sa chaleur insupportable, avant de les atteindre, le feu les relevait, les rejetait plus loin et consommait leur ruine en leur refusant la mort.
Mais un peu plus haut, dans la même éruption, j’ai vu quelque chose de plus beau que cette inondation incendiaire. J’en ai déjà parlé ailleurs, mais je suis forcé de me répéter pour être aussi complet que possible. Si donc quelque lecteur retrouve, par hasard, cette description égarée dans ses souvenirs, il ne m’en voudra pas. Nous sommes au-dessus de San Sebastiano sur la pente occidentale du Vésuve. Un guide nous offre de nous conduire un ou deux milles plus loin, cent pieds plus haut ; nous avons vu le fleuve et le torrent, il nous promet une cataracte. Nous allumons deux torches et nous partons. Nous escaladons d’abord, deux jeunes femmes et moi, un sentier presque perpendiculaire dans les broussailles. Il faut se retenir aux tiges pour avancer et les écarter pour se frayer un passage. Au haut du sentier s’ouvre une ravine ; sans la torche, secouée à temps, nous y tombions tous. Nous courons à travers champs, sans pitié pour les haricots du pays. Nous longeons le fleuve de lave dans un chemin étroit pour un, comme dit Nadaud, mais non large pour deux, au bord du gouffre. Un faux pas nous eût fait rouler dans le feu. Nous traversons des défilés, des chemins creusés, bosselés, tordus, rocailleux, par une nuit noire, pendant une heure. Nous sommes trois, à la merci de deux éclaireurs qui nous ont déjà rançonnés et qui sont précédés de plusieurs coquins hideusement pittoresques. Eh bien ! nos deux jeunes femmes marchent bravement, sans hésitation, avec une ardeur presque fiévreuse. Elles ne sont point Anglaises cependant, elles n’iraient point à pied dans les rues de Naples, elles craignent les araignées et la jettature, elles regardent sous leur lit avant de se coucher. Mais l’ivresse du feu les emporte.
Enfin nous arrivons au bord d’un fossé. Je demande au plus jeune de nos guides ce que c’est, il me répond : « C’est la fosse de Farellone. » L’autre le reprend et l’appelle imbécile. « C’est la fosse de Pharaon, lui dit-il, et se tournant vers moi, il ajoute : De Pharaon, Excellence, l’empereur romain ! »
Nous sommes sur un plateau ; à nos pieds, à gauche, court la rivière de lave, rouge comme un brasier ardent : elle bouillonne. Sur l’autre rive, une grande masse noire cache un foyer d’où la fumée sort en tourbillons : on dirait des flammes qui poudroient. Devant nous, au delà du fossé, la cataracte. Comment décrire cela maintenant ? Vous avez vu s’ébouler les maisons qui obstruaient les abords du Louvre ? Vous avez vu rouler l’avalanche du haut des Alpes ? Vous avez vu le Rhin se précipiter à Lauffen dans un gouffre écumant ? Eh bien ! résumez en un tableau toutes ces images, réunissez, confondez devant vous la cascade, l’avalanche, l’éboulement, et faites-en un immense incendie. Le flanc du Vésuve, rouge du haut en bas, dans la nuit, est un seul éclair. Des quartiers de rocs embrasés bondissent, éclatent et crèvent. En face de nous, des vagues amoncelées, vomies par le cratère invisible, se dressent à chaque instant et, d’une hauteur de cent pieds, retombent dans la fosse, entraînant, balayant tout. Un buisson est emporté par le torrent : son feu pâlit dans les flots de lave. Là-haut, d’autres arbres s’allument, d’énormes châtaigniers, à ce qu’on nous dit : ils dessinent leurs squelettes enflammés en lueurs blanches. Toutes les nuances du feu diaprent cette nuit d’horreur. Des grenats s’égrènent dans la fosse, des rubis étincellent dans le torrent, des charbons ardents roulent sur le flanc du mont, des draperies de pourpre flottent sur d’autres cimes, des éclairs permanents embrasent les ténèbres, des traînées de sang ruissellent à nos pieds. Un mamelon qui surplombe là-haut, envahi peu à peu par la houle, redresse un instant sa base vers le ciel et retombe broyé ; nous reculons tous d’épouvante et d’admiration. Cette fois, ce n’est plus un torrent débordé, c’est la montagne en feu qui croule.
Encore une réminiscence et j’arrive à la dernière éruption. En 1855 et en 1858, nous avons eu de beaux tableaux, mais non le spectacle effrayant des catastrophes précédentes. Le feu, je vous l’ai dit, ne jaillissait pas du grand cône en colonne rouge montant jusqu’à six mille pieds dans l’air et crachant des pierres, des fusées, des quartiers de roches avec un bruit de tempête et de bombardement. Je n’ai vu cela de près qu’en 1850.
Je me trouvai alors à l’ermitage avec une bande d’Allemands, dont un Polonais qui goûtait fort le lacryma-christi de l’ermite. Il annonça qu’il irait en boire une bouteille dans la gueule du volcan, et nous pria de lui préparer le chemin. Nous entrâmes dans la vallée, et non contents d’avoir vu le nouveau gouffre qui s’était formé entre les deux montagnes, nous voulûmes aller attendre le Polonais au bord du grand cratère qui flambait et tonnait au-dessus de nous. Notre guide s’y opposa, nous le trouvâmes ridicule. Ce n’était pas du courage, c’était, je vous l’ai dit, l’ivresse du feu. Un gendarme nous barra le chemin avec sa baïonnette, mais barrez donc un chemin qui a un mille de largeur. D’ailleurs son fusil ne nous effrayait point : il ne pouvait raisonnablement nous tuer pour nous sauver la vie. « Mais il y a du danger, fit le guide. — Dis que tu veux une piastre de plus, tu l’auras, grand lâche ! » Et nous voilà partis.
Au bout de quelques pas, nous rencontrons un brancard, c’est un Anglais qu’on ramène. Il a voulu tenter l’assaut et une pierre lui a cassé le bras. « Qu’est-ce que je vous disais ? » reprend le guide. Nous lui donnons raison, mais cette raison ne lui suffit pas. Il réclame sa piastre.
Pour tout concilier, nous allons nous asseoir au milieu du cône, sur la cendre, entre les deux cratères ; nous pouvons lever nos yeux vers l’un ou les plonger dans l’autre, à notre choix. À deux pas de nous, un ruisseau de lave descend dans le gouffre, et ce gouffre, ouvert depuis la veille, est une vraie mer qui se perd à l’horizon dans des nuages de fumée : une mer liquide qui tourbillonne et mugit, brisant contre des écueils amoncelés ses vagues de flamme, entre-choquant ses flots qui jaillissent brisés dans l’air et qui retombent, écume de feu, sur de hauts rochers qu’ils allument. — Et en même temps, sur nos têtes, le grand cratère vomit du fer, du soufre, des flocons de lave, des boulets rouges, des bombes qui pèsent trois quintaux. — Je vous ai montré un incendie qui marche, une montagne qui croule ; figurez-vous maintenant le volcan qui éclate et saute, miné par un assiégeant souterrain ; figurez-vous un combat de titans, l’embrasement de Sodome, ou plutôt Sodome foudroyant le ciel. Le Vésuve entier s’ébranle, un tremblement de terre secoue la croûte de cendre sur laquelle nous sommes assis, nous entendons sous nos pieds le marteau du cyclope et autour de nous quelque chose comme un rugissement de houle, un roulement entrecoupé d’éclats, un grondement de tonnerre qui a duré huit jours !
Cependant le Polonais, malgré guides et gendarmes, avait escaladé le cône avec sa bouteille de lacryma-christi. Il a devancé toute sa troupe et gravi des escarpements qui auraient fait peur à un muletier de Schwytz. Il atteignit ainsi le sommet du volcan ; alors il se retourna pour narguer les prudents qui le suivaient en se tenant sur leurs gardes. Il brandit sa bouteille et tomba comme foudroyé. Une bombe lui avait broyé la jambe. Ce mot de bombe que j’emploie souvent ici n’est pas une figure, c’est le mot consacré à Naples ; la bombe est une pierre énorme, dure et lourde comme le granit. Un flocon de lave est tombé un jour sur mon chapeau et n’a guère fait que le brûler au bord. Mais une bombe vous écrase.
Le Polonais était couché sur les cendres du cratère, et une grêle de pierres ardentes pleuvait autour de lui. Un de ses amis, qui l’avait vu tomber, se hâta de le rejoindre. Il l’atteignit et, à travers le feu, le transporta derrière un rocher de lave ; puis il se coucha sur lui pour l’abriter, et tâcha de bander la plaie. — Le reste de la troupe s’était sauvé jusqu’à l’ermitage et jusqu’à Résine pour chercher du secours. Mais l’ermitage était à une lieue de là, Résine à deux lieues. Les deux amis restèrent seuls, sur la pointe du volcan, dans la nuit, sous le feu, sous les bombes. Tous les vêtements qu’ils avaient sur eux ne sulfirent point pour sauver le moribond, qui expirait, exténué par le sang perdu. — Son ami ne le quitta point cependant ; il voulut disputer ce corps sans vie au cratère qui l’avait tué. Seul, épuisé lui-même, il ne pouvait descendre ce fardeau sanglant dans la vallée, sur des pentes roides et des éponges de fer. Il resta couché sur le mort pendant plusieurs heures.
Je n’invente rien ; le fait s’est passé comme je le dis, à cent pieds au-dessus de ma tête ; il m’a été raconté le lendemain par tous les guides et par un Allemand de la bande. Or cet Allemand, l’un de ceux qui étaient allés chercher des secours, n’a pu mentir pour se faire honneur.
Durant cette nuit solitaire, autour de cet homme de bien, abri vivant d’un mort, le Vésuve a vomi de quoi bombarder une ville. Patient et immobile, l’héroïque ami n’en est pas moins resté là, ne pouvant crier, car sa voix était étouffée par le tonnerre, et affrontant mille morts pour sauver un cadavre, avec une obstination de dévouement qui n’était certes pas l’ivresse du feu. Quand on peut citer de pareils traits, on n’en conclut certes pas que l’homme soit un Dieu, mais on se console un peu de n’être qu’un homme.
De pareils accidents sont rares heureusement, et ils châtient ordinairement des imprudences. Dans l’éruption du mois dernier, on n’a compté qu’une victime, un pauvre guide qui s’était trop approché des bouches à feu. En 1858, un Anglais se précipite dans la fosse de Pharaon ; mais ce fut peut-être un suicide. On compte ce genre de malheurs, qui n’arrivent guère aux hommes cauteleux. Les éruptions n’éclatent que rarement tout à coup ; elles s’annoncent par des menaces qui laissent aux locataires et aux voisins du Vésuve le temps de prendre leurs précautions. Les puits se dessèchent et le sol tremble aux environs de la montagne. Il est vrai que ces pronostics ne sont pas infaillibles, et que le cratère ouvre quelquefois le feu sans tirer d’abord un coup de canon d’avertissement ; mais il ne bombarde guère que son cône. Quant à la rivière de lave, elle a du chemin à faire avant d’atteindre les terres cultivées et les maisons ; elle marche d’ailleurs si lentement, qu’elle ne prend personne à l’improviste. Ainsi les éruptions, par elles-mêmes, sont plus ruineuses que meurtrières, et le paysan qui dort au pied de la montagne serait bien heureux s’il craignait pour sa vigne aussi peu que pour sa peau.
Par malheur, ces beaux spectacles que je vous ai décrits fort incomplétement sont souvent accompagnés de tremblement de terre. Les secousses ébranlent toutes les pentes du Vésuve jusqu’à la mer, et détruisent quelquefois d’un seul coup des villes florissantes, dont elles balayent au loin les populations. Il nous reste à voir le plus récent de ces terribles désastres.
Nous allons donc, si vous le voulez bien, dégringoler du cône que je vous ai fait si péniblement gravir. Il faut une heure au moins pour y monter, dix minutes au plus pour en descendre. On n’a qu’à se laisser dévaler sur la pente sablonneuse et à bien tenir son corps en arrière, de peur que le poids de la tête ne vous fasse culbuter dangereusement. À chaque pas, vous glissez de vingt pieds si vous le voulez, sur cette cendre qui s’éboule avec vous et, sans vous porter, vous entraîne. Vous surnagez ainsi sur un Niagara de poussière, rarement debout, presque toujours assis ou couché sur le dos, quand vous ne roulez pas de côté comme les paillasses de la foire. Je ne vous conseille pas d’avoir sur vous des objets ou des muscles fragiles, car on rencontre beaucoup de pierres cachées dans ce sable ou vous cascadez si bravement ; plus d’un, je vous en avertis, y a laissé un membre ou deux qui lui ont manqué toute sa vie.
Enfin, sans accident, je l’espère, nous arrivons au pied du cône. Nous commençons par ôter et par vider nos bottes, où toute une collection de minéralogie s’est insinuée frauduleusement ; puis nous remontons sur nos chevaux, bonnes vieilles bêtes qui feraient mauvaise figure au bois de Boulogne, mais qui marchent hardiment sur les scories et se frayent, sans trébucher, à travers les roches, des sentiers où vous n’iriez pas sur vos deux pieds. Au bout d’une heure vous êtes à Résine, et de Résine à Torre del Greco dans un temps de galop.
C’était, il y a quelques mois, la ville la plus propre, la mieux peuplée de la province de Naples ; elle fabriquait des coraux dont elle fournissait l’univers. Vingt mille âmes environ y vivaient tranquillement au pied du terrible voisin qui avait déjà détruit plusieurs fois leur commune. Sans remonter à plus d’un siècle en arrière, le 21 avril 1737, « un courant de lave, dit le président de Brosses, qui écrivait le fait deux ans après, vint aboutir à Torre del Greco, heurta la muraille du couvent des Carmes qu’il eut bientôt renversée, entra dans la sacristie et dans le réfectoire, où il ne fit qu’un fort léger repas de tout ce qui s’y trouva ; de là il traversa le grand chemin, et vint s’arrêter sur le bord de la mer à six heures du soir. »
Un demi-siècle après, en 1794, l’éruption fut terrible. La rivière de lave, large de quinze cents pieds, haute de quatorze, courut trois milles et demi, puis s’avança six cents pieds dans la mer. L’ambassadeur anglais, sir William Hamilton, monta dans une barque, le troisième jour de l’éruption, pour voir cette muraille ardente ; à trois cents pieds à la ronde, la lave faisait fumer et bouillonner l’eau, qui montait à une hauteur étrange, sur un point surtout, où se rencontraient deux courants. Jusqu’à deux milles de là les poissons périrent, même les fruits de la mer (on nomme ainsi les coquillages). Sir William Hamilton dut regagner la rive en toute hâte, car sa barque prenait l’eau de tous côtés. Le goudron avait fondu dans la mer bouillante.
La cendre que vomit le cratère, en cette année malheureuse, fut si épaisse, qu’une seule branche d’un figuier en porta trente et une onces, et la branche n’en pesait que cinq. Je ne vous ai rien dit encore de ces éruptions de cendres. Elles accompagnent souvent les autres, et sont quelquefois plus terribles : ce fut la cendre du volcan qui couvrit Pompéï. Je vous en reparlerai sans doute un jour, si nous allons ensemble visiter cette ville morte. Je me contente pour aujourd’hui de vous rappeler que la poussière du Vésuve fut plus d’une fois poussée par le vent jusqu’à Rome et même jusqu’en Égypte, si Dion Cassius n’est pas un affreux menteur. — En tout cas, l’éruption du mois dernier a couvert toutes les campagnes environnantes et sablé Naples d’une poudre noire et rousse qui, mêlée à l’eau de pluie, crottait nos chapeaux d’une boue tombant du ciel.
Cela dit, retournons en 1794. La lave de cette année descendit sur Résine, puis se détourna si vite et si brusquement sur Torre del Greco, que la population eut à peine le temps de se sauver. Quinze retardataires, faibles et vieux, périrent. Un moine sauva la vie à sept vieilles nonnes qui ne voulaient pas quitter leur couvent. L’une d’elles, âgée de quatre-vingt-dix ans, se chauffait les mains à la lave qui courait sous sa fenêtre, et trouvait cela charmant. Il fallut presque les emmener de force : elles demandaient des dispenses au pape, et craignaient moins le Vésuve que l’enfer. On leur dit d’emporter ce qu’elles avaient de précieux ; elles laissèrent leur argent, et prirent avec elles des sucreries.
On vit des choses curieuses dans ce désastre : un filou s’insinua dans une maison enveloppée par la lave pour voler un cochon. C’est sir William Hamilton qui raconte la scène. Poursuivi par le propriétaire de la bête noire, le voleur alla se cacher derrière l’ambassadeur d’Angleterre et tourna longtemps autour de lui, le cochon dans ses bras, pour échapper à l’homme volé, qui tournait également de l’autre côté de sir William. Jamais diplomate, je crois, ne s’est trouvé dans une situation pareille.
Après l’éruption, les Torresi (habitants de la Torre) rebâtirent tout tranquillement leur ville au-dessus de la lave. Les anciennes maisons englouties devinrent les caves des nouvelles ; on élargit les fenêtres supérieures, on en fit des portes, et au bout de quelques mois on n’y pensait plus. Les Torresi vécurent encore soixante-sept ans, sans la moindre peur, sur ce plateau de scories.
Mais tout à coup, le 8 décembre dernier, une forte secousse de tremblement de terre les réveilla brusquement de cette sécurité. Et aussitôt., avec d’épouvantables détonations, à un mille au-dessus de la ville, quatre ou cinq bouches s’ouvrirent brusquement, lançant des pierres et des bombes, vomissant des cendres et des flammes, et dardant çà et là des éclairs bleus. Vous pouvez vous figurer l’épouvante. Aussitôt la population, effarée, éperdue, quitta la ville en se sauvant vers Résine et jusqu’à Naples. La grande route fut peuplée de familles dispersées qui hurlaient et se roulaient sur la terre avec ces explosions et des convulsions de douleur qui éclatent toujours au premier moment dans ce pays. Les enfants cherchaient leurs mères, les femmes s’arrachaient les cheveux, appelaient à grands cris les hommes de la maison ; les vieillards oubliés gémissaient à l’arrière-garde ; les voitures, déjà chargées d’objets précieux, roulaient au galop dans cette foule ; les trains de chemin de fer ne suffisaient point pour emmener les fuyards. Pendant plusieurs jours, ce fut un immense déménagement. Je n’ai pas besoin d’insister sur la description ; représentez-vous ce fait : vingt mille âmes en déroute.
Cependant la première secousse n’avait fait qu’ébranler la ville ; il y en eut d’autres qui l’achevèrent. Quelques savants nient les secousses ou du moins leur effet désastreux ; ils attribuent ce grand malheur à un exhaussement du sol et à une sorte de dislocation souterraine. Les laves qui servaient de base à la ville se sont disjointes, ouvrant partout des crevasses et écartelant les maisons. J’ignore ce qu’il en est, j’ai vu seulement un tableau d’une tristesse poignante. J’ai parcouru des rues mornes, que j’avais vues autrefois pleines de vie, de travail et de gaieté. Les pavés disjoints ouvraient entre eux de larges fentes ; sur la grand’place, une sorte de puits s’était creusé tout à coup, au fond duquel apparaissaient des blocs de lave, et même, à ce qu’on m’a dit (mais jen’ai pu le voir), le pavé de l’ancienne ville. Les maisons étaient presque toutes lézardées, ouvertes çà et là du haut en bas, les balcons arrachés des murs et suspendus sur la rue, les planchers effondrés dans les caves, peut-être dans les maisons anciennes, qui s’ouvraient comme de larges fosses dont on ne sondait pas le fond. Ailleurs, les façades mêmes avaient croulé, laissant voir les murs intérieurs où des tableaux oubliés pendaient encore ; je reconnus une copie de la Vénus du Titien. Sur beaucoup de balcons, je vis des plantes abandonnées dans leurs pots qu’on n’osait pas aller prendre ; elles fleurissaient dans ces ruines et ne demandaient qu’un peu de soleil. L’entrée de certaines rues était prohibée, de nouvelles maisons s’affaissaient chaque jour et auraient pu tuer les passants. Et au milieu de tout cela, le désert, le silence ; pas un vestige de la vie d’autrefois, pas une bâtisse habitée, pas une boutique ouverte : un abandon cruel et fatal, quelques curieux, quelques prêtres, des pauvres qui marchaient tristement, une vieille qui pleurait son beau pays, et un marchand de pommes qui vendait philosophiquement des fruits sur la place. C’est le seul habitant que j’aie retrouvé à son poste. Il n’avait point quitté le taudis où il dormait. « Tu n’as donc point peur ? lui demandai-je. — Ah, bah ! je suis né ici, j’y veux bien mourir. »
Voilà ce qui m’a frappé le plus : la solitude et le silence. Les curieux et les savants ont admiré d’autres phénomènes dont on a beaucoup parlé, particulièrement l’apparition de mofettes (émanations de gaz) sur presque tout le littoral entre Torre del Greco et Résine. Une de ces mofettes s’est manifestée dans une petite église de ce dernier village, et a répandu une odeur si forte, que les fidèles n’ont pu s’y tenir à genoux. Plus près de Torre, des chiens, des chats, des porcs, on dit même une vache, ont été asphyxiés par ces exhalaisons malsaines. Maintenant encore, il se répand dans toute la ville détruite une puanteur insupportable ; les voyageurs qui viennent de Castellamare ou de Victri, et qui ne s’arrêtent qu’une minute ou deux à la station pestiférée, en sont incommodés si fort, qu’on hâte le départ du train. Pauvre ville tuée ! C’est comme la puanteur de son cadavre.
Les savants admiraient encore les particularités des pierres vomies par cette éruption[3]. Ils causaient entre eux fer et plomb, soufre et muriate ; ils notaient les diverses espèces de chaux dont les artisans de Naples font des tabatières, des broches, des pendants d’oreilles ou des presse-papier ; l’idocrase qui se taille de mille manières, la sodalithe, la maionite qu’on a poétiquement nommée jacinthe de Somma, la sarcolithe qui travaillée forme un rubis rose de chair, la breislatate, la humboldtilithe et toutes les lithes possibles, précédées d’un nom de savant. Avec tous les matériaux qu’il jette pour ruiner les laboureurs, le Vésuve enrichit du moins les dictionnaires de minéralogie.
D’autres s’étonnaient et s’affligeaient du déluge de cendres. Et en effet, elles sortaient en tourbillons, non-seulement des nouvelles bouches, mais encore du nouveau cratère. Je vous ai dit qu’elles venaient jusqu’à Naples ; mais elles couvraient surtout les campagnes et la mer d’un épais nuage noir. Le chemin de fer se ralentissait en traversant ce brouillard palpable ; un vapeur qui venait de Palerme fut obligé de s’arrêter à la hauteur de Capri ; le pilote ne pouvait plus gouverner. On craignait que ces vapeurs ne fissent du mal aux terres ; mais les savants ont prédit qu’elles ne brûleraient que les cimes tendres et les fleurs. Ils assurent qu’après l’éruption de 1794, les vignes donnèrent tant de raisins, qu’on ne sut où le mettre, et l’on ne prit les vendanges qu’à moitié, faute de récipients. Ce phénomène, plus d’une fois observé, rassure les vignerons pauvres. D’ailleurs, toutes les pentes du Vésuve sont d’une richesse incroyable. Plus on se rapproche du cône, plus les fruits et les raisins sont exquis. À Somma surtout, exposées au nord, les figues gardent leur vigueur jusqu’au mois de novembre.
D’autres allaient examiner la petite rivière de lave qui, après être descendue droit sur la ville, s’était arrêtée à sept cents palmes des maisons. Un des deux bras de cette rivière marchait vers la villa du cardinal Riario Sforza, mais elle ne l’atteignit point ; encore un miracle. Nous en apprendrons bien d’autres tout à l’heure. Ces ruisseaux ne ressemblaient en rien aux torrents que j’ai décrits ; ils n’avaient pas, comme ceux de 1822, quinze pieds de haut et un mille de large. Rien ne rappelait du reste les conflagrations de 1858, de 1855, de 1850, encore moins celles de 1834 et de 1822. Le cratère supérieur (éteint ou du moins tranquille depuis longtemps) vomissait bien des cendres qui ressemblaient, la nuit, à la fumée d’un incendie, mais ce n’était point ces énormes panaches, ces colonnes hautes de trois mille mètres, et s’évasant au sommet en pins-parasols, ces spectacles merveilleux que les vieux de la Torre avaient vus dans leur jeunesse. Que devaient donc être les éruptions des autres siècles ; celle de 1631, par exemple, qui, au dire de l’abbé Braccini, fit trois mille morts — d’autres disent dix mille. Le volcan s’était tu depuis longtemps, le cratère était comblé, des arbres poussaient sur le cône. Au fond du gouffre, dont la circonférence était de cinq milles, et d’où jaillissaient trois sources d’eau chaude, paissaient tranquillement les bestiaux de la montagne : représentez-vous le désastre, quand ces pâturages éclatèrent, soulevés et lancés au ciel par un embrasement souterrain
Et que dire de l’éruption de 70, celle qui engloutit à la fois Strabies, Pompéi, Herculanum et d’autres villages dont on a oublié les noms, et qui nous est décrite si tragiquement dans une lettre de Pline ! Avant cette catastrophe, on ignorait que le Vésuve fût un volcan, ou du moins on n’en parlait que comme d’une vieille tradition ou d’un conte de nourrice. Du temps d’Auguste, le sommet, beaucoup moins élevé qu’il ne l’est maintenant, était couvert de vignes et traversé par une caverne. Quatre-vingt-quatre gladiateurs de Spartacus y pénétrèrent un jour pour échapper au préteur Claudius, qui les tenait bloqués sur la montagne. Ils passèrent ainsi sous l’armée romaine, et ressortant par l’extrémité de la caverne, ils mirent le préteur en fuite et sauvèrent leur maître Spartacus.
Quelques années après, éclata l’éruption de Pline. Ce fut un cataclysme épouvantable qui brûla tout, couvrit des villes encore ensevelies, asphyxia des populations dont on retrouve encore les ossements et les cadavres pulvérisés. Il enveloppa jusqu’à Misène le golfe et le pays entier dans une obscurité sinistre. Ce n’était pas seulement un jet de lave, une pluie de cendres ; c’étaient des tourbillons de ténèbres d’où pleuvaient de l’eau bouillante et du feu.
Je vous demande pardon de rappeler ces souvenirs déjà si vieux ; il est impossible de ne point penser aux ruines passées au milieu de ruines récentes. Ce terrible et implacable ennemi des environs de Naples a mille façons de tuer les gens et de détruire les villes : Torre del Greco en est un exemple frappant. Depuis 1731, elle a été frappée sept ou huit fois par le feu : en fouillant profondément sous le sol, on y trouve des débris de villas romaines ; plus haut, plusieurs couches de ruines superposées. Les laves qui les ont faites et couvertes tremblent sans cesse aux secousses et aux éruptions du volcan. Cette fois, sur la marine, le sol s’est exhaussé d’un mètre douze centimètres, et ce n’est pas le phénomène le moins étrange à observer. La mer s’est retirée d’autant, comme à Pouzzoles. Cet exhaussement du sol a commencé le désastre ; on craint maintenant un affaissement qui l’achèvera. Aussi est-il défendu aux habitants de relever leurs maisons abattues.
Les curieux admiraient encore le bouillonnement de la mer, même à deux cents palmes du rivage. Sur deux ou trois points, et dans la même direction, l’eau gargouillait à la surface comme gonflée par un souffle ou chauffée par un feu souterrain. On remarquait enfin l’abondance extraordinaire d’une source dont le volume d’eau décuplé changeait en torrent une petite rue. Toutes ces curiosités me gâtaient le spectacle ; elles attiraient trop de monde. J’aimais mieux la grand’place crevassée, dépeuplée, descendant vers la mer entre deux files de maisons en ruines, et cette vieille femme qui marchait seule, tout en larmes, en criant à plusieurs reprises : « Ô mon beau pays ! »
Et cependant j’ai dû sourire, en cet endroit désolé, aux paroles de mon guide. Il me montrait l’église intacte et me racontait les causes de l’éruption. Le pauvre homme en parlait avec plus d’assurance que n’ont fait les savants de l’Observatoire. Il avait la foi que la science nous ôte — pour nous la rendre après, grâce à Dieu !
Il me dit que le dimanche de la catastrophe, pendant le prêche, des jeunes gens entrèrent dans l’église avec une écharpe tricolore et qu’ils voulurent en décorer la madone. Le curé s’écria que c’était une profanation : « Mettez-moi l’écharpe, dit-il, si vous voulez, mais ne touchez pas à la sainte Vierge.
— Elle est de bois, répondirent les sacriléges.
— Elle est de bourre et vous tuera. »
Les jeunes gens ne voulurent point écouter le prêtre, qui dut les laisser faire pour n’être point massacré. Je parle toujours d’après mon guide. Aussitôt éclata le tremblement de terre, et la foule éperdue sortit de l’église avec le curé, qui murmurait : « Je vous l’avais bien dit ! »
J’ai appris depuis qu”il n’y avait pas un seul mot vrai dans toute cette histoire. Je ne sais comment elle s’est répandue, je sais que le curé lui-même l’a démentie, mais les gens de Torre del Greco la croient tous : « Étais-tu dans l’église, demandais-je à l’un d’eux ?
— Sans aucun doute.
— As-tu vu le fait ?
— Je n’ai rien vu du tout.
— Comment donc le sais-tu ?
— Parce qu’on me l’a raconté.
— Qui te l’a raconté ?
— Nicole.
— Nicole était-elle dans l’église ?
— Elle y était avec moi, à ma gauche.
— Alors elle a vu la chose ?
— Pas plus que moi, demandez lui !
— Mais si l’histoire était vraie, il y a des gens qui l’auraient vue !
— Mais si elle était fausse, Torre del Greco serait toujours debout ! »
Je n’ajoute rien, ces traits-la disent assez par eux-mêmes. La superstition se faufile partout dans ce pays. Les éruptions en donnent mille exemples. À chaque catastrophe, il y a toujours un redoublement de piété, à moins que le désespoir ne gagne la foule. Alors elle devient enragée ; elle se livre à tous les excès. En 1707, par exemple, les Napolitains se crurent tous morts, et ils firent des orgies épouvantables. Il fallut leur envoyer des missionnaires pour les rassurer. C’est le seul cas pareil qui me soit connu dans l’histoire de Naples ; mais il est plein d’enseignements et vaut la peine d’être médité.
Dans les malheurs ordinaires, je le répète, on s’adresse à tous les saints, et quand l’éruption cesse, on l’attribue toujours à quelque protection surnaturelle. Vous savez peut-être, ne vous l’ai-je pas écrit ? que jusqu’à présent la ville de Naples a été sauvée du volcan par saint Janvier. La statue du martyr était un soir, la tête baissée et les bras pendants à l’entrée de la ville. On la trouva le lendemain matin la tête tournée et la main tendue vers le Vésuve, comme pour dire à la lave qui venait vers Naples : « Tu n’iras pas plus loin. » La lave s’était effectivement arrêtée.
Depuis cette vieille histoire, la statue du saint a toujours gardé la même attitude. Pendant l’éruption de 1779, l’ambassadeur français, M. Clermont d’Amboise, se sauva de Portici et vint à Naples au grand galop. Sur le pont de la Madeleine, sa voiture s’engagea dans une foule épaisse et tumultueuse. Le peuple voulut forcer le diplomate à se mettre à genoux devant saint Janvier. Par malheur, M. Clermont d’Amboise ne comprenait pas un mot à ces vociférations en dialecte. Son ignorance aurait pu lui coûter cher, si les Français n’avaient pas l’art exquis de se tirer d’embarras. Il jeta des piastres au pied de la statue ; le peuple détourné se jeta sur cette proie et ne réclama point d’autre satisfaction.
Et ne croyez pas que ce patronage de l’illustre martyr ne soit qu’une superstition populaire. Le gouvernement y croyait, du temps des Bourbons. J’ai vu transporter, durant les éruptions, les reliques du saint au fort Saint-Elme, illuminé pour la circonstance. On a négligé cette précaution au mois de décembre dernier : voilà pourquoi, selon quelques-uns, Torre del Greco a tant souffert.
Mais selon d’autres, saint Janvier ne protége que Naples. Aussi les gens des villages voisins montrent-ils peu de vénération pour lui. Ils ont plus volontiers recours à saint Antoine, qui est le patron du feu. Saint-Antoine fut cependant sans pouvoir en 1850. Les gens d’Ottajano, particulièrement menacés alors, s’adressèrent à Pie IX, qui était à Gaëte. Le saint-père répondit qu’il ne faisait pas de miracles et qu’il ne pouvait offrir que des prières. Mais on ne croit pas aux prières dans ce singulier pays ; on ne croit qu’aux miracles. Les gens d’Ottajano se retournèrent donc vers les mariniers de Torre Annunziata. Ces pêcheurs de corail ont une madone à eux qu’ils ont trouvée au fond de la mer. Plusieurs bateliers des côtes voisines avaient essayé d’enlever ce trésor, mais aucun n’y avait pu parvenir. Dans les mains des marins de Castellamare ou de Naples, l’image miraculeuse pesait des quintaux, même sans cadre. Mais dans celle des pêcheurs de corail, c’était une plume, moins encore, un tissu d’air. Ils prirent la madone et la placèrent dans leur église.
Les gens d’Ottajano vinrent donc prier ceux de Torre Annunziata de leur prêter l’image vénérée. Prenez-la, dirent ceux-ci, mais les autres n’en purent rien faire. Ils auraient soulevé plus facilement l’église entière pour la transporter dans leur pays. Il fallut que les pêcheurs de corail allassent eux-mêmes au feu avec leur madone. Ils la placèrent devant la lave, qui s’arrêta sur-le-champ.
Telle est l’histoire qu’on m’a racontée. Malheureusement, les hommes de Torre Annuuziata n’ont pas eu l’idée d’apporter leur madone à leurs voisins de Torre del Greco.
Jeunes femmes qui lisez cette page, songez que les belles pierres ciselées, les riches colliers en boules roses ou rouges qui vous parent si bien, furent travaillés dans la pauvre ville abattue. Songez que ceux qui les ont faits ont perdu leur maison et leur gagne-pain, et que la moindre obole sera bienvenue dans leurs mains, si tard et de si loin qu’elle vienne. Ils vous rendent un peu plus jolies, rendez-les un peu moins malheureux !
- ↑ Suite. Voy. Naples et les Napolitains, tome iv, page 193.
- ↑ « … Ordinairement, les eaux sont bleu d’azur et si limpides
qu’on peut voir, à une profondeur de plusieurs brasses, les poissons
se jouant à travers les rochers. Pendant et après l’éruption, la mer
avait la couleur d’une rivière chargée de limon. Nous avons
senti la mer vibrer pendant toute la nuit à chaque mouvement
que faisait la montagne, disait un habitant de Torre del Greco…
La mer s’était retirée à une distance qu’on pouvait évaluer à une
vingtaine de palmes, et, du rivage, on la voyait bouillonner avec violence. »
(La Presse scientifique.)
- ↑ Les éruptions changent la forme du cratère et du cône, mais n’en ont guère modifié la hauteur depuis 1749. Mesuré alors par Nollet, le volcan s’élevait à 593 toises au-dessus du niveau de la mer. Polo, en 1794, compta 606 toises (1181m), le colonel Visconti, en 1816, 1216 mètres. Monticelli et Covelli, avant l’éruption de 1822, mesurèrent 648 toises. Après l’éruption, Humbodlt n’en trouva plus que 607, et un peu plus tard 625 toises (1218m).